Figurations de Paris dans le roman urbain contemporain : héritages
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Figurations de Paris dans le roman urbain contemporain : héritages
VI Congresso Nacional Associação Portuguesa de Literatura Comparada / X Colóquio de Outono Comemorativo das Vanguardas – Universidade do Minho 2009/2010 Figurations de Paris dans le roman urbain contemporain : héritages et déchirements Maria Hermínia Amado Laurel Universidade de Aveiro Paris est sans doute l’une des capitales européennes (sinon la capitale européenne) à avoir engendré la plus grande diversité des approches critiques, elles-mêmes déterminées par une production littéraire abondante, embrassant les genres les plus représentatifs des différents mouvements qui traversent l’histoire de la littérature. Les prises de vues unifiantes sur Paris, à la source du mythe qui en a fait une ville homogène, telle que l’avait consacrée le regard panoramique d’un Eugène de Rastignac inscrit sur un modèle narratif solidement édifié, cèdent le pas, à partir de la poétique baudelairienne, à des prises de vue fuyantes, au gré des rencontres éphémères. Le vertige aliénant vers lequel semblaient courir les foules massifiées qui hantaient le poète l’a engagé dans la quête d’un genre littéraire susceptible de dire la nouvelle réalité urbaine, imprévisible et changeante. Le poème en prose y a répondu, comme un genre “ inventé ” pour dire la modernité selon l’auteur du projet Le Spleen de Paris. Considéré par certaines 1 VI Congresso Nacional Associação Portuguesa de Literatura Comparada / X Colóquio de Outono Comemorativo das Vanguardas – Universidade do Minho 2009/2010 orientations de la critique baudelairienne (Johnson, 1979) comme l’ouvrage de référence de la modernité poétique française, ce recueil posthume inaugure effectivement le processus de la “défiguration” poétique de Paris que l’esthétique moderniste allait poursuivre, en exploitant, entre autres zones, le “bruissement de la langue” (Barthes, 1993[1984]) qui résonne dans Calligrammes et autres poèmes-conversation de Guillaume Apollinaire. Si l’espace urbain devient, dans l’œuvre aujourd’hui archétypale (mais de leur temps, avant-gardiste) de ces deux phares de la littérature française, le lieu par excellence de la déambulation créatrice, cet espace ne cesse d’interroger d’autres poètes et prosateurs de la contemporanéité, dès les lendemains de la seconde guerre mondiale, de même qu’il ne cesse d’attirer, surtout à partir des études sémiologiques, structuralistes et anthropologiques, l’attention particulière de la critique. L’étude de l’espace devient un champ de recherche interdisciplinaire prometteur, où se croisent, au long du XXe siècle, le regard du cinéaste (dont celui, pionnier, de Jacques Tati), de l’architecte et de l’urbaniste, sinon de l’architecte devenu urbaniste, investi dans la transfiguration visuelle et fonctionnelle de la vie de la cité d’où émergent les projets futuristes d’un Le Corbusier, par exemple), de l’écrivain (que l’œuvre d’un Michel Butor, d’un Georges Perec, ou la réflexion d’un Roland Barthes, illustrent), du philosophe (dont Marc Augé, Deleuze et Guattari ou Paul Virilio), du théoricien et du critique littéraire (l’attention accordée à l’espace comme catégorie du récit ou, d’autre part, l’introduction de la notion d’intertextualité, deviennent incontournables à la suite des travaux de Gérard Genette, précédés de ceux de Julia Kristeva). 2 VI Congresso Nacional Associação Portuguesa de Literatura Comparada / X Colóquio de Outono Comemorativo das Vanguardas – Universidade do Minho 2009/2010 En nous fondant sur la métaphore spatiale de la “ cartographie littéraire ” (Pinçonnat, C.; Liaroutzos, Ch., 2007) comme méthode d’approche qui convient à l’étude d’un espace urbain hétérogène et sur lequel se pose une multiplicité de regards focalisateurs, nous nous proposons d’identifier des espaces de lisibilité de la ville dans quelques récits contemporains. Un espace devenu transgresseur des frontières que délimitaient des notions telles que centre et périphérie, espace public et espace privé, un espace désormais régi par les concepts de déterritorialisation et reterritorialisation, mouvance, exil et insécurité. Les propositions théoriques de la “ géocritique ” (Westphal, 2007) nous permettront, en complémentarité, d’envisager l’étude de l’espace urbain comme “ celui des interactions entre espaces humains et littérature ”. Le “ roman urbain ” (Horvath, 2008) peut constituer dans ce contexte un cas paradigmatique d’un nouveau genre de la nouvelle littérature de langue française sur lequel se projettent d’autres langages (fournis par les divers supports médiatiques), qui bâtit luimême de nouveaux langages, et d’autres objets, dont les divers types de réseaux qui traversent la ville et qui accordent d’autres dimensions à l’espace urbain, tout en modélisant autrement les rapports sociaux. Un genre qui interroge, de manière accrue dans le contexte postmoderne contemporain, le rapport entre le littéraire et le fictionnel, entre monde réel et “ mondes possibles ”. Effectivement, cette littérature, ancrée sur la contemporanéité, demande de nouvelles catégories d’approche, que peut-être la lecture de quelques romans francophones européens nous aidera à articuler. D’autre part, ancré sur un tissu urbain mouvant, voire déseuropéanisé, souvent générateur d’espaces qui ne sauraient être identifiés qu’à des “ non-lieux ” (Augé, 1992), le roman urbain se manifeste souvent dans d’autres lieux de référence que Paris, constituant une manifestation majeure des 3 VI Congresso Nacional Associação Portuguesa de Literatura Comparada / X Colóquio de Outono Comemorativo das Vanguardas – Universidade do Minho 2009/2010 littératures en langue française contemporaines. La lecture de quelques romans francophones européens, dont L’équipée malaise, publié par Jean Echenoz en 1986, et Topographie idéale pour une agression caractérisée1, par Rachid Boudjedra en 1975, et la référence à La Désaffection, et à Retour, retour publiés en 1985, respectivement par Jean Vuilleumier et Catherine Safonoff, illustrera notre propos2. Même si les expériences existentielles dont font œuvre ces quatre romans ne présentent pas de traits communs – l’action de chacun d’eux évoluant au gré de circonstances spécifiques -, le rapport à l’espace urbain est une constante dans la vie de chacun des personnages qui les habitent. Si les romans d’Echenoz et de Boudjedra se donnent à lire comme les lieux de convergence des deux axes de l’ “ anthropologie de l’ici et du maintenant ” - et nous rapprochons, par le recours à cette expression, le travail du romancier de celui de l’ethnologue référé par Marc Augé3, compte tenu de la nature néanmoins différée de l’ "observation" littéraire - , la démarche des deux romanciers semblant répondre à une “ anthropologie 1 Roman désormais désigné par Topographie. Quatre romans que rien ne semblerait, à première vue, rapprocher entre eux, écrits au long d’une décennie par des auteurs de nationalité diverse : un auteur français, J. Echenoz, dont la subversion romanesque “ par déstabilisation douce ” a été constatée en premier par Pierre Lepape, dans un article publié dans le journal Le Monde, le 9 janvier 1987 (apud Echenoz, 1999 : 252) ; R. Boudjedra, d’origine algérienne, philosophe, écrivain, scénariste, dont l’œuvre, publiée à partir de 1965 et traduite en plusieurs langues, ouvre le roman à la réalité de l’émigration urbaine en Europe ; deux écrivains suisses à la formation et aux modalités d’écriture pourtant bien différents, J. Vuilleumier, qui pratique une écriture dépouillée, ne faisant aucune place à l’introspection, au style caractérisé, selon G. Haldas, par “ des notations ponctuelles, brèves le plus souvent, laconiques : des sensations, des faits, des gestes ” (apud Vuilleumier, 1985 : IV) pour dire la complexité de la vie intérieure, et C. Safonoff (prix Schiller en 1985) qui situe l’action de son roman dans sa ville natale, Genève, et dont l’écriture évoque, par instants, celle du roman introspectif précédemment travaillé par Alice Rivaz . 2 3 Selon Marc Augé, “ l’anthropologie a toujours été une anthropologie de l’ici et du maintenant ”. Pour l’auteur, “ l’ethnologue en exercice est celui qui se trouve quelque part (son ici du moment) et qui décrit ce qu’il observe ou ce qu’il entend dans ce moment même ” (Augé, 1992 : 16). 4 VI Congresso Nacional Associação Portuguesa de Literatura Comparada / X Colóquio de Outono Comemorativo das Vanguardas – Universidade do Minho 2009/2010 du proche ” (Augé, 1992 : 16), les romans de Jean Vuilleumier et de Catherine Safonoff s’encadrent plutôt dans la catégorie des récits de mémoire. Ces quatre romans partagent ainsi entre eux des espaces communs, caractérisés par des moments de rupture existentielle, qui engendrent, à leur tour, dans l’espace fictionnel, des moments où toute autre solution aurait été tout aussi envisageable que celle engendrée par chaque récit4. Ces moments de rupture semblent intégrer dans l’espace romanesque d’un monde possible, mais jamais définitif, l’existence de chacun des personnages considérés, et semblent également compromettre leur avenir. Ces quatre romans situent leur action dans des espaces qui définissent le quotidien des villes contemporaines : la vie dans les couloirs de métro, les espaces des SDF (Boudjedra et Echenoz), ou des espaces qui, à force d’être trop fréquentés, trop présents, perdent toute caractéristique identificatrice et différentielle et, par là même, empêchent toute reconnaissance de Paris au moyen des référents que toute une tradition littéraire consacrait comme la ville-lumière, la ville-spectacle depuis le XIXe siècle5 (Echenoz), l’intérieur d’un immeuble ou des espaces extérieurs dans une cité satellite de Genève (Vuilleumier), l’arrivée dans une gare et la méconnaissance du “ pays connu ” au retour (Safonoff). C’est donc au présent que ces récits seront écrits, ôtant à leurs personnages toute continuité entre le passé et le moment où la temporalité du roman les surprend. 4 Aspect qui intéresse particulièrement l’atelier des mondes possibles tenu par Marc Escola et Sophie Rabau, dans le contexte d’une nouvelle rhétorique de la lecture littéraire. V. à ce propos http://www.fabula.org/atelier.php?Textes_possibles 5 V. à ce propos, l’étude de José-Luis Diaz, “ Paris, ville-spectacle ” (apud Pinçonnat ; Liaroutzoz, 2007 : 37-66). 5 VI Congresso Nacional Associação Portuguesa de Literatura Comparada / X Colóquio de Outono Comemorativo das Vanguardas – Universidade do Minho 2009/2010 Or, selon Marc Augé, penser l’espace, c’est aussi penser l’identité et la relation. Pour l’auteur, “ le lieu anthropologique (…) est simultanément principe de sens pour ceux qui l’habitent et principe d’intelligibilité pour celui qui l’observe” (Augé, 1992 : 68). De même, pour Merleau Ponty, dont Marc Augé cite l’œuvre Phénoménologie de la perception, “ l’‘espace anthropologique’ ” [est considéré] comme un “ espace ‘existentiel’ , lieu d’une expérience de relation au monde d’un être essentiellement situé ‘ en rapport avec un milieu’ ” (Idem, 102-103). Pour Marc Augé, “ si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu ” (Idem, 100). C’est donc à partir de ce constat que nous partirons pour la lecture des quatre romans, son hypothèse de travail proposant que “ la surmodernité est productrice de non-lieux, c’est-à-dire d’espaces qui ne sont pas eux-mêmes des lieux anthropologiques et qui, contrairement à la modernité baudelairienne, n’intègrent pas les lieux anciens : ceux-ci, répertoriés, classés et promus ‘lieux de mémoire’ , y occupent une place circonscrite et spécifique ” (Ibidem). Les exemples de non-lieux qui remplissent paradoxalement de leur absence la sociabilité urbaine contemporaine sont nombreux sous la plume de M. Augé : “ Un monde où l’on naît en clinique et où l’on meurt à l’hôpital, où se multiplient (…) les points de transit et les occupations provisoires (…), où se développe un réseau serré de moyens de transport qui sont aussi des espaces habités, où l’habitué des grandes surfaces, des distributeurs automatiques et des cartes de crédit renoue avec les gestes du commerce ‘à la muette’ ”. Ce monde, pour l’auteur, ne peut être qu’ “ un monde (…) promis à l’individualité solitaire, au passage, au provisoire et à l’éphémère ” (Idem,100-101), celui-là même qui 6 VI Congresso Nacional Associação Portuguesa de Literatura Comparada / X Colóquio de Outono Comemorativo das Vanguardas – Universidade do Minho 2009/2010 s’offre au regard de l’anthropologue, et au regard de l’écrivain du contemporain également, comme l’illustrent bien les quatre romans sélectionnés. I Attardons-nous sur le roman de Rachid Boudjedra, Topographie idéale pour une agression caractérisée, publié aux Éditions Denoël en 1975. Du point de vue de sa structure, il s’agit d’un roman dont la division traditionnelle en chapitres est subvertie par une division en “ lignes ” qui évoquent les lignes de métro que le personnage emprunte pour arriver à la Bastille, son lieu de destination. Le repérage spatial de leur succession reproduit l’ordre chronologique des diverses étapes du parcours du personnage: ligne 5, ligne 1, ligne 12, 13, 13 bis, etc. Ces lignes suivent une succession absolument aléatoire, au gré de l’égarement du passager. Ce simple détail de la structure formelle du roman se révèle pourtant profondément signifiant. Divisant Paris en plusieurs zones, les lignes de métro s’annoncent, dès l’incipit du roman, comme un facteur d’exclusion de certains lieux parisiens pour ceux qui n’y habitent ou n’y travaillent pas. Elles se présentent dès lors comme le premier obstacle, la première frontière que le nouvel arrivé dans la ville devra transposer afin de s’y intégrer : le passage par le métro constitue ainsi un tempo initiatique, où se rejoignent les coordonnées spatio-temporelles qui définissent l’occurrence chronotopique de cette initiation. Cette expérience se révèlera vite, pour le personnage de Topographie, un obstacle infranchissable, espace sur lequel viennent se projeter d’autres obstacles qui soulignent son exclusion de la ville, de même que l’hostilité de celle-ci vis-à7 VI Congresso Nacional Associação Portuguesa de Literatura Comparada / X Colóquio de Outono Comemorativo das Vanguardas – Universidade do Minho 2009/2010 vis de ceux qui la demandent. Parmi ces obstacles quelques-uns méritent l’attention du lecteur : 1.1. L’obstacle de la langue. Le français est pour lui une langue incompréhensible, doublée par l’obstacle d’une culture dont les signes se révèlent absolument vides de sens pour lui. La présence récurrente des chiffres arabes qui ponctuent les lignes de métro, et qui constituent le fondement de la vie urbaine européenne contemporaine, n’est pourtant pas à la portée de celui qui appartient à un autre espace culturel, en l’occurrence le migrant maghrébin; 1.2. L’obstacle de la publicité. Celle-ci, distribuée à profusion dans les couloirs du métro, ne lui dit rien, ses repères culturels étant d’un ordre bien différent. 1.3. L’obstacle constitué par l’écriture. Le nouvel arrivé porte avec lui le nom Bastille écrit sur un bout de papier qui n’est lisible que par l’autre, circonstance qui accentue sa dépendance du regard de l’autre, du temps que l’autre mettra à essayer de le renseigner. Un bout de papier qu’il tiendra dans sa main jusqu’à son dernier moment, lors de l’agression dont il sera la victime. Symbolique de l’absence d’identité de celui qui le porte, ce bout de papier devient de plus en plus illisible au fur et à mesure que son parcours progresse vers le non-lieu définitif de sa mort, préfigurant l’effacement total du personnage. 1.4. L’obstacle que constitue la vitesse avec laquelle les gens se déplacent dans les couloirs du métro, qui les empêche presque de s’arrêter pour l’écouter ou essayer de lui parler, circonstance qui accentue le caractère éphémère de leur croisement dans l’espace du passage des trains. 8 VI Congresso Nacional Associação Portuguesa de Literatura Comparada / X Colóquio de Outono Comemorativo das Vanguardas – Universidade do Minho 2009/2010 1.5. L’obstacle racial, qui le marginalise ; circonstance qui renforce les lignes de démarcation du territoire, et que la présence du groupe d’extrémistes qui l’attend à la sortie du métro lui fera définitivement comprendre. L’enchevêtrement des lignes de métro, tout en constituant la fonction d’opposant (pour récupérer la terminologie greimasienne), accentuera ainsi le sentiment d’égarement du personnage, pour qui il deviendra de plus en plus difficile de se repérer dans des couloirs qui se ressemblent, au fil de quais qui se succèdent sans cesse, tous les points de repère se confondant dans son esprit de plus en plus troublé, éperdu dans des trajets qu’il refait sans s’en rendre compte. Des trajets qui, à force de se reproduire de façon obsessive, empêchent toute centralité aux parcours giratoires probablement effectués par d’autres que lui aussi, et les ramènent, malgré eux, aux mêmes non-lieux, victimes innocences, mais idéales, de l’ agression caractérisée en ces lieux de l’espace urbain contemporain. Le discours itératif caractérise le parcours de celui qui “ longe de nouveau des couloirs interminables ”, de celui qui reprend sa marche et subit l’agression de centaines d’espaces giclant de partout, à droite, à gauche, arc-boutant et décapant les surfaces exsangues ou peinturlurées, toujours sous forme de dédales, de couloirs, de corridors, d’escaliers, de niveaux, de carrefours hostiles et venteux qu’il contourne chaque fois qu’il peut – ce qui souvent lui fait perdre le sens de son orientation – mais qu’il n’a pas le courage d’affronter de peur de s’effondrer en leur milieu […](Boudjedra, 1975 : 95). Les lignes de métro scandent le rythme de la déambulation égarée du personnage de même que le rythme de la lecture du roman : le parcours du lecteur sur un 9 VI Congresso Nacional Associação Portuguesa de Literatura Comparada / X Colóquio de Outono Comemorativo das Vanguardas – Universidade do Minho 2009/2010 livre devenu une carte du métro de Paris. Un lecteur qui lit/parcourt le trajet du personnage, dont le regard accompagne le sien et lui est parfois simultané. Pourtant, le débit de l’information qui leur est fournie par ce récit est perçu différemment par les deux : la catégorie genettienne de la ‘paralepse’ conviendrait à mesurer le rapport que le lecteur entretient avec la plus grande quantité d’information à laquelle il a accès ; celle de la ‘paralipse’ à caractériser l’information telle qu’elle est saisie par le passager (Genette, 1972 : 211-213). La constatation de l’impossibilité de la communication est récurrente tout au long de ce roman. Si des souvenirs traversent de temps à autre l’esprit du voyageur, ceux-ci sont souvent interrompus par une récrimination adressée à ses anciens compagnons à laquelle il ne trouve jamais de réponse : “ Ils auraient dû m’avertir, me dire franchement les choses au lieu de m’induire en erreur, m’envoyer dans cet enfer où je ne sais jamais où je vais, avec tous ces gens qui m’écrasent les pieds et m’ignorent, ah ! les laskars ” (Boudjedra, 1975 : 146). Or l’explication de cet enfer – dont la description minutieuse, donnée au long de plusieurs pages, sur la vie dans les bidonvilles à la “ topographie scabreuse déchaînant des espaces insoupçonnables et hirsutes s’embobinant autour des segments, des droites, des ellipses, des arcs de cercle ” (Idem, 151-152) - ne peut être accessible qu’au lecteur, qui, lui, a accès aux raisons que les “ laskars ” avaient gardées pour eux-mêmes, en évitant que l’intéressé les comprenne (Idem, 146-153). Paralepse qui remplit, à rebours, une fonction proleptique de toute évidence. Considéré du point de vue de sa structure temporelle, ce roman se révèle tout aussi intéressant. En effet, nous constatons que plusieurs temporalités s’inscrivent dans ce récit, qu’il faudra considérer sous une double approche : par 10 VI Congresso Nacional Associação Portuguesa de Literatura Comparada / X Colóquio de Outono Comemorativo das Vanguardas – Universidade do Minho 2009/2010 rapport au personnage et par rapport au lecteur que le récit postule. Suggérées par l’évolution du personnage dans les divers espaces qu’il parcourt, différentes temporalités traversent ses mémoires, aussi bien que ses espoirs. Tout en se superposant au temps de son déplacement effectif, elles font revenir le personnage sur des moments de son passé personnel plus ou moins éloignés du moment où l’action romanesque le surprend, ou bien projettent le récit vers un avenir improbable mais souhaité par lui, par le biais d’un jeu suggestif d’analepses : La mémoire glissant à travers des choses vagues et sans rapport apparent (sentier, dos de chameau, nuit roide, muezzin). Vagues aussi les contours des objets et des êtres. Visages amincis. Corps devenus fluets. Brumes matinales. Voix chevrotante. Alacrité des siestes. Tremblements de l’air chaud. Silhouettes comme au bord du déséquilibre (Idem, 69). Analepses dont certaines, complexes, qui enserrent en elles-mêmes le souvenir de quelques bribes de conversation avec d’autres qui, avant lui, avaient fait l’expérience de l’émigration et sont revenus au pays “ complètement chenus, sans cheveux ou avec des cheveux de couleur indéfinissable, avec des doigts en moins, des maladies en plus et beaucoup d’histoires à raconter ” (Idem, 38). Ce souvenir l’aide à poursuivre son chemin dans cet “ agglomérat vertigineux ” que constituent les lignes de métro, et à accepter ce trajet labyrinthique comme faisant tout simplement partie “ des grands obstacles à contourner ” dans son voyage, dont il se sortirait comme d’un “ jeu d’enfant ”, et dont il finirait bien par rire “ lui-même de son inquiétude ” un jour, plus tard, selon ce que lui disaient ses anciens compagnons (Idem, 21). Un jeu pourtant dont aucun d’entre eux ne l’avait prévenu. D’autres souvenirs renforcent par contre, de façon subtile, 11 VI Congresso Nacional Associação Portuguesa de Literatura Comparada / X Colóquio de Outono Comemorativo das Vanguardas – Universidade do Minho 2009/2010 l’engagement profondément politique de ce roman. Par leur biais sont évoquées des circonstances historiques récentes, comme les guerres survenues “quelque part dans l’univers ” auxquelles ses anciens compagnons ont participé et d’où ils ont ramené des trophées : “un (Kodak) 1932 ou un (Pathé) ou un (Belle & Welle) plus vieux encore, dont ils auraient falsifié la date de fabrication ” (Idem, 92). C’est par le recours à ce que nous pourrions désigner comme des spasmes de sa mémoire, entrecoupés par les arrêts du métro, par la rencontre fortuite et éphémère d’un personnage qui attire son attention, ou par la vision récurrente d’une annonce publicitaire, que le récit reconstruit le passé du migrant, le disloquant vers un espace et une temporalité fragmentés, sans aucun rapport avec le souvenir, malgré la précision avec laquelle il est évoqué. La référence à l’importance sociale de l’espace de la boutique, dans son village, en constitue un de ces moments, reproduits sous la forme d’un retour en arrière de sa mémoire : Centre et cœur du village et où se mènent les tractations, se concluent les mariages, se réconcilient les paysans se disputant le même lopin de terre, s’obtiennent les autorisations, les passeports, les passe-droits, les exonérations d’impôts, les laissez-passer pour le transport de certaines denrées (farine, semoule, sucre, thé, etc.), se contractent les mauvaises habitudes, se lisent les journaux politiques, se commentent les différentes exégèses du Coran, se donnent les cours du soir, se forment les rumeurs, etc. (Idem, 93). D’autre part, nous situant maintenant du côté du lecteur, nous constatons que celui-ci est invité à suivre en même temps que le parcours du personnage dans le métro, l’avancement de l’enquête de police à propos du meurtre de ce personnage. Deux temporalités qui devraient s’exclure – l’une pointée vers l’avenir, qui suit le parcours du personnage vers un futur meilleur auquel il ne 12 VI Congresso Nacional Associação Portuguesa de Literatura Comparada / X Colóquio de Outono Comemorativo das Vanguardas – Universidade do Minho 2009/2010 cesse de croire jusqu’à la fin, et l’autre qui essaye de reconstruire, à rebours, ses traces jusqu’au moment du crime -, sont ainsi savamment orchestrées à l’intérieur d’une trame romanesque qui n’est pas loin d’évoquer le récit policier. Le lecteur est ainsi invité à suivre un double parcours, qui se déroule en sens inverse, selon deux temporalités indépendantes qui s’excluent l’une l’autre, mais tout aussi nécessaires l’une à l’autre, le roman les instituant dès son incipit, dans un savant agencement narratif de récits enchâssés dans un même moment d’énonciation: Le plus remarquable, ce n’était pas la valise en carton-pâte bouilli qu’il portait presque toujours à la main gauche (l’enquête prouvera plus tard qu’il n’avait jamais été gaucher) avec le bras quelque peu en avant de telle façon qu’à chaque détour de couloir ou à chaque tournant d’escalier mécanique, on la voyait apparaître […] précédent le corps de son propriétaire ou plus exactement le bras de ce dernier 6(Idem, 7). Un fil conducteur oriente la construction temporelle de ce roman, selon deux temporalités parallèles qui se recoupent dans la construction du récit, bien que paradoxales par rapport aux moments de l’histoire qu’elles recouvrent : le meurtre constituant le point d’arrivée de la course du passager égaré ; l’enquête le moment qui s’ensuit chronologiquement, après le meurtre, au moment où le passager n’est plus, mais qui est pourtant annoncée dès l’incipit du récit. Topographie présente ainsi une construction romanesque qui ne saurait mieux illustrer la portée signifiante des catégories que Genette a désignées comme la 6 C’est nous qui soulignons. La référence à l’ ” enquête ” se trouve dès lors introduite en simultanée avec celle du public du métro, dont la nature impersonnelle est accentuée par l’usage du pronom indéfini “ on ”. 13 VI Congresso Nacional Associação Portuguesa de Literatura Comparada / X Colóquio de Outono Comemorativo das Vanguardas – Universidade do Minho 2009/2010 paralepse et la paralipse7, selon que nous nous situons du côté d’un lecteur qui épouse l’omniscience du narrateur, ou face à un personnage que la progression du récit ne peut mener qu’à son anéantissement, à son insu. Un personnage qui éprouve un abandon et un isolement de plus en plus accentués, pour qui toute forme de communication est interdite et se trouve donc condamné à l’exclusion. Expérience qu’il avait déjà ressentie chez lui, avant son voyage, ses compagnons ayant institué des codes secrets qui les protégeaient devant les autres, mais surtout devant lui, le non-initié, face à l’aveu des difficultés qu’ils avaient endurées pendant leurs années d’absence, à l’étranger, et qu’ils ont décidé de lui cacher, préférant “ lui dire le contraire de ce qu’[ils pensent] ” (Idem, 148). L' expérience d’une distance culturelle qu’il fera encore à l’arrivée, sa culture lui interdisant de comprendre le sens des images publicitaires qui décorent les couloirs et les quais du métro. L’un de ces panneaux ajoute à sa perplexité ne comprenant pas le rapport entre la plante ne poussant que dans sa région à lui, du côté de la mer, et cet enfant, ce pot, ce papier se déroulant tel un ruban audessus du tapis, allant chercher des interprétations compliquées, se disant que l’enfant est peut-être victime d’une pratique magique à base de feuilles et de fruits de lotus (lotos, dans sa langue) et de camphre et d’huile d’amande douce et d’alun, qu’on lui a ingurgitée et qui le rend euphorique et enjoué, mais ne saisissant pas du tout ce que vient faire le papier dans cette cérémonie rituelle (Idem, 174). Une expérience qui deviendra bientôt tragique, symbolisée par ce bout de papier qu’il tenait à la main dès son arrivée, mais dont l’écriture s’efface, au fur et à mesure que son parcours avance: il ne sait pas lire la langue où son destin est 7 Cf. supra, 5-6. 14 VI Congresso Nacional Associação Portuguesa de Literatura Comparada / X Colóquio de Outono Comemorativo das Vanguardas – Universidade do Minho 2009/2010 écrit - Bastille -, mot dont la charge symbolique est lourde, et pourtant il s’y raccroche désespérément ; il va vers ses tueurs, le papier en avant, et se fait massacrer : du moment qu’il avait un papier écrit, il croyait son avenir, et celui de la tribu restée accrochée au Piton, assuré pour des siècles car il était convaincu de l’inéluctabilité du signe dessiné à l’encre, d’autant plus qu’il ne comprend pas ce qu’il véhicule d’insanités et de pièges (Idem, 230). La déambulation du passager évoque ses lieux de mémoire, ceux de sa culture originaire, nullement les lieux réels, mais d’une autre mémoire, qui défilent devant ses yeux, à chaque arrêt de métro ou dans les cartes affichées dans tous les quais. Subsumé métonymiquement dans le mot Bastille, Paris défile dans la topographie cartographique dessinée par ce roman : (…) Saint-Paul-Hôtel-de-Ville (…) Hôtel-de-Ville-Châtelet (…) Châtelet-Louvre (…) Louvre-Palais-Royal (…) Palais-Royal-Tuileries (Idem, 91) II Les “ récits du territoire ” constituent l’une des modalités typologiques des “ nouvelles pratiques d’écriture du dernier quart du siècle dernier ” que Christine Jérusalem propose dans le livret qu’elle dédie en 2006 à la production de Jean Echenoz. Pour l’auteure, les fictions de Jean Echenoz, “ marquées par l’ironie, 15 VI Congresso Nacional Associação Portuguesa de Literatura Comparada / X Colóquio de Outono Comemorativo das Vanguardas – Universidade do Minho 2009/2010 retrouvent le plaisir de la narration, de l’action, de l’intrigue, tout en retraçant un portrait sans complaisance de notre société ” (Jérusalem, 2006 : 13). Instituant un domaine qui intéresse la géocritique8, ses romans “ tracent une cartographie précise de l’espace citadin et périurbain d’aujourd’hui ”, tel que Jérusalem le constate (Idem, [42]), en relevant la classification suggérée par Echenoz luimême pour ses romans comme des “ romans géographiques ” (Idem,[14]). Des romans qui s’insèrent dans le vaste courant du roman français de la seconde moitié du XXe siècle, qui nous invite à concevoir une nouvelle perception du temps et de l’espace, et dont ceux de Michel Butor sont des cas paradigmatiques. Comme le reconnaît Bertrand Westphal, “ les métaphores du temps tendent à se spatialiser depuis les lendemains de la Deuxième Guerre mondiale (…) l’espace a été revalorisé au détriment d’un temps qui, dans la critique et la théorie, avait exercé jusque-là une suprématie sans partage ” (Westphal, 2007 : 17). C’est sur l’un des personnages du roman L’équipée malaise, Charles Pontiac, que nous nous attarderons, car il nous permettra d’établir le passage entre deux espaces de Paris linéairement coïncidents mais que rien ne saurait associer dans l’esprit du flâneur conçu à l’image d’un autre Charles, Charles Baudelaire9. Deux espaces divisés géométriquement par des “ zones ” qui évoquent vaguement le Paris qu’Apollinaire nous invitait à découvrir, mais dont ne subsiste que la nomination des espaces – reconnaissables encore pour l’habitant de Paris, mais réduits à leur fonction d’orientation cartographique pour n’importe quel autre visiteur, passant ou touriste, espaces dont tout repère mémorial a été ôté. Ces 8 En ce que celle-ci étudie l’espace urbain comme “ celui des interactions entre espaces humains et littérature ”. Cf. supra, 2. 9 Partageant avec le poète, il est vrai, le goût et la connaissance de Paris, plus précisément du Paris marginal, de l’éphémère et du transitoire, auxquels il accorde les tonalités de la postmodernité. 16 VI Congresso Nacional Associação Portuguesa de Literatura Comparada / X Colóquio de Outono Comemorativo das Vanguardas – Universidade do Minho 2009/2010 deux espaces, dans lesquels Charles évolue, sont celui de la surface parisienne, et celui du sous-sol de la ville. Aux rues alignées de la surface, aux réseaux de métro, aux maisons, aux monuments, correspond une topographie souterraine au long de laquelle des canaux, des quais et des espaces habités se succèdent. Charles se situe lui-même, volontairement, dans l’espace de l’entre-deux (un autre non-lieu) de Paris, circulant tout aussi à l’aise dans l’un que dans l’autre, et en remplissant, de façon intégrale, le rôle du “ sans domicile fixe ” (SDF) qu’il s’est choisi lui-même de jouer. Ce personnage constitue de ce fait un type du SDF à retenir dans la production littéraire française contemporaine10, ajoutant encore un cas de figure à la liste des “ espèces sociales ” balzaciennes, situées dans les espaces hugoliens qu’il transgresse. Bien que Paris reste le noyau central de ce roman, cela ne veut pas dire pour autant que la ville y soit représentée comme un espace unifié, centralisé, à l’image de celui où se plaçait Eugène de Rastignac afin de mieux le dominer, du haut du cimetière du Père-Lachaise. Bien au contraire du Paris aux espaces bien définis, aux frontières entre les quartiers tracées selon des strates sociaux nets, l’espace parisien que le roman d’Echenoz nous invite à parcourir est celui d’une ville, “totalité éparpillée”11 au gré des méandres d’une action elle-même éclatée en une myriade de feux follets parfois tout aussi fades que l’existence de certains personnages qui y sont impliqués. Habité par des personnages qui se retrouvent là sans qu’aucune attache particulière ne justifie leur rapport plus étroit à la ville que leur engagement, 10 V., dans un autre contexte littéraire, le livre d’Elizabeth d’Angèle, Une ex-SDF…, paru en 2006 aux Éditions de l’Officine ; ou Le soleil des mourants, par Jean-Claude Izzo, J’ai Lu, 2001. 11 Expression de Jean-Luc Nancy reprise par Christine Jérusalem, pour caractériser les villes dans les romans de Jean Echenoz (apud Jérusalem, 2006 : 72). 17 VI Congresso Nacional Associação Portuguesa de Literatura Comparada / X Colóquio de Outono Comemorativo das Vanguardas – Universidade do Minho 2009/2010 plus ou moins clair, dans la préparation de projets incongrus à des milliers de km de Paris, Paris est vu par ces personnages comme un lieu utile de rassemblement épisodique, pour mieux dire, de transit. Un Paris décentré, habité par des gens venus d’ailleurs, d’un ailleurs temporel (revenus trente ans après), ou spatial (les étrangers, dont Boris ou les belges) ; mais aussi par Charles qui, bien qu’ayant habité Paris dans ses espaces visibles, a choisi de se déterritorialiser et de circuler dans combien d’autres, qu’il n’apprivoisera pourtant jamais, sans jamais y élire un domicile fixe. Ce qu’aucun des autres personnages de ce roman ne fera non plus, partageant avec Charles un statut de mobilité permanente. L’équipée malaise refuse la notion d’appartenance territoriale, peuplée d’êtres en mouvement, s’accommodant d’un rien comme gîte, un banc de métro, une voiture, des maisons vides. Des êtres qui ne bâtissent pas de liens durables ou prévisibles entre eux-mêmes et les espaces qu’ils fréquentent, ni entre euxmêmes et les autres. Après bien de péripéties vécues ensemble en Malaisie, rentrés à Paris, Jean-François Pons et Charles Pontiac se retrouvent Gare SaintLazare. Pons réfléchit et se demande s’il devra suivre Charles ou pas : Pons réfléchit trop longtemps avant de répondre, puis leva les yeux vers Charles mais il n’était plus là, Charles n’était plus là. Pons restait seul en compagnie de quatre cents francs et des poussières, sur quoi mordrait le billet pour Chantilly. Sans emploi ni famille, sans domicile ni rien, nulle autre perspective pour lui que Chantilly. Et encore. (Echenoz, 1999 : 218). Aucun rapport ne semble lier entre eux les personnages d’Echenoz, à l’opposé de ceux qui traversent le roman de Boudjedra. Chez ce dernier, un brin d’humanité 18 VI Congresso Nacional Associação Portuguesa de Literatura Comparada / X Colóquio de Outono Comemorativo das Vanguardas – Universidade do Minho 2009/2010 était encore sensible lors de rencontres fortuites, qui pouvaient ne durer que le temps de l’attente d’un métro, ou d’un bref regard, même si vite détourné. Aucune trace de sentiments envers les lieux, les autres hommes, soi-même dans le roman d’Echenoz. Aucune trace de nostalgie non plus, encore moins de révolte ou de désir d’autre chose, d’ambition. Vivre au jour le jour, au gré des assemblements de circonstances, hasardeuses, imprévisibles, où tout rapport peut être bousculé du jour au lendemain, sinon d’une minute à l’autre, qui font se rejoindre ou s’éloigner les hommes. L’espace de la ville dans ces romans est celui auquel le mot désaffection12, qui donne le titre au roman de Vuilleumier, conviendrait le mieux. C’est vraiment d’un monde sans affection qu’il s’agit chez Echenoz. Pourtant, toute trace du sentiment de manque qui s’inscrit normalement dans le champ sémantique de cette expression est effacée dans son roman. Le souvenir d’un autre Paris, propice au développement de l’intrigue romanesque traditionnelle ouvre le roman : un souvenir qui renvoie vers une action localisée dans le temps – trente ans auparavant – et qui engage trois personnages dans une histoire d’amour, le banal triangle amoureux romanesque13. Cadre parfait pour les clichés d’une “ Histoire parisienne ”, en somme. Or, cette ouverture – la référence à une situation qui n’est plus – outre qu’elle pourrait attirer l’attention du lecteur sur un éventuel retour romanesque des personnages sur des lieux de mémoire, renforce plutôt la distance nécessaire entre un Paris qui n’est plus, et le Paris contemporain où ces trois personnages se retrouveront, un jour, pour les 12 Désaffection: “ perte de l’affection, de l’attachement que l’on éprouvait ” (Dictionnaire Le Petit Robert, 2003 : 707). 13 L’ambiguïté du trio composé par Nicole Fischer, Jean-François Pons et Charles Pontiac est renforcée par la nomination des deux personnages masculins, le premier normalement désigné par son nom, Pons, et le second par son seul prénom, Charles. 19 VI Congresso Nacional Associação Portuguesa de Literatura Comparada / X Colóquio de Outono Comemorativo das Vanguardas – Universidade do Minho 2009/2010 besoins d’une construction romanesque tout autre. Des besoins dont le premier est sans aucun doute celui de dérouter le lecteur qui pourrait s’attendre à la suite d’une histoire d’amour à renouer, tout autant que celui de construire un nouveau réel romanesque d’où est exclue toute velléité de vraisemblance avec un passé et des espaces révolus autant pour les personnages que pour le roman. Les espaces institués par ce roman répondent ainsi au cadre qui convient pour ce que Paul Virilio a désigné comme une “ esthétique de la disparition ” (apud Jérusalem, 2002 : 43). Une esthétique qui régit effectivement le comportement de maints personnages, dont celui, au premier abord, de Charles, le clandestin sur le cargo qui l’amènera de Paris au Havre, et plus tard en Malaisie, Charles qui disparaît dans les sous-sols parisiens pour longer les canaux et les quais souterrains. Des quais que personne ne fréquente, interdits au public – vides – à peine fréquentés par ceux qui sont hors-lieu, les SDF, et qui font contraste avec les quais de la Seine, surpeuplés, espaces-cliché de la ville touristique. Des quais qui, pour des raisons différentes - voués à l’absence les uns et surpeuplés les autres -, participent également d’une esthétique des non-lieux, pour revenir à la notion de Marc Augé. Charles, que le regard du narrateur omniscient de ce roman suit dans ses trajets parisiens pensés au millimètre près, dans une gestion du temps d’autant plus remarquable qu’elle est faite par quelqu’un qu’aucune occupation ne conditionne, “ n’appartient pas comme les autres au public ”, il est “un homme de souterrain [qui], la nuit s’[achevant] à peine […] veut retrouver le noir, […] veut retrouver des amis à lui ” (Idem, 27). 20 VI Congresso Nacional Associação Portuguesa de Literatura Comparada / X Colóquio de Outono Comemorativo das Vanguardas – Universidade do Minho 2009/2010 Dans son Introduction à une anthropologie de la surmodernité, qu’il a intitulée .on-lieux, Marc Augé caractérise la surmodernité par “les trois figures de l’excès que sont la surabondance événementielle, la surabondance spatiale et l’individualisation des références”. Pour cet auteur, la surmodernité “trouve (…) son expression complète dans les non-lieux” (Augé, 1992 : 136). Ces trois figures sont amplement illustrées par le roman d’Echenoz, qui y puise ses référents : 1. La surabondance événementielle. Chaque action éclate en d’autres, selon le rythme d’une successivité aléatoire, entrecoupée par le récit d’autres actions, épisodiques, qui viennent s’y enchevêtrer14. La réalisation de celles-ci reste suspendue au long de quelques pages, ou est, tout simplement, remise à un autre récit hypothétique,15 qui aurait pu se constituer en un monde possible parmi tant d’autres concevables16. Les conséquences de ce procédé se manifestent au moins à deux niveaux. Au niveau du processus de la lecture, il produit chez le lecteur une accélération de celui-ci, puisque toute action ne trouvera sa suite qu’après la lecture des épisodes 14 La structure formelle de L’équipée malaise est conçue selon un ordre de successivité numérique : deux parties, I et II, chacune composée d’un nombre sensiblement équivalent d’épisodes : 18 pour la partie I, 15 pour la parie II. 15 La transcription du passage que nous reproduisons infra, dans le corps du texte, l’illustre, et nous en soulignons la phrase: “c’est le début d’une autre histoire assez émouvante, mais pour l’instant (…)” (Echenoz, 1986 : 191). Une anticipation qui attribue une double fonction au narrateur : celle de faire le récit, mais aussi de le commenter, de même qu’elle met à nu son véritable statut, celui de gérer le récit. 16 Voir à ce propos, les travaux de l’“atelier de théorie littéraire : Textes possibles”, fondé sur “la théorie des textes possibles, développée par M. Escola & S. Rabau dans la lignée des propositions de M. Charles, mais aussi de P. Bayard, J. Dubois et quelques autres, prend le contre-pied des préjugés qui commandent l'exercice du commentaire, en confrontant tel ou tel texte ‘réel’ à ce qu'il aurait pu être” : http://www.fabula.org/atelier.php?Textes_possibles (consulté le 30 janvier 2009). 21 VI Congresso Nacional Associação Portuguesa de Literatura Comparada / X Colóquio de Outono Comemorativo das Vanguardas – Universidade do Minho 2009/2010 suivants. Au niveau de la construction du récit, outre que provoquer également son accélération, ce procédé l’institue comme le canevas où se situent, sur le même plan, toutes les actions, juxtaposées. Toute profondeur est enlevée, de cette façon, aux descriptions qui se succèdent sur la platitude d’un récit devenu toile-écran dont seule la surface est impressionnée par les occurrences qu’une focalisation externe enregistre, au fur et à mesure qu’elle les capte, mais dont elle se refuse à développer toute forme d’analyse de même qu’à établir des liens de causalité entre elles. Une toile-écran qui n’est pas sans rappeler les panneaux qui décorent les villes pour des propos divers : publicitaires, politiques, orientation urbaine, etc., et qui, tout en désacralisant le récit romanesque (dans ses diverses modalités, dont le roman sentimental, le roman policier, le roman exotique, le roman d’aventures ou le récit de voyage que le roman d’Echenoz semble parfois évoquer) l’ouvre, par là, aux modalités de la lecture rapide, superficielle, mais inévitable, à laquelle est confronté, à chaque pas, l’habitant de la ville, dans son quotidien. Le récit de L’équipée malaise est parfois nourri d’anticipations qui, si elles semblent surprendre le lecteur au premier abord, éveillent bientôt en lui le goût de la formule figée de certaines modalités narratives à large audience. Le passage suivant l’illustre, à la manière d’un feuilleton, dont il accentue la tonalité burlesque. À la suite d’un cambriolage précipité, les soins prodigués par le jeune cadre bancaire irriguent de morphine le bras d’Odile, tartinent de miel son destin sec. .ul doute qu’elle-même et ce cadre vieilliront désormais l’un sur l’autre à jamais, qu’ils se rendront mutuellement le goût de la vie, 22 VI Congresso Nacional Associação Portuguesa de Literatura Comparada / X Colóquio de Outono Comemorativo das Vanguardas – Universidade do Minho 2009/2010 c’est le début d’une autre histoire assez émouvante, mais pour l’instant l’Alfasud freine en plein Kremlin-Bicêtre, devant une grande surface d’articles de sport 17 (Idem, 191) ; Souvent aussi, la vitesse avec laquelle les événements se succèdent génère l’invraisemblance de bien des situations qui évoluent dans un crescendo incongru que rien ne semble arrêter. Des jeux de rôle semblent être alors attribués alternativement aux mêmes personnages – véritables pantins - en dehors de tout changement du décor, comme c’est le cas dans le passage suivant où, après avoir libéré Justine (la fille de Nicole), ses sauveurs prennent avec eux l’un des ravisseurs de la jeune femme pour le déposer chez lui, faute d’autre transport à cette heure-là : “Bon, lui dit Bob en le déliant, on vous laisse. […] – Vous ne voulez pas nous ramener ? ”. Van Os, le ravisseur, insiste trois fois, il est prêt à reconnaître ses torts : “ On se poussa donc en soupirant, on se mit à rouler serrés” (Idem, 245). 2. La surabondance spatiale. Si le titre du roman de Rachid Boudjedra introduisait la topographie du métro, chez Echenoz le souci de la précision spatiale est tout aussi notoire. Charles connaît parfaitement les canaux de Paris, les rues, les monuments, les lignes des transports urbains ; il fait des circuits rigoureux dans Paris dont il donne toutes les repères au lecteur. Son parcours jusqu’à Chantilly, répondant à l’appel de Nicole Fischer, est décrit en détail, soit par l’identification précise des endroits où il passe, soit par l’identification du système de transports qu’il prend, celui du train-vélo (Idem, 57-58). 17 C’est nous qui soulignons. 23 VI Congresso Nacional Associação Portuguesa de Literatura Comparada / X Colóquio de Outono Comemorativo das Vanguardas – Universidade do Minho 2009/2010 Roman spatialisé, L’équipée malaise fait correspondre à la surabondance événementielle qui le caractérise à l’excès, une surabondance spatiale. L’un des éléments de cette surabondance est constitué par la possibilité de reproduction illimitée d’êtres se ressemblant les uns les autres, et accomplissant les mêmes gestes, à l’image des clones que Paul (un autre personnage) regarde, après avoir choisi un programme au hasard sur le “ boîtier de la télécommande” (Idem, 80). La répétition des mêmes gestes et des mêmes habitudes par les personnages n’est pas sans rappeler le mouvement des passagers du métro dans le roman de Boudjedra. Elle crée dans le roman d’Echenoz des automatismes que l’épisode des manèges vus par Charles “au cœur du Bois de Boulogne” pourrait illustrer avec pertinence. “ Cité miniature ”, métonymie d’une ville – Paris, lieu de convergence momentané de tous les voyages ou déplacements qui traversent le récit de L’équipée malaise - où tous semblent tourner en rond, à l’image des manèges, revenant sans cesse aux mêmes espaces vides de sens, répétant à l’infini les mêmes automatismes: On le sait, toutes sortes de manèges se trouvent essaimés là, petits circuits routiers, ferroviaires et aéroportés (…). Chaque manège est flanqué d’une construction solide qui tient lieu de caisse et de remise pour le matériel – bâcles, carnets à souche, sono. On l’a conçue comme un modèle réduit de maison, parfois décorée dans le genre bavarois, bascobéarnais, breton (…). L’arrangement de ces édicules compose une cité miniature où deux gendarmes confirmés, casernés dans un vivier gris d’inspiration réglementaire, se chargent d’inculquer le code sur voiture à pédales (Idem, 87-88). 3. L’individualisation des références. 24 VI Congresso Nacional Associação Portuguesa de Literatura Comparada / X Colóquio de Outono Comemorativo das Vanguardas – Universidade do Minho 2009/2010 Attardons-nous sur quelques références spatiales, dont la précision permettrait de les localiser facilement : les maisons, les quartiers, les lieux connus en ville, les monuments. Un surplus de réel les rend souvent parfaitement irréelles, sinon fantastiques, à tel point qu’“on a envie de prendre avec soi le petit arc de Triomphe face au Louvre”. Un surplus de réel qui finit par les dénaturer, sinon les annuler, par le recours fréquent à des comparaisons invraisemblables et abondantes, à un usage adverbial itératif qui fait perdre tout leur sens à des énonciations elles aussi répétitives, ou par le recours à des expressions toutes faites que le narrateur disloque. Des procédés qui résultent d’un travail extrêmement puissant sur la langue française, dans la création d’atmosphères insolites qui évoquent aussitôt celles des surréalistes, eux aussi attentifs au caractère saugrenu de la banalité urbaine: Avant midi, le soleil n’étouffait pas encore les choses, au contraire il les soutenait, diffusait leurs couleurs, les vêtements pendaient de tout leur bleu devant les fermes, à des fils ; comme une langue tirée d’une fenêtre, un édredon jaune d’œuf était extrêmement jaune d’œuf. Quelques chats, extrêmement écrasés quant à eux, tachetaient la départementale de petits tapis de prière rarement siamois, jamais persans (Idem, 245). Il est vrai que les lieux de Paris sont clairement explicités dans le roman d’Echenoz, de même que dans celui de Boudjedra. De ce point de vue, il serait aisé de tracer les déplacements de tous les personnages de ces romans dans Paris, ou même de localiser leurs demeures (pour si éphémères qu’elles soient). Pourtant, là encore, les références qui sont faites soit aux rues de Paris, soit à ses monuments emblématiques, n’éveillent aucune trace de mémoire personnelle de 25 VI Congresso Nacional Associação Portuguesa de Literatura Comparada / X Colóquio de Outono Comemorativo das Vanguardas – Universidade do Minho 2009/2010 la part des personnages qui les aperçoivent, ni de mémoire culturelle qui leur soit associée. Devenus simples points de repère – une sorte de gnomons - pour des zonards que ne hantent plus des souvenirs apollinairiens, ces rues, ces monuments cessent d’être les témoins de l’histoire qui les identifiait jusque là dans la tradition littéraire. Bien au contraire, leur fonction, si jamais une fonction leur est attribuée, est d’un ordre purement romanesque. Nommés, leur défilé permet au lecteur averti (qui connaît Paris) de scander le temps des déplacements effectués par les personnages, éventuellement leur difficulté ou facilité, au gré de la distance entre les espaces référés. Rien de plus. Là encore, c’est à la subversion de la relation qui s’établissait entre les personnages et les espaces depuis le roman réaliste, que ce roman nous convie. A une relation d’interdépendance mutuelle entre personnage et espace, où l’espace expliquait le personnage et le personnage répondait à cet espace18, de même que le personnage était déterminé par le milieu dans lequel il vivait19, le roman d’Echenoz et celui de Boudjedra proposent l’absence de tout lien, volontaire ou involontaire, entre le personnage et l’espace environnant . Ces deux romans évoluent par l’accumulation (la surabondance) de non-lieux. Charles choisit de devenir SDF et de parcourir Paris ; l’algérien est forcé de repérer la nomenclature des sites de Paris sans pouvoir s’y reconnaître ; Pons de partir dans un espace exotique, excentré, au bout du monde ; le lecteur s’interroge sur la demeure de Bob, de Paul, du belge Van Os, de Boris, ou de Bouc, qui essaie de poursuivre des pratiques 18 Souvenons-nous que dans Le Père Goriot , “toute la personne [de Madame Vauquer expliquait] la pension comme la pension [impliquait] sa personne” (Balzac, 1989, 27-28). 19 Ce qui supposait la permanence des générations dans les mêmes espaces, et ne pouvait être dissocié du poids de l’hérédité qui sollicite, pour répondre aux principes naturalistes, des espaces propices à son éclosion dans les groupes sociaux que chaque personnage était censé représenter. 26 VI Congresso Nacional Associação Portuguesa de Literatura Comparada / X Colóquio de Outono Comemorativo das Vanguardas – Universidade do Minho 2009/2010 absolument déracinées de leur espace originel. Dans le fond, ne sont-ils (ne sommes-nous) pas tous des SDF ? Paris ressemble, chez Echenoz, à un vrai no man’s land, l’expression revenant à Pierre Lepape (apud Echenoz, 1999 : 252). Un lieu dé-centré, en ce sens qu’il n’a pas de centre, espace de transit, de demeure temporaire, dans laquelle on revient pour des circonstances fortuites, dont il reste pourtant de vagues traces du passé. Lorsque Pons y revient après l’échec de son projet de révolution dans la plantation, pas grand’chose n’a changé ; Charles garde quelques points de repère, qui sont étrangement là : Gina, la prostituée (dont la demeure ne prévoit pas l’installation à long terme), sa boîte à lettres (qu’il retrouve dans le quartier désaffecté), ses lieux pour dormir, que, en toute fierté, il n’échange pas avec d’autres, ses connaissances dans le milieu les SDF, ses réseaux personnels. Des espaces-repères qui constituent, en quelque sorte, le noyau de son existence ; en fonction desquels il organise ses déplacements, au gré d’une plaque giratoire dont il déclenche le mouvement un peu comme celui des manèges, pour des besoins imprévus. Ce n’est pas pour rien qu’il séjourne parfois dans un parc de diversions pas très éloigné de l’hôtel de Nicole à Chantilly… Des notions telles que celles du définitif , de l’ attache, de la reconnaissance de lieux associés à une mémoire individuelle ou collective n’ont plus de sens. Paris devient alors une somme de non-lieux formés par des espaces vus à vol d’oiseau, au gré de passages d’un endroit à l’autre motivés par des démarches dont la motivation n’est pas évidente, qui se multiplient au long d’un récit luimême discontinu, parsemé d’analepses, d’ellipses ou de prolepses à la réalisation improbable. Le roman progresse par des réseaux d’ordre spatial tout autant que temporels hétérogènes et fragmentaires, les diverses références temporelles 27 VI Congresso Nacional Associação Portuguesa de Literatura Comparada / X Colóquio de Outono Comemorativo das Vanguardas – Universidade do Minho 2009/2010 s’enchevêtrant au long d’épisodes discontinus. Récit de voyage d’où est exclue tout visée initiatrice ou exotique, tel qu’il seyait au roman de voyage du XIXe et encore au XXe siècle, le voyage est conçu sous le signe du déplacement permanent auquel s’adonnent les personnages, dans des voyages giratoires d’où sont absentes toutes traces d’exotisme. Des voyages qui donnent pourtant lieu à des moments de description grandioses, comme celui de la tempête qui se déclenche en haute mer, un vrai “tremblement de mer”, qui atteint le décrépit Boustrophédon avant l’arrivée à Port-Saïd (Idem, 169-172). A l’opposé du roman de formation, ce roman se présente plutôt comme celui de la “déformation”, comme le constate Christine Jérusalem (Jérusalem, 2006 : 49), parsemé de personnages “à la dérive”, comme le bateau, aux rôles et aux destinées interchangeables, imprévisiblement. Toujours selon cette auteure, à l’exotisme se succède chez Echenoz, et particulièrement dans ce roman, le “’post-exotisme’, qui uniformise tous les paysages” (Ibidem), prétendument exotiques. Ainsi, la forêt malaise ressemblera-t-elle à une aire de pique-nique de la forêt de Fontainebleau…et coupera-t-elle court à tout désir de fuite dans un ailleurs, anywhere out of the world, de modèle baudelairien. Chez Echenoz, les nuages sont décrits avec une précision scientifique. Ils sont là, à la portée de l’homme commun, tout aussi classifiables ou typifiés que n’importe quelle autre substance chimique, sans aucune marge pour l’inconnu : Tous les nuages observés par Paul, tribus rivales de hautains cumulus, altostratus endogamiques et fiers cirrus qui l’avant-veille encore se tenaient en respect, soucieux de leur nébuleuse identité, tous s’étaient fédérés sous le menaçant pouvoir d’un seul gros nimbus absolu, opaque précipité qui se resserrait pour examiner le cargo de tout près, de toutes parts, réduisant l’horizon au diamètre d’un hula-hoop (Echenoz, 1999 : 169). 28 VI Congresso Nacional Associação Portuguesa de Literatura Comparada / X Colóquio de Outono Comemorativo das Vanguardas – Universidade do Minho 2009/2010 Les quatre romans auxquels nous nous sommes intéressée gagnent sans doute à être lus selon la perspective de l’analyse des rapports spatio-temporels que nous propose la méthode géocritique. Nous en retiendrons quelques moments fondamentaux : I. Les métaphores temporelles largement spatialisées qui les fondent. L’équipée malaise, dont l’inscription temporelle de l’action demande une description attentive des espaces dans lesquels elle se déroule ; Topographie, dont l’action s’inscrit spatialement dans le métro, un objet mobile dont le fonctionnement implique une dépendance temporelle rigoureuse ; La Désaffection, où l’agencement temporel du récit privilégie le passage subtil entre divers niveaux de mémoire, de désir et d’oubli des personnages. Jean Vuilleumier construit son roman sur des références spatiales très concrètes et bien identifiées qui s’organisent en partie autour d’ “ un de ces immeubles qu’on appelle buildings, comme pour mieux les déshumaniser”20 , des rues, des espaces de nature dans la cité. Sur ceux-ci plane le sentiment de la non-appartenance, du vide existentiel vécu par des personnages qui en subissent la violence, comme Jenny (la mère de José, qui a renoncé à lui depuis longtemps) ou Pascal, l’handicapé victime d’agression (une autre victime d’agression) dans le garage de cet immeuble, ou, à l’opposé, par des personnages qui en sont les agents, comme José, l’adolescent violent et marginal, dont l’existence se déroule face au miroir d’une cité inhumaine, ou encore Léna, qui renonce volontairement au 20 Citation extraite de la quatrième de couverture du livre. 29 VI Congresso Nacional Associação Portuguesa de Literatura Comparada / X Colóquio de Outono Comemorativo das Vanguardas – Universidade do Minho 2009/2010 changement radical de sa vie au prix de la violence qu’elle se fait à elle-même, pour revenir à son existence banale et vide de tous les jours. Sentiment de non-appartenance que le roman de Catherine Safonoff renforce par la crainte de la résurgence d’une mémoire, du retour d’un passé que la protagoniste s’efforce d’oublier au risque de s’oublier elle-même, dans cette ville dont elle fait la découverte de la face cachée : Celle [la chance] alors, par exemple, de disparaître davantage, et de plus en plus jusqu’au bout, (…) m’accommodant de mon sort, silence, séparation, anonymat, pauvreté, banalité totale, et finir ainsi ma vie, passer et finir ainsi ma vie, sans ressentiment, sans rêve, sans lutte vaine, sans désir, sans question, dans l’oubli désormais de l’absurde que j’incarnerais, dans l’oubli de la nullité et de la dérision de ma condition, alors dans le détachement consenti, dans l’humilité, alors dans une sorte d’harmonie, de réconciliation avec moi-même (Safonoff, 1984 : 79). II. La transgressivité. Ces quatre romans inscrivent leur action sur des espaces dont l’instabilité, et l’insécurité se manifestent à plusieurs égards : - Le métro, dans Topographie, où le personnage s’égare, incapable de repérer l’orientation du quai où il devrait se rendre ; - Un vieux cargo, des quartiers douteux, les espaces d’un Paris souterrain dans L’équipée malaise, hantent les déplacements des personnages; - Les espaces d’un immeuble d’appartements unissent entre elles les diverses parties du roman de Vuilleumier. Immeuble où chacun vit pour soi, verrouillé, incapable d’articuler devant l’autre ses pensées, et de garantir la permanence de 30 VI Congresso Nacional Associação Portuguesa de Literatura Comparada / X Colóquio de Outono Comemorativo das Vanguardas – Universidade do Minho 2009/2010 liens dans une succession d’actions que seul semble régir un instinct de survie devant la perspective de la solitude définitive. Mme Maurice en fait l’expérience, dès l’incipit – prémonitoire - du roman, personnage que les quelques minutes que Léna lui accorde de temps en temps, font seuls revivre : Après avoir quitté Jenny, elle s’est arrêtée chez Madame Maurice pour lui offrir le bouquet de dahlias. Elle doit toujours sonner avec insistance, patienter le temps que la vieille femme parvienne jusqu’à la porte, et déverrouille les serrures. Dans l’entrebâillement (encore une chaîne à libérer avant d’écarter le battant), le visage menu s’éclaire quand la visiteuse est identifiée (Vuilleumier, 1985 : 18). Symboliquement située à l’incipit du roman, une perspective qui peut être prise à la lettre comme préfiguration de l’espace de la désaffection la plus complète qui attend, inéluctablement, les personnages de ce roman se révèle à la vue de l’auberge de pensionnaires par Léna : Silhouettes tassées des pensionnaires, mains tremblotantes, profils défaits. Des plaids écossais enveloppant les jambes, elle revoit le tissu moelleux, malgré la chaleur, les lainages réservés à préserver un reliquat de vie dans ces corps flétris, et les faces ravagées sous l’ombrage des marronniers (Ibidem). Les bungalows disséminés sous les cèdres, [Léna] imaginait le réfectoire, les chambres individuelles avec le divan, l’oreiller immaculé, le vase de fleurs sur la table et la petite armoire contenant les effets personnels. L’écoulement des heures, et la mort qui attend dans la vive lumière de la lampe, entre les papiers peints à ramages (Ibidem). III 31 VI Congresso Nacional Associação Portuguesa de Literatura Comparada / X Colóquio de Outono Comemorativo das Vanguardas – Universidade do Minho 2009/2010 L’analyse à laquelle nous avons soumis les quatre romans confirme l’hypothèse de départ pour cette étude. Nous constatons effectivement que le rapport à l’espace urbain est une constante qui permet leur lecture comparée. Ces quatre romans mettent en scène des espaces romanesques qui interagissent fortement avec le réel, tout en apportant une contribution non négligeable à ce que la géocritique désignera par une “théorie des mondes” . Selon Bertrand Westphal, “la théorie des mondes présente un intérêt évident dans le cadre d’une analyse des représentations littéraires de l’espace” (Westphal, 2007 : 162). “Attendu qu’une corrélation est envisageable entre le référent et sa représentation fictionnelle” (Idem, 168), et faisant toujours recours à la terminologie de Westphal, nous considérerons que des romans tels L’équipée malaise ou Topographie répondent au modèle que l’auteur expose selon la désignation du “consensus homotopique”, selon lequel “les propriétés virtuelles exprimées à travers le récit viendront s’ajouter aux propriétés progressivement actualisées dans le référent” (Idem, 170). Effectivement, et tel que nous avons pu le vérifier, les lieux fictionnels représentés dans ces deux romans correspondent à des lieux réels, tout en respectant le critère de la “vérisimilitude” ; ils s’appuient sur ce que Westphal désigne par les “réalèmes” : “le consensus homotopique suppose que dans la représentation du référant s’agence une série de réalèmes et que le lien soit manifeste” (Idem, 170). Par contre, les romans La Désaffection et Retour, retour, dont les référents spatiaux se diluent dans des espaces de banlieue urbaine indifférenciés, semblent mieux répondre à la modalité que Westphal désigne par le “brouillage hétérotopique”. Les espaces représentés dans ces romans s’universalisent, ils pourraient représenter ceux de n’importe quelle cité contemporaine (à l’exception de quelques référents particuliers comme, entre 32 VI Congresso Nacional Associação Portuguesa de Literatura Comparada / X Colóquio de Outono Comemorativo das Vanguardas – Universidade do Minho 2009/2010 autres, l’appartement donnant sur le lac dans le premier, ou la référence à un nombre considérable d’émigrants latins dans le second, qui nous autoriserait à peine à situer l’action dans la zone de Genève), devenue par là une métacité mondiale, pour reprendre une expression chère à Paul Virilio dans le contexte de sa réflexion sur l’esthétique de la disparition à laquelle nous avons fait référence. Après avoir caractérisé les espaces homo et hétérotopiques, Westphal propose une troisième catégorie typologique – celle de l’“excursus utopique” – à laquelle nous semblent mieux répondre les espaces tracés par les personnages d’Echenoz dans leurs déplacements. Selon la définition qu’en donne le critique, “l’utopie est un non-lieu, un ou-topos, qu’aucun désignateur rigide ne reconduit à un espace référencé du proto-monde”. Une telle définition conduirait alors, selon Westphal, par son ampleur, “à une typologie variée, qui incorpore tous les lieux imaginaires” (Idem, 180). Effectivement, c’est à un couplage21 entre espace réel et espace fictionnel que se donnent les personnages d’ Echenoz, dont L’Équipée malaise pourrait répondre au postulat de Westphal, roman qui tout en “[continuant] à évoluer dans un monde strictement fictionnel, (…) établit un lien entre la représentation utopique (‘imaginaire’) et la représentation homotopique, voire hétérotopique (‘réelle’)” (Idem, 182). La posture de “lisibilité” des quatre romans sélectionnés pour notre analyse soustend que l’espace ne peut être considéré comme une donnée du réel qui préexiste au texte et qui lui donne naissance par la suite, une donnée que le texte ‘représenterait’ avec une plus ou moins grande fidélité, socle à partir duquel 21 Nous suivons la terminologie de Westphal, dans la proposition qu’il énonce en ces termes : “On peut mener plus avant cette confrontation en couplant espace réel et espace fictionnel” (Idem, 182). 33 VI Congresso Nacional Associação Portuguesa de Literatura Comparada / X Colóquio de Outono Comemorativo das Vanguardas – Universidade do Minho 2009/2010 émergerait tout un imaginaire littéraire pour lequel la question du référent ne serait pas déterminante. Cette posture invite plutôt à concevoir que c’est le texte qui donne naissance à l’espace littéraire ; que c’est l’auteur qui est le créateur unique22 de l’espace – paysage urbain entrevu à partir d’un espace de nature - , devenu texte. Le passage suivant d’Echenoz ne saurait mieux l’illustrer : La voiture verte quittera l’autoroute à Nemours pour sillonner une rase campagne avec un ciel immense, américain sur le dessus. Le paysage entièrement plat donnera tout de suite sur l’horizon, on distinguera de très loin les rares constructions qui feront signe sur son fil, sur sa ligne, ainsi pourra-t-on lire un texte calme scandé de fermes ponctuelles, d’étangs soulignés, de bourgs en suspension, de châteaux d’eau exclamatifs (Echenoz, 1999 : 198). 22 Posture que nous empruntons à l’esthétique baudelairienne. 34 VI Congresso Nacional Associação Portuguesa de Literatura Comparada / X Colóquio de Outono Comemorativo das Vanguardas – Universidade do Minho 2009/2010 “Bibliographie” Augé, Marc (1992), .on-lieux : Introduction à une anthropologie de la surmodernité, s/l, Editions du Seuil. Balzac, Honoré de (1989), Le Père Goriot, Paris, Presses-Pocket [1835]. Barthes, Roland (1993), Le bruitage de la langue : Essais critiques IV, Paris, Seuil [1984]. Echenoz, Jean (1999), L’équipée malaise, Paris, Les Éditions de Minuit [1986]. 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