Révélations d`un incestueux « trickster
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Révélations d`un incestueux « trickster
Révélations d’un incestueux « trickster » dans l’ h omme invisible de Ralph Ellison Marie-Caroline Meur Ralf Waldo Ellison, auteur noir américain né en 1914 à Oklaoma City, a publié un seul et unique roman de son vivant. Invisible Man, paru en 1952 et traduit en français sous le titre Homme Invisible, pour qui chantes-tu ?, se revendique d’une création universelle qui ne soit pas estampillée « noire ». Influencé par les tragiques grecs, Freud, les comptines traditionnelles ou encore le blues, Ellison puise dans des sources hétéroclites pour créer un roman d’apprentissage original. L’ un des épisodes centraux de ce roman met en scène un « trickster » qui fait le lecteur osciller entre horreur et sourire grinçant. F igure mythologique « répandu[e] dans le monde entier », le trickster est déf ini par l’ anthropologue Paul Radin comme un « fripon » qui « abolit les frontières entre toutes les catégories ». Le trickster, en anglais littéralement « joueur de tours », est un manipulateur qui se caractérise par sa grossièreté, sa sexualité animale et son potentiel subversif dérivant notamment de sa séduction oratoire. Le trickster Résumé : possède plusieurs points communs avec la f igure cousine du clown : exagération bouffonne et actions surprenantes et décalées, sources de rire ; effet comique associé à un versant plus sombre (pensons à la tristesse profonde dissimulée par le grand sourire peint de certains clowns) ; pouvoir de fascination exercé sur un public souvent constitué d’enfants ou ramené dans le monde de l’ enfance le temps d’un spectacle. Le personnage du trickster dans Invisible Man se nomme Trueblood. Il incarne la f igure du « Nègre des champs » qui fascine et inquiète car il a mis enceintes et sa femme et sa f ille. Contre espèces sonnantes et trébuchantes, Trueblood fait pour des auditeurs blancs le récit des circonstances ayant mené à cette double grossesse monstrueuse. Le contenu du récit ainsi que la manière dont Trueblood l’ organise et le met en scène invitent à rapprocher le père incestueux de la f igure du trickster. Nous explorerons ainsi successivement trois caractéristiques du trickster qui s’appliquent aisément à Jim Trueblood : son animalité et sa sexualité débridée (registre fantasmatique), puis son aura de conteur dont chaque prise de parole se situe entre la performance théâtrale et l’ incantation rituelle (registre dramatique), enf in sa dimension clownesque et la portée ironique de l’ épisode (registre tragi-comique). L E S C A H I E R S Marie-Caroline Meur R alf Ellison, auteur noir américain né en 1914 à Oklaoma City, a pour deuxième prénom Waldo. Choisi par son père, ce prénom symbolique l’ inscrit dans la lignée d’Emerson, le prédestinant à un esprit ouvert, en décalage avec les tendances politiques et littéraires et avec les institutions qui l’ entourent. Un seul et unique roman publié de son vivant l’ atteste. Il s’agit de Invisible Man, paru en 1952 et traduit en français sous le titre Homme Invisible, pour qui chantestu ? Ce roman a toujours « eu une position complexe par rapport aux mouvements militants afro-américains » (Pinconnat, Serrier et Tettamanzi, 2003 : 50). Si Ellison a lu attentivement le manifeste sur la « Renaissance noire », il est aussi lecteur de « Malraux, Dostoievski et Faulkner » (Ellison, 1995 : 213), ainsi qu’ amateur de jazz et musicien : il se revendique d’une création universelle qui ne soit pas estampillée « noire ». Influencé par les tragiques grecs, Freud, les comptines traditionnelles ou encore le blues, Ralph Waldo Ellison puise dans des sources hétéroclites pour créer un roman d’apprentissage original. Parcouru d’hallucinations savamment maîtrisées et de scènes incisives qui se font subtilement écho, le texte mène le narrateur jusqu’ à l’ invisibilité (et donc notamment à la disparition de la couleur de sa peau) et conjointement à une vision personnelle et renouvelée du monde. L’ un des épisodes centraux de ce roman met en scène un « trickster » qui fait le lecteur osciller entre horreur et sourire grinçant. F igure mythologique « répandu[e] dans le monde entier », le trickster est déf ini par l’ anthropologue Paul Radin comme un « fri- L ’ I D I O T e I D E 119 Révélations d’un incestueux « trickster » dans l’ homme invisible de Ralph Ellison pon » qui « abolit les frontières entre toutes les catégories » (Radin, 1956 : 12). Le trickster, qui signif ie en anglais littéralement « farceur » ou « joueur de tours » est, selon Radin, un menteur, un manipulateur qui se caractérise par sa grossièreté, sa sexualité animale et son potentiel subversif dérivant notamment de sa séduction oratoire. Le trickster possède plusieurs points communs avec la f igure cousine du clown : exagération bouffonne et actions surprenantes et décalées, sources de rire ; effet comique associé à un versant plus sombre (pensons à la tristesse profonde dissimulée par le grand sourire peint de certains clowns) : pouvoir de fascination exercé sur un public souvent constitué d’enfants ou ramené dans le monde de l’ enfance le temps d’un spectacle. Le personnage du trickster dans Invisible Man se nomme Trueblood. Il apparaît sous les traits caricaturaux et grimaçants d’un clown tragi-comique à la fois distrayant et inquiétant. Cet homme noir d’âge mûr, vit dans une case misérable avec sa nombreuse famille. Il incarne, aux yeux des gens cultivés qui vivent autour de l’ université avoisinante, la f igure du « nègre des champs », du « paysan » noir « primitif » (Ellison, 2002 : 78-79), dont la bestialité à la fois séduit et dégoûte, fascine et inquiète. L’ un des fondateurs de cette université, le Blanc Norton, passe en voiture devant une case, conduit par le narrateur qui est également le personnage principal de l’ histoire. Norton découvre dans le jardin de la case deux femmes enceintes, l’ une jeune et l’ autre plus âgée. Le riche mécène blanc souhaite connaître leur histoire et découvre que ces femmes sont respectivement Matty Lou, la f ille, et Kate, la femme de Trueblood. Ce dernier les a mises enceintes toutes les deux. Contre espèces sonnantes et trébuchantes, Trueblood fait le récit des circonstances ayant mené à cette double grossesse monstrueuse. Le contenu du récit ainsi que la manière dont Trueblood l’ organise et le met en scène pour son auditoire invitent à rapprocher le père incestueux de la f igure du trickster qui offre aux lecteurs une performance clownesque troublante. Nous explorerons ainsi successivement trois caractéristiques du trickster qui s’appliquent aisément à Jim Trueblood : son animalité et sa sexualité débridée : 120 L E S C A H I E R S Marie-Caroline Meur puis son aura de conteur dont chaque prise de parole se situe entre la performance théâtrale et l’ incantation rituelle : enf in sa dimension clownesque et la portée ironique de l’ épisode. Sexe, violence, animalité : registre fantasmatique Jim Trueblood s’endort un soir au milieu de sa famille, femme et enfants. Il plonge lentement dans le sommeil : veille et rêve se mêlent alors dans un récit pétri de désir sexuel. Le récit onirique évoque la montée progressive de la pulsion incestueuse mais également l’ acte incestueux lui-même qui est réalisé alors que le personnage est déjà réveillé. L’ inceste est consommé avec une jouissance non dissimulée et ne représente pas, pour Trueblood, un motif à un quelconque sentiment de culpabilité. Ni regret ni repentance. Il semble même au contraire que la faute soit indirectement rejetée sur la f ille qui, selon Trueblood, f init par trouver du plaisir dans l’ acte. Kate, sa femme, n’ est pas non plus exempte de responsabilité puisqu’ en attaquant son mari à coups de hache elle l’ empêche de se dégager des jambes de sa f ille qu’ il a, selon sa version des faits, pénétrée alors qu’ il était inconscient et en train de rêver… Authentique confession ou discours tortueux censé attirer l’ attention sur les femmes, bien plus fautives, apparemment, que lui ? Quoi qu’ il en soit, Trueblood – bon sang ne saurait mentir ? – traduit en acte son patronyme : il suit les instincts de la chair et s’en retrouve couvert de sang, le visage ouvert par la hache que Kate abat sur lui. Dans cette mesure, Trueblood apparaît d’ores et déjà comme un trickster, dont la sexualité se teinte de bestialité : capable de mettre enceintes deux femmes en même temps (comme le sous-entend le début l’ épisode), il enfreint le tabou fondamental de l’ inceste. Ses désirs sexuels démesurés s’assouvissent auprès d’un objet interdit : sa f ille, qui constitue le reflet inverse dans le miroir paternel qu’ offre Norton. Ce dernier, juste avant sa rencontre avec Trueblood, expliquait précisément qu’ il vouait à sa f ille décédée un véritable culte. La jeune f ille blanche est entourée dans ses paroles hyperboliquement élogieuses d’une aura de pureté absolue. Le père semble obsédé par le fait qu’ elle semblait ne pas être faite de L ’ I D I O T e I D E 121 Révélations d’un incestueux « trickster » dans l’ homme invisible de Ralph Ellison « chair » et ne pouvait pas être « issue ... » (Ibid. : 74) Le père ne termine même pas sa phrase, refusant de nommer ce qui appartient à la sphère du sexe féminin, avant et pendant l’ accouchement. Déni du corps et de la sexualité pour Norton, promiscuité malsaine et évocation euphorique du corps, de la pénétration et de l’ éjaculation pour Trueblood. Le premier désigne périphrastiquement le phallus comme « le membre ayant péché » (Ibid. : 83) tandis que Trueblood évoque explicitement sa jouissance au moment du viol incestueux. Norton apparaît ainsi de prime abord comme le représentant de la norme, de la morale, du raff inement (avec ses belles chaussures, son cigare et ses ongles soignés évoqués à plusieurs reprises dans l’ extrait), alors que Trueblood se présente lui-même au contraire comme un trickster qui contrevient aux règles religieuses, familiales et sociales et qui va même jusqu’ à s’en vanter. Ce « scandale » (Ibid. : 78), cette « mauvaise conduite » (Ibid. : 79), ce « péché », ces « saloperies » (Ibid. : 94) engendrent « honte » et « haine » (Ibid. : 79) en particulier chez « la communauté noire » qu’ il « a déshonoré[e] » (Ibid. : 78). Les réactions de Norton lorsqu’ il découvre que le père a mis sa femme et sa f ille enceintes semble a priori conf irmer l’ horreur qu’ engendre la simple évocation de cette situation. Norton ne peut prononcer qu’ un seul mot : « Quoi ! » (Ibid. : 81). Son incrédulité est renforcée par une autre phrase nominale réduite à la plus simple expression du refus d’envisager la possibilité de l’ inceste : « Non, non, non ! » (Ibid. : 82). Les débordements du corps, la thématique sexuelle qui se mêle à celle de la violence, et le flou propre aux rêves où peuvent provisoirement s’évanouir toutes les inhibitions convergent donc vers la f igure du trickster. L’ univers fantasmatique du rêve bascule dans l’ onirique dégoûtant et inquiétant d’un corps incontrôlable. Lewis Hyde, qui tente de cerner la f igure du trickster, explique que : « the trickster is a boundary-crosser ». Selon Hyde, le trickster brouille les frontières entre « le bien et le mal, le sacré et le profane, l’ ordre et la souillure29 » (Hyde, 1998 : 7). 29 122 L E S Nous traduisons « right and wrong, sacred and profane, clean and dirty ». C A H I E R S Marie-Caroline Meur Un conteur aux performances théâtralisées : registre dramatique S’il provoque rejet, honte et gêne chez les autres Noirs, Trueblood est toutefois étrangement source d’une profonde « fascination » (Ellison, 2002 : 99) surtout pour les Blancs. Cette emprise se traduit essentiellement par le besoin avide que ces derniers ressentent d’entendre par le menu comment s’est déroulée la soirée ayant mené au viol. Ce récit est réalisé avec maestria par un Trueblood qui se révèle sous un autre trait typique du trickster : celui du menteur et du beau parleur. En effet, l’ exubérance sexuelle du trickster n’ a d’égal que son aisance verbale. Comme le remarque David Leeming, le trickster « est hyperactif, irresponsable, et amoral. Mais c’ est précisément ce « phallicisme » qui traduit sa créativité fondamentale30 » (Leeming et Jake, 1996 : 24). Dans le cas de Trueblood, cette créativité s’exprime au cours de performances habilement mises en scène, organisées et jouées. Le décor est posé de manière à ce que le conteur reçoive toute l’ attention qu’ il mérite. Le récit ne commence en effet qu’ une fois que la scène est eff icacement disposée, à l’ ombre, près du lieu du crime. Le narrateur explique : « nous étions assis sous le porche, assis dans des fauteuils disposés en demi-cercle (Ellison, 2002 : 83) ». Les femmes disparaissent dans la cabane devenue coulisses, les enfants font silence, respectant le spectacle qui s’apprête à commencer. Le conteur, lui aussi assis dans le demi-cercle, se mêle au public, créant ainsi une atmosphère intime. Il revêt son masque, pose sa voix, choisit ses mots et commence… Son récit rapporté au discours direct ne sera interrompu par le narrateur que pour de brèves précisions d’ordre descriptif donnant à voir soit les changements de mimiques et d’expression faciale de l’ acteur soit les réactions du public, subjugué par le spectacle. Il « se tu[t], [son] visag[e] se ferm[a], [ses] traits s’amollirent, [ses] yeux prirent un air suave et trompeur » (Ellison, 2002 : 82). Voici le masque correspondant à l’ acteur qui entre dans son rôle, qui fait penser tout à la fois au 30 Nous traduisons : « He is sexually over-active, irresponsible, and amoral. But it is that very phallicism that signif ies his essential creativity. » L ’ I D I O T e I D E 123 Révélations d’un incestueux « trickster » dans l’ homme invisible de Ralph Ellison manipulateur, à l’ escroc et au prédateur qui cohabitent au sein du trickster Trueblood. Ce dernier arbore également une sorte de maquillage, d’autant plus spectaculaire qu’ il est naturel : une imposante cicatrice sur la joue droite, « à vif et purulente » (Ibid.), couverte de moucherons. Le décor est posé, le costume enf ilé. Il ne reste plus à l’ artiste qu’ à se concentrer. Tel un acteur avant d’entrer en scène, il « se ramass[e] derrière [ses] yeux » (Ibid.). Il peut ainsi accueillir « sans surprise » (Ibid. : 83) la demande de Norton de lui raconter son histoire. Il est prêt et il a l’ habitude de ce genre de requêtes, qu’ il sait exaucer de manière méthodique. « Il était lancé et parlait volontiers. » (Ibid. : 85) L’ aisance, la fluidité, l’ enthousiasme caractérisent ainsi le discours de Trueblood. Telle une didascalie, une remarque du narrateur nous apprend que « Trueblood eutl’ air de […] sourire derrière ses yeux » (Ibid. : 92), que « son visage [était] en feu » (Ibid. : 99). De même, quand il s’agit pour Trueblood de raconter le moment précis de l’ inceste, il sait qu’ il doit emporter l’ adhésion totale du public pendant ce morceau de bravoure. « Il se racla la gorge, ses yeux se mirent à briller et sa voix devint profonde, incantatoire, comme s’il avait conté l’ histoire maintes et maintes fois. » (Ibid. : 85) On sent ici le travail de l’ acteur qui peut réitérer sa performance à la perfection grâce à l’ entraînement et à la maîtrise de son art. Comme dans le Paradoxe du comédien de Diderot, l’ expérience garantit une exécution égale et de qualité, de performance en performance. C’ est bien ici le cas du trickster, qui joue d’intelligence et non d’âme ; les émotions jouées se lisent sur le visage de l’ acteur, mais ce dernier ne les ressent pas. Comme au théâtre, les didascalies marquent les changements de jeu de l’ acteur : « sa voix devint tellement stridente que je sursautai et levai les yeux. » (Ibid. : 95) Ici, le paroxysme de l’ acte sexuel et l’ acmé du récit coïncident. « Trueblood avait l’ air de regarder à travers Monsieur Norton, les yeux vitreux. » (Ibid.) Trueblood semble littéralement revivre la scène ; sa transe d’orateur semble mimer son extase sexuelle, communiquant à son auditoire la tension de l’ instant fatidique où il met sa propre f ille enceinte. L’ aspect menteur et manipulateur du trickster trouve donc 124 L E S C A H I E R S Marie-Caroline Meur chez Trueblood une expression singulière à travers la puissance incantatoire de son récit. Ce dernier fait davantage penser à un chant, la scène se terminant d’ailleurs sur l’ évocation d’un blues puis d’un cantique. Au tout début de l’ épisode, le narrateur précisait stratégiquement qu’ avant l’ incident du viol, « on avait apprécié en lui [Trueblood] […] le conteur de vieilles histoirescar il excellait à leur donner vie par son sens de l’ humour et sa magie verbale » et que « c’ était aussi un bon ténor » (Ibid. : 78). Parole et chant apparaissent ainsi comme deux talents complémentaires. Le discours possède l’ ampleur et l’ apparente spontanéité du chant. Mais il puise aussi son eff icacité dans un travail sur le langage et sur l’ ordonnancement des idées : le récit de Trueblood apparaît en effet habilement agencé, eff icacement mis en mots et en rythme. Il commence par une attitude dégagée du personnage qui ne comprend pas (ou feint de ne pas comprendre) ce qu’ attend de lui Norton. Il lui répond à coups de laconiques « Oui M’ sieur », « Non M’ sieur » ou encore « Oui M’ sieur ? » (Ibid. : 83) ménageant ainsi un effet d’attente qui met Norton tout comme nous, lecteurs, en haleine. Le trickster f init par se lancer dans le récit de la nuit du viol, en suivant des étapes qui soulignent à chaque fois la montée de la tension sexuelle et nerveuse. Trueblood commence par évoquer la jalousie œdipienne qu’ il ressent envers le jeune homme qui courtise sa f ille et se demande si les deux gens ont déjà eu des rapports sexuels. Le lien entre cette réflexion et le fait que Trueblood, pas encore endormi, se sente émoustillé, est exprimé dans des phrases alliant verbes de pensée et verbes de perception comme « je pensais […] je sentais » (Ibid. : 86). La juxtaposition équivaut ici implicitement à un lien de cause à effet. Dans un deuxième temps, on bascule de l’ état de veille au sommeil, transition que marque clairement l’ aff irmation « je suis sans doute parti dans le rêve » (Ibid. : 88). Ce rêve, raconté au présent de narration, enchaîne selon un crescendo enivrant plusieurs images symboliques, dont la plupart renvoient à la fascination ressentie par Trueblood pour les Blancs, pour le sexe et pour l’ argent. Ces trois fantasmes se mêlent, flattant le sentiment de pouvoir qui envahit alors Norton et qui le libè- L ’ I D I O T e I D E 125 Révélations d’un incestueux « trickster » dans l’ homme invisible de Ralph Ellison rent de son carcan de règles morales. Une troisième étape du récit évoque cette fois le réveil : « je me réveille » (Ibid. : 91), annonce l’ orateur. Celui-ci prend conscience qu’ il a pénétré sa f ille. La scène du viol se prolonge au f il de phrases construites sur un rythme binaire : la structure « plus […] plus […] » indique que l’ excitation augmente. Le récit, circonstancié, insiste sur le plaisirplutôt que sur la contrition (Ibid. :92, par exemple). Enf in, la quatrième étape raconte le réveil de Kate, qui, furieuse, tente de blesser Trueblood : fusil, puis pique-feu et enf in hache constituent l’ arsenal offensif de fortune déployé par Kate contre son mari. Au cours d’une scène d’hystérie racontée sous forme de discours direct entre Kate et Jim, le plaisir sadomasochiste culmine jusqu’ à l’ éjaculation. Trueblood conclut son récit en insistant sur l’ ethos du « pervers » diabolique qui est à présent le sien. Tentateur – une symbolique pomme d’api renvoyant au serpent biblique – Trueblood obtient ce qu’ il veut de l’ auditoire : écoute puis récompense. Le public (Norton et le narrateur) est en effet captivé. Norton écoute attentivement (Ibid. : 85, 99-100, par exemple) le récit ; « il écoutait Trueblood si intensément » (Ibid. : 88) ; « il ne me regarda même pas » (Ibid. : 92), note le narrateur qui tente de quitter les lieux. Trueblood, en aff irmant : « tout le monde sauf Jésus Christil aurait bougé », associe l’ auditoire à son acte et banalise ce dernier. Norton est si concentré sur le récit qu’ il n’ interrompt pas une seule fois Trueblood pendant son discours retranscrit au f il de sept pleines pages. La puissance et les effets du spectacle se lisent sur le visage des spectateurs subjugués par le trickster au sommet de son art. La rémunération est proportionnelle à la réussite de la performance : un « billet de banque » (Ibid. :100)de cent dollars conclut le spectacle, sans même que Trueblood ait eu besoin de formuler quelque demande de rétribution que ce soit. Trueblood sait en réalité d’avance qu’ il gagnera quelque chose à soigner son récit. Tous les Blancs « font un détour pour [l]’ aider autrement dit, ils payent pour entendre son histoire et se repaître d’une malsaine excitation sexuelle. Autrefois beaucoup plus pauvre, la famille est maintenant 126 L E S C A H I E R S Marie-Caroline Meur vêtue de vêtements neufs. Cet adjectif est d’ailleurs répété avec insistance tout au long de la scène : dans le jardin se trouvent « deux femmes vêtues de guingan neuf à carreaux bleus et blancs » (Ibid. : 79) ; les enfants portent des « salopettes neuves » et semblent bien nourris, presque « enceints » (Ibid. : 80) ; Trueblood offre quant à lui au regard une « salopette bleue toute neuve » et des « souliers neufs marron clair » (Ibid. : 82). La répétition de cet adjectif témoigne ironiquement d’une aisance f inancière récemment acquise grâce à un acte monstrueux. Trueblood explique que les Blancs lui ont offert différentes formes de rémunération en échange de son récit : ils lui « ont donné à boire, à manger et du tabac ». Comme l’ écrit Lewis Hyde, « les tricksters sont des menteurs inventifs. Ils mentent af in d’avoir des rapports sexuels ou les moyens de cuisiner ou de trouver de la nourriture.31 » (« Tricksters » : 2008) Hyde précise : « Le trickster ment parce qu’ il a un ventre.32 » (Hyde, 1998 : 77) Trueblood évoque son « ventre » à la page 83, terme choisi par les traducteurs comme équivalent de « guts » (Ellison, 1965 : 47) en anglais. Ironie d’un « blackface minstrel » : registre satirique Pourquoi l’ activité du « ventre », des « guts » de Trueblood fascine-t-elle tant et en particulier les Blancs ? Cette fascination excessive repose sur les représentations stéréotypées qu’ ont les Blancs des Noirs dans l’ Amérique des années 40 représentée par Ralph Ellison. Juste avant que Norton ne rencontre Trueblood, notre narrateur raconte en effet que « parfois lorsque des hôtes blancs visitaient l’ école on le [Trueblood] faisait venir en même temps que les membres d’un quatuor de campagne, pour chanter ce que les off iciels appelaient « leurs spirituals primitifs ». Ces « spirituals » sont ensuite caractérisés de « chants aux mélodies sensuelles [qui] impressionnaient fort les visiteurs » blancs. Ils créaient au contraire de la « gêne » chez les auditeurs noirs qui « n’ os[aient] pas rire des sons frustes, aigus, 31 Nous traduisons : « Tricksters are also creative liars. They lie in order to obtain sex or food, or the means to cook or procure food. » 32 Nous traduisons : « Trickster lies because he has a belly. » L ’ I D I O T e I D E 127 Révélations d’un incestueux « trickster » dans l’ homme invisible de Ralph Ellison animaux et plaintifs dont [les] gratif iait Jim Trueblood » (Ellison, 2002 : 78). Les Noirs, eux, sentent bien que Trueblood force le trait et que sa représentation vise à satisfaire l’ attente des Blancs ; ils savent que ces derniers ont une image préconçue du paysan noir censé être dominé par son corps et ses pulsions. Les Blancs en revanche se laissent complètement prendre au jeu. Ils ne se rendent pas compte que Trueblood n’ est qu’ un acteur livrant un spectacle conçu en fonction des goûts de son public. De plus, lorsque Norton et le narrateur s’approchent en voiture de la case de Norton, le trajet en voiture les fait voyager de cliché en cliché. Le narrateur s’empresse d’ailleurs de souligner les images typiques de la campagne noire susceptibles de divertir Norton : une silhouette avec sa houe, un attelage de bœufs avec une charrette déglinguée, la chaleur, les cases en état de totale déréliction. Norton en est d’ailleurs « tout excité ». Trueblood incarne donc pour les Blancs une force brute, « primitive », selon une représentation raciste largement répandue parmi les Blancs à cette époque. Notre narrateur, noir lui aussi, sait bien qu’ il faut s’adapter aux attentes des pontes blancs de l’ université : au volant de la voiture qui conduit Norton, il aff irme : « je savais […] qu’ il est prof itable d’encenser les Blancs riches. Ça me vaudrait peut-être un substantiel pourboire, ou un costume, ou une bourse pour l’ année prochaine. » (Ibid. : 70) Le narrateur est prêt à mentir et à se faire passer pour plus naïf qu’ il ne l’ est si cela flatte Norton et que ce dernier l’ en récompense. Mais ce que n’ avait pas encore compris le jeune héros c’ est que les Blancs préfèrent à une attitude servile et à l’ apparence de faiblesse les manifestations de la puissance sexuelle quasi-animale qu’ ils supposent brûler chez les hommes noirs. Dans cette mesure, Trueblood fait comprendre à l’ apprenti trickster qu’ est le narrateur que l’ image sur laquelle il faut jouer et qu’ il convient d’exagérer à outrance pour obtenir les faveurs des Blancs est celle de la force sexuelle capable de briser les règles sans honte et sans remord33. 33 Un épisode ultérieur du roman conf irmera cette leçon lorsque le narrateur, seul un soir dans un appartement avec une femme blanche, sera invité par celle-ci à la violer. 128 L E S C A H I E R S Marie-Caroline Meur Cette libération des carcans moraux et le sentiment de liberté que procure le spectacle d’un inceste jouissif conf irment l’ image bestiale qu’ ont les Blancs des « primitifs » Noirs. Cela permet également aux Blancs de vivre par procuration des situations autrement quasi-impossibles et d’exprimer leurs propres fantasmes. Il ne faut en effet pas oublier que Norton, avant de rencontrer Trueblood, avait longuement décrit au narrateur sa f ille, f igure angélique, morte très jeune et vénérée par son père. La construction du récit invite clairement à imaginer que le culte voué à la jeune f ille n’ était en réalité qu’ un fort désir incestueux sublimé en adoration de type religieux. Cette interprétation est conf irmée par un détail signif icatif : lorsque Norton sort son porte-monnaie pour offrir cent dollars à Trueblood, « la miniature [représentant la jeune f ille décédée] sertie de platine vint avec, mais cette fois il [Norton] ne la regarda pas » (Ibid. : 100). Le récit de Trueblood semble avoir désacralisé le portrait de la jeune f ille, le père ayant sans doute projeté l’ image de son enfant et la sienne sur celles de Matty Lou et de son père pendant le récit. Les Blancs sont ainsi présentés par Trueblood comme des « gens curieux » ; malsains et pervers faudrait-il ajouter. Trueblood prend en effet un malin plaisir à expliquer comment sa réputation s’est répandue comme une traînée de poudre, lui offrant ainsi l’ influence de l’ orateur et la récompense f inancière qui va de pair. Telle une secte, le groupe des riches Blancs fait circuler le secret de Trueblood qui est alors invité à raconter encore et toujours la même histoire (Ibid. : 84-85). Ce processus est évoqué par Trueblood au f il de longues phrases juxtaposées qui montrent la rapidité de diffusion de la nouvelle du président de l’ université (« j’ lui ai raconté le tout ») jusqu’ au shérif (« il m’ a demandé d’lui raconter », « j’ lui ai dit et il a appelé d’autres types et y m’ ont fait raconter encore. Z’ en avaient jamais assez, de l’ histoire de ma f ille »). Tous, y compris les personnalités représentant l’ ordre moral, intellectuel et légal, sont sous l’ emprise de ce récit. « Et les Blancs se sont mis à venir ici nous voir et nous parler […] de l’ autre bout de l’ État ». Trueblood semble naïf et incrédule : « j’ étais étonné, j’ m’ attendis pas à ça, L ’ I D I O T e I D E 129 Révélations d’un incestueux « trickster » dans l’ homme invisible de Ralph Ellison j’ avais peur ». En bon trickster qui se respecte, il semble innocent et aff irme ne pas comprendre la source du succès qu’ il rencontre. En tout cas, l’ inceste constitue pour lui, paradoxalement, le début d’une lucrative affaire familiale : « j’ ai plus de travail maintenant que jamais avant… » ; « ça marche joliment bien, maint’ nant. » (Ibid. : 85) Détenteur d’une connaissance fondamentale, ayant goûté au fruit défendu de l’ inceste, il est en position de force par rapport aux Blancs qui le supplient de transmettre oralement cette connaissance, sous prétexte de répertorier à l’ écrit son histoire mais en réalité pour assouvir une curiosité malsaine inavouable. La soif d’information des Blancs semble inextinguible. « Ils m’ ont demandé plein de choses », déclare Jim Trueblood. Le trickster a ainsi la satisfaction de voir le Blanc dans la posture du demandeur. Norton n’ en constitue qu’ un exemple, avec ses questions répétées à l’ identique. « Est-ce vrai ? » : la question indique que Trueblood revêt aux yeux de Norton une dimension mythique, caractéristique du trickster. Trueblood a péché et n’ est pas mort, puni par Dieu : il ouvre donc aux autres hommes des perspectives nouvelles… Norton ressent ainsi un « mélange d’envie et d’indignation » (Ibid. : 83). Chaque remarque offusquée de Norton peut alors être comprise simultanément comme un cri de désir, voire de jouissance par orateur interposé. Les symptômes physiques que Norton présente en écoutant le récit de Trueblood semblent proches des manifestations du plaisir physique plutôt que du choc insupportable censé découler de l’ histoire. « Il faut que je lui parle » (Ibid. : 82) : Norton ressent une nécessité absolue d’écouter Trueblood, d’abord exprimée à l’ aide d’un verbe d’obligation à la forme impersonnelle puis d’ordres lapidaires à l’ impératif (« Dépêchezvous », (Ibid. : 83) et enf in d’un autre verbe d’obligation cette fois à la forme personnelle (« Je dois ») qui indique que Norton est comme possédé. La tentation s’avère plus forte que lui et le récit de Trueblood va constituer pour lui un totallaisser-aller, une mise à bas de la raison et de la morale, une parenthèse dans sa vie vertueuse et mesurée. Voilà pourquoi, oubliant toute dignité, il court littéralement vers Trueblood : il « s’élança », « promptement », puis « au pas 130 L E S C A H I E R S Marie-Caroline Meur de course », comme pour soulager « un urgent besoin », troublé au point de souffrir de bégaiement (Ibid. : 83) et de ne pouvoir cacher son « air excité » (Ibid. : 84). Ainsi, tel est pris qui croyait prendre. Ce n’ e st pas tant Trueblood qui apparaît monstrueux à nos yeux que ses auditeurs admiratifs partageant sa terrible jouissance. Le trickster est donc gagnant sur tous les plans. Il échappe au blâme, rejetant l’ o pprobre sur les personnages féminins et attirant l’ a ttention sur le plaisir malsain et compulsif dont se repaissent ses auditeurs blancs. Il joue donc à l’ innocent : f inalement pas vraiment coupable du crime qu’ on lui impute, il feint de ne pas comprendre pourquoi son récit fascine. Il orchestre pourtant ses performances savamment, en adoptant le masque que le public s’attend à voir. Voix rauque et profonde, chant sensuel aux résonances quelque peu animales, idiolecte du paysan, yeux vitreux indiquant un état de transe : voilà notre « blackface minstrel » prêt à divertir l’ audience. Le trickster a en effet revêtu les traits d’un type de clown particulier, né aux ÉtatsUnis durant la première moitié du XIXème siècle. Le maquillage des « blackface minstrels » grossit des traits pour correspondre à des stéréotypes racistes sur les Noirs au cours de performances caricaturales. C’ est bien le rôle que choisit ici Trueblood, prenant ainsi les Blancs à leur propre racisme, les taxant au passage de quelques billets et révélant leurs fantasmes les plus dégradants, entre inceste et violence sadomasochiste. Fonctions narratives et symboliques du trickster Homme invisible, pourquoi chantes-tu ? Pour te nourrir, pour assouvir tes fantasmes. La parole incantatoire est pour toi une stratégie défensive qui manipule tes auditeurs. Homme invisible, comment chantes-tu ? Tu soignes ton maquillage, choisis un rôle dont tu sais qu’ il va plaire, crées l’ illusion que tu es ton personnage. Homme invisible, qui es-tu ? Tu es un trickster, en partie divin (tu as le pouvoir de la connaissance), en partie humain (tu manges et dors), en partie animal (tu n’ obéis à aucune règle) (The Columbia L ’ I D I O T e I D E 131 Révélations d’un incestueux « trickster » dans l’ homme invisible de Ralph Ellison Electronic Encyclopedia, 2007). Tu apparais menteur, (faussement ?) naïf, avide de nourriture et de sexe. Tu acquiers une dimension mythique aux yeux de ceux qui te payent, en les trompant sur ton propre compte mais en leur révélant de terribles vérités sur euxmêmes. Entre clown et picaro, Jim Trueblood joue dans le roman le rôle d’initiateur pour le narrateur qui comprendra au fur et à mesure comment devenir un trickster. Étrangement, sur le chemin de l’ invisibilité, se trouve un « blackface minstrel » original, scandaleusement sympathique, qui exhibe clownesquement sa monstruosité. Dans un récit pétri de références à la psychanalyse freudienne et notamment à l’ interprétation des rêves, Jim Trueblood dévoile, par delà le bien et le mal, les tristes règles du jeu social américain de l’ époque. La littérature noire américaine a fréquemment fait de la f igure du trickster la preuve qu’ il est possible de renverser un système d’oppression de l’ intérieur. Ce qui semble remarquable chez Ellison est l’ intrication et l’ intensité du souffle fantasmatique et de l’ acidité comique alors même que le roman baigne en plein tragique : l’ inceste certes, mais surtout plus largement le racisme qui ronge la société. Ellison, dans la préface d’Invisible Man, conf irme combien il fustige « la ténacité dont peuvent se charger les fauxfuyants moraux d’une nation quand on leur offre les atours des stéréotypes sociaux, et la facilité avec laquelle un pays peut transformer en farce de blackface minstrels son expérience tragique la plus profonde » (Ellison, 2002 : 27). Bibliographie : The Columbia Electronic Encyclopedia, (2007). « Tricksters », (2008), [http ://faculty.gvsu.edu/websterm/Tricksters. htm]. DIDEROT D. (2000) Paradoxe sur le comédien, Paris, Flammarion. ELLISON R. (1965) Invisible man, London, Penguin Books. ELLISON R. (2002) Homme invisible, pour qui chantes-tu ?, trad. M. MERLE et R. MERLE, Paris, Grasset, coll. Les cahiers rouges. 132 L E S C A H I E R S Marie-Caroline Meur ELLISON R. (1995) The Collected essays of Ralph Ellison, John Callahan (ed.), New York, Modern Library. FREUD S., (2007) Sur le rêve, Paris, Gallimard, coll. Folio Plus Philosophie. HYDE L. (1998) Trickster Makes This World : Mischief, Myth, and Art., New York, Farrar, Straus and Giroux. LEEMING D. A. and JAKE P. (1996) God : Myths of the Male Divine, New York, Oxford UP. PINCONNAT C., SERRIER T. et TETTAMANZI R. (2003) Échos picaresques dans le roman du XXème siècle, Paris, Atlande. RADIN P. (1956) The Trickster, A Study in American Indian Mythology, with Commentaries, Londres, Routledge & Kegan Paul. L ’ I D I O T e I D E 133