L`expertise en matière civile : la Chambre mixte navigue entre licéité

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L`expertise en matière civile : la Chambre mixte navigue entre licéité
Revues
Lexbase Hebdo édition privée n˚510 du 20 décembre 2012
[Procédure civile] Chronique
Chronique de procédure civile — Décembre 2012
N° Lexbase : N5073BT3
par Etienne Vergès, Professeur à l'Université de Grenoble, Membre
de l'Institut universitaire de France
Lexbase Hebdo — édition privée vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique trimestrielle d'actualité en procédure civile réalisée par Etienne Vergès, agrégé des facultés de droit et Professeur à l'Université de Grenoble II, membre de l'Institut universitaire de France. Cette chronique est très largement
consacrée à l'expertise en matière civile, à travers deux arrêts d'importance rendus par la Chambre mixte
le 28 septembre 2012, et dont il ressort, en premier lieu, que l'expertise amiable est une preuve admissible
dès lors qu'elle a été régulièrement versée aux débats et soumise au débat contradictoire ; mais que le juge
ne peut se fonder exclusivement sur cette pièce (Cass. mixte, 28 septembre 2012, n˚ 11-18.710, P+B+R+I),
et en second lieu, que l'expertise irrégulière ne peut être attaquée par la voie de l'inopposabilité, seules les
règles relatives à la nullité lui étant applicables (Cass. mixte, 28 septembre 2012, n˚ 11-11.381, P+B+R+I). La
chronique revient, par ailleurs, sur un arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation
le 24 octobre 2012 à propos de l'audition de droit d'un mineur en justice (Cass. civ. 1, 24 octobre 2012,
n˚ 11-18.849, F-P+B+I), ainsi que sur un arrêt de la troisième chambre civile, en date du 17 octobre 2012,
portant illustration d'une demande nouvelle en appel, autorisée par le code (Cass. civ. 3, 17 octobre 2012,
n˚ 10-25.848, FS-D).
I — L'expertise en matière civile : la Chambre mixte navigue entre licéité et preuve légale
– L'expertise amiable est une preuve admissible dès lors qu'elle a été régulièrement versée aux débats et
soumise au débat contradictoire. Mais le juge ne peut se fonder exclusivement sur cette pièce (Cass.
mixte, 28 septembre 2012, n˚ 11-18.710, P+B+R+I N° Lexbase : A5412ITM)
L'expertise amiable est une preuve qui fait débat depuis plusieurs décennies. Déjà, dans un arrêt rendu en 1963, la
Cour de cassation avait à statuer sur l'admissibilité et la valeur probante d'une preuve qualifiée de "rapport d'expert
officieux" (1). L'expertise amiable n'est pas définie en procédure. Elle se comprend essentiellement par rapport
à l'expertise judiciaire visée aux articles 263 (N° Lexbase : L1796H4B) et suivants du Code de procédure civile.
L'expertise judiciaire est une mesure d'instruction exécutée par un technicien destinée à éclairer une question de
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fait. L'expertise amiable peut donc se définir comme un mode de preuve ayant recours à un technicien, qui n'est
pas ordonné par le juge, mais qui a été réalisé à l'initiative d'une partie. L'expression "expertise privée" serait plus
judicieuse mais la Cour de cassation ne l'a jamais utilisée.
Expertise amiable et expertise judiciaire : des rapports de concurrence. L'expertise amiable suscite la suspicion car elle soulève une délicate question du rapport entre le juge et l'expert (2). Le modèle français de l'expertise
est construit sur la base d'un encadrement du savoir scientifique par la procédure. Qu'il s'agisse de la sélection des
experts sur une liste ou de l'obligation d'impartialité de l'expert, le système est construit sur une tentative de garantir
a priori la qualité de l'expertise. Dans ce modèle, l'expert n'est pas celui d'une partie, mais celui de la justice. Il ne
défend pas une thèse, mais doit établir la réalité des faits sur la base d'un constat objectif. Cette vision de l'expert a
une incidence sur les rapports qu'entretiennent l'expertise -pris comme mode de preuve— et le juge. Ces rapports
sont ambigus car le principe de la liberté de la preuve donne un grand pouvoir au juge pour apprécier la valeur
probante de l'expertise. Par principe, l'expertise n'est pas supérieure aux autres preuves. Mais en pratique, la procédure de l'expertise -qui a pour objectif d'en garantir la fiabilité— a également pour effet de donner à cette preuve
scientifique une force probante élevée. Le droit a institué un processus de certification de l'expertise qui donne à
l'expertise une grande force de persuasion.
Dans un tel contexte, l'expertise amiable se trouve placée dans une position inférieure à l'expertise judiciaire. Le
technicien qui effectue cette mesure n'est pas inscrit sur la liste des experts d'une juridiction. Il n'est pas requis
par le juge mais sollicité par l'une des parties qui rémunère ses services et peut entretenir des relations d'affaires
régulières avec lui. La certification et l'indépendance de l'expert ne sont donc pas garanties par la procédure. En la
comparant avec l'expertise judiciaire, on pourrait être tenté de dénier toute valeur à la procédure d'expertise amiable.
Pourtant, le recours aux experts par les parties privées est courant, qu'il s'agisse du contentieux de l'assurance, de
la construction, ou de l'évaluation immobilière.
Face à la masse des rapports d'expertise produits en justice par les parties, deux questions se posent traditionnellement à la Cour de cassation.
1. L'expertise amiable est-elle recevable en justice, alors même que la procédure n'a pas été menée dans le respect
du principe du contradictoire, les adversaires n'ayant pas pu assister aux opérations d'expertise ?
2. A condition qu'elle doit recevable, l'expertise amiable permet-elle au juge de faire droit à la prétention si elle
constitue le seul mode de preuve au soutien de cette prétention ?
La solution de la Chambre mixte. C'est à ces deux questions que devait répondre la Chambre mixte de la Cour
de cassation dans l'arrêt commenté. En l'espèce, un camping-car avait été détruit par un incendie et l'assureur avait
indemnisé son propriétaire. Ce dernier avait ensuite mandaté un expert pour connaître la cause de l'incendie et le
rapport d'expertise avait conclu que l'origine du sinistre se situait dans un défaut de câblage de la centrale électrique
du véhicule. L'assureur s'était donc retourné contre le constructeur du véhicule pour obtenir le remboursement de
l'indemnité versée à l'assuré. Il produisait le rapport d'expertise amiable en justice.
La cour d'appel de Paris (3) débouta l'assureur de sa demande en se fondant sur un motif non dénué d'ambiguïté.
Les juges du fond estimèrent que l'expertise, dépourvue de caractère contradictoire, était insuffisante à établir le
bien-fondé de la demande ; alors même que la partie adverse en contestait la pertinence et en relevait les insuffisances techniques. La cour d'appel semblait donc se concentrer sur l'appréciation de la valeur probante de
l'expertise amiable en admettant implicitement sa recevabilité. Toutefois, dans son argumentation, elle utilisait le
caractère non-contradictoire du rapport, sans que l'on ne comprenne exactement quelle en était la conséquence
sur le plan procédural.
Dans son pourvoi, l'assureur invoquait une jurisprudence bien établie selon laquelle l'expertise amiable peut valoir à
titre de preuve dès lors qu'il est soumis à la libre discussion des parties. Il excipait aussi le défaut de motif de l'arrêt
d'appel qui s'était contenté de reproduire les prétentions de la partie adverse, sans procéder à sa propre analyse
du rapport.
La Cour de cassation était donc saisie des deux questions portant à la fois sur la recevabilité de l'expertise amiable
et sur sa valeur probante. L'une de ces questions ayant donné lieu à des divergences entre chambres, l'affaire a
été confiée à la Chambre mixte.
L'arrêt rendu présente une grande clarté. La Cour de cassation affirme que "si le juge ne peut refuser d'examiner une
pièce régulièrement versée aux débats et soumise à la discussion contradictoire, il ne peut se fonder exclusivement
sur une expertise réalisée à la demande de l'une des parties".
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La Chambre mixte achève ainsi la construction du régime juridique de l'expertise amiable qui avait donné lieu à des
mouvements jurisprudentiels parfois contradictoires.
La recevabilité de l'expertise amiable. Sur la recevabilité de l'expertise amiable, les chambres de la Cour de
cassation avaient abouti à une jurisprudence relativement homogène qui consistait à admettre en justice l'expertise amiable versée au débat et soumise à la discussion des parties (4). La première chambre civile avait initiée
cette jurisprudence en 1963 (5), et avait repris cette solution à de nombreuses reprises au visa de l'article 16 du
Code de procédure civile (N° Lexbase : L1133H4Q) (6) La deuxième chambre civile avait suivi ce courant en se
fondant sur l'article 6 § 1 de la CESDH (N° Lexbase : L7558AIR) combiné avec le principe du contradictoire (7). La
troisième chambre civile retenait une solution identique en faisant référence aux règles relatives à la communication des pièces (8), insinuant ainsi que le rapport d'expertise amiable devait être traité comme une pièce ordinaire.
La Chambre commerciale suivait la même argumentation en considérant qu'un rapport technique valait comme
élément de preuve soumis à la libre discussion des parties (9).
Au milieu de ce courant jurisprudentiel, certains arrêts semblaient adopter une position contraire. Ainsi, dans un
arrêt du 6 novembre 2001 (10), la première chambre civile approuvait une cour d'appel d'avoir écarté une expertise
amiable qui n'était pas contradictoire. Mais l'arrêt ne disait pas en quoi le contradictoire avait été violé. L'arrêt ne
précisait pas si la mesure avait été accomplie à l'insu d'une partie ou si le rapport n'avait pas été communiqué
l'instance.
Cette relative homogénéité de la jurisprudence a permis à la Chambre mixte de confirmer la tendance générale
qui avait admis la recevabilité du rapport d'expertise amiable. Cette solution n'est guère surprenante. Le rapport
d'expertise amiable est une pièce de la procédure. Dès que la preuve est libre, le juge n'a pas de raison juridique
valable pour écarter une pièce a priori. Certes, l'opération d'expertise n'a pas été conduite de façon contradictoire,
mais il en est ainsi des autres modes de preuve. Par exemple, dans un arrêt du 9 mai 2012 (11), la troisième chambre
civile a jugé qu'un constat d'huissier de justice, même non contradictoirement dressé, valait à titre de preuve dès
lors qu'il était soumis à la libre discussion des parties. On en déduit logiquement que le contradictoire n'impose pas
les mêmes contraintes lorsqu'une preuve est produite par une partie, que lorsqu'elle est recherché au moyen d'une
mesure d'instruction. Plus encore, le droit de produire une pièce est aujourd'hui consacré officiellement à travers le
principe du droit à la preuve (12).
En réalité, le problème principal de l'expertise amiable réside dans le rapport qu'il entretien avec l'expertise judiciaire.
On se trouve alors dans un contexte de concurrence des preuves. L'expertise judiciaire est soumise à une procédure
lourde, qui impose le respect du contradictoire dans le déroulement de l'opération. L'expert doit prendre en compte
les observations et réclamation des parties ; ces dernières peuvent demander que soient posées des questions à
l'expert ou encore assister aux opérations d'expertise. Enfin, l'expert peut être récusé par l'une des parties. Cette
procédure contraignante ne s'impose pas s'agissant de l'expertise amiable. Dès lors, une partie peut être tentée
d'avoir recours une telle preuve, facile et rapide à obtenir, plutôt que d'attendre que soit ordonnée une mesure
d'instruction durant le procès.
Dans un tel contexte l'expertise amiable possède un avantage concurrentiel évident vis-à-vis de l'expertise judiciaire,
alors même qu'elle présente des garanties moindres. Pour résoudre cette difficulté, la Cour de cassation a choisi
de réduire la force probante de l'expertise amiable.
La force probante réduite de l'expertise amiable. Cette question était plus délicate à trancher car elle faisait l'objet
de jurisprudences divergentes au sein des chambres de la Cour de cassation (13). En affirmant que le juge "ne peut
se fonder exclusivement sur une expertise réalisée à la demande de l'une des parties", la Chambre mixte tranche
cette question et donne à l'expertise amiable une force probante relative. Pour emporter la conviction du juge,
l'expertise amiable devra nécessairement être corroborée par des éléments extérieurs. Par exemple, dans l'arrêt
du 6 novembre 1963 précité, l'action du demandeur dans le domaine de la construction s'appuyait sur une expertise
amiable corroborée par un procès-verbal de réception définitive et par une lettre du maire de la commune. A l'inverse
dans l'arrêt étudié, l'assureur qui agissait contre le constructeur du véhicule incendié fondait exclusivement ses
prétentions sur le rapport de son expert. Ce constat établi par la cour d'appel a permis à la Cour de cassation de
rejeter le pourvoi.
La diminution de la force probante de l'expertise amiable repose sur plusieurs arguments d'opportunité. L'avocat
général a ainsi expliqué que la production d'une expertise amiable place l'une des parties dans une situation avantageuse par rapport à l'autre et pourrait inciter le juge à ne pas ordonner l'expertise judiciaire. L'expertise amiable
biaiserait alors le procès et constituerait une atteinte à l'égalité des armes. A l'inverse, le juge pourrait être tenté de
contrebalancer l'expertise amiable en ordonnant une expertise judiciaire et l'impératif d'efficacité de la procédure
s'en trouverai atteint.
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Ces arguments sont peu convaincants. L'expertise amiable est une preuve parmi d'autre et il n'y a aucune raison
de penser qu'une partie qui détient une preuve est placée dans une position supérieure à l'autre. Rien n'interdit
à l'adversaire de faire pratiquer sa propre expertise. Par ailleurs, en présence d'une seule expertise amiable, le
juge demeure libre d'apprécier sa valeur probante. Dans un domaine où la preuve est libre, le juge statue par
principe selon son intime conviction. Cette règle d'application générale est corroborée par l'article 246 du Code de
procédure civile (N° Lexbase : L1755H4R) selon lequel "le juge n'est pas lié par les constatations ou les conclusions
du technicien". Cette disposition, applicable aux mesures d'instruction ordonnées par le juge, s'applique a fortiori
aux preuves scientifiques produites par les parties. En d'autres termes, dans un système de preuves libres, il n'est
pas nécessaire de définir à l'avance la valeur probante d'une pièce puisque l'esprit de ce système repose sur la
confiance donnée au juge dans l'appréciation des éléments produits devant lui. Il n'existe pas de différence entre les
divers modes de preuves, ni entre les éléments présentés devant le juge. Les "indices", les "renseignements", voire
les "simples renseignements", les "pièces", les "éléments", ont tous le même statut juridique. Leur valeur probante
n'est pas prédéterminée et il n'existe pas de hiérarchie entre ces preuves (14).
L'héritage historique de la solution. Mais le système français de la preuve civile reste dominé par son histoire
et l'idée de distinguer les preuves selon leur force probante persiste, comme en témoigne, par exemple, l'article
2 de la loi n˚ 2010-1609 du 22 décembre 2010 (N° Lexbase : L9762INU), qui dispose que les constatations des
huissiers font foi jusqu'à preuve contraire. La hiérarchie des preuves existe donc, de façon résiduelle, dans la
loi, mais également en doctrine. Par exemple, un auteur a pu déduire de l'arrêt commenté une distinction entre
"preuve constituée" et "simple indice" (15). Dans le même esprit, on trouve couramment en doctrine, les expressions
"reine des preuves" (16) ou "preuve parfaite" pour qualifier des pièces dont la valeur probante est considérée
comme supérieure. Certains magistrats à la Cour de cassation partagent cette vision, comme le montre la formule
utilisée par un avocat général qui considère que l'expertise judiciaire annulée "perd sa force probatoire de mesure
d'instruction" mais doit pouvoir être retenue "à titre de simple renseignement". Et le même magistrat reconnait plus
loin qu'une expertise, si elle est inopposable, doit tout de même être considérée comme un "élément de preuve
ordinaire" (17). Dans l'inconscient collectif des juristes, les preuves n'ont pas toutes la même valeur, bien que le
droit ne distingue pas entre elles.
L'arrêt de la Chambre mixte du 28 septembre 2012 explore une autre manière de réduire la force probante de
l'expertise amiable. Elle considère que le juge ne peut s'appuyer sur le seul fondement de l'expertise pour admettre
la prétention de la partie qui produit cette pièce. C'est une méthode nouvelle qui repose sur l'absence de fiabilité
de l'expertise amiable. On retrouve ici la règle de l'ancien droit exprimée par l'adage testis unus, testis nullus, qui
faisait qu'un témoignage seul ne constituait qu'une demi-preuve. Sous l'ancien régime, en présence d'un témoin
unique, le juge devait déférer le serment comme complément de preuve (18). La règle rejaillit au XXIème siècle à
propos de l'expertise amiable, comme si cette preuve devait entraîner une plus grande suspicion que le témoignage,
dont l'appréciation est aujourd'hui tout à fait libre. Bien que surprenante, cette solution a été consacrée par le
passé à propos d'une expertise judiciaire annulée. Dans un arrêt du 23 octobre 2003 (19), la deuxième chambre
civile a décidé que "les éléments d'un rapport d'expertise annulé ne peuvent être retenus à ce titre que s'ils sont
corroborés par d'autres éléments du dossier". La solution est ici identique. Les éléments d'une expertise annulée
sont recevables, mais leur valeur est réduite à celle d'une demi-preuve.
Conclusion. La méthode retenue par la Cour de cassation surprend, car la Haute juridiction introduit dans le droit
de la preuve un élément de légalité (20) qui lie le juge. On peut comprendre la volonté de la Cour de cassation
de distinguer la valeur probante de l'expertise judiciaire et de l'expertise amiable, tant ces deux modes de preuve
présentent des garanties de fiabilité très différentes. Mais on peut se demander, à l'inverse, si la fiabilité de la preuve
ne devrait pas relever exclusivement de l'office du juge. S'il n'existe pas de principe général relatif à la fiabilité de
la preuve, c'est peut-être en raison de la logique du système, qui veut que cette question soit intimement attachée
à l'appréciation des preuves et donc à l'intime conviction du juge.
Sur le plan pratique, la solution risque d'entraîner des effets pervers. Si une partie détient une expertise amiable
comme seule preuve, elle se verra dans l'obligation de solliciter en plus une expertise judiciaire pour que sa prétention puisse être accueillie en justice. En réduisant la force probante de l'expertise amiable, la Chambre mixte
navigue à contresens du mouvement contemporain qui vise à accroître l'efficacité procédurale.
– L'expertise irrégulière ne peut être attaquée par la voie de l'inopposabilité. Seules les règles relatives à la
nullité lui sont applicables (Cass. mixte, 28 septembre 2012, n˚ 11-11.381, P+B+R+I N° Lexbase : A5411ITL)
Le second arrêt rendu en Chambre mixte le 28 septembre 2012 aborde l'expertise sous un angle tout à fait différent. Il s'agissait en l'espèce de savoir si une expertise judiciaire, qui avait été menée en violation du principe du
contradictoire, devait être déclarée inopposable aux autres parties ou devait être attaquée par la voie de la nullité.
En l'espèce, un litige opposait une compagnie d'assurance à un assuré à propos d'une rente d'invalidité. Au cours
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du procès, une expertise avait été ordonnée par le juge mais l'assureur n'avait pas été convoqué aux opérations
d'expertise. Pourtant, la cour d'appel s'était fondée sur cette expertise pour condamner l'assureur au paiement des
indemnités qui lui étaient réclamées.
Dans son pourvoi, l'assureur reprochait à l'arrêt d'appel de s'être fondé sur une expertise qui était " inopposable "
en raison de son irrégularité.
La Cour de cassation a rejeté le pourvoi.
Dans un premier temps, elle affirme que "les parties à une instance au cours de laquelle une expertise judiciaire
a été ordonnée ne peuvent invoquer l'inopposabilité du rapport d'expertise en raison d'irrégularités affectant le
déroulement des opérations d'expertise, lesquelles sont sanctionnées selon les dispositions de l'article 175 du Code
de procédure civile qui renvoient aux règles régissant les nullités des actes de procédure". En d'autres termes, elle
écarte la sanction de l'inopposabilité et lui préfère celle de la nullité.
Dans un second temps, elle relève que "la société ne réclamait pas l'annulation du rapport d'expertise dont le
contenu clair et précis avait été débattu contradictoirement devant elle" et elle en déduit que la cour d'appel pouvait
tenir compte du rapport de l'expert pour rendre sa décision.
La question que posait cette espèce était importante. Il ne s'agissait pas seulement de régler les problèmes liés
au non-respect du contradictoire durant la réalisation de l'expertise, mais également de trancher la question de
l'opposabilité de l'expertise aux parties intervenues dans l'instance après sa réalisation. A ces deux hypothèses
classiques s'ajoute la situation dans laquelle l'expertise réalisée au cours d'une instance est produite dans une
autre instance impliquant des tiers à la première instance. De façon synthétique, le contradictoire pouvait s'imposer
au moment de l'expertise entre les parties constituée, ou il pouvait produire ses effets à l'égard de tiers devenus
parties après le déroulement des opérations d'expertises.
Face à cette diversité de situations, la question de la sanction adéquate se posait avec une certaine acuité. En effet,
une expertise peut avoir été conduite de façon parfaitement régulière, mais être inopposable à une partie intervenue
tardivement dans la procédure. Ainsi, l'inopposabilité est une sanction plus vaste que la nullité, puisqu'elle ne frappe
pas directement la mesure d'instruction, mais elle concerne l'effet de la preuve à l'égard des tiers. Une expertise
régulière peut ainsi être opposable entre les parties qui ont assisté à l'opération et être inopposable à une personne
qui est intervenue postérieurement dans la procédure (par exemple, un assureur appelé en garantie).
La nullité de l'expertise est prévue à l'article 175 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1574H43), lequel renvoi
aux règles générales applicables aux nullités. Ce qui signifie que la nullité d'une expertise ne peut, en principe, être
prononcée que pour un vice de forme (21). La procédure est donc rigoureuse puisque la partie qui souhaite obtenir
l'annulation de l'expertise doit prouver que l'irrégularité lui a causé un grief. Par ailleurs, l'annulation de l'expertise
n'empêche par juge de puiser dans le rapport des éléments qui pourront être pris en compte dans sa décision
s'ils sont corroborés par d'autres preuves (22). Autrement dit, la nullité est une sanction plus difficile à obtenir que
l'inopposabilité, et ses effets sont moins efficaces.
Pour éviter de tomber dans les rigueurs du régime des nullités, certaines chambres de la Cour de cassation ont
développé des solutions originales. Par exemple, dans un arrêt du 24 novembre 1999 (23), la deuxième chambre
civile a affirmé que les juges du fond n'avaient pas à constater l'existence d'un grief pour annuler le rapport d'un
expert qui n'avait pas convoqué un avocat aux opérations d'expertise. Autre exemple, la troisième chambre civile
a évincé la nullité en considérant qu'une expertise non-contradictoire devait être écartée des débats sur le seul
fondement de l'article 16 du Code de procédure civile (24).
La question de la sanction d'une expertise non-contradictoire en soulève une autre plus générale, qui concerne
la sanction des preuves illicites. Certains auteurs ont mené des études sur la terminologie utilisée par la Cour de
cassation pour évincer une preuve illicite et ont montré que cette terminologie était aléatoire (25). La preuve peut
ainsi être déclarée "inadmissible", "irrecevable", "inopposable", "écartée des débats" ou "nulle". Certaines de ces
sanctions ont un régime clairement défini par le code (la nullité). D'autres sanctions sont visées par la jurisprudence
et leur usage pourrait être cantonné à des situations spécifiques. Il en est ainsi de l'inopposabilité, qui pourrait
s'appliquer aux expertises ordonnée au cours d'une procédure et opposée à des personnes qui n'étaient pas encore
partie à la procédure au moment de l'expertise. D'autres sanctions sont prévues par le Code de procédure civile,
mais leur régime juridique est inexistant, ou plutôt réduit à sa plus simple expression. Ainsi, l'article 135 (N° Lexbase :
L1477H4H) dispose que "le juge peut écarter du débat les pièces qui n'ont pas été communiquées en temps utile"
et la jurisprudence étend cette sanction à d'autres irrégularités procédurales.
Dans l'avis de l'avocat général et dans le rapport du conseiller rapporteur, l'étude de la jurisprudence de la Cour de
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cassation sur ces questions complexes donne lieu à de longues listes d'arrêts qui proposent des solutions dont la
diversité appelait une clarification de la part de la Chambre mixte.
Cette clarification n'est que partielle. D'un côté, la Cour de cassation affirme que les parties à une instance au cours
de laquelle une expertise judiciaire a été ordonnée ne peuvent invoquer l'inopposabilité du rapport d'expertise. Seule
la nullité constitue alors la sanction possible de l'irrégularité. D'un autre côté, la solution suggère de nombreuses
questions :
1. La sanction de la nullité semble se cantonner aux "parties à une instance en cours". Doit-on considérer a contrario
que l'expertise sera inopposable aux personnes qui ne sont pas parties à cette instance lorsque l'expertise sera
produite dans un autre procès ou devant un autre ordre de juridiction (en appel par exemple) ? Autrement dit, les
tiers à l'instance conservent-ils un droit de soulever l'inopposabilité de l'expertise ?
2. Si un tiers intervient dans l'instance postérieurement à l'opération d'expertise. Peut-il soulever la nullité de la
mesure d'instruction pour violation du contradictoire à son égard, alors même que l'opération était parfaitement
régulière avant l'intervention du tiers ?
3. La Cour de cassation vise l'article 175 du Code de procédure civile qui renvoie aux règles régissant les nullités
des actes de procédure. Doit-on déduire de ce rappel au droit commun des nullités, que la jurisprudence antérieure
visant à écarter l'exigence du grief est remise en cause par l'arrêt ?
Conclusion. A première vue, l'arrêt de la Chambre mixte sur la sanction des irrégularités des opérations d'expertise
semble apporter une solution nette et mettre fin aux divergences d'interprétations jurisprudentielles. En réalité, les
questions soulevées par l'irrégularité de l'expertise étaient trop nombreuses et trop complexes pour qu'un seul arrêt
suffise à y répondre. L'avis non conforme de l'avocat général est éclairant à cet égard. Le Haut magistrat distingue
systématiquement le cas des parties présentes à l'instance et celles absentes. Il s'agit là de situations tout à fait
différentes car dans le premier cas, l'expertise en l'absence d'une partie est irrégulière et peut être annulée. Dans le
second cas, l'expertise en l'absence du tiers est régulière, mais elle ne devrait pas être opposable. L'arrêt commenté
ne tranche qu'une question parmi d'autres et l'on peut imaginer que la Cour de cassation devra achever, dans les
années à venir, son œuvre de clarification du régime juridique de cette mesure d'instruction.
II — Jurisprudences récentes
– Audition de droit d'un mineur en justice (Cass. civ. 1, 24 octobre 2012, n˚ 11-18.849, F-P+B+I N° Lexbase :
A8870IU3)
Dans le prolongement du droit à la preuve qui avait fait l'objet de notre précédente chronique (26), la Cour de
cassation vient de consacrer un droit spécial lié à l'audition de l'enfant en justice.
L'article 388-1 du Code civil (N° Lexbase : L8350HW8) prévoit que le mineur capable de discernement peut être
entendu en justice. L'article 388-2 (N° Lexbase : L8351HW9) ajoute que la demande d'audition du mineur peut être
présentée par lui où l'une des partie à tout état de la procédure et même pour la première fois en appel.
Dans une procédure de divorce entre ses parents, un mineur avait été entendu par les premiers juges et, le lendemain de l'audience de plaidoiries, avait sollicité une nouvelle audition. La cour d'appel n'avait pas fait droit à cette
demande en considérant que le mineur ne pouvait "exiger d'être entendu".
La Cour de cassation censure cette décision en affirmant que l'audition de l'enfant est "de droit lorsqu'il en fait la
demande".
On signalera que la solution n'est qu'une reprise de l'article 388-1, alinéa 2, qui dispose expressément que "cette
audition est de droit lorsque le mineur en fait la demande". L'arrêt ajoute simplement que ce droit ne disparait pas
avec la première audition de l'enfant. Il implique que l'enfant puisse exiger d'être entendu plusieurs fois à l'occasion
d'un même litige.
– Evolution du litige : illustration d'une demande nouvelle autorisée par le code (Cass. civ. 3, 17 octobre
2012, n˚ 10-25.848, FS-D N° Lexbase : A7267IUP)
L'article 564 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L0394IGP) définit l'équilibre entre l'immutabilité et l'évolution
du litige en appel. Par principe, les demandes nouvelles sont irrecevables lorsqu'elles sont présentées pour la
première fois en appel. Par exception, sont admises les prétentions destinées à opposer compensation, à faire
écarter les prétentions adverses ou faire juger les questions nées de l'intervention d'un tiers, ou de la survenance
ou de la révélation d'un fait.
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Dans l'espèce étudiée, un litige portait sur la revendication de propriétés immobilières. En appel, l'une des parties avait produit une pièce nouvelle et son adversaire arguait le faux, tout en demandant des dommages-intérêts
consécutifs à la production du faux.
Cette demande en dommages-intérêts était évidemment nouvelle, mais la Cour de cassation l'a jugée recevable
puisqu'elle était née d'un fait nouveau révélé en appel : la production d'un faux.
Cet arrêt illustre de façon intéressante l'hypothèse de la révélation d'un fait en appel, qui justifie la recevabilité
d'une demande nouvelle. Ce fait peut porter sur le fond du litige, mais il peut également naître, comme c'est le
cas en l'espèce, du contentieux procédural lié à une preuve. Si la pièce produite en appel se révélait fausse, cette
manœuvre frauduleuse de l'adversaire était susceptible de donner lieu à une action en responsabilité civile.
L'arrêt montre une nouvelle fois que l'appel a été conçu comme une voie d'achèvement du litige dans le Code de
procédure civile de 1975. Cette nature nécessite parfois de juger ensemble des questions certes connexes, mais
bien différentes : ici un contentieux sur un droit de propriété et un autre sur une action en responsabilité civile liée
à une preuve fausse.
(1) Cass. civ. 1, 6 novembre 1963, n˚ 62-10 325 (N° Lexbase : A1276IZB), Bull. civ. I, n˚ 481.
(2) Cf. sur ce thème parmi l'abondante littérature : O. Leclerc, Le juge et l'expert : contribution à l'étude des rapports
entre le droit et la science, LGDJ, 2005 ; L. Dumoulin, L'expertise judiciaire dans la construction du jugement : de la
ressource à la contrainte, Droit et Société, 2000, p. 199.
(3) CA Paris, Pôle 2, 5ème ch., 29 mars 2011, n˚ 08/21 754 (N° Lexbase : A8590HM4).
(4) L'ensemble des arrêts cités ci-dessous sont cités dans l'avis de l'avocat général disponible sur le site de la Cour
de cassation.
(5) Cass civ. 1, 6 novembre 1963, préc..
(6) Not. Cass civ. 1, 18 octobre 2005, n˚ 04-15.816, F-D (N° Lexbase : A0313DL8).
(7) Cass civ. 2, 7 novembre 2002, n˚ 01-11.672, FS-P+B (N° Lexbase : A6802A3C).
(8) Cass civ. 3, 23 mars 2005, n˚ 04-11.455, FS-P+B (N° Lexbase : A4269DHL).
(9) Cass. com., 17 mai 1994, n˚ 92-13.542 (N° Lexbase : A6898AB4).
(10) Cass civ. 1, 6 novembre 2001, n˚ 99-10.510, F-D (N° Lexbase : A0611AXW).
(11) Cass. civ. 3, 9 mai 2012, n˚ 10-21.041, F-D (N° Lexbase : A1197ILW), Procédures, n˚ 7, juillet 2012, comm.
210, R. Perrot.
(12) Cass. civ. 1, 5 avril 2012 n˚ 11-14.177, F-P+B+I (N° Lexbase : A1166IIZ) ; cf. notre Chronique de procédure
civile — Novembre 2012, Lexbase Hebdo n˚ 506 du 22 novembre 2012 — édition privée (N° Lexbase : N4534BT4).
(13) Pour un aperçu synthétique de ces divergences, S. Amrani-Mekki, Expertise et contradictoire, vers une cohérence procédurale ?, JCP éd. G, 2012, II, 1200.
(14) Cette remarque générale ne vaut évidemment pas pour les modes de preuves spécifiques dont la force probante est définie par la loi : preuves faisant foi jusqu'à preuve contraire, jusqu'à inscription de faux etc. cf. infra.
(15) S. Amrani-Mekki, préc..
(16) Par ex. à propos de la preuve écrite, S. Hocquet-Berg, Idées fausses et vraies questions sur la preuve du
paiement, RCA, novembre 2010, étude 12.
(17) Avis de M. Mucchielli, avocat général sous Cass. mixte, 28 septembre 2012, n˚ 11-11.381, P+B+R+I (N° Lexbase : A5411ITL).
(18) Danty, Traité de la preuve par témoins en matière civile, Paris, éd. C. Osmont, 1680, p. 82.
(19) Cass civ. 2, 23 octobre 2003, n˚ 01-15.416, F-P+B (N° Lexbase : A9363C9N). Dans le même sens, Cass. com.,
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6 octobre 2009, n˚ 08-15.154, F-D (N° Lexbase : A8732ELY).
(20) Bien que la règle soit jurisprudentielle, nous faisons ici référence au système des preuves légales.
(21) La liste des nullités de fond étant, par ailleurs, limitative.
(22) Cass civ. 2, 23 octobre 2003, n˚ 01-15.416, préc..
(23) Cass civ. 2, 24 novembre 1999, n˚ 97-10.572 (N° Lexbase : A8914CIY).
(24) Cass civ. 3, 29 mai 2009, n˚ 08-16.901, F-D (N° Lexbase : A3928EHX).
(25) Not. G. François, La réception de la preuve biologique, Etude comparative de droit civil et droit pénal, thèse
Paris 1, 2004, p. 491.
(26) Chronique de procédure civile — Novembre 2012, Lexbase Hebdo n˚ 506 du 22 novembre 2012 — édition
privée (N° Lexbase : N4534BT4).
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