Jardin et connaissance dans deux nouvelles de Daphne du Maurier

Transcription

Jardin et connaissance dans deux nouvelles de Daphne du Maurier
Xavier Lachazette – Jardin et connaissance dans deux nouvelles de Daphne du Maurier
Jardin et connaissance dans les nouvelles
« The Pool » (« L’étang ») et « The Apple Tree » (« Le pommier »)
de Daphne du Maurier
Xavier Lachazette – Jardin et connaissance dans deux nouvelles de Daphne du Maurier
Communication donnée à Angers (France)
dans le cadre du colloque international :
Résumé de la communication
A la croisée des imaginaires polythéiste et chrétien, le jardin des nouvelles « The Pool »
(« L’étang ») et « The Apple Tree » (« Le pommier »), publiées par Daphne du Maurier dans les
années 1950, est un lieu sombre et complexe, hanté par la métempsychose, la métamorphose et la
révélation cognitive.
Lieu censément clos et ordonnancé par la main de l’homme, le jardin au centre de ces deux
nouvelles constitue en fait un univers intermédiaire et fluctuant à mi-chemin entre état de nature et
société, entre réalisme et fantastique. L’humain s’y trouve confronté à des puissances occultes ou
divines qui le dépassent et qui le mènent soit à la destruction, soit à une plus grande connaissance de
soi.
Ainsi, dans le jardin nocturne de la seconde nouvelle, une jeune confirmée, attirée par l’aura de
mystère que dégagent les religions en général et obsédée par la pensée du sacrifice du Christ en
particulier, tente de retrouver le souvenir de sa mère défunte dans un étang bordé d’arbres,
assemblés là comme par la lyre d’Orphée. De même, le pommier de la première nouvelle, sombre
récit de la réincarnation en arbre d’une épouse délaissée, propose une réécriture du mythe biblique
de l’arbre de la connaissance tout en utilisant certains des épisodes des Métamorphoses d’Ovide, tels
que la transformation des sœurs de Phaéton en peupliers.
Dans les deux cas, le pommier et l’étang bordé d’arbres permettent le surgissement au centre
même de l’espace quotidien d’un surnaturel qui est menaçant parce qu’il redresse les torts passés ou
révèle des vérités à une enfant à l’orée de la puberté. La confrontation des humains avec les mythes
et les mondes antiques agite donc devant eux le spectre du châtiment et de la mort, mais revêt aussi
une dimension expiatoire qui leur permet d’accéder à un plus haut niveau de compréhension d’euxmêmes.
Xavier Lachazette – Jardin et connaissance dans deux nouvelles de Daphne du Maurier
Jardin et connaissance dans les nouvelles
« The Pool » (« L’étang ») et « The Apple Tree » (« Le pommier »)
de Daphne du Maurier
Xavier Lachazette – Université du Maine, Le Mans (France)
([email protected])
Deux nouvelles de Daphne du Maurier, publiées respectivement dans The Apple Tree and
Other Stories (1952) et dans The Breaking Point (1959), frappent le lecteur en raison de la
thématique commune qui les relie à sept ans d’intervalle. En effet, la nouvelle éponyme du
premier recueil et « The Pool » se déroulent presque exclusivement dans un espace végétal de
grande dimension et présentent toutes deux une action resserrée autour d’un personnage
obsédé par un des éléments du jardin qu’il aperçoit de sa fenêtre ou est impatient de rejoindre.
Dans l’une, un jeune retraité, veuf depuis trois mois, se convainc peu à peu que le
troisième pommier à gauche dans son verger est la réincarnation de son épouse, laquelle aurait
trouvé ce moyen de continuer à l’assaillir de reproches par-delà la mort. Dans l’autre, la toute
jeune protagoniste ne trouve la paix intérieure qu’en se rendant au bord de l’étang de la
propriété de ses grands-parents, étang qui l’attire comme un aimant.
Ces deux nouvelles proposent ainsi une lecture nerveusement tendue vers la résolution
d’une énigme centrale. Dans le même temps, elles tissent un réseau similaire d’images et de
concepts : le jardinier a pour nom Willis dans les deux cas, les pommiers sont les seuls arbres
fruitiers mentionnés dans les deux vergers et c’est par le truchement de certains éléments de
ces espaces verts qu’est délivré l’oracle final.
On peut par conséquent avancer l’idée que du Maurier retravaille ici le matériau de l’un
des plus célèbres mythes occidentaux, à savoir celui de l’acquisition par le couple originel de
la connaissance du bien et du mal dans le cadre verdoyant de l’Éden biblique. Bien sûr, le
fruit au centre du récit de la Chute n’était certainement pas une pomme et c’est sans doute le
mot latin malus, signifiant « pommier », qui explique que ce fruit soit culturellement lié à
l’idée même du mal. Quoi qu’il en soit, cette association est si ancrée dans l’inconscient
collectif qu’un auteur peut s’en saisir telle quelle afin de réactualiser le mythe et de le faire
sien dans le cadre d’une récriture toute personnelle.
Nous verrons ici que du Maurier problématise tout d’abord le temps mythique et invariant
du récit édénique pour faire surgir avec force l’expérience diamétralement opposée que fait
l’être humain de l’impermanence du temps. Nous dirons que c’est de cette confrontation entre
temps mythique et temps historique que naît la connaissance que les êtres ont d’eux-mêmes et
de leur monde.
Ceci nous amènera à souligner la prévalence du mal sous toutes ses formes dans ces deux
nouvelles, comme si la connaissance que l’être humain acquiert au fur et à mesure de son
existence était surtout marquée du sceau de la souffrance ou de la renonciation.
Nous verrons enfin que, malgré leur tonalité macabre, ces nouvelles essaient d’extraire la
condition humaine du cadre réducteur du récit biblique, notamment par le biais d’un rapport
privilégié avec la nature, dans lequel l’imaginaire joue un rôle prépondérant.
*
Xavier Lachazette – Jardin et connaissance dans deux nouvelles de Daphne du Maurier
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Un des intérêts majeurs de ces nouvelles est la problématisation du concept de temps
qu’opère du Maurier. On remarque en effet que deux visions opposées de la temporalité y
sont proposées.
Dans « The Pool », la diégèse est concentrée sur trois journées seulement et évoque le
début du séjour estival de deux enfants dans la maison de campagne de leurs grands-parents.
Malgré l’alternance prononcée entre scènes de jour et scènes de nuit, l’unité de temps,
d’action et de lieu favorise la perception des divers épisodes comme un cheminement direct et
unique vers le point culminant que constitue la quasi-noyade de la protagoniste dans l’étang.
Cet étang est fortement marqué du sceau de la stase et de la mort : ses eaux en sont immobiles
et toute une partie de sa surface est recouverte d’une sorte d’écume vert pâle en dessous de
laquelle un enchevêtrement d’algues menace de prendre et d’étouffer quiconque s’y
aventurerait. De plus, par son immersion prolongée dans ces eaux, un vieil arbre monstrueux,
au branchage grotesque et aux allures de crucifix (158), a perdu toute identité car on ne sait
plus s’il s’agit là d’un sapin, d’un pin ou d’un mélèze. Ceci présage donc mal de la
personnalisation apportée par la protagoniste au bout de crayon, mâchonné par ses soins,
qu’elle jette dans l’étang, en guise d’offrande et de sacrifice respectueux à la « mère de toutes
choses sauvages » (« Mother of all things wild », 134). Cette étendue est donc bien l’ « eau
primitive, la première, la dernière » qu’évoque plus tard le récit (« the pool was primeval
water, the first, the last », 144) et associe cet étang au temps paradisiaque tel que le définit
Frank Lestringant : « un temps suspendu, sans saisons extrêmes, ni glaces ni canicules, un
temps instantané qui méconnaît les cycles et les périodes. »i
A l’opposé de ce récit ramassé au temps suspendu, « The Apple Tree » s’inspire du topos
de la succession des saisons pour proposer un récit couvrant une année entière dans la vie de
son personnage, du décès de l’épouse de ce dernier un mois de décembre jusqu’à son propre
décès douze mois plus tard, à quelques jours de Noël. Les processus naturels associés au
pommier – sa floraison, sa fructification et le ternissement de ses feuilles – sont intimement
liés au déroulement du récit, dont ils forment l’intrigue principale, puisque chaque saison
convainc davantage le retraité de la résilience de sa femme et de son intention de toujours lui
nuire.
Dans les deux cas, ces protagonistes souffrent donc de l’impermanence du temps, mais
leurs motivations sont contraires. En effet, si Buzz (le retraité) refuse de considérer de
manière objective le désintérêt problématique que lui inspirait sa femme Midge, la jeune
Deborah appelle en revanche de ses vœux la révélation cognitive qu’elle sent poindre dans
certaines manifestations naturelles. Pour elle, par exemple, la tombée de la nuit n’est pas une
absence graduelle de lumière mais un mariage cosmique, faisant penser à certaines
descriptions paysagères de Thomas Hardyii, entre un ciel soudain parsemé d’étoiles et une
terre qui, dans l’attente de l’union à venir, envoie dans les airs « une odeur de savoir » (« the
waiting earth gave off a scent of knowledge », 142). De même, quand l’existence du « monde
secret » auquel elle a toujours cru lui est révélée en rêve par une femme se tenant au milieu de
l’étang, à côté d’un tourniquet permettant le passage dans un monde parallèle, Deborah
accueille cette découverte avec une joie et un soulagement incommensurables. L’épiphanie de
la protagoniste est présentée dans les termes suivants :
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The secret world… It was something Deborah had always known, and now the pattern
was complete. The memory of it and the relief were so tremendous that something
seemed to burst inside her heart.
“Of course…” she said, “of course…” and everything that had ever been fell into place.
There was no disharmony. The joy was indescribable, and the surge of feeling, like
wings about her in the air, lifted her away from the turnstile and the woman, and she
had all knowledge. That was it—the invasion of knowledge. (145)
Dans son cas, la nature est donc le lieu d’une découverte primordiale, celle de l’unité des
choses et de la présence d’une causalité capable d’expliquer l’intégralité du monde tel que
nous le connaissons. Les animaux et les végétaux ont connaissance de ce « secret » car ils en
sont tout prochesiii, tandis que les humains – du moins, les adultes – oublient de chercher la
clé du mystère du monde et préfèrent s’enfermer dans des maisons symbolisant la
« contribution [de l’homme] à la civilisation » (146). Pour entretenir cette communion
privilégiée, le rapport de la fillette avec la nature est régi par une série de rituels dont elle doit
s’acquitter afin d’être acceptée par ce qu’on pourrait appeler l’âme du monde. Dans le jardin
proprement dit, elle ne peut entrer dans le cabanon sans s’incliner deux fois. Puis une fois
dans les bois, sans qu’aucune barrière ait réellement été franchie après le jardin proprement
dit, puisque seuls des arbres marquent la transition entre le premier lieu et le suivant, tout le
périmètre sacré autour de l’étang est placé sous la puissance du chiffre trois : l’approche se
fait d’abord debout, puis agenouillée, puis accroupie ; le front doit venir toucher trois fois le
sol ; et trois cercles doivent être dessinés à la surface de l’eau stagnante.
Par là même, la fillette accomplit instinctivement l’abolition du temps que Mircea Eliade
associe systématiquement à l’exécution d’un rituel. En effet, comme le dit ce mythologue et
historien des religions dans son ouvrage Le Mythe de l’éternel retour : « Par le paradoxe du
rite, tout espace consacré coïncide avec le Centre du Monde, tout comme le temps d’un rituel
quelconque coïncide avec le temps mythique du commencement ». Ou encore : « en d’autres
termes, tout sacrifice répète le sacrifice initial et coïncide avec lui. Tous les sacrifices sont
accomplis au même instant mythique du commencement ; par le paradoxe du rite, le temps
profane et la durée sont suspendus. »iv
En outre, dans la nouvelle de du Maurier, du fait que l’univers de l’étang n’est pas « de ce
monde », se trouve également abolie la corporalité de Deborah. Elle y perd en effet la
conscience de ses mains jointes, de son corps agenouillé et de ses jambes (« she […] had no
knowledge of her legs », 136), ce qui la ravit car elle perd alors l’enveloppe corporelle qui la
retient pour ne devenir plus qu’une essence : « there was no body at all but only being »
(146). Pourtant, l’ironie veut que l’accès au temps mythique que lui permet cet étang ne soit
que de courte durée car la grand-mère agite trop vite les clochettes qui annoncent le repas du
soir. Pire encore, la quasi-noyade de la seconde nuit, par laquelle Deborah espérait rejoindre
finalement le monde secret, correspond de surcroît à un moment charnière de sa vie, comme
de celle de toute femme mais présenté ici comme la fin malheureuse de l’enfance : ses
premières règles.
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Toutefois, si Deborah est rattrapée par la nécessité biologique et par les événements
inéluctables du temps historique, alors qu’elle rêve d’un temps mythique éternel et
désincorporé, si au contraire Buzz est le jouet de la cyclicité du temps qui lui présente divers
visages de la même réalité, ces deux personnages partagent un même destin, à savoir la
nécessité de porter le fardeau de la connaissance qui leur est ainsi révélée. Car en effet, tout
comme dans le mythe biblique, l’acquisition de la connaissance se fait principalement
dans la douleur, la faute et la culpabilité.
Tel est le cas de Buzz dans « The Apple Tree ». Le narrateur menteur de cette nouvelle a
beau tromper le lecteur pendant quelques pages, il devient rapidement clair que les fautes
imputées à Midge – ses airs de victime, ses plaintes perpétuelles et les reproches dont
semblent émaillés ses propos – sont assez largement justifiées par l’oisiveté de son mari, par
son absence totale d’esprit d’initiative et par le fait qu’il lui est naturellement impossible de
s’impliquer dans quelque relation humaine que ce soit. L’obstination qu’il met à ne voir en sa
femme qu’un objet de dérision nous met sur la voie, comme lorsqu’il imagine dans les termes
suivants l’arrivée de Midge au paradis :
He had a sudden picture of her waiting in a queue, rather far back, as was always her
fate in queues, with that large shopping bag of woven straw which she took everywhere,
and on her face that patient martyred look. As she passed through the turnstile into
Paradise she looked at him, reproachfully. (121)
Peu à peu, la tonalité goguenarde des premières pages laisse pourtant la place à une
interrogation plus fondamentale sur le thème de l’infranchissable barrière de l’altérité, même
au sein d’un couple, et sur le fait que la force de l’habitude finit par immobiliser les époux
dans des rôles immuables, au détriment de l’un d’entre eux, voire des deux.v Certes, l’idée est
plaisante qu’un châtiment soit réservé à Buzz pour les fautes qu’il a commises, mais
l’acharnement de Némésis sur sa personne finit par paraître démesuré par rapport à son
indifférence chronique ou à son incapacité à communiquer. Une certaine dimension tragique
s’attache même à sa personne quand, au moment de relater sa fin, le récit évoque l’effet
ostracisant de son statut de gentleman du village ou le choc de l’annonce de la mort
accidentelle de la seule fille dont il gardait un souvenir ému, sans oublier l’ironie de sa mort,
causée par une bonne action pour le compte d’une femme qu’il connaît à peine.
La conscientisation progressive de sa faute n’est donc pas accompagnée que quelque signe
de rédemption que ce soit. Au terme d’un harcèlement imaginaire dont l’origine n’est autre
que sa propre mauvaise conscience, Buzz aura beau s’avouer à lui-même que « tout était de sa
faute, personne d’autre que lui n’était responsable » (156), le châtiment prévu pour lui
s’abattra irrévocablement, dans la panique et les pleurs versés lors les derniers moments.
De même, dans « The Pool », avant même que ne se referment à jamais les portes de
l’enfance, des images de péché et de mort flottent sur le verger où Deborah va cacher son
humeur massacrante à la suite de l’épisode où elle fait couler le sang de son frère en lui
entaillant la joue. Tandis qu’un vieil homme aiguise sa faux, la protagoniste croque une
pomme encore trop verte et compare mentalement sa situation à celle d’Adam et Ève, chassés
du paradis (148), même si le geste du couteau lancé rageusement nous rappelle davantage la
rivalité entre Abel et Caïn.
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Bien que l’intensité de la punition paraisse disproportionnée, ce sont là des exemples de
châtiment somme toute mérité, en ce sens qu’une faute personnelle a réellement été commise.
Ce qui dérange davantage et donne à « The Pool » sa tonalité angoissante, c’est la conscience
d’un châtiment non mérité. Car il est impossible de ne pas penser que le déséquilibre
psychologique de la jeune fille et son humeur perpétuellement saturnienne proviennent du
décès de sa mère lors de la naissance du frère de Deborah. On se rappelle que, selon le récit
biblique, l’enfantement dans la douleur est l’un des châtiments ordonnés pour le couple
originel à la suite de sa transgression. Mais la souffrance et l’instabilité maladives de la jeune
fille prouvent l’impossibilité pour elle d’intégrer ce récit mythique ou d’accepter l’injustice
fondamentale d’une telle sentence pesant sur l’humanité et poussée ici jusqu’à la mort.
Dès lors, on peut voir dans « The Pool » une tentative d’extraire l’être humain des
divers cadres réducteurs dans lesquels son existence se trouve enchâssée. Nous connaissons
déjà l’un de ces cadres, puisque le rapport particulier de Deborah au temps a été mentionné
plus haut. On précisera tout de même ici que son expérience de l’absence maternelle et son
obsession de l’inéluctabilité de la mort émaillent le récit, depuis les tout premiers mots qu’elle
prononce en reprenant possession du jardin (« You must never think we forget », 129)
jusqu’au mouvement d’impatience qui lui échappe devant la mutabilité des choses :
But why? Why not forever? Why not breathe a spell so that all of them could stay
locked and dreaming like the courtiers in Sleeping Beauty, never knowing, never
waking, cobwebs in their hair and on their hands, tendrils imprisoning the house itself?
(152)
Deborah est habitée par le rêve romantique de repousser (à défaut d’abolir) les limites
humaines, que ces limites soient de nature temporelle, spatiale ou autre, comme le prouve le
moment fugace où elle songe au mythe d’Icare et tente d’imaginer la terreur que ce dernier
dut ressentir au moment où le pouvoir de voler lui échappa (151). Ce rêve romantique
correspond d’ailleurs à un besoin impérieux, car c’est sur ses épaules que toute la souffrance
du monde semble venue se poser. Il semble en effet qu’elle seule ait pitié de la vieillesse de
ses grands-parents et de la routine qui règle inutilement leur vie ; qu’elle seule ait conscience
de la fugacité du temps et de l’imperfection de la mémoirevi ; qu’elle seule enfin souffre de la
cruauté et du vide qu’elle perçoit dans le monde, sentiment résumé dans la question qu’elle
pose à son frère : « Who cares ? » (140). « Quelle importance », en effet, que Roger réussisse
ou non un défi qu’il se lance à lui-même dans le jardin ou, à un niveau métaphysique, « qui se
soucie » de nous et de nos vies ?
En ce sens, le personnage de Deborah est une nouvelle représentation du mythe du bouc
émissaire, auquel du Maurier avait déjà, deux ans plus tôt, consacré un roman, The Scapegoat
(1957), où une adolescente faisait preuve d’un caractère taciturne fort semblable et démontrait
le même rapport morbide à la religion. Il faut dire que Deborah baigne encore dans
l’atmosphère profondément étrange et déstabilisante de la préparation qu’elle a reçue à sa
Confirmation, sacrement dont elle a mémorisé un passage, tiré du trente-et-unième des trenteneuf Articles qui fondèrent au XVIe siècle la doctrine anglicane. Il y a donc aussi un lien
direct entre son sentiment obsessionnel de culpabilité, son désir inconscient de noyade dans
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une eau qui rappelle la cérémonie baptismale et l’idée du rachat de l’humanité par le sacrifice
de sa personne, de même que le Christ accomplit par sa mort un sacrifice « complet, parfait et
suffisant ».vii
Pourtant, malgré le poids écrasant que de telles doctrines peuvent exercer sur le psychisme
d’un enfant, le récit est là aussi parsemé de tentatives d’affranchissement. L’arbre-crucifix qui
végète dans l’étang constitue un symbole ambivalent, signalant à la fois la présence du
christianisme dans un lieu d’obédience païenne mais aussi sa décomposition par une nature à
la force vitale plus grande encore. L’animisme que l’on repère ici, ou dans la manifestation
post mortem de Midge, ou dans tout passage de ces nouvelles où les éléments naturels
semblent communiquer entre eux, dessine quant à lui un réseau d’images plus archaïques
encore qui permet de desserrer le carcan chrétien. Ainsi, si l’influence du religieux n’est
nullement remise en cause dans ces nouvelles, du moins est-elle relativisée par des références
à d’autres systèmes religieux, dont l’animisme, mais aussi le bouddhisme et ses lamasviii. Qui
plus est, une atmosphère polythéiste, héritée notamment des métamorphoses d’Ovide,
imprègne puissamment ces récits, hantés par la métamorphose et la métempsychose, qui font
penser par exemple aux arbres rassemblés par la magie de la lyre d’Orphée ou à des
transformations comme celles des sœurs de Phaéton en peupliers ou de Daphné en laurierix.
Enfin, il est important de remarquer qu’un glissement sémantique a lieu vers la fin de la
nouvelle « The Pool », au sein d’un seul et même paragraphe. En effet, le monde de l’étang
s’y voit d’abord qualifié de « sacré » (« sacred world », 157), avant que la passeuse au centre
de cette étendue ne procède à une sorte de rectification en parlant de monde « secret »
(« secret world »). En d’autres termes, loin de ne représenter qu’un lieu dominé par des forces
extérieures et transcendantes, l’étang est aussi – peut-être même, avant tout – un lieu intérieur
et intime, auquel on accède par l’introspection ou le rêve. On soulignera d’ailleurs que le
guichet permettant l’entrée dans le monde parallèle ne se positionne pas uniquement au centre
de l’étang, mais aussi, lors de la seconde nuit, sur la pelouse du jardin (156). Comme le fait
remarquer la passeuse : « De nombreux accès sont possibles. Il se trouve que tu as choisi
celui-là. »x
Pour cette raison, il est possible d’associer cet étang à l’imagination et à l’inspiration,
notamment aux aspects inexplicables, voire inquiétants, de ces dernières. On sait que du
Maurier concevait son écriture comme une « purge » indispensable. Sa biographe Margaret
Forster souligne également la dimension en grande partie « thérapeutique »xi du recueil The
Breaking Point, dont est tiré cette nouvelle, conçu alors que l’auteur traversait une période
personnelle difficile, marquée à la fois par l’arrivée de la ménopause et une perte totale
d’inspiration. Forster cite notamment une lettre de du Maurier à son éditeur, Victor Gollancz,
dans laquelle elle écrit :
everything I write comes from some sort of emotional inner life and the ordinary
emotions are absolutely stagnant in me these days, so the unconscious has just got to
work on its own, I can’t do anything about that.xii
La « stagnation » des émotions de l’écrivaine trouverait donc une correspondance directe
dans celle des eaux de l’étang – stagnation d’autant plus frappante que, le second soir, pour
endormir son frère et avoir ainsi la paix, Deborah invente une série de péripéties censées
Xavier Lachazette – Jardin et connaissance dans deux nouvelles de Daphne du Maurier
survenir au cours d’une seule journée de la vie de Willis, le jardinier. Les trésors d’inventivité
déployés par la jeune fille sont dignes des aventures de Gulliver, nous dit le narrateur. Mais ils
seraient surtout le contrepoint fictionnel cruel d’une source d’inspiration tarie chez du
Maurier elle-même, dont on trouve l’écho à la toute fin du récit : on apprend en effet que,
pour éviter d’autres scènes de noyade, les grands-parents de Deborah ont décidé de clôturer
cet étang et d’en combler le fond au moyen d’un apport de galets…
Dans cette perspective, la connaissance et l’expression de soi que permet la création
littéraire seraient un moyen particulièrement efficace de repousser les limites de l’humain,
mais le problème est qu’une telle source peut se tarir sans crier gare, laissant cet être dans un
dénuement total.
*
* *
A la croisée des imaginaires polythéiste et chrétien, le jardin au centre des nouvelles
« The Pool » et « The Apple Tree » est donc un lieu complexe et inquiétant. Censément clos
et ordonnancé par la main de l’homme, il constitue en fait un univers intermédiaire et
fluctuant à mi-chemin entre état de nature et société, entre réalisme et fantastique, entre
séduction et répulsion. L’humain s’y trouve confronté à des puissances occultes ou divines
qui le dépassent, le menant certes à une plus grande connaissance de soi, mais aussi au bord
de l’autodestruction.
Ces nouvelles ne peuvent donc pas se résumer à une simple recréation magique – et non
angélique – du monde de l'enfance, ni à une variation sur le thème du crime et du châtiment.
Leur richesse provient du fait qu’elles mettent au contraire en évidence diverses forces qui
pèsent sur l’humain, telles que les religions, les mythes dominants de toute société, le
déterminisme biologique et le temps, dont il lui faut accepter d’être l’esclave.
En cela, « The Pool » pourrait bien constituer les adieux de du Maurier au célèbre mythe
auquel Piers Dudgeon associe irrévocablement toute une partie de sa famille.xiii En effet, le
monde en suspension de Peter Pan, surnommé le garçon qui refusait de grandir (« the boy
who wouldn’t grow up »), est précisément le genre de discours mythique que cette nouvelle
bat en brèche – à moins qu’elle ne trouve là un moyen détourné et émouvant de lui rendre un
dernier hommage.
*
* *
i
Frank Lestringant, « Le jardin des origines : Palissy et du Bartas », in Hervé Brunon (dir.), Le Jardin,
notre double : sagesse et déraison, Paris, Autrement, Coll. Mutations, 1999, p. 104.
ii
On peut penser par exemple à sa description d’ « Egdon Heath », la lande au cœur de The Return of
the Native, dans le chapitre d’ouverture de ce roman. Ce genre d’unions sacrées et cosmiques,
fréquent dans les récits mythiques, est nommé hiérogamie par Mircea Eliade, dont il est question
plus loin.
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iii
Ceci explique pourquoi Deborah s’étonne que le chien Patch demeure à l’intérieur de la maison
lorsque le mariage nocturne du ciel et de la terre a lieu (voir p. 142)
iv
Mircea Eliade, Le Mythe de l’éternel retour : archétypes et répétition, nouv. éd. revue et
commentée, Paris, Gallimard, Coll. Folio/Essais, 1969, respectivement pages 33 et 49.
v
A ce titre, les implications de cette nouvelle de du Maurier ne sont pas sans rappeler celles de la
nouvelle « The Story of an Hour » (1894), de Kate Chopin, où le sentiment d’étouffement,
d’aliénation et de privation de toutes les libertés cause la mort de l’épouse.
vi
La pitié saisit Deborah quand elle songe que, « demain », son frère sera un vieillard et qu’il oubliera
alors tout de cette journée, y compris le jardin, lieu de tant de plaisirs de son enfance (152).
vii
Le XXXIe Article de la doctrine anglicane invoque Dieu de la manière suivante : “O God heavenly
father, which of thy tender mercy did give thine only son Jesus Christ to suffer death upon the cross
for our redemption, who made there (by his one oblation once offered) a full, perfect, and sufficient
sacrifice, oblation, and satisfaction, for the sins of the whole world […].”(orthographe modernisée)
viii
Voir les pages 144 (comparaison entre la sagesse supposée des bois de la propriété des grandsparents de Deborah et celle des vieux lamas) et 153 (rencontre imaginaire entre Jésus et Bouddha).
ix
Dans les Métamorphoses d’Ovide, Daphné apparaît dans le Livre I (p. 41-44), les sœurs de Phaéton
dans le Livre II (p. 59) et les arbres rassemblés autour d’Orphée dans le Livre X (p. 227). Les
références paginales sont celles de l’édition Penguin Books, trad. Mary M. Innes, Harmondsworth,
1955.
x
« There are so many ways. You just happened to choose this one. » (145)
xi
« The violence, suspicion, hatred and despair fuelling them came from her own ‘pottiness’ and the
writing of the stories was certainly to a very great extent a kind of therapy. » (Margaret Forster,
Daphne du Maurier, London, Arrow Books, 2007, p. 300)
xii
Margaret Forster, ibid., p. 283.
xiii
La théorie – souvent fantasque – de Piers Dudgeon est que l’ombre morbide de J. M. Barrie a plané
sur la famille du Maurier, non seulement sur Daphne mais aussi sur les cinq enfants de sa tante Sylvia
Llewelyn Davies, modèles des enfants Darling dans Peter Pan. Voir Piers Dudgeon, Captivated: J. M.
Barrie, Daphne du Maurier and the Dark Side of Neverland, Vintage, London, 2009.