Hamlet-machine (virus) : une forme de théâtre politique ? – Murmure
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Hamlet-machine (virus) : une forme de théâtre politique ? – Murmure
Hamlet-machine (virus) est-il nécessaire ? Hamlet-machine de Heiner Müller est un texte limite par sa forme chaotique et condensée. Il sonde la crise de l’individu après la chute des idéologies et la fin du communisme. Trois strates de sens s’entremêlent intimement : l’histoire du Xxe siècle, celle du théâtre et la biographie de Heiner Müller. Je propose aux spectateurs de faire l’expérience concrète de sa polysémie et de son caractère rhizomatique en s’impliquant personnellement. Situés dans l’espace scénique, comme les acteurs et les techniciens, ils sont invités à intervenir à trois positions d’activité : écrire à un ordinateur vidéoprojeté sur lequel le texte de la pièce est retranscrit, diffuser des CD et utiliser une caméra diffusée sur un second écran. Ils sont libres d’occuper une position d’observation ou d’action. Leurs propositions sont répercutées par l’équipe artistique : deux acteurs, une danseuse, un vidéaste, un musicien, un informaticien. Le sens se réinvente chaque soir en fonction du contexte littéraire, musical et visuel que les spectateurs proposent. Ils sont les protagonistes à part entière du processus de création. Je travaille sur la pièce de Heiner Müller depuis 2004. Ont été créées trois étapes de création publique en 2001, 2002 et 2004, une installation franco-allemande, un site internet www.inavouable.net. A ce jour je ne sais pas encore si le projet pourra se poursuivre scéniquement. J’ai souhaité qu’il se prolonge pour l’instant via l’écriture, celle de chercheurs et la mienne, metteur en scène du projet et théoricienne. L’objectif commun était d’identifier les particularités de ce projet et de les analyser. Pour moi ces éléments de réflexion pourraient constituer la base d’un éventuel prolongement sur le plateau de la recherche. J’ai proposé à Marie-Madeleine Mervant Roux, Jean-Yves Coquelin et Eric Vautrin de participer à cet article à plusieurs mains et ils ont accepté. Je les en remercie. Leurs avis sur ce projet sont partagés. Je souhaitais en effet que ces articles puissent rendre compte de son caractère controversé. Néanmoins, au-delà des sentiments personnels, l’objectif était de considérer Hamlet-machine (virus) comme un sujet d’étude et de rendre compte de l’expérience vécue personnellement. C’est ce qui est tenté dans ces articles. J’écris cet article en écho à ceux de Marie-Madeleine Mervant Roux, Eric Vautrin et JeanYves Coquelin. Marie Madeleine Mervant Roux conclut son article sur la notion de jeu poétique collectif qui serait à la fois pré- et post-dramatique, mêlant les éclats contrastés d’un spectacle qui aurait déjà / qui n’aurait pas encore – eu lieu. Je voudrais repartir de cette analyse qui fait référence à Denis Guenoun dont l’œuvre a largement croisé notre recherche. Son concept de jeu semble assez opérationnel pour identifier notre travail, à la fois en tant que jeu théâtral (qu’il nomme opération de théâtralisation) et comme jeu avec le public. Hamletmachine (virus) est une opération de théâtralisation perpétuelle qui propose aux spectateurs un jeu pluriel : poétique, social et politique. 1. Une opération de théâtralisation Une opération de théâtralisation consiste à donner à voir non pas le produit théâtral fini mais le passage du texte à la scène, la traduction scénique dans son mouvement et non dans son 1 résultat. Ici tous les possibles de la présence scénique du texte sont explorés : de sa vidéoprojection à son incarnation. 1.1. Le texte, acteur lui-même On entre d’abord dans un espace-texte. Le texte est vidéoprojeté sur une longue bande de papier blanc qui fait office de rideau de scène sur toute l’ouverture du plateau. Le public entre donc en le voyant par transparence puis en franchissant la ligne de l’écran. La pièce est également présente dans sa version éditée en français et en allemand. Les spectateurs peuvent la consulter sur une table dramaturgique qui réunit différents textes de ou sur Heiner Müller ainsi que des livres qui ont nourri la création et un ouvrage avec des photos du Xxe siècle. Ils peuvent la parcourir à tout moment et écrire à l’intérieur de l’œuvre de Müller sur l’ordianteur. Le texte vidéoprojeté est activé par des animations en direct que réalise un informaticien présent sur scène. Le logiciel créé par le collectif Music2eye Hamlet disease permet l’introduction de perturbations dénommées « virus ». Appliquées à des mots isolés ou à l’ensemble des mots présents à l’écran, ces virus provoquent leur disparition, leur chute, leur grossissement, leur respiration, leur envol. Une sorte d’implosion de la machine produit une extrême perturbation du texte. Sur trois lignes, comme dans des machines à sous, une sélection de mots - parmi ceux de la pièce de Heiner Müller et ceux écrits par les spectateurs au cours de la soirée – défile dans un mouvement perpétuel d’agencements et de réinvention du sens. La machine-texte semble s’autoreproduire, proliférer, écrire elle-même à partir de ses codes activés. 1.2. Le texte diffracté sur scène L’interaction en direct de tous les protagonistes n’a pas lieu pour permettre la réalisation d’une représentation prétablie. Elle est la matière même du spectacle. Tous les possibles de la présence scénique du texte sont donnés à voir : l’écrit puis par sa diffusion en voix off en séquences puis via le jeu des acteurs qui peuvent dire le texte ou l’incarner avant que toutes ces formes s’alternent ou s’entremêlent. Les acteurs, la danseuse et les techniciens traduisent la pièce qui se diffracte dans leur langage. En fonction de ce qui a lieu, chacun réagit, répercute, amplifie les propositions des spectateurs pour révéler leur lien à la pièce de Heiner Müller. 1.3 Les spectateurs déclencheurs du processus Cette opération de théâtralisation peut être appréhendée du fait des interventions aléatoires des spectateurs réalisées au vu de tous. En effet ce sont elles qui réquisionnent l’acteur et obligent à inventer pour ne pas interrompre le jeu. Quoi qu’il arrive du côté du public nous considérons que cela fait partie de Hamlet-machine et que c’est à nous d’en révéler la justesse théâtrale. En intervenant, les spectateurs émettent une information brute. C’est la fonction de l’équipe artistique de la transformer en matière théâtrale. Un texte écrit par un spectateur peut être dit par l’acteur puis développé et relié au texte de Heiner Müller. Une image filmée devient l’écran dans lequel l’actrice peut entrer et jouer. Elle peut caresser l’image du visage d’un Hamlet (l’acteur ou un spectateur) ou lui envoyer un baiser, figurant ainsi à la fois le lien et le caractère impossible de leur relation. La danseuse peut se placer dans l’écran-texte et jouer avec les mots qu’un spectateur écrit sur sa peau et que l’informaticien peut activer. Le musicien peut enregistrer un spectateur s’il prend la parole par effraction et rediffuser ses paroles plus tard, à un moment qui fera sens avec le texte de Müller. Le vidéaste peut figer 2 l’image d’une spectatrice âgée filmée par un spectateur pour donner un visage à la mère de Hamlet. Tout ce qui advient doit, autant que possible, être pris en compte par l’équipe pour faire la preuve au public, à chaque instant, que le jeu est bien en direct, que les scènes se fabriquent bien avec eux. Ces données aléatoires obligent les membres de l’équipe, et notamment les acteurs, à passer d’un niveau à un autre, d’un mode de jeu à un autre pour, quoi qu’il arrive, rester maître du jeu, englober et relier les différents éléments dans le prisme Hamlet machine. II. Un jeu pluriel La notion de jeu que Denis Guenoun retient pour définir la nécessité du théâtre aujourd’hui est centrale dans notre travail. Le spectateur est convié à prendre part à un jeu théâtral particulier, à un jeu social, politique et poétique. 2.1 Un jeu théâtral particulier Ce projet s’inscrit dans le cadre d’une recherche qui se poursuit depuis sept ans : perturber les règles de la représentation en proposant une confrontation active entre les différents protagonistes de la création. En 1998 et 99, Un peu de poussière de chair, la nuit invitait les spectateurs, après avoir visité un musée des répétitions et assisté à ma mise en scène du texte écrit pour le projet par Yan Allegret, à proposer eux-mêmes des directions de jeu au comédien en présence d’une musicienne, d’un vidéaste et de l’auteur écrivant à un ordinateur. Depuis 2001, Hamlet-machine poursuit cette opération de déconstruction / reconstruction théâtrale. Le metteur en scène devient l’hôte de la soirée, réalisant son travail sous le regard des spectateurs. Ces derniers orientent le sens et impulsent des rythmes. L’équipe invente partiellement son jeu en direct en fonction des propositions des spectateurs. Les techniciens sont sur scène, à vue. L’auteur lui-même, via l’omniprésence du texte sur scène et le déchirement de sa photographie qu’il prévoit est partie prenante de la création. Le projet serait ainsi l’interaction et la mise en jeu de toutes les forces théâtrales coprésentes. Il n’y a plus de production unilatérale de la scène vers la salle mais une vaste machination théâtrale, une centrifugation comme l’identifie Jean-Yves Coquelin, dont l’œuvre de Müller est le cœur, qui englobe relie, recycle toutes les informations émises par l’équipe ou les spectateurs. 2.2 Un jeu social Chaque soir se tente la constitution d’un collectif anonyme cherchant. L’expérience porte largement sur les conditions de possibilité de naissance d’un collectif en tant que corps et entité à l’écoute, pensante et agissante. Ce dont rend bien compte Eric Vautrin. Il voit là un cercle privé et familial. Ce que nous cherchons est l’enflure de ce cercle, son dépassement de la sphère privée, son excès, pour atteindre celle, sociale, du collectif anonyme. En effet, la pièce est sonde le devenir de l’individu à l’issue de l’ère des idéologies. L’échec du communisme plonge Hamlet dans des extrêmes : l’anéantissement nauséeux dans la contemplation de la télévision, la rétraction à l’intérieur de ses organes dans un devenir machine, la verticalité terroriste. Privé d’horizon politique, l’individu ne parvient plus à se réunir. Le besoin d’être en lien, d’être avec, dans la société est constitutif de l’être. Le projet propose de panser la plaie ouverte du politique manquant. Le temps d’un spectacle, l’expérience peut être faite de s’inscrire dans un collectif tout en le créant. L’expérience n’est pas facile et certains quittent la salle. Elle réquisitionne l’attention, la protection, l’être avec de chacun. La proposition se situe à la frontière du privé et du public. Elle tente d’élargir le cercle du domestique auquel l’époque tend à nous restreindre et à donner une dimension humaine à la 3 sphère publique qui s’est éloignée du réel. L’expérience pourrait se limiter à cela : tenter de faire naître un collectif et de s’y inscrire. Ceci en écho au texte de Müller qui dit l’impossible politique mais l’impossible aussi de la vie resserrée sur l’individu et la sphère privée. 2.3 Un jeu politique Hamlet-machine (virus) peut apparaître comme une figuration de l’histoire du Xxe siècle qui est le sujet de la pièce. Nous cherchons non pas à raconter cette histoire mais à proposer aux spectateurs de la revivre de façon transposée. Non pour célébrer l’échec du communisme mais pour permettre d’en vivre le deuil collectivement et de sonder d’autres possibles éventuels d’inscription dans le collectif. Nous invitons les spectateurs à construire un nouveau théâtre dont ils seraient avec nous les bâtisseurs. Dans une certaine mesure, l’espoir de ce communisme théâtral sera déçu. Les spectateurs ne parviennent pas à participer autant qu’ils peuvent le vouloir, l’équipe ne peut tout répercuter, certaines structures sont fixes et peuvent faire penser que le jeu n’est pas pleinement joué par l’équipe. Comme une prise en compte de cet échec, l’expérience bascule dans un chaos de musique, d’images et de sons pour Scherzo, 3e partie de la pièce de Heiner Müller, qui apparaît comme un cauchemar de la société occidentale marchande. Les philosophes morts y lancent leurs livres sur Hamlet, Ophélie révolutionnaire revient en prostituée du système. Après ce qui apparaît comme une gigantesque panne électrique dans cette sorte de boîte de nuit, les spectateurs découvrent que la panne était fausse et qu’ils ont été filmés et enregistrés à leur insu. Leurs visages qui ont été filmés subrepticement pendant la première partie sont diffusés ainsi que leurs paroles enregistrées discrètement par le musicien / sonorisateur qui les a interrogé pendant la panne. On découvre que la structure généreuse d’accueil était aussi une vaste manipulation. Pour nous, il ne s’agit pas de faire l’apologie de la manipulation ni de piéger le spectateur. L’objectif est de rendre compte de la déception qui peut clore l’expérience politique individuelle. Lorsque quelqu’un s’engage dans un parti, une association politique ou un syndicat, il découvre souvent après coup les enjeux et manipulations dont il est l’objet. Alors soit l’individu renonce et se rétracte, soit malgré tout, il continue à tenter, à se dresser, à esquisser du lien avec le monde l’extérieur, le parti, le syndicat. C’est ce que nous voudrions figurer et valoriser. Les interventions des spectateurs qui ont lieu dans la deuxième partie ne se font plus seulement sur le mode ludique de la première partie mais sur celui de l’engagement, de l’intuition, de l’être avec. Les spectateurs peuvent se sentir inaptes à intervenir face à une œuvre qu’ils ne connaissent pas et un dispositif complexe, ou insuffisamment préparés pour faire des propositions sensées. Il me semble qu’alors même le projet a un intérêt car il peut figurer le caractère illusoire de la démocratie dans laquelle les individus sont plus des figurants que des acteurs. Hamlet est des deux côtés du front, lorsqu’il rêve d’un retour du soulèvement. C’est la fin du manichéisme, d’une réponse claire extérieure en soi-même. Chacun doit vivre la division intérieure, construire sa propre réponse, écrire sa présence, son existence. Le spectateur est dans la situation inconfortable d’Hamlet : il peut agir mais il ne sait pas comment. Dans son dysfonctionnement également, le projet peut figurer le contexte politique actuel. Ce type d’expérience peut être vécu comme un portrait critique de la société ou comme une invitation à y (re)trouver une forme de présence, de respiration, de possibilité de pensée et d’agir à la fois individuelle et collective. 2.4. Un jeu poétique Enfin, on peut penser avec Marie-Madeleine Mervant-Roux qu’il s’agit avant tout d’un jeu poétique collectif. Au-delà de la volonté de jouer un jeu théâtral, social ou politique, ce que le projet souhaiterait pouvoir faire naître, ce sont des lignes de fuite du système, des gestes 4 intuitifs, presque involontaires, des effractions poétiques, nourries de l’instant, de la présence des autres, du texte. Que tout cela puisse porter le spectateur vers un ailleurs de lui-même, une écriture de sa présence inexplorée, inouïe, improbable. Parfois, les spectateurs découvrent cette liberté : prise de parole avec ou sans micro, actions sonores (chant, cri chanté, souffles au micro), physiques (danse, roulés au sol…), réalisation de dessins. Il se produit chez le spectateur une autosélection de ces actes intuitifs et transgressifs. Lorsque ces interventions adviennent, elles sont particulièrement accueillies et répercutées par l’équipe artistique. La sensation d’être avec se fait sentir. Le collectif prend corps en chacun et en tous. Opération de théâtralisation et jeu sont des terminologies empruntées à Denis Guenoun dont l’analyse a largement croisé notre recherche. Néanmoins le dispositif et le processus de création engagés semblent déborder le cadre de la représentation théâtrale envisagé par l’auteur. Pour lui, le texte est invisible et le spectateur un joueur en puissance plus qu’effectif. Les liens avec son analyse sont néanmoins si évidents que le Théâtre des quatre saisons de Gradignan qui organisait une soirée autour de l’œuvre de Denis Guenoun en avril dernier m’a invitée à venir parler de notre recherche. Le dispositif permet de créer des rapports entre le texte de Heiner Müller et différents supports : images vidéos filmées en direct ou issues de notre banque de données, sons diffusés par les spectateurs ou le musicien, corps et voix des acteurs, techniciens, spectateurs. Ces mises en relation permettent de cristalliser un sens, de le concrétiser, d’en révéler la portée à la fois politique et intime. Lorsque Hamlet règle ses comptes avec son père, assassin (d’utopies, d’espoirs, d’hommes), le sens est largement modifié si les spectateurs filment une image de Staline ou de Mitterrand dans un livre de phots du Xxe siècle. 5