Se faire le biographe d`un autobiographe : du faux - e

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Se faire le biographe d`un autobiographe : du faux - e
Se faire le biographe d’un autobiographe : du faux-semblant des mémoires d’Ancien
Régime
Mathieu Lemoine, docteur en histoire (Université Paris-Sorbonne)
Dans l’incipit de ses Mémoires, le maréchal de Bassompierre se défend de vouloir
« laisser à celuy qui voudra descrire ma vie la matiere de son œuvre »1, tout en s’empressant
de signifier immédiatement après qu’il abandonne à la postérité le soin de s’occuper du
manuscrit qu’il lui livre. Précaution oratoire et fausse modestie qui ne sont rien d’autre qu’une
invitation pour le lecteur à devenir – au moins mentalement – le biographe de cet
autobiographe qui écrit ne présenter que « le débris [du] naufrage »2 d’une mémoire qu’il
jugeait vacillante en ses vieux jours. Les Mémoires d’Ancien Régime3 ont ceci d’original
qu’ils constituent un récit des principaux événements d’un règne par le prisme personnel de
nobles qui ont côtoyé les souverains, donc qui ont participé, par leurs actions, à l’écriture de
l’Histoire. Ils donnent ainsi l’impression d’être des œuvres qui plongent plus dans l’intimité
de leur auteur que les traditionnelles biographies sur les grands personnages comme, par
exemple, pour le début du XVIIe siècle, celle que Guillaume Girard consacra au duc d’Epernon
ou Nicolas Chorier au maréchal de Créquy4. Voilà des sources qui ont fleuri en France à partir
du XVIe siècle, souvent négligées en tant que telles dans leur globalité, souvent laissées aux
littéraires, alors qu’elles constituent le matériau tout trouvé pour l’historien qui veut les
réinvestir dans une perspective biographique.
Traditionnellement, la biographie en histoire se construit par accumulation de sources
en tout genre sur une personne, assemblées suivant une trame chronologique au sein de
laquelle viennent parfois s’intercaler des pauses thématiques en fonction des archives à
l’appui. Le travail du biographe consiste ainsi en la reconstitution d’un parcours de source en
source en tentant de lui donner une cohérence, un fil conducteur qui le fait osciller entre
science et fiction, faute de mieux pour servir de liant d’un aspect à l’autre. Dans cette
perspective, il est certain que les Mémoires offrent le guide qui devrait à coup sûr permettre à
cette cohérence si nécessaire à l’écriture biographique de prendre la forme suggérée par leur
auteur en même temps qu’ils offrent matière à combler plus facilement les interstices laissés
entre différentes sources. Les Mémoires ont une écriture chronologique, sont truffés de détails
apparemment personnels qui sont censés guider la lecture et, dans la mesure où leurs auteurs
sont de grands personnages, ils peuvent souvent être complétés par quelques pièces d’archives
venant confirmer ou infirmer tel ou tel passage. C’est ainsi, par exemple, que les Mémoires du
maréchal de Bassompierre ont fourni la matière à une première biographie – érudite et très
fournie – par Paul-Marie Bondois en 1925 puis à une deuxième plus récente sous la plume de
Jean Castarède en 20025. L’un comme l’autre ont pris le texte autobiographique de cet ami
d’Henri IV et ennemi de Richelieu pour argent presque comptant, se contentant de préciser ou
du nuancer quelques points pour souligner tantôt l’emphase et la vantardise de Bassompierre,
tantôt ses défaillances de mémoire et les points qu’il occultait. Il en résulte que ces travaux
sont des réécritures critiques et actualisées de ce matériau de base que sont les Mémoires,
teintées d’aspects romanesques, mais sans interrogation réelle sur le statut que ce texte
1
François de Bassompierre, Journal de ma vie, éd. Audoin de la Cropte de Chantérac, Paris, Renouard, Société
de l’Histoire de France, 1870-1877, 4 vol, t. I, p. 1-2.
2
Ibid., p. 1.
3
Selon Furetière, « Mémoires, au pluriel, se dit des Livres d’Historiens, escrits par ceux qui ont eu part aux
affaires ou qui en ont esté tesmoins oculaires, ou qui contiennent leur vie ou leurs principales actions. Ce qui
répond à ce que les Latins appeloient Commentaires » (Dictionnaire universel, Paris, Le Robert, 1978).
4
Guillaume Girard, Histoire de la vie du duc d’Espernon, Paris, chez Augustin Courbé, 1655, 3 vol. ; Nicolas
Chorier, Histoire de la vie de Charles de Créquy de Blanchefort, duc de Lesdiguières, Grenoble, chez François
Provensal, 1683.
5
Paul-Marie Bondois, Le Maréchal de Bassompierre, Paris, Albin Michel, 1925 ; Jean Castarède, Bassompierre,
maréchal gentilhomme, rival de Richelieu (1579-1646), Paris, Perrin, 2002.
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pouvait avoir à l’époque où il a été écrit, encore moins sur sa construction et, par retour, son
auteur.
Or, justement, parce que l’historien se doit d’être l’ennemi de l’interprétation sans
fondement et le promoteur infatigable de la contextualisation afin de trouver un possible de
sens à son objet d’étude6, il lui faut repenser son approche de ce genre de textes
autobiographiques en les interrogeant d’abord sur leur « pourquoi » et leur « comment » afin
de ne pas tomber dans les pièges que – sciemment ou inconsciemment – leurs auteurs ont
tendu au lecteur d’aujourd’hui. Ainsi, pour se faire le biographe d’un autobiographe tel qu’un
mémorialiste d’Ancien Régime, je vous propose quelques réflexions et interrogations qui ne
peuvent que conduire à une autre méthode d’approche que les techniques habituelles. Nous
commencerons ainsi par essayer de répertorier quelques-uns des pièges principaux qui
affleurent avec ce genre de textes ; puis nous verrons en quoi les Mémoires ne peuvent pas
permettre de produire des biographies au sens classique du terme. A partir de là, nous verrons
comment approcher le « biographé »7 autrement, à travers le seul travail possible à partir
d’une telle source : une biographie d’un autre genre, une « biographie a-biographique », selon
l’expression de Denis Crouzet, une biographie qui cherche plus à comprendre qu’à restituer.
Tels sont les axes d’analyse que je me propose d’aborder, qui ont pour but de mettre en relief
les faux-semblants des Mémoires d’Ancien Régime et d’en envisager une nouvelle approche
afin qu’ils ne soient plus la source positive qu’ils sont encore trop souvent. Pour ce faire, je
me fonderai principalement sur l’œuvre du maréchal de Bassompierre, que je commence à
connaître, sans pour autant mettre de côté certains de ses « collègues ».
Les pièges du texte autobiographique
Comme le souligne Denis Crouzet dans l’introduction à sa biographie du connétable
de Bourbon, « toute histoire biographique […] n’est jamais qu’une histoire […] qui doit se
savoir soumise à des manipulations d’images ou de paroles qui portent la marque même du
passé, des stratégies de l’engagement de l’individu dans le passé »8. Voilà de quoi inviter à
bien prendre garde à quelques écueils de téléologie et d’anachronisme. De ce point de vue là,
il faut souligner, dans le rapport au monde de tous ces nobles mémorialistes que nous
envisageons à trois ou quatre siècles d’écart, l’importance de la personne du roi, grand
ordonnateur des honneurs par le vecteur de sa grâce : toutes les actions de ces gentilshommes
étaient pensées dans leur relation à leur souverain, dans une tension entre ce qu’il était et ce
qu’il devait être : le premier de ses devoirs était d’être d’abord et avant tout un monarque qui
savait distinguer et récompenser ses bons serviteurs. Or, quelle que soit l’époque considérées,
la noblesse avait régulièrement l’impression que ses actions tendaient plutôt à révéler la
dénaturation de ce modèle idéal. Tous ces Mémoires soulignent implicitement cet état de fait
– qui se concrétise le plus souvent dans la disgrâce – dans une visée souvent polémique, au
moins jusque vers les années 16609 ; de là, découlent trois principales manipulations
stratégiques de la part de narrateurs en position de défaveur.
6
Sur ce point, voir un résumé des analyses de Denis Crouzet, « Impossibles biographies, histoire possible ?
Entre Pierre de Bayard, Michel de L'Hospital, Charles de Bourbon, Jean Calvin, Catherine de Médicis et
Christophe Colomb », Institut d’histoire de la Réformation, Bulletin annuel XXVIII (2006-2007), Université de
Genève, mars 2008, p. 49-73.
7
Terme employé par François Dosse dans Le Pari biographique. Écrire une vie, Paris, La Découverte, 2005.
8
Denis Crouzet, Charles de Bourbon, connétable de France, Paris, Fayard, 2003, p. 13.
9
Marc Fumaroli, « Les Mémoires au carrefour des genres en prose », dans La Diplomatie de l’esprit. De
Montaigne à La Fontaine, Paris, Gallimard, 1998, p. 183-215, p. 201.
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Une autojustification
Parmi ces pièges stratégiques, celui du temps de l’écriture est à coup sûr le plus
important, non pas tant parce que les Mémoires sont écrits à la fin d’une vie que parce qu’ils
sont souvent envisagés au lendemain d’une disgrâce ou tout au moins d’un événement qui a
provoqué une rupture dans la carrière de leur auteur. Monluc se mit à la tâche dans ses vieux
jours (1571) pour répondre aux accusations qui avaient été portées contre lui en Gascogne et à
la volonté royale de l’éloigner des champs de bataille au lendemain de la paix de SaintGermain alors qu’il se pensait comme un fidèle serviteur de Charles IX, ainsi qu’en
témoignait quotidiennement la blessure qui l’avait défiguré à Rabastens et qu’il décrit
amplement, dans un extrait haut en couleurs de ses Commentaires10. Bassompierre, de son
côté, prit la plume au lendemain d’une disgrâce encore plus sensible qui l’avait conduit à la
Bastille (1631) après avoir été compromis dans l’opposition à Richelieu au moment de la
journée des Dupes11. Et il en va de même pour bien d’autres mémorialistes comme, par
exemple, le comte de Brienne [le jeune] ou le comte de Bussy-Rabutin, exilé sur ses terres
bourguignonnes, qui écrivent explicitement s’être engagés dans ce travail mémoriel de
manière consécutive à leur disgrâce.
Il s’agit non seulement de revivre le bon temps du passé, non sans nostalgie ni
idéalisation, mais surtout d’apporter une réponse à cet événement brutal et déstabilisateur qui
a changé le cours de leur vie : les Mémoires sont ainsi à voir comme de véritables tribunes
auto-justificatrices dans lesquelles, comme l’a très justement souligné Marc Fumaroli, ne
cesse de poindre un plaidoyer pro domo pour se défendre des accusations réelles ou supposées
dont leur auteur a été la victime12. Tout le récit de la journée des Dupes chez Bassompierre
n’est ainsi, sous la teinte d’une narration anodine, qu’une succession d’arguments à valeur
d’alibis afin de prouver son innocence : tel un avocat de sa propre cause, il passe en revue
tous les chefs d’accusation que Richelieu, par écrits interposés, lui avait imputés et donne sa
propre version des faits non sans souligner son absence du théâtre des opérations au moment
du « Grand Orage » pour mettre en relief son « innocen[ce] de tout crime »13. Le projet de ces
hommes semble donc bien plus inscrit dans le présent que ces textes n’en ont l’air. Il en
résulte une orientation du discours en fonction des visées de l’auteur que le biographe doit
essayer de détecter autrement qu’en fonction d’une pseudo vérité qui serait hypothétiquement
établie dans une voie médiane en rapport avec d’autres sources toutes aussi incertaines
puisque le propre de l’action en cette première moitié du XVIIe siècle est d’être justement
volontairement nimbée de secret et de coups d’éclat.
Un acte d’opposition
De surcroît, ces visées peuvent aller bien plus loin que la simple autojustification :
écrire, c’est agir14, et agir – pour un noble réduit injustement à l’éloignement du roi – c’est
s’opposer. Il faut en effet bien voir que les mémorialistes proposent souvent une réponse à
leur disgrâce en faisant d’eux-mêmes les garants d’un mode de fonctionnement immuable
face à un monarque qui ne respecte plus ses engagements. Ainsi, écrire ses Mémoires revenait
à faire un acte d’opposition latente – ou de biais – aux mutations forcément néfastes de la
monarchie en présentant un parcours injustement brisé par le destin alors qu’il était censé être
l’illustration de toutes les qualités nobiliaires idéales : un service du roi qui, pour les nobles de
10
Sur cet épisode de juillet 1570, voir Blaise de Monluc, Commentaires, éd. Paul Courteault, Paris, Gallimard,
coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1964, p. 780-783.
11
François de Bassompierre, Mémoires, éd. cit., t. IV, p. 112-140.
12
Marc Fumaroli, « Les Mémoires au carrefour des genres en prose », dans La Diplomatie de l’esprit. De
Montaigne à La Fontaine, Paris, Gallimard, 1998, p. 183-215.
13
François de Bassompierre, Mémoires, éd. cit., t. IV, p. 132.
14
Emmanuel Bury, Littérature et Politesse. L’invention de l’honnête homme (1580-1750), Paris, PUF, 1996, p.
45 sq.
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race qu’étaient Monluc, Bassompierre ou Bussy, passait par la vaillance au combat, le conseil
avisé auprès du souverain et l’agrémentation de la cour. Rappeler tout ce passé glorieux, en
adéquation avec l’idéal du second ordre, c’est intenter à rebours et a posteriori le procès – aux
yeux de la postérité – d’une monarchie coupable qui, de surcroît, stipendie des historiographes
pour orienter l’histoire dans le sens qu’elle désire en faisant fi de ses vrais serviteurs15.
En même temps, il faut bien voir que les Mémoires sont porteurs d’un véritable projet
alternatif : sous couvert de raconter leur vie, certains mémorialistes peuvent être conduits non
seulement à justifier une action, mais aussi à la vanter pour en faire comme un programme
d’action politique, à l’image de tous ces gentilshommes de l’entourage de Gaston d’Orléans,
comme Nicolas Goulas ou Montrésor, qui échouèrent avec lui dans les complots qu’ils
tramèrent contre Richelieu et qui écrivirent leur vie afin d’opposer une autre voie à celle du
ministre : celle de la légitimité que Monsieur portait en lui. Ils peuvent aussi mettre en
parallèle leurs différents rapports avec deux souverains pour souligner les dysfonctionnements
néfastes engendrés par celui sous lequel ils écrivent. Ainsi Bassompierre dresse-t-il un portrait
élogieux et ému de ses rapports avec Henri IV, roi libéral et proche de ses hommes, qui
favorisa son avancement, à la différence de Louis XIII, roi énigmatique et distant, qui
provoqua sa disgrâce. Dès lors, le discours du mémorialiste est orienté et constitue une
réécriture magnifiée de sa vie sous le père à l’aune de ce qu’il a vécu et vit sous le fils, aspect
majeur de la logique ce texte qui dépasse, du point de vue de l’action, le simple souvenir
enjolivé. C’est ce que le biographe doit décrypter et révéler.
Une exaltation de soi
Cette caractéristique du rapport au roi est récurrente dans ces textes et elle explique
pourquoi les mémorialistes ont tendance à se présenter en modèles ou, pour être plus précis,
en anti-modèles malgré eux du système traditionnel. En effet, la plupart des Mémoires, outre
l’appel implicite à la postérité, sont directement adressés par leurs auteurs à leurs enfants dans
une perspective explicitement éducative ; et, dans le milieu nobiliaire de l’Ancienne France,
l’éducation passait d’abord et avant tout par un apprentissage qui se modélisait sur les
ancêtres de la famille. Ainsi Henri de Campion écrit, dans les premières pages de son œuvre :
Le déplaisir que j’ai ressenti de ne pouvoir être instruit des principales
actions de mes ancêtres, sur lesquelles j’aurois pu, dans ma jeunesse, régler
mes mœurs et ma conduite, m’engage à donner aujourd’hui à mes enfans
cette satisfaction que j’ai souhaitée inutilement. […] Si je ne puis donner
moi-même à mes enfans de bonnes instructions, je veux du moins leur
laisser les fruits de mon expérience, ce qui est le seul motif du travail que
j’entreprends16.
Dans la tradition presque hagiographique des exempla, les Mémoires oscillent entre un
modèle de ce qu’il faut faire – du temps de la faveur – et un modèle de ce qu’il ne faut pas
faire – du temps de la disgrâce et, pour être plus précis, au moment même du basculement
d’un état à l’autre. Il ne faut pas croire que ce besoin de se représenter en modèle invite à une
falsification et un enjolivement de ce qui s’est passé pour se mettre en valeur. Bien au
contraire, cela participe d’un des principaux fondements de la perception de soi chez l’acteur
aux XVIe et XVIIe siècle, qui fonctionne sur des modes qui nous sont totalement étrangers.
Ainsi que l’a montré Denis Crouzet à plusieurs reprises dans ses biographies17, l’homme se
construit à cette époque par capitalisation de modèles éprouvés qu’il intègre par ses lectures
ou par la transmission familiale de telle sorte qu’il se doit d’agir sur le modèle des hommes du
15
Sur cet aspect, voir Marc Fumaroli, « Les Mémoires ou l’historiographie royale en procès », dans La
Diplomatie de l’esprit, op. cit., p. 217-246.
16
Henri de Campion, Mémoires, éd. Marc Fumaroli, Paris, Le Mercure de France, coll. « Le Temps retrouvé »,
réed. 2002, p. 45.
17
Voir notamment ses analyses dans Charles de Bourbon, op. cit., p. 14 sq.
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passé : chaque situation rencontrée a son parallèle dans l’histoire et a déjà été expérimentée
par un illustre prédécesseur.
Pour les mémorialistes qui étaient auparavant hommes de guerre, il est certain que le
modèle césarien est très présent. D’ailleurs, Monluc a intitulé son texte Commentaires et fait
des références explicites à cet homme de l’Antiquité qui fut à la fois grand stratège et grand
écrivain en même temps que, dans son appel à la noblesse de Gascogne, il convoque les plus
grands capitaines du passé18 comme pour s’approprier leur gloire. Et, quelques paragraphes
plus loin, Monluc dit espérer que ses Mémoires « serviront de modele, de mirouer et
d’exemplere »19. En effet, si le biographe ne combine pas la dimension d’imitation du passé à
celle de modèle pour la postérité, il passe à côté d’un des aspects majeurs du texte
autobiographique, d’autant que cette modélisation passait par l’adéquation la plus parfaite
possible entre la vie de l’auteur et l’idéal nobiliaire dans lequel il baignait. Il existe donc un
hiatus entre ce que le biographe actuel cherche de « vérité »20 et le témoignage de ces
mémorialistes qui se présentent plus tels qu’ils devaient être que tels qu’ils étaient.
L'impossibilité de l'écriture biographique
Si la question du point de vue du narrateur est bien souvent prise en compte par les
biographes, celle de l’imitation et de la modélisation est totalement absente des rares
biographies de mémorialistes. Or est-il possible de plaquer des concepts et des attentes
d’aujourd’hui sur une écriture qui relevait de logiques du passé ?
Temporalités mêlées
La question des différentes temporalités qui s’entrecroisent dans le récit des Mémoires
est particulièrement révélatrice de cet anachronisme qui menace l’écriture biographique. Car
si les Mémoires offrent un discours diachronique, qui fait défiler la vie de son auteur du
berceau presque jusqu’à la tombe, ce n’est qu’un mirage qui répond à un soi-disant besoin de
se remémorer un passé naufragé. Car la volonté des mémorialistes est plutôt d’offrir un
discours synchronique qui prenne appui sur cette apparence de déroulé chronologique d’une
vie. Pour ne prendre qu’un exemple, remarquons qu’à les lire, ils ne sont jamais vieux que
lorsqu’ils prennent la plume ; mais, qu’ils aient rétrospectivement vingt ou cinquante ans, ils
réagissent toujours de manière stéréotypée face aux événements, de manière quasi
atemporelle. Cette synchronie est évidemment héritière de cette nécessaire imitation qui passe
aussi bien par les actes que par l’écriture. Car les Mémoires ne sont pas faits pour rappeler le
passé, mais pour agir sur le présent et dans le futur : les autobiographes manipulent les
événements qui ont jalonné leur vie pour leur donner une cohérence à l’aune de cette disgrâce.
Ainsi vont-il présenter la linéarité d’une carrière alors qu’il faut toujours avoir en tête que
l’homme est sans cesse confronté à des choix et à une multitude de possibilités que l’écriture
mémorialiste raye d’un trait de plume.
Surtout, les Mémoires d’Ancien Régime sont de véritables manuels de l’action
politique qui ne cessent de présenter une succession de situations auxquelles l’auteur est censé
avoir participé et dont il ne fait ressortir que certains aspects à valeur éducative. Bassompierre
parsème son discours de références à la pratique politique de Louis XIII. A travers son propre
exemple, il veut montrer comment, en récompense de la bravoure au combat, on peut obtenir
le bâton de maréchal de France (1622) ; mais à travers sa participation à la disgrâce du
surintendant aux finances La Vieuville (1624), il décortique les différentes postures et moyens
mis en œuvre par le roi pour arriver à ses fins et il les expose sous couvert d’une anecdote à
18
Blaise de Monluc, Commentaires, éd. cit., p. 3-5. Il évoque les « Commenteres de cest autre Cesar » (p. 4).
Ibid., p. 4-5.
20
Une « vérité » qui, selon Élisabeth Gaucher, « se mesure donc à l’aune d’une éthique, non à celle des faits »
(La biographie chevaleresque. Typologie d’un genre (XIIIe-XVe siècle), Paris, Champion, 1994, p. 12).
19
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laquelle il aurait participé de loin. Quand la visée est ainsi éducative et quand le temps des
événements relatés s’insère à ce point dans la réalité du présent de l’écriture, il est illusoire de
penser pouvoir retracer une vie telle qu’elle est livrée.
Ostentation mitigée
De la même façon, il est un caractère ambivalent des Mémoires qu’il faut
abondamment souligner pour ces premiers siècles de l’Ancien Régime : l’impossibilité de se
dire. Nous avons pu nous en rendre compte tout au long de cette communication, les
mémorialistes disent plus l’événement ou l’autre qu’eux-mêmes. Nadine Kuperty-Tsur, dans
son étude sur les Mémoires du XVIe siècle français21 relie cette caractéristique toute
particulière au fait que les hommes de l’époque n’avaient pas le droit de faire montre d’une
telle ostentation pour la simple et bonne raison qu’il ne fallait pas s’élever au-dessus de sa
condition par rapport au Créateur, dont il dépendait et qui était le seul sujet possible de
discours personnel. Même si ce schéma est dépassé par les autobiographes, il en reste des
séquelles. La plupart du temps, les mémorialistes ne parlent d’eux que lorsqu’ils rapportent
des paroles qu’ils auraient prononcées ou lorsqu’ils se mettent en scène explicitement, mais
jamais ils ne donnent leur sentiment. Et s’ils laissent affleurer quelques détails sur eux, c’est
toujours selon la mesure de la bienséance, c'est-à-dire en fonction de ce qui sied à un noble de
leur rang. En d’autres mots, Bassompierre ne cesse d’évoquer toujours furtivement ses
frasques amoureuses parce qu’Henri IV était le vert galant ; s’il était né quelques années plus
tôt, il aurait porté une boucle d’oreille et se serait flagellé, ainsi que le faisait Henri III.
L’écriture de soi n’est donc rien d’autre qu’une écriture du roi en s’inscrivant dans
l’idée selon laquelle l’ensemble de la noblesse ne fait, par les actions qu’elle opère au service
du monarque, que participer à l’écriture de l’histoire. C’est la raison pour laquelle les
mémorialistes se pensent comme des historiens, ainsi qu’en témoigne la querelle qui opposa
au milieu des années 1630 Scipion Dupleix à Bassompierre sur la conception du métier
d’historien22. Un historien même comme le Père Le Moyne les considérait comme tels
quelques décennies après. Il y a donc bien loin entre la réalité des faits et la façon dont ils
doivent être présentés : le maréchal disgracié par Richelieu s’offusque de ce que
l’historiographe stipendié par le ministre – Dupleix – s’abaisse à faire quelques réflexions sur
l’avarice supposée d’Henri IV alors que l’on se doit au contraire de respecter la bienséance
commune et d’exalter ce qui sied traditionnellement à un roi, à savoir sa libéralité. Dans ces
conditions, quel crédit positif pouvons-nous accorder au récit et anecdotes laissés par les
mémorialistes si ce n’est qu’ils ne sont qu’une incessante réécriture des textes et situations du
passé mis au goût du jour au moment de l’écriture selon des codes qu’il est bien difficile à
décrypter ?
Pour toutes ces raisons, l’écriture biographique d’un autobiographe s’avère
impossible. La seule étude qui puisse être menée consiste en une translation de l’objet d’étude
qui ne peut être pleinement l’auteur, mais beaucoup plus assurément son texte.
L'autre voie de l'écriture biographique
En effet, devant l’impossibilité de distinguer ce qui, dans les Mémoires, tient d’une
réalité insondable des faits de ce qui relève de la posture dans cet écart irréductible entre les
hommes du passé et nous, il faut bien se résoudre à dépasser le paradoxe en se fixant, à
travers le support du texte, sur l’imaginaire de l’autobiographe. Dans cette perspective, il
faudra non pas tant s’intéresser à son histoire qu’au mécanisme de fonctionnement
21
Sur cette question, voir Nadine Kuperty-Tsur, Se dire à la Renaissance. Les Mémoires au XVIe siècle, Paris,
Vrin, 1997.
22
Mathieu Lemoine, « Dupleix, Aristarque et Philotime : une polémique à trois voix ou comment le maréchal de
Bassompierre conçoit le métier d’historien », XVIIe siècle, avril 2008, n°239, p. 195-221.
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symbolique qui parcourt son texte et qui révèle un rapport au monde. Il s’agit d’essayer, dans
la droite ligne des études engagées par Denis Crouzet23, mais en nous fixant sur des
Mémoires, de trouver un des possibles d’une biographie impossible.
Une écriture de disgrâce
Pour prendre à nouveau l’exemple du maréchal de Bassompierre qui m’est familier, je
pense n’avoir pu opérer une approche de cet homme – qui était né en Lorraine en 1579 et qui
avait vécu à la cour de France depuis 1598 – uniquement dans le milieu de la décennie des
années 1630, lorsqu’il était emprisonné à la Bastille. Ses Mémoires ne fournissant pas autre
chose que l’imaginaire qui était le sien à cette période de sa vie, il aurait été plus qu’illusoire
de vouloir reconstituer un autre parcours que celui de sa disgrâce et de l’antinomie qu’il a
voulu souligner entre la figure de bon serviteur qu’il présente et l’injustice ou mauvaise
fortune qui s’est abattue sur lui. Il s’agit donc de décaler l’objet d’étude et de s’intéresser à
l’approche d’une réalité qui n’a définitivement de valeur que dans la restitution écrite et
subjective qu’en fait le mémorialiste, sans besoin de la confronter à une soi-disante réalité
positive des faits.
Afin de saisir un possible d’interprétation de ce texte polyphonique dans son écriture
et aux sens qu’il faut accepter pluriels, j’ai fait le choix d’envisager ma réflexion en me
focalisant sur l’événement qui avait été à l’origine du passage à l’acte d’écriture : sa disgrâce
de 1630-1631. J’ai donc décidé de ne pas entamer ma biographie par la naissance de mon
« biographé », contrairement à ce qu’il est d’usage, et de ne pas respecter la trame
chronologique imposée par lui. Ce ne fut pas toujours facile de déconstruire l’apparence de
son discours, d’autant que la chronologie lui conférait une logique, mais c’était nécessaire afin
de faire ressortir la logique de la disgrâce24, qui est beaucoup plus féconde. Cette investigation
explique pourquoi Bassompierre se pose dans ses Mémoires à la fois comme un modèle et
comme un opposant indirect au pouvoir cardinalice – voire royal. Ces deux caractéristiques
constituent comme le fil conducteur de mon investigation, qui se décline en fonction de trois
vecteurs principaux qui participent pleinement de l’idéal nobiliaire : les heurts de la faveur, la
nécessité de se sécuriser au sein d’un monde mouvant et la quête de la gloire l’arme à la main.
Un imaginaire nobiliaire
Cette écriture sous le prisme de la disgrâce implique évidemment une réflexion sur sa
face inverse : celle de la faveur, que le mémorialiste perçoit obligatoirement comme
mouvante, quelle que soit l’époque étudiée du fait de l’altération des années car il en apprend
les bases dans sa jeunesse et doit savoir s’adapter à son évolution au cours de sa vie, de règne
en règne. Bassompierre, ayant connu un temps d’apprentissage du métier de courtisan à
l’époque du règne de paix d’Henri IV (1598-1610), a pu mettre en application avec bonheur
ces préceptes sous la régence de Marie de Médicis (1610-1614/1617), mais il n’a pas su
poursuivre sur la même lancée sous un Louis XIII qui, malgré les apparences, n’a jamais
cessé – tout au moins au début – de rechercher à ses côtés un favori, quel qu’en fût le type,
qui pût servir de courroie de transmission entre la noblesse et lui. Malgré un ton
volontairement naïf et désengagé, Bassompierre propose une analyse par petites touches de
toutes ces pratiques qui laissent à penser qu’il était bien plus maître de son destin qu’une
première lecture pourrait laisser croire.
23
Dans sa biographie de Christophe Colomb, Denis Crouzet parle d’une « biographie de l’imaginaire »
(Christophe Colomb. Le héraut de l’Apocalypse, Paris, Tallandier, 2006).
24
Christian Jouhaud parle à ce sujet d’ « écriture de prison » ; mais il ne se consacre qu’aux dernières pages des
Mémoires, alors que c’est l’ensemble du texte qui constitue une « écriture de prison » (« Les “Mémoires” du
maréchal de Bassompierre et la prison », Cahiers du Centre de Recherches historiques, n° 39, avril 2007, p. 95106).
69
Voilà pourquoi, dans la même visée et en parallèle, le mémorialiste ne cesse de
parsemer son texte d’éléments de sécurisation qui ont pour vocation de témoigner aux yeux de
tous que face aux mutations du temps, seules les valeurs universelles, qui fondent l’ordre
auquel il appartient, permettent quelque peu de stabilité. Dans le cas de Bassompierre, ces
valeurs sont l’insertion dans le tissu familial – à la fois les ancêtres, les contemporains et la
descendance qu’il gère sans cesse, en tant que chef de famille, en même temps que les biens
patrimoniaux – et l’exaltation du service du roi, qui correspond au métier de noble par
excellence et qui passe d’abord et avant tout par la guerre. Son récit démontre parfaitement en
quoi, de guerre en guerre, il fut un bon soldat et comment il put ainsi capter l’oreille et la
faveur du souverain. Là aussi, les Mémoires constituent vraiment un manuel du parfait soldat
et du parfait courtisan qui prend appui sur une expérience passée qui n’a de sens que par
rapport à son objectif premier : le respect des valeurs nobiliaires, au premier rang duquel se
trouve l’honneur. Moteur de toute chose dans les mentalités nobiliaires, ainsi que l’ont montré
Arlette Jouanna, Laurent Bourquin et quelques autres25, l’honneur impliquait une illustration
de soi, d’abord par les armes, dans le but ultime de la quête de la gloire. Dans la tradition
chevaleresque, mais dans une visée beaucoup moins christique que les preux chevaliers du
Moyen Âge, les Mémoires sont parcourus de ce besoin de s’illustrer au service du roi qui,
lorsqu’il est confisqué par Richelieu au seul profit du roi, ne peut plus être cultivé que par le
biais de l’écriture qui offre une autre facette, beaucoup plus pérenne, d’une glorification que
l’historiographie royale omettrait aux yeux de la postérité.
Voilà pourquoi la question de la faveur, celle de la sécurisation par l’intermédiaire du
métier de noble puis celle de l’aspiration à la gloire sont les trois étapes successives et
combinées que, dans le cas de Bassompierre, une biographie doit mettre en valeur : ses
Mémoires ne cessent de le souligner et l’écriture, passée la superficialité de l’autobiographie
racontée – est orientée dans ce même sens. En quelques mots donc, écrire la biographie d’un
mémorialiste revient à faire la biographie de sa disgrâce par le prisme de l’imaginaire qu’il
développe à l’époque qui lui fit suite.
Conclusion
Cette esquisse de méthode d’approche d’un texte autobiographique n’a pas pour but de
prendre part aux sempiternelles questions comme celle de savoir si le « biographé » est un
révélateur de son milieu ou s’il en est à la marge. Elle entend au contraire montrer comment,
du constat d’un paradoxe et d’une aporie, on peut dépasser la biographie traditionnelle en
réinvestissant les Mémoires entre les lignes, dans leur fabrication. Ainsi peut être proposée
une biographie d’un autre type, qui n’est pas seulement consciente de l’écart entre le
mémorialiste et nous, mais qui en fait le fondement même de la quête biographique. Cette
« biographie a-biographique » sur le maréchal de Bassompierre repose donc plus volontiers,
contrairement à son vœu initial, sur une interprétation de son texte à l’aune de sa disgrâce
certes, de son imaginaire certes, mais surtout de la représentation de soi que les hommes des
XVIe et XVIIe siècles pouvaient avoir ; une biographie qui tente de démonter les logiques de
l’imitation qui sont à la base à la fois de la vie et de l’écriture et qui nécessitent un continuel
apprentissage tout au long de la vie.
25
Sur l’honneur – qui peut être défini, avec Laurent Bourquin, comme « la conformité des actes d’un individu
avec les normes et les codes de son groupe » –, voir principalement Arlette Jouanna, « Recherche sur la notion
d’honneur au XVIe siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, t. XV, octobre-décembre 1968, p. 597623 ; ead., Le Devoir de révolte. La noblesse française et la gestation de l’État moderne, 1559-1661, Paris,
Fayard, 1989, p. 40-64 ; Kristen B. Neuschel, Word of Honor: Interpreting Noble Culture in Sixteenth Century
France, Ithaca, London, Cornell University Press, 1989 ; Nicolas Le Roux, « Honneur et fidélité. Les dilemmes
de l’obéissance nobiliaire au temps des troubles de Religion », Nouvelle Revue du seizième siècle, t. XXII, n° 1,
2004, p. 127-146.
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Pour se faire le biographe d’un autobiographe tel qu’un mémorialiste d’Ancien
Régime, il faut donc ne conserver qu’une certitude : celle que les Mémoires sont insondables,
que nous ne pouvons transposer sans la dénaturer leur approche du monde selon nos
conceptions actuelles et que nous ne pouvons qu’esquisser un schéma non de vie mais
d’écriture, en donnant aux mots tout le sens qu’ils pouvaient avoir à l’époque. Ce qui n’est
pas si décalé que cela dans la mesure où, dans l’une comme dans l’autre, ainsi que l’a montré
Marc Fumaroli à propos des Mémoires du cardinal de Retz26, c’est l’action de l’homme qui se
révèle.
26
Marc Fumaroli, « Retz : des Mémoires en forme de conversation galante », dans La Diplomatie de l’esprit, op.
cit., p. 247-281, p. 257.
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