Un monde meilleur - Théâtre de Bourg-en

Transcription

Un monde meilleur - Théâtre de Bourg-en
Etablissement public de coopération culturelle
DOSSIER SPECTACLE
Un monde meilleur
Sébastien Joanniez / Jean-Michel Baudoin
Compagnie Lalasonge
Jeudi 4 et vendredi 5 octobre à 20h30
Au Théâtre
Durée estimée (en création) : 1h20
Contact scolaires :
Marie-Line Lachassagne
04 74 50 40 06
[email protected]
EPCC Théâtre de Bourg-en-Bresse
11 place de la Grenette BP 146 01004 Bourg-en-Bresse cedex
(entrée du Théâtre : Esplanade de la Comédie)
Ce spectacle est soutenu par le Groupe des 20 dans le cadre du projet « Saut en auteurs ».
Le Groupe des 20 qui réunit 26 théâtres de ville en Rhône-Alpes, a passé une commande
d’écriture à six auteurs de théâtre, sur le thème Un Monde meilleur ?
6 courtes pièces en un acte sont nées !
A l'issue d'un appel à projet auprès des compagnies de la Région, la Compagnie Lalasonge a
été retenue pour composer un spectacle à partir de deux pièces : La Fin du monde en mieux de
Sébastien Joanniez et Arrêt sur zone tous feux éteints de Jean-Michel Baudoin.
Création en résidence au Théâtre de Bourg-en-Bresse
Le metteur en scène, Aannabelle Simon, animera le stage PAF « THEATRE : VIDEO DANS
LA MISE EN SCENE CONTEMPORAINE » (Thème : Action culturelle, Dispositif n°
12A0100391) le mercredi 16 janvier 2013. Inscriptions sur http://www.aclyon.fr/paf/enseignants avant le 24 septembre.
Le spectacle
Des ouvriers sur un chantier, pris dans une lutte acharnée contre le temps, construisent un
centre de Thalassothérapie.
Un prophète surgit. Telle une petite luciole dans la nuit, il incarne la tentative d’un
jaillissement poétique dans ce monde d’hommes-machines mais l’implacable mécanique de
ces automates va s’abattre sur lui. S’engage alors la seconde pièce. Un microcosme en bord
d’autoroute où les destins d’un politicien, un chauffeur routier, une journaliste, une prostituée
et un vigile vont se croiser.
En faisant se suivre les deux pièces ainsi de manière chronologique on verra comment de
simple pion au sein d’une entreprise de travaux, l’homme, est devenu un rouage parmi tant
d’autres dans la grande machine européenne froide et brutale. On fera surgir avec férocité ses
fragiles lueurs d’espoir et de résistance qui se brisent dans un monde cynique et désenchanté.
Utopie => u-topos (= lieu qui n’existe pas), qui fait fantasmer et/ou permet de revenir ensuite
à son propre monde. Thomas More, au XVIème siècle a entraîné cette réflexion sur un autre
monde, imaginant alors que tout ce que nous connaissions pouvait être modifié voire remis en
cause. Rabelais, autre humaniste, recourt à ces sociétés « idéales » permettant de proposer une
autre société, une autre éducation, ou « simplement » de voir le monde tel qu’il est. Ce monde
imaginaire, parfois merveilleux (comme chez Votlaire), devient le lieu du questionnement : le
monde dans lequel je vis est-il « le meilleur des mondes » ? Par les progrès multiples, avonsnous enfin évolué et créée un monde mieux que … ? Par anticipation, d’autres auteurs ont usé
de ce subterfuge littéraire afin de montrer ce vers quoi nous tendions si nous ne prenions pas
garde. Ainsi, les dystopies d’Orwell et d’Huxley, par exemples, sont autant de réflexions sur
l’avenir possible et angoissant. Et aujourd’hui, alors… ? La question reste posée et est
soulevée par ce spectacle composé de deux pièces contemporaines.
Distribution
Textes La fin du monde en mieux, de Sébastien Joanniez
Arrêt sur zone tous feux éteints, de Jean-Michel Baudoin
Mise en scène Annabelle Simon
Assistée de Marion Camy-Palou
Avec Nelly Antignac, Yann Garnier, Lucas Olmedo, Chap Rodriguez, Aurélia Poirier
Scénographie Arnaud Verley
Création lumière Maëlle Payonne
Création son Christophe Provincial
Vidéos, Graphisme Pierric Favret
Costumes Antonin Boyot-Gellibert
Note d’intention
Je choisis de monter ces deux textes car ils traitent tous deux de l’homme moderne piégé dans
un système d’efficacité qu’ils ont eux-mêmes mis en place et dont ils ne peuvent se libérer. Ils
constituent, chacun avec leur spécificité, les 2 parties logiques d’un même spectacle. La
transition d’une pièce à l’autre peut s’opérer à la fois chronologiquement, esthétiquement et
métaphoriquement autour de la figure du prophète tué dans la première pièce et dont le
cadavre raisonne bruyamment dans la seconde.
Nous verrons comment les thématiques soulevées dans « La fin du monde en mieux »
trouvent une continuité percutante dans « Arrêt sur zone tout feux éteints », en décrivant un
monde de plus en plus pragmatique, instantané et réticent à l’élaboration d’un monde
meilleur.
I) De la farce loufoque a la réalité crue
D’une théâtralité assumée et burlesque à un style réaliste et cinématographique.
Dans la première pièce on assiste à la déshumanisation des êtres au sein d’une entreprise de
bâtiment. La pièce s’inscrit sous le ton de la comédie loufoque et décalée. Des ouvriers sur un
chantier, construisent un centre de Thalassothérapie.
Ils sont pris dans une lutte acharnée contre le temps. C’est dans cette spirale infernale qu’un
prophète en treillis et tee-shirt de foot surgit pour apporter la parole “divine”. Telle une petite
luciole dans la nuit, il incarne la tentative d’un jaillissement poétique dans ce monde
d’hommes-machines, mais l’implacable mécanique du chantier avec ces ouvriers automates
va s’abattre sur lui. La théâtralité burlesque très affirmée dans l’écriture fait penser au film «
Les temps modernes » de Chaplin.
Pour accentuer cette idée, nous verrons les comédiens qui pourraient s’apparenter aux
techniciens du théâtre, en train de construire un espace, l’espace de jeu pour la seconde pièce
qu’ils nomment Thalassothérapie. Cet espace qu’ils mettent en forme est un cube dont ils
assemblent les parties et habillent sous nos yeux de lamelles en plastiques et différents objets.
Les matériaux utilisés auront un double sens, pouvant évoquer et le centre de thalasso thérapie
et le complexe autoroutier qui servira à l’autre pièce. La direction d’acteurs s’orientera sur un
code de jeu très stylisé : les comédiens incarnant les ouvriers auront des costumes bruyant et
chacun aura une attitude et des mouvements marqués en contraste avec le prophète qui tentera
d’amener un monde de silence. La musique expérimentale et industrielle comme celle du
groupe allemand Neubauten et les chorégraphies inspirées des danses de Anna Teresa de
Keersmaker faites de mouvements en spirale et de va et vient perpétuels seront nos points
d’appuis. La lumière pourra s’apparenter à un plein feu comme si les services étaient restés
allumés. Ainsi dans cette première partie du spectacle on est dans un espace unique, poétique
et déréaliser. Dans la seconde le plateau sera fragmenté, réaliste et crue.
Du monde du travail au sein d’une entreprise au monde du travail dans l’Europe.
Dans la seconde pièce l’ambiance décrite, à la différence du premier, a un côté plus
documentaire. En effet on se heurte à la réalité poisseuse et brutale de l’actualité. L’action se
situe aujourd’hui, au cœur de l’Europe. La construction de la pièce fait penser au scénario
d’un film noir où l’on traverserait les dessus et les dessous d’un microcosme en bord
d’autoroute.
Chaque personnage a une langue singulière, avec un phrasé et un rythme qui donne
immédiatement une couleur de jeu à celui qui s’en empare. L’ambiance inhospitalière de
l’autoroute, avec bande d’arrêt d’urgence, camions et aire de repos deviennent les lieux où se
croisent différentes couches sociales et corps de métier : un politicien, un chauffeur routier,
une journaliste, une prostituée et un vigile. Les personnages dépeints de manière brute et sans
fard donnent l’impression d’insectes enlisés dans la boue. La pièce s’ouvre avec un conseiller
ministériel qui prépare un discours sur l’interdiction de fumer dans tous les lieux publics.
Cette loi sous couvert d’une éthique pour le bien-être des citoyens au fur et à mesure du
déroulement de la pièce va faire tomber les faux semblants et découvrir sa vraie nature. Ainsi
le cube installé dans la première partie pourra créer différents axes de vue pour suivre
l’enquête. Il aidera à créer différents espaces : fermé par des lamelles en plastique il peut
signifier l’arrière du camion de Kars, (le chauffeur routier qu’on soupçonne de transporter
dans son camion des contrefaçons de toute sorte et qui sert aussi de passeur à une jeune
prostituée de 16 ans Paulya qui rêve d’aller à Londres) ; ouvert on peut imaginer le complexe
autoroutier avec carrelage blanc, tv et chaise qui représente l’univers usuel du vigile ; le
dessus, peut signifier une sorte de salle de conférence pour le conseiller ministériel qui se
situe symboliquement en haut de l’échelle sociale ; à jardin on aura le bord de l’autoroute,
zone non-définissable, dans l’obscurité, à peine éclairée par les vidéos d’ambiance de phare
de camion… Dans cette pièce le son et la lumière viendrait donc de l’intérieur du processus
scénique pour amener à plus de réalisme. En effet des éclairages partiels et les sons provenant
de l’intérieur du cube seront là pour sculpté l’espace de jeu. Le clair/obscur pour dessiner ce
lieu de passage, cette zone de contrôle où se trame les délits les plus sordides. Le cube peut
aussi représenter une sorte de TV géante, une petite lucarne sur le monde où les images de
l’arrestation du chauffeur seront projetées à la une du journal télévisé «juste avant le loto»
pour montrer l’exemple au monde comme le souhaite le conseiller ministériel.
Le cube qu’on construit dans la première pièce qui représente la Thalassothérapie et puis le
complexe autoroutier en plus d’éclater l’espace dans la seconde a un double sens : il est
d’abord le cercueil du prophète puis l’endroit où va se cacher la misère du monde.
Symboliquement il devient à la fois boîte de pandore, ascenseur social et miroir aux alouettes.
II) Un monde sans valeur
accoucheuse d’hommes sans gravité
La mort du prophète.
Il m’apparaît primordiale, pour la cohésion de l’ensemble du spectacle de traiter la figure du
prophète sous l’angle du poète, de l’artiste garde-fou. Il est une fragile conscience, héritière
des horreurs du passé. Quand il arrive, il descend d’une échelle, donc du ciel ou d’une
montagne. Pour moi il incarne l’apaisement et le calme en contraste du brouhaha perpétuel
que font les hommes du monde. Comme un grain de sable qui vient faire dérailler une
machine le prophète devient dérangeant. Il est l’autre celui qu’on ne connaît pas et qu’on ne
veut pas connaître. Un des ouvriers le rouent de coup, l’assomme, puis l’emmure dans une
coulée de béton. Avec sa mort disparaît alors cette lueur fragile qui pourrait dessiner une vie
plus fraternelle, un temps plus romantique et des aspirations plus idéalistes que celles
orchestrées par la loi du profit. Ainsi le cadavre du prophète, trouvera une résonance sourde et
persistante dans le second texte. Si le prophète représentait le fragile espoir d’apporter « un
monde meilleur » le fait que le second spectacle se construise sur son cadavre donne l’idée
que notre époque se construit sur la mort de l’art et des aspirations humanistes.
Quand il disparaît son vague souvenir peut s’incarner en la figure de la journaliste dans la
deuxième pièce. En effet ce personnage n’arrive pas à s’épanouir dans ce monde-là. C’est une
sorte d’artiste ratée des temps moderne, rétrécie par les contradictions et contraintes de son
métier. Le rapport à l’élévation et au temps du silence est anéanti, et remplacé par un rapport
horizontal au monde, noyés d’informations et de vitesse : « Notre époque voit de nombreux
changements structurels : l’individualisme prend le pas sur la notion de collectivisme, les
micro-récits (l’anecdotique, le fait divers, le retour du « je ») sur les grands récits ; la durée se
rétracte, le zapping devient une fièvre ; les fêtes, même celle de l’art, remplacent les
manifestations politiques. » Philippe Roux.
De l’accélération du temps et de l’information, de la difficulté de faire coïncider être et
avoir.
Dans la deuxième partie le cube servira aussi d’espace de projection. La réalité deviendra
alors plus impalpable plus complexe et poreuse par la présence d’images vidéo. La
comédienne qui incarnerait la journaliste aurait toujours à la main sa caméra comme un
journal intime. Au lieu d’écrire ce qui lui arrive elle se filmerait lors de ses soliloques. Les
images seraient projetées en direct comme une volonté dérisoire et désespérée de laisser une
trace. Nous nous servirons aussi de l’objet caméra comme d’une arme… Il sera central, pas un
accessoire anecdotique mais l’œil par lequel tout fait sens et non-sens. Il incarnera
l’enferment de l’homme actuel dans le monde de l’instantané. Nous verrons comment les
images ne sont jamais neutres et influent sur la manipulation des idées et des opinions. Les
petites gens qui tentent de s’en sortir sont leurrés par des représentations mensongères de
bien-être, de richesse et de plénitude véhiculé par la pub comme c’est le cas pour Paulya, la
jeune prostituée. Nous tenterons de faire surgir la thématique centrale de la pièce, à savoir :
comment la révolution informationnelle et les nouvelles technologies ont complètement
transformé notre rapport aux autres et à nos ambitions. En synchronisant nos opinions et nos
émotions elles font tendre l’homme vers moins de réflexion. C’est une nouvelle forme de
dictature et de nivellement par le bas qui produit une uniformisation des désirs dans l’avoir ou
le paraître plutôt que dans l’être.
Ainsi le discours hygiéniste que fait le conseiller ministériel au début et le coup de théâtre
télévisuel de la !n ne serve qu’à cacher la laideur du monde et nous enfermer dans plus de
faux semblant et d’inculture.
L’idée que le mal du siècle naît du manque de conscience de l’homme moderne et de sa perte
de rapport au réel Hannah Arendt l’avait très bien décrit dans son livre «Eishman à
Jérusalem». Cette étude sur les ressorts du mal tente de comprendre ce qui a rendus possibles
les camps de concentrations. Elle perçoit, cet Eishman, haut fonctionnaire nazi qui s’occupait
de l’évacuation des juifs et de la logistique de la solution finale, non pas comme un barbare
sanguinaire mais comme un fonctionnaire s’occupant de chiffre incapable de jugement morale
ou de faire appel à sa conscience… Le progrès des nouvelles technologies sans conscience ou
éthique se retourne contre l’homme lui même au lieu d’être le lieu de sa liberté : il devient une
forme vicieuse d’enfermement.
Finalement à partir du même décor et des mêmes acteurs en passant d’un théâtre burlesque à
un théâtre documentaire, d’un lieu unique à un espace fragmenté, ces 2 pièces ne sont-elles
pas les viatiques inespérés pour parler de notre époque en perte de valeurs ? Nous tenterons, à
partir des costumes et de la direction d’acteur de poser un regard sensible sur l’Homme, cet
être qui a perdu son humanisme et où relégué à la fonction de figurant du monde du travail
dans la première pièce à pion sur l’échiquier européen dans la deuxième, il devient une figure
sans gravité. Avec le travail à la vidéo nous questionnerons la manipulation des images et la
légitimité de leur objectivité.
Premières études scénographiques
Un espace modulable afin de passer du chantier à l’ambiance inhospitalière du bord
d’autoroute.
Photo de maquette préparatoire
Dans la première pièce des grilles de chantier cachent l’élément principal du décor de la
seconde. Une scénographie à la façon de boîtes gigognes.
Photo de maquette préparatoire
Les grilles servent à la projection de la vidéo, soit de manière ciblée, soit de manière diffuse.
Photo de maquette préparatoire
Le décor de la seconde pièce ouvre une polyphonie de sens : station essence, frontière, lieu de
passage...
Costumes
La fin du monde en mieux
Les travailleurs portent une blouse cintrée inspirée des vêtements de travail bicolores, pour
souligner l’aspect robotique. Nous utiliserons des couleurs fluorescentes portées par exemple
par les membres du groupe Kraftwerk, connu pour son travail sur les hommes-machines.
Cette blouse comportera un scratch sur le milieu devant afin d’accentuer l’atmosphère
bruyante des ouvriers. Ces ouvriers sont aussi des machinistes du théâtre qui construisent le
décor pour la pièce suivante, voilà pourquoi le mot «régie» sera peut-être indiqué sur le dos.
Ils sont donc en même temps des ouvriers et des machinistes du théâtre. Pour souligner le
contraste entre le prophète et les ouvriers, la blouse de travail sera saturée de couleurs vives et
fluorescentes marquant l’aspect saturé de leur travail, le prophète étant un être de silence
portera comme cela est indiqué dans les didascalies un T-shirt de football et un treillis
retravaillé. Ses vêtements seront traités dans des couleurs sourdes et délicates comme le
silence qu’il amène.
Arrêt sur zone tous feux éteints
Les costumes sont noir et blanc, les personnages ont tous leurs zones d’ombres symbolisées
par des poignets, cols et poches de couleur noire, ces détails détonnent sur des costumes
entièrement blanc. Nous prenons donc le parti de créer des costumes très graphiques où les
détails sont accentués afin de symboliser pour les poignets, l’action, pour les poches, l’avoir et
pour le col, le paraître. Le personnage de la jeune fille laisse transparaître une séduction et une
agressivité. La matière de son manteau sera légèrement transparente. Les personnages de
pouvoir se distinguent, pour le conseiller par le choix d’un complet veston au large col et aux
épaulettes marquées, pour le vigile par un costume accentuant sa force physique avec des
renforcements aux épaules, une ceinture rigide et des découpes renforcées aux genoux. Le
chauffeur routier porte un T-shirt miteux et la journaliste porte des vêtements d’adolescente
attardée.
Vidéos
Il existe différents champs possibles pour l’utilisation de ce médium dans la pièce Arrêt sur
zone tous feux éteints.
Le premier : Utilisation de la vidéo comme ambiance lumineuse.
Elle habillerait la scène d’une nappe de lumière mouvante. Elle serait utilisée ici, comme
élément complémentaire des autres éclairages plus traditionnels, elle permettra des balayages
simplifiés de l’intégralité de la scène et de son décor.
Ces projections vidéo de phares, gyrophares et autres événements lumineux évoqueront le lieu
où se déroule l’action de la pièce, l’aire d’autoroute sorte de non-lieu, de « No man’s land »
où la notion de passage et de transit essayeront d’avoir une matérialisation concrète par
l’intervention de l’image en mouvement.
Fabrique et manipulation de l’image médiatique en direct.
La journaliste sera toujours accompagnée de sa caméra vidéo qu’elle utilise comme objet
d’enregistrement du réel, sorte de prolongement technologique de son propre regard et de sa
propre mémoire. La caméra ne dévoilera que par étape ces images. La projection
retransmettra alors en direct les images cadrées par la reporter. Elle sera utilisée comme
journal intime et comme enregistrement du réelle (off politique, interviews,…). Un cadrage
qui nous donnera des indications précieuses sur la façon dont elle pose son regard et sur ces
intentions en tant que passeur de l’information. Comme le dit Jean Luc Godard « le travelling
c’est une question de morale ».
Critique et prolongement du propos de la pièce.
Le métalangage vidéographique sera diffusé sur scène par l’intermédiaire de projection ou
d’une télévision présent comme accessoire au sein du cube. Un cocon fermé mais précaire
proposant par le poste TV, une fenêtre ouverte sur un « certain monde ». Cet objet moderne
est souvent évoqué par les personnages de la pièce : le politique comme objet de pouvoir et de
propagande pour ses idées et ses lois ; dans l’interview de la prostituée piégée dans une envie
de consommation insatiable des produits occidentaux magnifiés par le relais de la publicité.
Je propose déjà trois situations d’intervention de la vidéo pour appuyer cette démarche
critique :
Au début, lors de la répétition du discours sur la nouvelle loi anti- tabac : la projection audessus du conseiller politique appuiera la situation scénique du meeting politique. Seront
diffusées en alternance, les images retour de la caméra, relai de la capture future du discourt et
d’autre part, des parodies de diaporama support communicationnel de meetings politiques
(florilège d’« images d’Epinal » constitué de beaux paysages français et de citoyens heureux,
souriants). Le but est d’accentuer la lecture hygiéniste du discours par le biais de ces images
formant une identité visuelle très proche du vocabulaire iconographique de la propagande.
Dans un second temps, la télévision sera présente comme accessoire dans les décors. Elle
déversera en continue aux conducteurs en pause un pot-pourri de publicités des années 80. Le
choix des années 80 pour ces publicités est entièrement assumé, car il me semble que
l’imagerie véhiculée par celles-ci est beaucoup plus violente, symbolique d’une société ultraconsumériste de cette décennie. Une fenêtre qui ouvre sur un monde d’images superficielles
qui renvoie à cette société fantasmée loin des réalités des personnages.
A la fin de la pièce, au moment de l’arrestation, des images proches des émissions
documentaires américaines comme « Cops » (télé-réalité) seront projetées. Des programmes
très populaires outre-Atlantique qui ont pour concept de suivre des policiers dans leurs
missions musclées d’arrestation. Ici des images, noir et blanc, de caméras nocturnes
embarquées dans les hélicoptères de la police. Images brutes de cette « caméra/œil », aux
textures de jeux vidéo qui pourtant montre une cruelle réalité du monde en direct. Ces images
feront alors écho à la situation jouée sur scène de l’arrestation médiatisée de ce routier
lituanien.
Dramaturgie
Enrichissement des suggestions déjà lancées dans le dossier :
Les deux textes chacun à leur manière montrent comment les fragiles lueurs de l’espoir et de
la résistance sont brisées face à un monde cynique et désenchanté.
L’enlisement dans les ténèbres autour de la figure de la luciole :
L’idée que l’homme est piégé dans un système d’efficacité qu’il a lui-même mis en place et
dont il peut difficilement s’échapper est inhérente au deux pièces. Pire, en les faisant se suivre
ainsi de manière chronologique on voit comment de simple pion au sein d’une entreprise de
travaux, l’homme, est devenu un rouage parmi tant d’autres dans la grande machine
européenne froide et brutale.
La jonction s’opère autour de la figure du prophète vu comme le poète, l’artiste garde fou, la
part d’humanité en chacun de nous qui résiste comme une petite luciole dans les ténèbres. Je
m’appuie notamment sur la structure du livre la survivance des lucioles de George Didi
Huberman pour construire l’ossature du spectacle.
En 1974, dans ses Ecrits corsaires, Pasolini fait une métaphore écologico/poétique. Il parle
des lucioles qui ont disparues des campagnes du sud de l’Italie, lucioles comme « des signaux
humains de l’innocence perdu». Il compare ses lucioles aux paysans qui sous l’influence de la
télévision perdent leur authenticité et leurs traditions. Il fait un constat cinglant : « La tragédie
c’est qu’il n’existe plus d’êtres humains ». Quand le prophète est tué dans la pièce La fin du
monde en mieux, assommé par un coup de pelle puis coulé dans le béton, on sait que la
deuxième pièce va se construire sur son cadavre.
Après un deuxième meurtre, l’ouvrier à la pelle dit : « On aura bientôt plus de place dans les
murs » ce à quoi l’ouvrier à la brouette rétorque : « Il faudra les enterrer dans le plafond ». Si
le ciel devient un plafond de cadavre cela annonce qu’il n’y a plus d’horizon ou que l’avenir
est bouché. Le texte de Baudoin Arrêt sur zone tous feux éteints s’ouvre sur le discours que
prépare le conseiller ministériel pour sa cliente qui s’apprête à passer devant les médias. Dans
Le règne et la gloire Giorgio Agamben poursuit l’idée de Pasolini en disant que la lumière des
projecteurs, la gloire médiatique et la télévision contribuent à faire de nous des êtres asservis.
La capacité à voir dans la moindre luciole une résistance, une lumière pour la pensée n’est pas
morte mais est étouffée et agonisante dans les lumières superficielles du monde contemporain.
« Couleur sombre, gris acier, d’une conscience malheureuse condamné à son propre horizon,
à sa propre clôture ».
Dans la pièce de Baudoin, on trouve une résurgence de la « luciole » en la figure de la
journaliste. Elle devient le relai, à son échelle, du prophète. Elle est la lumière du contre
pouvoir alors que tous les autres personnages semblent enfermés dans leur fonction. Lorsque
Kars, le chauffeur routier demande à ce qu’on le laisse partir, Trouvert, le vigile, lui répond :
« Impossible. Gendarmes et voleurs : Faut jouer le jeu. » Ainsi même si la journaliste semble
rétrécie par les contraintes et contradictions de son métier elle est la seule qui tente une petite
résistance. Elle devient une petite luciole qui tente d’émettre à son endroit une faible lueur.
D’où la phrase de Pascal : « Nul ne meurt si pauvre, qu’il ne laisse quelque chose ». Les
dispositifs de contrôle peuvent bien réglementer nos vie, la fragile lumière des contrepouvoirs est toujours là.
Un spectacle en miroir inversé autour d’un même sujet :
Même si l’univers et le style d’écriture diffère d’une pièce à l’autre, elles s’enrichissent et se
complètent, formant les deux parties logiques d’un même spectacle.
En effet, dans la première, celle de Sébastien Joanniez, la langue est quasi quotidienne mais
les situations tendent vers une certaine folie, un décalage absurde évident. Dans la seconde,
celle de Jean-Michel Baudoin, le rythme et les effets de style très travaillés donnent
immédiatement une contrainte de jeu forte à l’acteur qui s’en empare, mais les situations sont
elles criantes de réalisme. Ainsi les deux pièces se projette l’une dans l’autre comme un
miroir inversé.
Pour traduire cela au plateau, la première partie sera très stylisée dans le jeu des acteurs mais
aussi dans leur plastique, il y aura une vraie transformation des corps et des visages. Les
acteurs porteront des masques ou des postiches et évolueront dans un univers où l’esthétisme
s’inspirera des performances de Paul Mac Carty (artiste américain des années 80). Sophie
Botte, qui m’assiste et qui a joué dans 2 spectacles d’Omar Porras, se chargera des trainings et
m’aidera à faire advenir ses créatures étranges. L’espace sera donc unique, déréalisé et
poétique. La poésie dans le sens où elle est « l’art de fracturer le langage, de briser les
apparences, de désassembler l’unité du temps » Georges Didi Huberman. Je voudrais que les
personnages soient en contact avec la matière, utiliser des matériaux salissants. La laideur sera
visible dans la saleté et le bruit que fait le monde pour passer à un espace cliniquement propre
sous vidéo dans la deuxième.
Je veux faire advenir deux troublants objets plastiques complètement à l’opposé dans la
forme. Si dans la première partie l’espace sera unique, déréalisé et sale dans la deuxième
moitié il sera fragmenté, documentaire et clinique. On travaillera l’épaisseur psychologique
des personnages, l’introspection de manière crue et sans fard. Pierric Favret (artiste vidéaste
contemporain) sera à mes côtés pendant les répétitions pour trouver une manière de travailler
avec l’image et la caméra comme un partenaire. On expérimentera par le biais de di#érents
exercices tous les possibles qu’offre cet outil. La journaliste s’en servira comme journal de
bord mais aussi comme arme pour essayer de capter ce qu’il y a sous les masques de chair.
J’envisage que la transformation des corps entre La fin du monde en mieux et Arrêt sur zone
tous feux éteints se fasse à vue, constituant un moment à part entière du spectacle. Dans la
première partie se construira une chorégraphie de gestes quotidiens qui n’apparaîtra pour le
public qu’après la mort du prophète. En effet, l’agitation et le bruit ambiant masqueront cette
mécanique pour mieux la révéler lors de la transition. On verra alors les comédiens quitter
leur masque comme pour dévoiler la part d’humanité qu’il leur reste. On comprendra par la
suite que sur ces visages plus humains se trouve un autre masque, celui du paraître social.
Direction d’acteur
Je ne souhaite pas réfléchir la réalité mais créer une réalité parallèle, comme un miroir
déformant, soit en stylisant la forme, soit en montrant des situations qui tendent à devenir
vraiment grinçante par la tension et les enjeux soulevés.
Ce qui compte c’est que l’espace soit une prolongation des personnages et de leur mystère. De
même qu’on entretient un lien fort, une énergie avec les partenaires, les spectateurs et le texte,
les acteurs doivent faire exister la forme plastique dans laquelle ils se situent. Le décor doit
devenir émotionnel. En parallèle aux personnages qui cachent quelque chose de leur vie
intime, les accessoires renferment des mystères inavoués. Ainsi l’espace n’est pas qu’un
simple décor mais un support de l’univers sensitif de la pièce en corrélation avec l’axe choisi
pour chacun des textes.
La direction d’acteur est au centre de mon travail, l’atout majeur, ce autour de quoi tout
converge et fait sens.
Pendant les répétitions je travaille comme un coach sportif à l’intérieur du processus de
création, au plateau avec les comédiens pour capter leur énergie. Je m’appuie sur le terme
ENTRETENIR pour parler du rapport qui lie acteurs, metteur en scène et spectateurs. Avec ce
terme j’entends évidemment le travail de training de l’acteur, l’entretien de leur corps, la
musculation de leur capacité émotionnelle et de leur expressivité par le biais de différents
exercices, mais surtout TENIR-ENTRE chaque être, une attention soutenue. Je recherche
comment faire pour que le public, où celui qui regarde trouve un mouvement à l’intérieur de
chaque personnage.
Ainsi je m’intéresse surtout à ce qui existe ENTRE les lignes. Pour moi le rythme, l’intensité
et la température des comédiens doivent faire exploser le cadre du texte.
Les auteurs
Sébastien Joanniez
«D’abord urbain, auteur dramatique, comédien, metteur en scène, puis RMIste, puis
romancier, publié, poète, subventionné, puis néo-rural, puis père, mari, traduit, puis père
encore, Sébastien Joanniez est enfin né depuis trente-sept ans». Depuis 2002, il a écrit une
douzaine de pièces qui, pour la plupart, ont fait l’objet de mises en scènes. Il écrit également
pour la jeunesse des romans, des albums et de la poésie.
Bibliographie
Aux Editions du Rouergue : Marabout d'ficelle (2002, roman) - Terminus Noël (2002, roman)
- C'est loin d'aller où (2003, roman) - Même les nuages je sais pas d'où ils viennent (2005,
roman) - Entrez (2010, poésie) - Noir grand (2012, roman)
Aux Editions Sarbacane : Je fais ce que je peux (2004, poésie) - Fred et Fred (2005, poésie) Treizième avenir (2006, roman)
Aux Editions Espaces 34 : Des lambeaux noirs dans l'eau du bain (2005, théâtre) - Désarmés
(2007, théâtre) - Le petit matin de mourir (2010, théâtre)
Aux Editions Color Gang : Trop tard c'est bientôt (2007, théâtre) - Dans quels déserts tu
ranges tes soifs ? (2007, théâtre) - Cluemo (2010, essai) / Aux Editions Poivre et Sel :
Animalerie (2013, BD)
Jean-Michel Baudoin
Jean-Michel Baudoin est né à Nice en 1950 et a passé son enfance en Algérie et en Corse.
Après l’obtention de deux diplômes d’ingénieur, sa rencontre avec Ariane Mnouchkine et le
Théâtre du Soleil, auprès de qui il passe une année de stage sera déterminante. Tour à tour
comédien, metteur en scène, animateur de compagnie, musicien de jazz, il passe «de l’autre
côté de la barrière» et devient directeur d’action culturelle, encore aujourd’hui à la tête du
Théâtre municipal de Châtillon sur Seine en Côte d’Or. La passion de l’écriture chevillée au
corps depuis toujours, il se résout néanmoins tardivement à encombrer ses contemporains de
ses écrits. Peu rancuniers, certains l’encouragent, publient ou produisent ses textes, voire
même lui passent commande, ou l’accueillent en résidence. En peu d’années, il écrit plus
d’une quarantaine de pièces de factures très diverses, allant du monologue au vaudeville à
multiples personnages, alternant pièces pour marionnettes et vidéos, pièces pour jongleurs,
scènes courtes, drames à résonance politiques, pièces pour ados ou pour très jeunes enfants.
Une trentaine de ces pièces sont éditées chez quatre éditeurs principaux.
Bibliographie
Aux Editions La Fontaine (Lille) : « C’est quoi ton nom ? » / juin 2002 ; « Fuga (oratorio) » /
mars 2005 ; « Quotidiennes » / octobre 2005 ; « Maquillages » / juin 2008
Aux Editions Lansman (Belgique) : « Station Liberté » / septembre 2009 dans « La scène aux
ados » n° 5, ouvrage collectif
Aux Editions Vermifuge (Nolay/Côte d’Or) : « La beauté du geste (masculine) » / janvier
2010 ; « La Beauté du geste (féminine) » / janvier 2010
Aux Editions de l’Amandier (Paris) : « La partie continue – Das Spiel geht weiter » / février
2010
Extraits
La fin du monde en mieux
Sébastien Joanniez
C’est donc un chantier pour commencer.
Vaguement peut-être grésille une radio criblée de plâtre et sans antenne.
Quelque part, une pancarte affiche : « Ici l’État investit pour votre avenir – Nature des
Travaux : Complexe thalasso-thérapeutique ».
Peu à peu apparaît Le prophète, t-shirt de footballeur et barbe longue sur un treillis militaire
aux pieds nus, qui descend d’une échelle.
Le prophète : Vous avez coupé les arbres ?
L’ouvrier à la pelle : Ça nous gênait.
Le prophète : Vous avez construit quoi là ?
L’ouvrier à la pelle : Une piscine.
Le prophète : Et là ?
L’ouvrier à la pelle : C’est le gaz.
Le prophète : Je viens d’arriver, je cherche quelqu’un pour annoncer la grande nouvelle.
L’ouvrier à la pelle : Je travaille, moi. J’ai pas le temps pour les salades.
Le prophète : Vous connaissez quelqu’un ?
L’ouvrier à la pelle : Ils sont tous comme moi, ils bossent mon vieux. Tu te pointes et faut
laisser tomber la pioche ?
Le prophète : C’est que j’ai beaucoup voyagé, puis je viens donner la parole...
Le chef : Garde-à-vous ! C’est qui lui ?
L’ouvrier à la pelle : Un nouveau, chef. Je sais pas qui. J’ai perdu deux minutes mais je les
rattraperai, c’est de sa faute chef, je l’ai pas assommé, il est arrivé par là, je l’ai pas vu venir,
il m’a surpris. J’allais le cogner quand vous voilà.
Le chef (au prophète) : Présentez-vous !
Le prophète : J’ai tout paumé sur la route. Il y avait du vent, de la pluie, le désert, la lune. Il y
avait des animaux, des arbres, des falaises. J’ai tout perdu. Je voulais tellement arriver vite
que j’ai pas fait attention à mes affaires.
Le chef : Je vous demande pas l’épopée. J’ai besoin d’un nom pour vous identifier.
Le prophète : Appelez-moi comme vous voulez, je recommence tout alors…
Le chef : Ta gueule. Tu seras rien si tu bavardes comme ça le nouveau. Ici on la ferme et on
bosse. Tu sais comment on creuse ?
Le prophète : Oui.
Le chef : Comment on se donne du mal pour bâtir quelque chose de grand ?
Le prophète : Euh oui.
Le chef : Et vers quels horizons nous marchons main dans la main ?
Le prophète : Oui.
Le chef : Tu crois à quelque chose ?
Le prophète : Oui. Enfin, je crois bien…
Le chef : Tu veux participer à l’éternel ?
Le prophète : Ben oui. Justement je suis un envoyé de…
Le chef : Tu réponds aux questions, c’est tout. À moins que tu cherches les embrouilles ?
Le prophète : Non.
Le chef : Alors tais-toi quand j’énonce les grands axes.
Le prophète : Oui.
L’ouvrier à la brouette : Chef c’est l’heure on arrête ?
Le chef : Allez-y, repos !
Les ouvriers en chœur : Longue vie à l’entreprise ! Longue vie à nos filiales !
Le chef : Tu apprendras les paroles plus tard. Bienvenue chez nous ! Demain matin sept
heures, debout mon vieux ! Demain tu entres dans l’histoire !
Le prophète : En attendant je pourrais vous parler ?
Ils sortent tous et Le prophète reste.
La lumière lentement tombe sur sa silhouette solitaire et le soir devient une nuit de plus.
Le prophète : Je suis pas seul. Je suis pas seul. Je suis pas seul. Je suis…
(…)
Entre L’ouvrier à la brouette qui tombe nez à nez avec Le prophète couché. Il tente de le
soulever pour le jeter en coulisses, mais y renonce, tourne autour énervé, finit par l’insulter et
le rouer de coups. Le prophète ne bouge plus. L’ouvrier à la brouette remplit une brouette de
sable et sort.
La lumière se lève. Le chef et les ouvriers sont déjà là, groupés pour une réunion de chantier.
Le chef : Vous vous souvenez pour quoi on travaille ?
L’ouvrier à la casquette : Oui, chef. Le futur !
L’ouvrier à la pelle : Le progrès !
L’ouvrier à la brouette : Le bien-être de tous !
Le chef : Va me chercher le nouveau !
L’ouvrier à la brouette : Il est mort.
Le chef : Ah. On le coulera dans le mur. Quoi d’autre ?
L’ouvrier à la casquette : On a besoin de parpaings. Et du sable.
L’ouvrier à la pelle : Y’a besoin d’un escalier pour monter bosser au deuxième.
L’ouvrier à la brouette : Et un quart d’heure de plus le midi pour casser la croûte.
L’ouvrier à la casquette : Avec un micro-ondes.
L’ouvrier à la brouette : Une salle de repos chauffée.
L’ouvrier à la casquette : Et une cafetière.
L’ouvrier à la brouette : C’est possible de commencer plus tard le matin ?
L’ouvrier à la casquette : De finir plus tôt le soir ? Avec les embouteillages…
L’ouvrier à la pelle : Je serais bien parti en vacances la semaine proch…
Le chef : Vous vous foutez de ma gueule ?
L’ouvrier à la brouette : C’est juste comme ça, des questions… Chef, prenez pas la mouche…
Le chef : Vous croyez que ça tourne comment la boutique ?
L’ouvrier à la casquette : On voulait vous en parler…
L’ouvrier à la brouette : Parce qu’on a des bouches à nourrir, et le pain c’est cher de plus en
plus, et le salaire il bouge pas…
L’ouvrier à la casquette : Même on a fait des sacrifices…
Le chef : La crise bordel ! Faut sortir du chaos !
L’ouvrier à la brouette : Ouais… Mais si on lâche un peu, on pourrait venir au boulot
joyeux… Que là, c’est l’enfer…
L’ouvrier à la pelle : Plus vite, toujours plus vite… On dirait qu’on pilote.
L’ouvrier à la brouette : C’est trop dingue. À ce rythme, on aura pas le temps de se faire
masser…
Le chef : Vous êtes sérieux là ?
L’ouvrier à la casquette : Oui et non…
L’ouvrier à la pelle : C’est comme ça, on discute…
Le chef : Parce que faut pas rester sinon… Je voudrais pas vous faire de la peine hein, vaut
mieux trouver du boulot ailleurs… Y’a sûrement une boîte pour vous, plus sympa, avec une
cafetière et tout…
L’ouvrier à la casquette : Non mais la cafetière… On se fait du café instantané, c’est bien
l’instantané non ?
L’ouvrier à la pelle : Ben oui, on a l’habitude.
L’ouvrier à la brouette : Même des fois je préfère. Je prends un café au bar, je le trouve moins
bon.
L’ouvrier à la casquette : Ouais, quand on a l’habitude, on aime bien finalement.
Le chef : Et le quart d’heure de plus ?
…
Le chef : On oublie ? (Ils hochent la tête) Bien. On peut bosser maintenant ? (Ils hochent la
tête)
Ils se remettent au travail et coulent Le prophète debout dans un mur.
Arrêt sur zone tous feux éteints
Jean-Michel Baudoin
Personnages
Flaag : conseiller ministériel, la cinquantaine enrobante
Kars : chauffeur routier, la trentaine marquée
Lenn : femme journaliste, la quarantaine triste
Trouvert : vigile, la quarantaine athlétique
Paulya : jeune fille, frêle et farouche
***
Flaag (répète le discours qu’il a écrit pour le Ministre, de temps à autre, il s’interrompt pour
lui donner des
indications d’intonation et de jeu) : Mes chers concitoyens – seul le Président a droit à «
compatriotes », Madame le Ministre – mes chers concitoyens, une fois de plus, ayant le
courage de nos convictions et de nos actes, nous nous attaquons de front – l’emploi du présent
plutôt que le futur donne une impression d’irrévocable dont l’énoncé décourage déjà
l’opposition, Madame le Ministre – nous nous attaquons de front aux problèmes brûlants, et –
légère suspension qui semble une concession, mais n’est destinée qu’à mieux enfoncer
l’adversaire – et, quitte à nous rendre impopulaires, nous éradiquons le mal, pour le bien-être
– non, mieux – pour le bonheur du peuple, à contre-courant du laxisme démagogique, nous
décrétons – non, mieux – nous érigeons la totale interdiction de fumer dans les lieux publics –
ici un silence, accompagné d’un regard circulaire, vous savourez l’effet d’annonce, et vous
portez l’estocade en accélérant – par lieux publics nous entendons tous lieux de partage et de
rencontre : gares aéroports trains navires avions lycées cafés restaurants théâtres dancings
mairies entreprises bureaux ateliers usines, ainsi, nous sauvons la vie, bien le plus précieux
dont nous avons la charge morale et physique, et ce le plus souvent contre le gré de celles et
ceux qui en ont encore le souffle, pour combien de temps ? – Ici, Madame le Ministre, ne
craignez pas d’être pathétique, rajoutez-en dans le romantisme hugolien – Si nous ne nous
dressions en rempart militant pour terrasser le cauchemar du monde moderne, j’ai nommé le
cancer des voies respiratoires, oui, si vous, fumeurs, vous saviez dans quelles affreuses
souffrances s’éteint celui qui, un jour, ayant allumé une fatale cigarette, se retrouve prisonnier
de l’infernale spirale du tabagisme, conduisant à l’esclavage de l’addiction puis à la
déchéance de la maladie, si vous saviez, dis-je – un grand geste des bras sera du meilleur effet
– vous applaudiriez à cette croisade pour la vie, retrouvons, chers amis, un air pur, libéré des
fumées nocives, mes chers concitoyens – dansez, Madame le Ministre, songez à Gauguin,
Degas, Matisse – nous vous rendons l’air libre, le mouvement libre, l’esprit libre, nous faisons
votre bonheur, quitte à le faire malgré vous. Une ère meilleure s’ouvre, sachons, tous
ensemble en profiter à pleins poumons.
***
Paulya : Pas parler, mauvais.
Lenn : Amie. J’écris. Je ne dis pas ton nom pas ta ville pas ton pays je cache ton visage le
monde doit savoir ce qui se passe dans ce camion. Quel âge as-tu ?
Paulya : Sixteen.
Lenn : Partie depuis longtemps ?
Paulya : Trois semaines. Bloquée deux fois Transmanche. Mais forte, petite fille. Changé
camion, repartie Kaunas, trouvé Kars.
Lenn : Pourquoi tu pars ?
Paulya : Si toi pauvre, toi pas argent, toi dans ton village, avec copines tu regardes TV
beaucoup tu vois Londres Barcelone Paris Rotterdam bijoux Mercedes belles robes lumières
partout tu veux ça pour toi coiffure chaussures manger des glaces rire écouter concerts pop
music danser parfum dans les cheveux travailler magasin gagner argent envoyer argent.
Lenn : Ta famille ?
Paulya : Trop de monde pas assez manger la guerre les chefs de clans ma mère elle a vendu
moi.
Lenn : Quoi ? Vendue ? À qui ?
Paulya : Médecin. Un rein, c’est mille dollars et Paulya n’a plus qu’un. Tu veux voir cicatrice
?
Lenn : Tais-toi.
Paulya : Avec mes soeurs, tiré sort qui Londres la chance sur Paulya, et je trouvé passeurs.
Lenn : Ton pays ?
Paulya : Belle campagne collines vertes forêts tout petit village électricité seulement quatre
heures par jour seulement deux vaches et pas de manteau pour tous frères et soeurs.
Lenn : Ici nous avons trop de tout trop de voitures trop de richesses trop de fabriques trop de
confort trop d’images trop d’amour trop de progrès trop d’argent trop de nourriture il faut
arrêter.
Paulya : Mais non pas arrêter moi la robe moi les bijoux la voiture la fabrique moi l’amour je
veux je ne suis pas fatiguée j’ai envie je l’aurai t’es qui toi pour parler pour Paulya je veux
plaisir là tout de suite avant trop tard morte rire danser bouffer être riche vengeance avoir des
esclaves blancs nous les envahisseurs.
Lenn : Des milliards comme toi, veulent leur part, ils sont là à notre porte, l’enfer à ma porte.
Paulya : En attendant je pute dans putain de camion arrêté sur putain d’autoroute et je gagne
putain de dollars pour putain de Kars qui frappe.
Lenn : Arrête le massacre. Tu es belle, tu es jeune. Viens. Avec moi. Je serai ta bonne étoile.
Paulya : Ici ? Franciya ?
Lenn : Je t’adopte je t’habille je te nourris je te trouve un vrai travail je t’obtiens des papiers
je te pacse je m’appelle Lenn.
Paulya : Et je couche avec toi ?
Lenn : C’est bien aussi, tu verras.
Paulya : Toi pas belle Frantciya pas belle mauvaise maison je Londres riche pas comme
pauvre frantsouskaïa campagne pas belle.
Lenn : Très bien, d’accord, oui, venge-toi, insulte-moi, salis-moi, crache-moi au visage, oui
moi, la laide la truie la grosse gangrenée de graisse sale petite pute je te dénonce je te livre
aux flics ils te renvoient dans ton village de merde tant pis j’aurais été j’aurais pu être tendre
comme une maman.
Paulya (un rasoir à la main) : Fous-le camp saleté ou on trouve toi morte égorgée bouffée par
corbeaux poubelles autostrada ordure Kars revient camion part je m’en vais ne remets plus
sale gueule ici.
La compagnie Lalasonge
J’aime au sein de la compagnie interroger la place de l’homme dans la société, ses
maladresses, ses doutes, sa bizarrerie, ses violences, ses brisures, ses manques. Je cherche
dans chaque projet à confronter le plaisir du jeu et les réflexions partagées sur l’identité pour
parler de la richesse insondable des personnes. Nous fouillons des styles de jeu et des formes
dramatiques à chaque fois différentes, pour faire vivre une expérience unique aux spectateurs
et nous mettre à chaque fois en danger dans un rapport au travail aussi honnête qu’instructif.
Nous souhaitons être accessible au plus grand nombre sans rien abandonner de nos exigences.
Contre un despotisme du metteur en scène je cherche le rassemblement d’une intelligence
commune où la lumière, la scénographie, les costumes, la musique et pourquoi pas la vidéo
cohabitent à part égale dans la création. Comme le dit Jean-Louis Hourdin : “La salle de
répétition est le lieu d’un langage de fraternité à inventer en commun.”
Annabelle Simon, metteur en scène