2011, TNB, répertoire, Denizot
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2011, TNB, répertoire, Denizot
La question du répertoire Table ronde organisée à l’occasion des représentations de Ruy Blas de Victor Hugo, mise en scène de Christian Schiaretti Lyon – Théâtre National Populaire – 26 novembre 2011 Le répertoire d’un théâtre populaire selon Romain Rolland Marion Denizot Maître de conférences en Études théâtrales Université de Rennes 2 [email protected] Nota Bene : Ce texte constitue une trace de l’intervention. Il est établi dans l’objectif de partager des matériaux de réflexion et n’est donc pas définitif. Lorsque le mouvement du théâtre populaire se constitue, au tournant du XIXe siècle et du XXe siècle, le principal sujet de débats tourne autour de la question du répertoire ; celui-ci détermine les lignes de partage et les nuances des différentes conceptions du théâtre populaire qui s’affrontent. Il est intéressant de se replonger dans cette période pour mettre en perspective une représentation commune du théâtre populaire, dont le répertoire serait uniquement composé par des pièces issues du répertoire classique. Cette assimilation entre théâtre populaire et répertoire classique date de l’après Seconde Guerre mondiale, de l’époque de Jean Vilar et des premiers Centres dramatiques nationaux, alors qu’il s’agissait de rendre à la nation un répertoire que l’on estimait avoir trop longtemps été confisqué par la bourgeoisie – ce qui n’excluait pas, d’ailleurs, une attention à la création, ce que l’on a parfois occulté. Nous tenterons de saisir les spécificités de la conception initiale du répertoire du théâtre populaire en deux temps : tout d’abord, les enjeux liés à la définition d’un répertoire pour un théâtre populaire, et dans un second temps, la présentation d’un exemple idéaltypique du répertoire de cette période : Le Quatorze Juillet de Romain Rolland, qui réunit bon nombre des critères de définition théorique d’un théâtre populaire. 1 Définir un répertoire pour un théâtre du peuple Concernant la définition d’un répertoire pour un théâtre du peuple, les avis divergent, entre, pour simplifier, une posture libérale et peu directive et, au contraire, une forme de théorie du théâtre populaire, illustrée par les écrits de Romain Rolland et de Maurice Pottecher. Ainsi, Eugène Morel, conservateur adjoint à la Bibliothèque nationale, écrivain et auteur dramatique, qui a remporté, en 1900, le concours lancé par la Revue d’Art dramatique pour élaborer un projet de théâtre populaire, ne s’intéresse qu’aux conditions matérielles de l’édification d’un théâtre ouvert au peuple 1. Il prône, notamment, l’avènement de l’abonnement comme moyen d’agir sans avoir besoin de recourir à l’aide de l’État et envisage, quelque cinquante ans avant Jean Vilar, des dispositifs de relation avec le public, visant à lui faciliter la sortie au théâtre. Concernant le répertoire, son avis est tranché : « Cela ne nous regarde pas » 2, estime-il. « Si notre projet est bon, il l’est, quoi que l’on joue. C’est qu’il ne s’agit pas de placer une école littéraire, d’opposer tel à tel, de restaurer une forme d’art…. Il s’agit de créer à des gens pas riches des distractions honnêtes » 3, ajoute-t-il. Eugène Morel encourage l’éclectisme du répertoire et s’en remet au jugement des directeurs de théâtre pour constituer le futur répertoire du théâtre populaire, à l’image de ce que la première université populaire, la Coopération des idées, créée en 1899 par Georges Deherme, au 157 rue du faubourg Saint-Antoine, a commencé à mettre en œuvre. En effet, dans le cadre de cette université populaire, Henri Dargel anime, de 1899 à 1901, un Théâtre du Peuple, pour lequel il monte, durant ces trois années, quelque deux cents pièces, d’un répertoire extrêmement varié, allant des farces médiévales aux classiques français (Racine, Corneille, Molière, Beaumarchais, Marivaux) et aux drames romantiques (Hugo, Musset), en passant par le vaudeville (Courteline, Labiche), les « comédies mondaines » – l’expression est de Romain Rolland 4 – (Porto-riche, Veber, Francis de Croisset, Meilhac) ou le drame social (Jean Jullien, François de Curel, Octave Mirbeau, Ancey ou Decaves). Malgré la « généreuse vitalité de ce mouvement artistique » 5, Romain Rolland regrette cet éclectisme : « C’est pour l’élite même une nourriture fade, dont les esprits 1 Voir Marco CONSOLINI, « “Comme à une fête intime”. Eugène Morel et le projet de Théâtre populaire », Théâtre Public, n°179, 4ème trimestre 2005, p. 22-26. 2 Eugène MOREL, « Projet de théâtres populaires », Revue d’Art dramatique, décembre 1900, p. 1115-1186 (p. 1151), consultable sur http://gallica.bnf.fr. 3 Ibid., p. 1154. 4 Romain ROLLAND, Le Théâtre du Peuple [1903], édition préfacée et annotée par Chantal Meyer-Plantureux, Bruxelles, Éditions Complexe, 2003, p. 88. 5 Ibid., p. 89. 2 vigoureux répugnent à user ; elle peut devenir mortelle pour un public ignorant et neuf, qui risque d’être submergé par cet amas de sentiments et de styles contradictoires » 6. À l’encontre d’une programmation établie pour satisfaire la pluralité des goûts des spectateurs, en prenant en compte la diversité sociale, Rolland promeut un répertoire qui s’attache à « améliorer peu à peu le goût du public » 7, le théâtre ayant pour lui une fonction éducative, comme le montrent les références à Condorcet et aux projets éducatifs de la Révolution française. La singularité de Romain Rolland repose sur le projet de créer un nouveau répertoire qui réponde étroitement à la volonté de changer la société, d’établir une société nouvelle, débarrassée des pesanteurs et des conventions bourgeoises, inspirée par les valeurs humanistes du socialisme ; il s’agit bien d’un projet vitaliste, visant à la régénération du théâtre et de la société : « La condition nécessaire d’une vie saine et normale, c’est la production d’un art incessamment renouvelé, à mesure que se renouvelle la vie » 8. Il rejoint ici son ami, Maurice Pottecher, qui a fondé en 1895 le Théâtre du Peuple de Bussang, dans les Vosges. « Faute d’œuvres qu’il ne trouvait pas dans le répertoire courant » 9, Maurice Pottecher compose pour le Théâtre du Peuple un répertoire spécifique, mêlant différents genres (comédie, drame, tragédie, farce…) et différentes inspirations (pièce historique, drame légendaire, étude de mœurs campagnardes, sujets folkloriques…), mais dont le fil conducteur est la volonté de réunir, dans le cadre de la représentation théâtrale, l’ensemble des composantes du peuple, pour accomplir une œuvre de fraternisation au service du progrès et de la raison. Insistant sur l’adéquation entre le répertoire et le cadre rural du Théâtre du Peuple de Bussang 10, Maurice Pottecher n’estime pas que le théâtre qu’il a fondé puisse constituer un modèle. En écrivain et dramaturge, Rolland s’attache en priorité à déterminer les caractères du répertoire du théâtre populaire, reprenant, pour ce qui concerne les conditions matérielles de son établissement, les propositions d’Eugène Morel. Ainsi, la première partie de son essai Le Théâtre du Peuple, publié en 1903, mais rédigé entre 1899 et 1900 (en reprenant des textes publiés par la Revue d’art dramatique), 6 Idem. Ibid., p. 90. 8 Ibid., p. 31. 9 Maurice POTTECHER, « Théâtre du Peuple et théâtre populaire. Une expression d’art dramatique », Revue hebdomadaire, 9 août 1913, p. 218-228 (p. 219). 10 « Faire jouer Les Cloches de Corneville ou même une tragédie de Racine dans la verdure, c’est plus qu’une inutilité au point de vue artistique, c’est un contre-sens. Ce qui serait intéressant […], c’est qu’elles fournissent une scène à des ouvrages originaux, inédits, ayant leur raison d’être dans un cadre de nature, ou devant un public disposé, par sa composition même et par le milieu où il se trouve transporté, à oublier les traditions et les conventions du théâtre des villes », Maurice POTTECHER, « Théâtre de l’élite et Théâtre du Peuple », La Grande Revue, juillet 1921, p. 40-50 (p. 48). 7 3 revient sur « le théâtre du passé », dont il rejette la capacité à former le répertoire du théâtre populaire, parce que « la vie ne peut être liée à la mort. Or, l’art du passé est plus qu’aux trois quarts mort. Ce n’est pas là un fait particulier de notre art français. C’est un fait général. L’art du passé ne suffit point à la vie ; et souvent il risque de lui nuire » 11. Si Rolland reconnaît que « la comédie de Molière peut, à la rigueur, pourvoir aux premiers besoins d’un théâtre populaire » 12, il craint cependant que le peuple ne puisse comprendre les subtilités des pièces classiques, comme Le Misanthrope, Les Femmes savantes ou Tartuffe, qui laissent une large part aux conventions théâtrales du théâtre classique (de longs monologues, des questions ancrées dans le XVIIe siècle, comme l’hypocrisie sociale ou religieuse…). Sur Racine, son avis est ferme : « Le théâtre de Racine est l’œuvre d’un dilettante de génie, qui fait de l’art pour l’art, que l’action n’intéresse guère » 13 ; pour lui, le peuple ne peut être sensible à une œuvre dont la beauté et l’intérêt tiennent tout entier dans la poésie de la langue mise au service de l’analyse des âmes. En revanche, il estime que les œuvres de Corneille, par la passion qu’elles véhiculent – il évoque la « violence sanguine » 14 de certains personnages –– et par l’action généreuse qu’elles déploient, pourraient former un répertoire populaire. Toutefois, les obstacles de la langue et des situations dramatiques, qui s’inscrivent dans les enjeux de pouvoir du Grand siècle 15, le conduisent à conclure que « en somme, et sans pousser l’examen plus avant, il semble qu’à moins de la mutiler, on ne puisse rien retenir de la tragédie du XVIIe siècle que pour la lecture, et non pour la représentation » 16. Contrairement au parti-pris de Christian Schiaretti d’inclure dans l’histoire du théâtre national populaire la figure de Victor Hugo, à la suite, d’ailleurs de Jean Vilar, qui déclare en 1955, « Je voudrais inscrire sur le fronton de mon théâtre populaire non pas Vive Molière ou Shakespeare, mais Vive Victor Hugo » 17, Romain Rolland déploie une certaine verve pour justifier le fait qu’il faille préserver le peuple du répertoire dramatique. Hugo, Dumas père ou Rostand sont violemment pris à partie, accusés de « prendre le public par sa sottise » 18, d’en corrompre le goût, en s’affublant des « oripeaux d’une érudition d’autant 11 Romain ROLLAND, Le Théâtre du Peuple, op. cit., p. 31. Ibid., p. 38. 13 Ibid., p. 42. 14 Idem. 15 « C’est un art politique, fait pour un public d’hommes d’État, de patriote, de théoriciens du gouvernement et de la révolte. (…) Mais les questions qui nous occupent sont différentes de celles d’il y a deux cents ans ; et en politique, on ne se passionne que pour les questions présentes », ibid., p. 44. 16 Ibid., p. 45. 17 Paris-Presse L’intransigeant, 1er novembre 1955. 18 Romain ROLLAND, Le Théâtre du Peuple, op. cit., p. 46. 12 4 plus minutieuse qu’elle est moins sûre » 19 (à propos de Marie Tudor de Victor Hugo) ou en promouvant un « chauvinisme fanfaron » 20 (à propos de L’Aiglon d’Edmond Rostand). Il faut sans doute voir derrière la critique de Rolland contre Hugo le reflet du relatif mépris dans lequel les artistes d’avant-garde de la fin du XIXe siècle tienne l’auteur. En effet, la mise en scène couronnée de succès d’Hernani à la Comédie-Française en 1877, avec Mounet-Sully dans le rôle titre et Sarah Bernhardt dans celui de Doña Sol impose une lecture sentimentale du théâtre d’Hugo, où l’esthétique décorativiste de la mise en scène minore la dimension politique et épique de la pièce 21. Influencé par cette interprétation du théâtre d’Hugo (Rolland lui reprochant d’asseoir ses intrigues sur des ressorts mélodramatiques se révèle en contradiction avec lui-même 22), Rolland semble « louper » les évidents points communs que sa conception du théâtre populaire entretient avec celle d’Hugo. En effet, outre l’intérêt précurseur d’Hugo pour un théâtre qui s’adresse au peuple, qu’il énonce notamment dans la préface de Marion de Lorme (1831) et dans celle de Ruy Blas (1838), on peut ici citer la volonté de ne pas disjoindre politique et esthétique, le souci de l’action dans la construction du drame et une conception du peuple qui se s’appuie pas sur une représentation réelle de celui-ci, mais sur une conception idéelle, largement mythique 23. Quant à la comédie bourgeoise contemporaine, qui fit le succès des théâtres de boulevards parisiens, elle est « une insulte à la nation » 24 et la « maison de débauche de l’Europe » 25, tandis que le théâtre hérité du drame bourgeois du XVIIIe siècle devrait, pour toucher le peuple, s’adapter aux conditions sociales et économiques de son temps. Enfin, Romain Rolland examine le répertoire étranger, qui fut ou qui est populaire dans son pays d’origine (les tragiques grecs, Shakespeare, Schiller, Tolstoï, Gorki, Hauptmann ou Wagner). Sans remettre en question la valeur intrinsèque de ce répertoire, il développe l’idée selon laquelle le théâtre s’inscrit dans un temps et un environnement particuliers, qui empêchent l’appropriation par des peuples extérieurs : « Rien ne nous fait mieux sentir l’infirmité de 19 Idem. Ibid., p. 48 21 Voir Florence NAUGRETTE, Le Théâtre romantique. Histoire, écriture, mise en scène, Éditions du Seuil, « Points essais », 2001, p. 297-305. 22 Ainsi, Rolland défend les drames de Shakespeare et de Sophocle, parce qu’ils comportent une dimension mélodramatique qui permet aux spectateurs d’être confrontés aux valeurs du bien et du mal. 20 23 Voir Olivier BARA, « National, populaire, universel : tensions et contradictions d’un théâtre peuple chez Victor Hugo », in Marion DENIZOT (dir.), Théâtre populaire et représentations du peuple, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Le Spectaculaire », 2010, p. 17-27. 24 Romain ROLLAND, Le Théâtre du Peuple, op. cit., p. 51 25 Ibid., p. 52. 5 notre esprit, son incapacité de pénétrer pleinement et sans préparation la forme d’un siècle passé » 26, note-t-il à propos de Shakespeare et de Sophocle. Loin d’une conception de la valeur universelle de l’art – que l’on retrouve, par exemple, dans les textes de Jean Vilar qui écrit en 1955 : « Pour moi, théâtre populaire, cela veut dire théâtre universel » 27 – Rolland insiste sur la nécessité de proposer au peuple un art inscrit dans son temps et dans son histoire. Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Romain Rolland définit le « théâtre nouveau », en énonçant trois conditions sur lesquelles le nouveau répertoire doit être fondé. Le théâtre populaire doit être un « délassement », une « source d’énergie » et une « lumière pour l’intelligence » 28. Éduquer et distraire, tout en s’adressant à la raison ; Rolland s’inscrit ici dans la tradition du théâtre joué dans les collèges de l’Ancien Régime 29, et, plus globalement, dans l’héritage des Encyclopédistes (Diderot et Mercier), dans celui de Lessing. Mais c’est surtout autour de la question de l’action que doit s’orienter le nouveau répertoire : il faut « soutenir et exalter l’âme » pour encourager l’action : « Que le théâtre soit donc un bain d’action. Que le peuple trouve dans son poète un bon compagnon de route, alerte, jovial, au besoin héroïque, au bras duquel il s’appuie, et dont la belle humeur lui fasse oublier les fatigues du chemin » 30. Ce souci de l’action fait écho aux interrogations du jeune Rolland, qui découvre avec émerveillement la puissance de Tolstoï, qui réussit à mêler spiritualité et action, ce qu’essaie également de mettre en œuvre Rolland : « Chez Tolstoï, théorie et création sont toujours unies, comme foi et action. Dans le même temps où il élaborait sa Critique de l’Art, il donnait des modèles de l’art nouveau qu’il voulait » 31. C’est pourquoi, le genre qu’il affectionne et défend en priorité ressort de ce qu’il nomme « l’épopée historique ». En effet, Rolland encourage les dramaturges à revenir vers l’histoire du peuple français et insiste sur la richesse des passions humaines qui peuvent nourrir l’écriture de drames. En rejetant tout 26 Ibid., p. 54. Jean VILAR, « Jean Vilar s’explique… [Bref, n°7, 15 octobre 1955], Théâtre, service public et autres textes, Gallimard, 1975, reéd. 1986, p. 188-191 (p. 188). 28 Romain ROLLAND, Le Théâtre du Peuple, op. cit., p. 96-98. 29 Voir Anne PIÉJUS, Plaire et instruire. Le spectacle dans les collèges de l’Ancien Régime, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Interférences », 2007. 30 Romain ROLLAND, Le Théâtre du Peuple, op. cit., p. 98. 31 Romain ROLLAND, Vie de Tolstoï [1902, 1928], Éditions Albin Michel, 2010, p. 129. 27 6 chauvinisme, le théâtre de l’épopée nationale doit conduire à la fraternité entre les membres d’une même nation, mais aussi à la compréhension des autres peuples, et en particulier, des voisins européens : « Que le théâtre du peuple recherche par tout l’univers des lettres de noblesse du peuple. Élevons à Paris l’Épopée du peuple européen » 32, enjoint Rolland. Cet appel est directement mis en pratique dans les premières œuvres du Théâtre de la Révolution, vaste cycle dramatique, commencé en 1898 et achevé en 1938 33. Écrire pour un théâtre du peuple : l’exemple du Quatorze juillet Le Quatorze juillet, quatrième pièce du cycle, forme une exemplification de la théorie rollandienne. Écrite en 1899 et mise en scène par Firmin Gémier en 1902 au Théâtre de la Renaissance, c’est la première expérience d’un « théâtre de foule » que développera Gémier ultérieurement 34. La dramaturgie et la construction de la pièce forment une sorte d’application pratique des principes théoriques énoncés dans Le Théâtre du Peuple, ce qui explique sans doute que la reprise triomphale de la pièce à l’Alhambra, en 1936, par le Front Populaire (mise en scène par Jacques Chabannes, avec un tableau de scène peint par Picasso) signe, pour la mémoire collective, l’assimilation entre la pensée de Rolland et le programme politique d’un théâtre populaire 35. Le choix d’inscrire l’intrigue de ces drames dans l’époque révolutionnaire, en soutenant une démarche analogique entre les événéments passés et les crises actuelles, rend compte de la formation d’historien de Romain Rolland, mais également de la fonction matricielle de la Révolution pour penser la République et la Nation. Le contexte révolutionnaire permet de projeter une image héroïque du peuple – qui n’est toutefois pas exempt d’une certaine méfiance face aux risques de débordements incontrôlés de celui-ci, qui peut se transformer en une foule informe –, qui parvint à défendre l’unité nationale face aux attaques aussi bien internes qu’étrangères. 32 Romain ROLLAND, Le Théâtre du Peuple, op. cit., p. 112 Liste des huit pièces du cycle Théâtre de la Révolution, avec leur date d’écriture, suivie de leur date de création (nous suivons l’ordre dans lequel Romain Rolland, une fois l’ensemble du cycle achevé, a choisi de les présenter) : Pâques Fleuries (1926) ; Le Quatorze Juillet (1899 ; 1902 au Théâtre de la Renaissance) ; Les Loups (1898 ; 1898 sous le titre de Moritori au Théâtre de l’Œuvre) ; Le Triomphe de la Raison (1898 ; 1899 au Théâtre de l’Œuvre) ; Le Jeu de l’Amour et de la Mort (1925 ; 1928 au Théâtre de l’Odéon), Danton (1898 ; 1899 au Cercle des Escholiers) ; Robespierre (1938) ; Les Léonides (1927). 34 Avec Émile Jaques-Dalcroze, Firmin Gémier créé en 1903 à Lausanne Le Festival vaudois et en 1914 à Genève Les Fêtes de juin. Ces expériences de fêtes de plein air, avec un nombre important de figurants, qui présentent de vastes tableaux sur l’histoire de Genève et de la Suisse, poursuivent les premiers essais de Firmin Gémier d’un « théâtre de foules, Voir Catherine FAIVRE-ZELLNER, Firmin Gémier. Héraut du théâtre populaire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Le Spectaculaire », 2006. 35 Cette assimilation a cependant contribué à gommer les dimensions contradictoires de l’écriture et de la position de Romain Rolland à l’égard du peuple. Voir Marion D ENIZOT, « Le Théâtre de la Révolution de Romain Rolland : versant esthétique du Théâtre du Peuple ? », in Marion DENIZOT (dir.), Théâtre populaire et représentations du peuple, op. cit., p. 193-203. 33 7 Dans Le Quatorze juillet, Romain Rolland présente un peuple fraternel qui conquière sa liberté dans la joie, en se constituant en nation pour assaillir la Bastille, symbole du pouvoir monarchique. En montrant l’unité du peuple contre la tyrannie, Romain Rolland célèbre, implicitement, l’union républicaine, que les crises de régime successives (Boulangisme, Affaire Dreyfus) menacent d’affaiblir. Dans la préface, Romain Rolland note avoir voulu « chercher la vérité morale plus que la vérité anecdotique », pour « ressusciter les forces du passé, ranimer ses puissances d’actions », « rallumer l’héroïsme et la foi de la nation aux flammes de l’épopée républicaine ». Il annonce également son parti-pris dramaturgique : « L’action doit surgir du spectacle de l’action 36». En effet, en organisant, dans l’acte I, l’action sous forme d’une procession ou d’un cortège, Romain Rolland met concrètement en scène la formation de l’unité nationale. Son intention est de transposer ce procédé narratif à la situation politique de 1899 pour que le public soit soulevé par le sentiment provoqué par le spectacle et agisse concrètement à l’effacement des divisions au sein de la communauté nationale et au surgissement d’une sorte de « réconciliation nationale ». La musique, dont Rolland est un fervent adepte, est mise en service de ce projet politique ; elle sert de medium pour éveiller la conscience du peuple et l’encourager à agir 37. Cette conception unanimiste du peuple, qui insiste sur la valeur de la fraternité en faisant retour vers le passé révolutionnaire, s’inscrit dans l’héritage de Jules Michelet 38, à un double titre. D’une part, par le rôle attribué à la Révolution comme lieu de construction de la nation et du sentiment national 39. D’autre part, en reprenant la conception de la représentation théâtrale élaborée par l’historien. En effet, Jules Michelet a élaboré un projet de révolution culturelle, censé accompagner le changement social qu’il appelle de ses vœux et qu’il développe, notamment, dans les conférences interrompues de 1847-1848, données au Collège de France et publiées sous le titre de L’Étudiant. Il constate que la culture officielle repose sur l’écrit, y compris la littérature de propagande, alors que le peuple est encore largement 36 Romain ROLLAND, Le Théâtre de la Révolution, t. 1, « Préface de juin 1901 », Le Quatorze juillet, Paris, Albin Michel, Le Cercle du Bibliophile, 1972, p. 105. 37 Voir Marion DENIZOT, « Le Quatorze Juillet de Romain Rolland. Le son et la musique au service d’un projet de théâtre populaire », Théâtre / Public, dossier « Le son du théâtre. I. Le passé audible », coordonné par MarieMadeleine Mervant-Roux et Jean-Marc Larrue, n°197, décembre 2010-3, pp. 47-52. 38 Voir Marion D ENIZOT, « « Jules Michelet et le théâtre populaire : une influence historiographique », in Marine NORDÉRA et Roxane MARTIN (dir.), Les arts de la scène à l’épreuve de l’histoire : les objets et les méthodes de l’historiographie, Honoré Champion, « Colloques, Congrès et Conférences », 2011, p. 321-333. 39 En cela Romain Rolland s’inscrit en contradiction avec Alexis de Tocqueville qui insiste sur la continuité entre l’Ancien Régime et la modernité. Dans l’historiographie de la fin du XIXe siècle, la Révolution est vue comme la naissance d’une nouvelle société, donc comme un point de rupture. 8 analphabète. Il conseille alors de privilégier les médias oraux, dont le théâtre, pour toucher les classes populaires. Les étudiants, auxquels Jules Michelet s’adresse, doivent initier au sein du peuple une nouvelle forme théâtrale, républicaine et nationale 40. En revenant à une figure mythifiée du théâtre grec et à une conception proprement rousseauiste du théâtre, Michelet promeut la suppression de la frontière entre acteur et spectateur pour faire de chaque spectateur l’acteur de la représentation, et partant, l’acteur d’une révolution politique. L’émotion est donc au cœur de la représentation, non pour servir la seule attente de divertissement, mais pour soutenir l’engagement du peuple dans la transformation sociale, au service, donc, du Progrès et de la Raison. * ** Le répertoire du théâtre populaire selon Romain Rolland doit donc allier émotion et raison ; il s’agit d’un répertoire visant à éduquer le peuple aux valeurs de la République en célébrant la fraternité comme socle de l’union nationale. En cela, et malgré les multiples acceptions de la terminologie liée au théâtre populaire, la conception de Rolland aura une large postérité, puisqu’elle contribue à institutionnaliser le théâtre public, après la Seconde Guerre mondiale, autour de la notion de « théâtre, service public ». 40 « Nul doute que le théâtre ne soit aussi dans l’avenir le plus puissant moyen de l’éducation, du rapprochement des hommes : c’est le meilleur espoir peut-être de rénovation nationale. [ …] Non seulement dans la littérature, mais dans la vie, dans l’action, il y aura un mouvement immense de tous vers tous, une croisade des hommes à la rencontre des hommes. Voilà ce que j’espère ; j’ai la foi, l’attente d’un grand mouvement social ». Jules MICHELET, « Première leçon, 16 décembre 1847 », in L’Étudiant, Éditions du Seuil, 1970, p. 62-63. Voir également Franck LAURENT, « Quelle scène pour une nation vraiment républicaine ? Michelet et le théâtre autour de 1848 », in Joffrey HOPES et Hélène LECOSSOIS (dir.), Théâtre et nation, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Le Spectaculaire », 2011, p. 25-37. 9