Rencontre L`économie sociale et solidaire, un monde à part ?
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Rencontre L`économie sociale et solidaire, un monde à part ?
de l’Économie Sociale et Solidaire Rencontre Chercheurs - Acteurs observatoire-ess-iledefrance.fr Les rencontres Chercheurs-acteurs : En partenariat avec des instituts de recherche franciliens, ces rencontres vous permettent d’échanger sur les derniers travaux de recherche sur l’économie sociale et solidaire et d’approfondir votre connaissance du secteur. Ces rencontres sont organisées dans le cadre de l’observatoire régional de l’économie sociale et solidaire en Île-de-France porté par l’Atelier et la CRESS IDF. #2 L’économie sociale et solidaire, un monde à part ? LES INTERVENANTS « Celui qui vient au monde pour ne rien troubler, ne mérite ni égard, ni patience ». C’est en se référant à ce vers de René Char et sur un ton un brin provocateur, mais néanmoins avec le sérieux de sa discipline, que Vanessa Jérome, Attachée temporaire d’enseignement et de recherche au Centre Européen de Sociologie et de Science Politique (CESSP), est venue à l’Atelier, à la rencontre d’un public d’acteurs de l’économie sociale et solidaire. Elle a souhaité en découdre avec une « L’économie sociale et solidaire n’existe pas, en tout cas, pas de la manière dont la plupart des gens disent qu’elle existe ». Voici donc en substance, ce que veut nous démontrer Vanessa Jérome, dans la salle du centre de ressources régional dédié… à l’Economie sociale et solidaire ! Déconstruire les paradigmes dominants et secouer les évidences, voilà à quoi nous invite la chercheure. En convoquant nos esprits économie sociale et solidaire éloignée des valeurs qu’elle prône et montrer en quoi elle constitue en réalité une ressource symbolique au service de ses propres promoteurs. David Gau, qui a accepté d'être son interlocuteur, est gérant de Genos SCOP, société de conseil et formation en développement durable. Il est venu, quant à lui, incarner l'exemple d'une économie sociale et solidaire bien vivante et non précaire. critiques, elle nous amène à réfléchir sur le fait de ne pas bien savoir finalement, à quoi correspond cette « économie sociale et solidaire ». Elle cite d’ailleurs d’autres chercheurs partageant l’idée que l’ESS serait « un oxymore », « un cri de ralliement plus ou moins mobilisateur », une « croyance économique » ou encore « une ressource symbo- lique qui permet à des individus en déclassement social et économique de se reconvertir dans des parcours professionnels précaires mais socialement valorisés ». Après avoir noté le flou qui accompagne l’économie sociale et solidaire, Vanessa Jérome nous invite à réinterroger ce terme. DES ÉVIDENCES À REDÉFINIR 1ÈRE ÉVIDENCE : UNE ALTERNATIVE À QUOI ? Pour commencer, l’économie sociale et solidaire serait une « alternative », terme incontournable dans toute la littérature qui entoure l’ESS. Oui, mais à quoi ? Au capitalisme ? Au libéralisme, à l’économie « classique », à l’économie de marché… La liste de ces mots valises est trop longue pour ne pas apparaître suspecte aux yeux de la chercheure. Les promoteurs de l’ESS se contenteraient de rappeler la nécessité de cette alternative, -1- de ses missions de service public en échange de quelques subsides, et le marché dont elle est censée réparer les dégâts, sans le mettre capacité alternative limitée » ironise-t-elle. La Réserve des arts / Crédit photos : © Séb! Godefroy 2ÈME ÉVIDENCE : UN PROJET DE CHANGEMENT SOCIAL GLOBAL VITE SACRIFIÉ À L’AUNE DU PLURALISME ÉCONOMIQUE En prônant le slogan « replacer l’humain au cœur de l’économie », l’ESS offrirait un espace de démocratisation de l’économie. Il s’agirait de libérer l’individu du joug des mécanismes économiques dominants. Mais quoi de commun entre une entreprise sociale, une AMAP, une plate-forme d’échanges locaux, une coopérative ? Voilà autant de manières hétérogènes de « démocratiser l’économie », et loin d’interroger cette extraordinaire variété de formes, d’intentions et de statuts, on se contente souvent de faire la promotion de ce pluralisme même. 3ÈME ÉVIDENCE : LE MYTHE PARTICIPATIF Pour Vanessa Jérome, il faut revoir la croyance selon laquelle le participatif serait la panacée démocratique, alors que les processus à l’œuvre sont bien plus compliqués, et que les individus ne participent pas, sur simple décret… Méfions-nous du mythe de l’association « démocratique, égalitaire et innovante », juste par statut. Un tour par le terrain démontre rapidement le contraire : l’emploi y est important mais précaire, la formation jamais systématique et les salaires ne permettent pas toujours d’en vivre… L’un des représentants du jeune syndicat ASSO abonde dans ce sens et témoigne des nombreux salariés du secteur qui se retrouvent doublement piégés par les valeurs qu’ils pensaient trouver : non seulement ils n’osent pas eux-mêmes se retourner contre les conditions et les méthodes de travail de leur association, car ce serait un peu se retourner contre eux-mêmes, mais ils subissent en plus le « chantage affectif » de leurs collègues ou dirigeants en cas de refus de venir travailler le soir ou « Ils sont alors accusés de ne pas être dans l’esprit associatif ! ». « …ou de ne pas avoir de valeurs ! » rebondit Vanessa Jérome, « il y a des écarts non négligeables entre l’ESS sur le papier et l’ESS sur le terrain ». 4 ÉVIDENCE : UN JEU DE LÉGITIMATION RÉCIPROQUE À TRAVERS LES AIDES PUBLIQUES ÈME Autre contradiction majeure : Alors même qu’elle ne veut être ni instrumentalisée, ni institutionnalisée selon ses propres dires, publiques. L’expression même « d’hybridation des ressources » est biaisée. Ce sont d’ailleurs les structures les moins fragiles, car les plus institutionnalisées, qui conpubliques. Il s’agirait en réalité d’une opération de légitimation réciproque avec plus anciennes qui ont « pignon sur rue », et ne vont pas « dilapider des fonds publics dans des projets irréalistes » (extrait d’entretien cité par la chercheure). Par ce s’allieraient alors pour vanter les mérites de l’ESS, son utilité sociale, son efficacité économique, son exemplarité éthique… Pourtant, nombre d’initiatives restent fragiles, prennent du temps à décoller et restent sous perfusion publique. La quantité d’offres d’accompagnement de projets précarité, même sociale et solidaire. -2- Au nom des « Valeurs » Au cours du débat, plusieurs participants rappelleront l’importance des « Valeurs » dans l’ESS, comme le directeur d’Espace, une association d’insertion par l’écologie urbaine depuis 17 ans, qui embauche 55 salariés permanents, 110 en insertion, et comptabilisent 350 adhérents : « Les salariés viennent pour un projet et des valeurs. Je ne suis pas sûr que ce soit le cas chez Renault ou Microsoft ». Et d’admettre tout de même : « Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de désenchantés chez ceux qui en attendaient trop ». Un autre participant, accompagnateur des porteurs de projet et qui se présente comme expert reconnu pour renchérit sur le fait que « le porteur doit avoir certes un projet original mais surtout des valeurs à partager avec d’autres! On a une responsabilité dans l’ESS, on ne peut pas laisser y aller des gens si ce n’est pas fait pour eux ! ». C’est bien ce que Vanessa Jérome pointe du doigt dans son raisonnement : l’ESS en tant que catégorie construite par ses propres promoteurs qui participent à l’induction de ses valeurs auprès des le haut », l’appartenance ou non à la catégorie. Et de nous rappeler que, sans juger du bien ou du mal, la « Valeur » est un objet processus d’élaboration : Valeurs édictées pour qui ? par qui ? (surtout dans le cas d’un projet associatif, fruit d’une « co-construction ») et surtout, quelle cohérence des valeurs au regard des pratiques ? 5ÈME ÉVIDENCE : DES ACTEURS DE L’ESS EN TRANSITION OU EN DÉCLASSEMENT Il s’agirait d’individus bien dotés en capital culturel et scolaire, mais en situation ou en crainte de déclassement (accident de parcours, reconversion professionnelle…). « Quand on regarde les parcours des personnes, on voit combien l’ESS est un moment de précarisation. Beaucoup se perdront dans les méandres de l’accompagnement à l’insertion que permet l’ESS et pour ceux qui s’en sortent, ce sera pour retourner dans l’économie classique. Finalement, ceux qui restent sont devenus des professionnels de l’ESS : experts, consultants, accompagnateurs…» Le directeur d’Espace s’inscrit en désaccord avec cette vision et rappelle que l’ESS permet également le reclassement et la créativité : « L’intérêt de l’ESS, c’est justement la diversité des statuts : CDD, CDI, CAE, service civique… et la possibilité ment à l’économie classique, de rentrer par toutes les portes, de conduire un projet, se faire un réseau et d’évoluer plus rapidement dans la structure. » Finalement, Vanessa Jérome rappelle que l’enjeu majeur, sous le présupposé de l’entrepreneuriat comme nouvelle quête du Graal, est d’abord de créer son propre emploi pour des gens en situation précaire. Et de relever la mauvaise foi des acteurs toujours extérieures : l’insuffisance ou le territoires en terme d’opportunités et de dynamisme… « L’ESS n’a jamais tort, elle ne peut être que trahie. Elle promet beaucoup, mais fait peu. A toujours vanter son hétérogéprétendre qu’elle a à voir avec la qualité, on est dans l’incapacité de l’objectiver et de faire conclut Vanessa Jérome. 6ÈME Rappelant la genèse de l’expression « Économie sociale et solidaire » proposée puis imposée par les politiques dès 1998, pour mettre fin aux guerres entre les tenants de l’économie sociale et solidaire et les initiatives « alternatives », Vanessa Jérome ironise sur le fait que l’ESS a été institutionnalisé avant même d’être reconnue sur le terrain. Élus, chercheurs, représentants de structures, têtes de réseau se sont alors alliés pour en faire une « catégorie » socio-économique. Contrairement au Brésil toujours encensé par ses promoteurs, l’ESS en France, n’est pas née d’un mouvement social, mais reste une production « technocratico-politique ». Aujourd’hui, l’ESS s’est structurée avec des formations, des élus à l’ESS, des politiques publiques, des « Mois » de l’ESS, des centres de ressources… On peut alors la considérer comme une catégorie de l’action publique, créée pour justifier le soutien public à un ensemble hétéroclite d’initiatives, et pour tenter d’unifier cet ensemble. C’est donc à la fois une ressource et un enjeu pour les acteurs à l’intérieur et à l’extérieur des frontières de l’ESS (enjeu pour « en être »). D’où le sentiment répandu lorsqu’on fréquente le « monde de l’ESS », de voir toujours un peu les mêmes et d’être « entre soi ». On peut donc aussi envisager l’ESS comme une « croyance », voire une « morale », ce qui permet à ses promoteurs de s’exonérer le plus souvent de la charge de la preuve. Robert Crémieux, présent dans la salle, rappelle d’ailleurs qu’il n’existe ni discours économique, ni historique sur l’ESS. « La catégorie ESS est bien construite en creux, par ceux qui ont intérêt à la construire » confirme Vanessa Jérome. Cette idée de l’ESS comme une croyance fera pourtant réagir l’un des participants, aujourd’hui conseiller-accompagnateur de porteurs de projets : « Ce n’est pas tant la croyance que la volonté de croire au projet qui nous importe. Mais cela ne suffit plus. Il faut des valeurs, mais nous sommes aussi en train de construire une autre ESS, avec une démarche professionnelle et l’implication d’experts. Aujourd’hui, on a tous les statuts possibles, donc l’ESS est un vrai choix de société : faire une entreprise collective dans laquelle le profit n’est pas le seul moteur. » La Vocation* Loin de se sentir un « déclassé social », David revendique son appartenance à l’économie sociale et solidaire par choix, et raconte son parcours « très classique ». Issu d’une grande école française, il est entré dans un cabinet de conseil anglosaxon de « coupeur de têtes » comme il aime à en plaisanter désormais. C’est à la suite d’une prise de conscience personnelle d’une quasi souffrance au travail, qu’il a brusquement choisi de démissionner. Il a alors vu dans l’économie sociale et solidaire un « appel », une « alternative » à l’économie classique, pour faire du conseil autrement. Sa motivation s’est exprimée sous la forme « recherche personnelle de quelque chose d’autre ». Et de revendiquer cette vertu de l’ESS « d’aider à faire son chemin personnel vers de nouvelles valeurs ». Se définissant comme écologiste, son projet d’entreprise dans ce nouveau monde de l’ESS lui est apparu assez rapidement, en phase avec son expérience et sa volonté de contribuer à « sauver le monde » et de remettre « l’humain au cœur de l’économie » : faire du conseil en développement durable. Le statut SCOP avec sa promesse de « 1 personne = 1 voix », se serait également imposé à lui comme une solution « miraculeuse » pour faire un pied de nez à la méritocratie régnant dans son entreprise -3- précédente… Pour David, l’ESS n’est « ni une fin, ni un moyen », elle a juste été « un sas de sortie de l’économie réelle et un sas d’entrée dans la politique », car il se sent désormais plus engagé et ressent une plus grande « force intérieure » que s’il n’était pas passé par l’économie sociale et solidaire. En réponse, Vanessa Jérome pointera le vocabulaire « messianique » de l'entrepreneur comme une illustration supplémentaire de son propos qui est de déconstruire ces catégories refuges, comme il y aurait des valeurs refuges. *du latin Vocatio, l'appel de Dieu-de David Gau, Gérant de Genos SCOP et après ? Vanessa Jérome nous propose alors plusieurs pistes. La première consisterait à assumer pleinement cette polysémie, au Deuxième piste, on pourrait au contraire « durcir la catégorie », ériger des critères drastiques, exclure les « déviants », voire la politiser au sens partisan du terme, au risque cette fois de créer une ESS totalitaire… qu’inopérante à nous décrire la réalité », mais est-ce encore possible sans chercher immédiatement à la remplacer par une même d’imposer des catégories que voulait nous inviter la chercheure. Et que l’ESS ne s’en demande pas plus que ce qu’elle est capable de produire … On y parle d’engagement et de participation, mais « on a eu un silence assourdissant des acteurs de l’ESS sur la crise ! (…) et quand l’ESS se décidera-t-elle à travailler sur les conditions sociales de possibilités de l’engagement ? L’engagement, ce n’est pas que des valeurs, c’est un processus avec des freins sociaux, économiques, culturels à étudier et à corriger ! Et le pan de l’éducation populaire pourrait s’en saisir …Où est la SCIC qui travaillerait à lever ces freins ?! » interpelle la sociologue. Le propos de Vanessa Jérome n’est donc pas de porter un jugement sur l’ESS, mais de déconstruire cette catégorie toute faite, ce raccourci de la pensée, en revenant à sa genèse, à son langage, aux trajectoires des acteurs, aux fausses postures des uns et des OUVRAGES RÉCENTS : • L’économie solidaire, de Jean-Louis Laville, Paris, Hermès, CNRS Edition, 2011. • relations professionnelles sans relation ?, de Mathieu Hély et Maud Simonet, L'année sociale 2011, Sophie Béroud & Nathalie Dompnier (Coord.), Syllepse. sur le chemin de cette belle idée. Non sans malice, on pourrait s’interroger à notre tour, en tant que centre de ressources sur ce secteur, dans quelle mesure l’ESS ne constitue pas justement, une « niche » et donc, une « ressource » académique pour une chercheure, et si en faire un sujet de science politique ne participerait pas, un ressources OUVRAGES DE VANESSA JÉROME SUR L’ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE : • L’économie sociale et solidaire, une autre façon d’être dans l’économie, Guide pratique n°4, CEDIS 2007 - GEN.2/001a* • L’économie sociale et solidaire, une subversion institutionnelle et politique ?, La politique du lien, Les nouvelles dynamiques territoriales de l’ESS, Presses universitaires de Rennes, 2010. • Agir à gauche, de Jean-Louis Laville, L’économie sociale et solidaire, Paris, Desclée de Brouwer, 2011. • La nouvelle alternative ? de Philippe Frémeaux, Enquête sur l’économie sociale et solidaire, Paris, Les petits matins, 2011 GEN.1.1.2/018* POUR ALLER PLUS LOIN : Syndicat Asso http://syndicat-asso.fr/ * Ces références vous permettent de retrouver facilement les ouvrages et articles dans le fonds documentaire de l’Atelier. notre espace ressources Accédez à des guides pratiques, ouvrages, de la presse spécialisée ou encore une veille média… le tout dans un lieu convivial à deux pas de la Gare de l’Est. La consultation de l’espace ressources de l’Atelier est en accès libre : Le mardi et mercredi, de 14h à 18h et le jeudi, de 17h à 20h 8-10, impasse Boutron - 75010 Paris - Tél. 01 40 38 40 38 - www.atelier-idf.org L'Observatoire régional de l'ESS en Île-de-France, porté conjointement par l'Atelier – Centre de ressources régional de l'économie sociale et solidaire et la Chambre régionale de l'économie sociale et solidaire en Île-de-France (CRESS IDF), poursuit les finalités suivantes : fournir aux acteurs de l'ESS et aux collectivités territoriales des données scientifiques quantitatives et qualitatives fiables, permettant de mieux comprendre l'ESS aujourd'hui et d'accompagner son développement futur. observatoire-ess-iledefrance.fr Synthèse réalisée par Estelle Hédouin Graphisme : A’Kâ Clémence Callebaut – 06 70 57 80 55