L`atelier d`expression : un catalyseur de symbolisation
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L`atelier d`expression : un catalyseur de symbolisation
Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles L’atelier d’expression : un catalyseur de symbolisation Bernard Cadoux Ma pratique essentielle comme psychologue clinicien consiste en un travail depuis des années en hôpital psychiatrique et dans des dispensaires que l'on n'appelle plus d'"hygiène mentale", mais centres médico-psychologiques. Donc, soit avec les enfants, soit avec les adultes. On se côtoie depuis de nombreuses années avec Guy et Jean, mais ma formation, pour ce qui est de l'expression, je la dois à Laura Sheleen : j'ai travaillé un certain temps avec elle à Lyon. Elle venait faire un groupe de théâtre, de mimodrame à partir de masques. C'est mon fondement en ce qui concerne l'expression créatrice. Puis est venue la vidéo et maintenant l'écriture puisqu'en vieillissant je me suis rapproché de formes de motricité plus réduite, une forme de préparation à la retraite, donc j'anime des ateliers d'écriture. Par rapport à l'incitation de départ sur" gadget et effet de sens", effectivement il y a dans tous les hôpitaux psychiatriques et tous les hôpitaux de jour en particulier, une sorte de floraison de groupes, d'ateliers d'expression de toute nature. Il y a donc un effet d'entraînement, effet de mode d'une certaine manière, mais on ne peut pas s'arrêter là et j'ai essayé de réfléchir à quel type de problèmes se sont posés pour qu'on se risque à installer des dispositifs comme cela. Il y a peut-être aussi un point de départ qui est l'impasse de la clinique. L'invention de cadres et de dispositifs vient aussi d'un certain nombre d'impasses de la clinique: ce sur quoi on achoppe et qui ne fonctionne pas et qui vous oblige à une certaine création. Je suis parti de cela : entre les dispositifs de traitement médicamenteux et les dispositifs de traitement par la parole, s'est instauré un certain nombre d'autres dispositifs. A partir de la talking cure de la psychanalyse, il y a maintenant la making cure qui se développe. Ce qui m'a intéressé, c'est qu'est-ce qui fait qu'on prescrit l'acte : dans les ateliers d'expression, il y a une prescription de l'acte ; non pas le passage à l'acte, encore que ... mais le passage par l'acte et donc on revient sur certaines Bernard Cadoux – L’atelier d’expression : un catalyseur de symbolisation. Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles positions de la psychanalyse. C'est la dernière phrase de Totems et Tabous où Freud dit : " Au commencement était l'action ". Quand on part du cadre analytique, c'est une proposition de symbolisation à partir des mots. La proposition de symbolisation se fait à partir de l'immobilisation de la motricité. Il y a une annulation aussi du visuel. Il y a toute une part du corporel et de la sensorialité qui est suspendu pour qu'un autre travail puisse opérer avec les mots et les images mentales du rêve. Il y a là-dessous une définition de la symbolisation, de la représentation qui consiste à dire : pour se représenter les choses, il faut suspendre leur réalisation. Pour mettre en mouvement les images mentales, il faut ne pas bouger. C'est ce qui fonde la cure analytique et elle est fondée sur un attracteur majeur qui est la neutralité bienveillante. Ce qui attracte la disposition de symbolisation, c'est la neutralité bienveillante du psychanalyste. C'est le modèle classique de la talking cure. Et Freud s'est rendu compte qu'il y avait un certain nombre de choses qui ne fonctionnaient pas dans le cadre de ce dispositif- là. En particulier, il y a le texte de Freud sur la construction dans l'analyse où il est dans un achoppement clinique avec les questions des souvenirs qui ne reviennent pas. Par rapport à son hypothèse préalable où il s'agit de se remémorer d'anciens souvenirs, de les réélaborer pour traiter la névrose. Or il y a des choses qui ne reviennent pas ou elles reviennent de manière quasi- hallucinatoire. On a la question aussi reprise par Ferenczi de manière importante qui l'a amené avec plus ou moins de bonheur à transformer le dispositif. Je pense que lorsqu'on travaille avec les psychotiques, on peut se dire que ce dispositif de symbolisation secondaire, qui consiste symboliser des choses qui ont laissé des traces psychiques, ça ne fonctionne pas. Ça ne fonctionne pas peut-être parce que les choses n'ont pas eu lieu psychiquement. On ne peut pas se rappeler des choses qui ne se sont pas inscrites psychiquement à l'intérieur de soi. Une des hypothèses qui sous-tend le travail d'expression créatrice, c'est précisément de travailler sur ces zones du psychisme qui n'ont jamais été symbolisées par la présence. André Lamy parlait justement de tout ce qui se symbolise dans les relations originaires avec la mère, qui sont des symbolisations qui passent par le langage, mais qui passent aussi par un certain nombre de formes qui sont non langagières, mais qui sont du côté du corporel, du rythmique. Qu'est-ce qui organise au fond le psychisme de l'enfant au départ ? C'est peutêtre précisément cette rythmicité première, archaïque, qui va lui assurer son assise ou le soubassement de sa présence au monde. On voit bien que chez les psychotiques, ce qui a dysfonctionné de manière plus ou moins grave, ce sont précisément ces premières formes de symbolisation Bernard Cadoux – L’atelier d’expression : un catalyseur de symbolisation. Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles rythmique, en mouvement, en figure de présence et cela fait des trous terribles dans la capacité d'être au monde. Ce qui soutient théoriquement les propositions d'ateliers d'expression créative avec les psychotiques, c'est l'idée peut-être un peu utopique qu'il y a quelque chose qui va pouvoir se reprendre du côté de ce qui n'a pas eu lieu, ce qui ne s'est pas constitué. Il y a quelque chose qui va peut-être pouvoir se reprendre de quelque chose qui n'a pas eu lieu dans les premiers mouvements organisateurs de la vie psychique de l'enfant par rapport à sa mère et à ses parents, la mère n'est pas toute seule, elle est entouré par son mari, par ses parents, etc. ... on dit la mère, parce que c'est l'objet privilégié. Ce qui crée la psychose et les gouffres psychotiques, c'est précisément ces questions dramatiques de dysrythmie. Il y a des formes rythmiques qui ne se sont pas installées, qui ont été incohérentes. C'est la question de la mère endeuillée et qui laisse tomber son enfant non pas parce qu'elle ne l'aime pas, mais parce qu'il y a une autre tragédie dans son existence qui fait qu'elle ne peut pas être disponible à son enfant et disponible à ce qui lui arrive par ailleurs et ça fait des trous, des impensés et des choses qui ne peuvent pas se symboliser par le langage, puisque cela n'a pas été éprouvé ou alors si cela a été éprouvé, cela a été de manière totalement incohérente et chaotique. On a ces deux figures dans la psychose, de choses qui n'ont pas été vécues ou de choses qui ont été vécues d'une manière tellement discordante et incohérente que cela n'est pas pensable. Cela crée des zones d'impensés plus ou moins radicales que rien ne peut élaborer dans le langage. La construction de l'atelier d'expression dans ces deux temps -- le temps du faire, le temps du dire -- fonctionne plus ou moins intuitivement sur cette double polarité du faire, de quelque chose qui va pouvoir peut-être se reprendre du côté de la mise en forme du sensoriel, du moteur, du psychomoteur, qui va peut-être pouvoir se remettre en sens, en signification dans un second temps par le biais de la parole. Vous parliez de représentation, personnellement je dirais que ce qui est du premier temps, qui est de la mise en forme, c'est plutôt du côté de la figuration plutôt que de la représentation. La figuration c'est quelque chose dans quoi la présence au monde vient s'incarner et qui trouve, cherche, son contour provisoirement pour le retrouver etc. ... ce qui est du deuxième temps, c'est le temps de la représentation ; c'est quand ça se représente. Le temps de la figuration, c'est le temps de la présentation au monde. Il y a quelque chose dans ce mouvement dans quoi la pulsion va se mettre en forme, s'incarner et dans quoi le sujet vient lui-même Bernard Cadoux – L’atelier d’expression : un catalyseur de symbolisation. Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles se rendre présent au monde et rendre le monde présent à lui-même. Le second temps est intense où au travers de la parole ça se représente, mais pour que ça se représente il faut que ça a été primairement éprouvé. L'atelier d'expression tente de fonctionner sur ces deux registres, ce qui est loin d'être évident. Il y a longtemps, Guy, a écrit un texte qui présentait le travail de Winnicott sur la crainte de l'effondrement, en disant que c'était le manifeste de l'expression créatrice (Guy : " le manifeste du breakdown "). L'expression créatrice, temps de mise en forme de ces moments d'effondrement dont parle Winnicott selon la formule de "quelque chose qui a été vécu- non vécu" (Guy : " quelque chose a eu lieu qui n'a pas trouvé son lieu de représentation ") son lieu d'existence même. C'est ça, quelque chose qui a eu lieu sans avoir lieu psychiquement. Dans le travail de la mise en acte par le biais de l'expression, il y a quelque chose qui va tenter de donner lieu à quelque chose qui s'est passé mais qui psychiquement n'a pas eu lieu. On va lui donner son lieu dans la forme créative et après on va peut-être tenter d'en dire quelque chose dans le champ de la parole. Le deuxième temps des ateliers d'expression est toujours un peu compliqué parce que parfois il ne se dit pas grand-chose dans ce deuxième temps. En même temps, c'est important de pouvoir soutenir ce moment-là, parce que c'est peut-être ce moment-là qui permet "que ce n'est pas à ce moment-là que ça parle". Puisqu'on a dit que c'était là que ça devait se parler, c'est peut-être ce qui permet que ce ne soit pas à ce moment-là que ça parle, mais avant ou après. Une étape est d'avoir scandé l'atelier de différentes manières. Une autre est de se dire: "oh zut! s'il ne parle pas au bon moment!" C'est une pensée qui peut nous traverser si on est un peu accroché à son cadre, alors qu'au fond ce qui est important, c'est qu'on ait défini des choses, des scansions, des rythmes. Si on n'est pas trop rigide avec son cadre, on va pouvoir saisir que ça ne se dit pas là où on l'attend, mais c'est justement parce que l'on a désigné un lieu où ça pourrait se dire que ça se dit ailleurs. C'est une question aussi autour de la question de l'inconscient. Si on raisonne à partir du texte de Winnicott, on va se dire qu'il y a des formes d'inconscient qui ne sont pas refoulées. Ce qui a été refoulé est ce qui a été vécu et que, par un travail de censure, on a mis au fond de soi-même, on a oublié et qui est susceptible de revenir ; c'est ce qui se passe dans la cure analytique ou dans la psychothérapie, si ça se passe bien. À partir des intuitions de Winnicott et de ce conflit avec certains psychotiques, on a affaire plutôt à des zones de l'inconscient qui ne sont pas des zones refoulées, qui sont des zones non vécues. Bernard Cadoux – L’atelier d’expression : un catalyseur de symbolisation. Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles Quel est le statut de cela ? C'est un peu compliqué. Des psychanalystes lyonnais, en particulier René Roussillon qui travaille beaucoup sur ces questions qui concernent des éléments non pas refoulés, mais clivés -- au sens où c'est mis de côté, gelé et inutilisable dans le champ de la parole. Ces éléments peuvent peut-être être mis en forme dans le champ de l'expression créatrice. C'est d'autant plus important que c'est ce que nous enseigne la phénoménologie de l'art. Ça nous ramène à Henri Maldiney. Je lui dois une partie de ma formation. Quand Maldiney travaillait sur la question de l'art, il s'insurgeait assez vivement contre la conception classique psychanalytique de l'art comme élaboration de traces psychiques déjà existantes, une espèce de potentiel fantasmatique que chacun aurait à sa disposition et qu'il suffirait de mettre en forme dans l'œuvre, qu'elle soit écrite ou plastique. Lui soutenait cette position inverse, qui était aussi due à sa confrontation personnelle avec les artistes, que l'œuvre jaillissait de rien et pas de choses préalablement inscrites et que ça travaillait sur des zones qui avaient à voir avec rien, avec quelque chose qui n'avait pas eu lieu, qui n'avait pas vécu. Quand on lit des écrits sur Bram Van Velde, sur De Kooning, on sent bien que ce ne sont pas des contenus de la petite enfance qui ont été oubliés et qu'on remet en forme. Il y a vraiment quelque chose d'une autre dimension essentielle qui n'a pas à voir avec la réélaboration de traces mnésiques mais qui a plutôt à voir avec quelque chose du côté de la construction pour soutenir la question du rien. Ainsi, pour les psychotiques en tout cas, il s'agit de construire quelque chose pour passer par-dessus un effondrement, une catastrophe : on ne recycle rien ; se débrouiller avec les moyens du bord pour construire une passerelle là où ça ne passait pas. C'est ce que fait le président Schreber dans ses mémoires, c'est ce que fait Antonin Artaud dans ses grands textes " supplice et supplications " on voit qu'il se débat avec l'effondrement central de l'âme. C'est autre chose que les petits problèmes névrotiques. C'est quelque chose qui a à voir avec la survie psychique. Quand Artaud discute, dans sa correspondance avec Rivière de ses poèmes et que Rivière lui dit que ce n'est pas tout à fait de la poésie, que c'est bien et qu'il faudrait travailler la forme, Artaud lui dit que son problème n'est pas là. Il faut pouvoir passer ou se tenir en vie. Il y a quelque chose d'essentiel là. Fondamentalement peut-être que les ateliers d'expression tentent de travailler sur ces zones-là. Quand on bosse en psychiatrie, on est comme de fait confronté à ces zones. Bernard Cadoux – L’atelier d’expression : un catalyseur de symbolisation. Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles Associativement, ça me fait penser à une question qui a été posée sur "à quoi ça sert l'art dans ce boulot ?". Je pense que les grands créateurs mettent en forme quelque chose qui est une fonction essentielle peut-être pour nous, ça nous ouvre des voies, des appuis là où peut-être nous n'en avions pas. Pour les gens qui travaillent avec les psychotiques, lisons Antonins Artaud en même temps que les théoriciens de la psychose. Artaud nous dit quelque chose de très fort sur ce que le processus créateur vient tenter d'organiser dans la survie psychique de l'individu par rapport à ce qu'il est en train de vivre. On a des appuis formidables, en tant que cliniciens à trouver du côté des créateurs. Ils nous donnent des formes de mise en présence du monde qu'on n'aurait pas pu trouver tout seul. J'ai parfois évoqué la réalité nue et la matière vierge, je crois assez peu à cela, ça a une dimension un peu angélique. Je suis assez d'accord avec ce que disait André sur le fait qu'il y a toujours déjà de l'autre en soi et c'est bien cela qui nous rend comme sujet existant, cette présence de l'autre et donc les créations que les autres ont faites sur lesquels peu ou prou on prend appui. À la fois la création est jaillissement radical et en même temps elle est jaillissement radical dans une sorte d'illusion parce qu'elle a bien quelques appuis sur d'autres qui nous ont précédés. Quand je dis "appui" c'est au sens de l'étayage et l'étayage au sens de l'opposition. c'est aussi en s'opposant à un certain nombre de formes existantes, de travaux, que l'on trouve ses propres voies d'effectuation et ses propres directions. La confrontation avec les œuvres d'art est extrêmement opérante à ce niveau-là, dans un soutien par rapport à ce qu'on peut effectuer sur le plan psychothérapique et psychique. Par rapport au traitement de la souffrance : chez les psychotiques c'est la projection, l'identification projective, exportés sur l'autre, un certain nombre de questions qui sont intraitables en soi ; c'est le mode de traitement privilégié de la psychose. Ce mouvement projectif sur le dehors ou d'identification projective, le dispositif d'ateliers d'expression cherche à encadrer cela. Il encadre cette projection et cette exportation naturelle sur le dehors qui constitue le premier mode de traitement de ce qui est intraitable en soi, cette espèce de chaos interne dont il faut se débarrasser. L'atelier essaie de donner avec plus ou moins de succès une dimension transitionnalisante à cet élément de projection externe. C'est-à-dire de défléchir non pas directement sur les individus mais de défléchir sur des objets intermédiaires, ce que Jean appelle des ob-jeux en le reprenant de Francis Ponge, ce sont des objets sur lesquels la projection va s'effectuer. Du coup, il y a quelque chose qui va se rencontrer entre la matière psychique projetée et la matière dure sur laquelle ça va se projeter. La mise en forme de la matière psychique intérieure projetée va s'opérer par l'intermédiaire de la matière proposée avec les différentes modalités de cette matière en termes Bernard Cadoux – L’atelier d’expression : un catalyseur de symbolisation. Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles de résistance, de dureté, de souplesse, de sensorialité, d'immédiateté corporelle ou au contraire de distance s'il s'agit d'écriture -- c'est vrai que la proposition d'écriture est plus distanciée que la proposition d'argile ou peinture --. Je voudrais préciser un certain nombre de choses par rapport à la notion du cadre. C'est important par rapport à ce qui donne son efficacité symbolique potentielle à l'atelier d'expression. D'abord la question du cadre et du dispositif. Le cadre c'est ce qui va définir une certaine stabilité, fixité, intangibilité relative à la durée de l'expérience. C'est cette dimension du cadre qui va permettre qu'il y ait un processus de création ou de transformation psychique qui s'opère. Il n'y a pas de mouvement perceptible s'il n'y a pas des invariants qui permettent de repérer le mouvement. Le cadre, on peut dire qu'il fait bord par rapport à un en dedans et un en dehors. C'est lui qui met en valeur ce qu'il y a à l'intérieur, qui fait fond par rapport à des formes éventuelles qui vont surgir et que le processus va matérialiser ou rendre appréhendable. Le cadre est un artifice, c'est une convention entre l'animateur, l'institution éventuelle dans laquelle ça se passe, les participants à l'expérience. Le cadre découpe un espace temps, comme Jean a dit, un bloc d'espace-temps dans lequel va se transférer un certain nombre de mouvements psychiques. Le cadre est dans une double dimension : le cadre le plus simple, c'est le cadre matériel qui se décline en invariants temporels, c'est toujours la même salle, c'est toujours la même durée avec tel ou tel type de matériaux ou d'outil, cadre matériel sur lequel vient s'étayer le processus ; mais le cadre c'est aussi le cadre comme objet psychique de l'animateur, c'est-à-dire c'est aussi un certain objet fait de l'articulation théorico-pratique, de la formation de l'animateur -- on ne peut pas s'instaurer animateur sans aucune formation ni objet d'arrière-plan sur lequel on s'adosse. Il est issu de l'articulation entre la formation -- donc forcément des éléments de théorie -- et la manière dont notre propre expérience transforme la théorie pour qu'on fasse nous-mêmes notre propre salade théorique à partir de l'expérience et à partir de la théorie des autres. Cela constitue un cadre interne qui me semble tout à fait important pour soutenir le travail d'ateliers d'expression ou de groupes d'expression. Cela suppose qu'on ait une idée un petit peu précise du travail, du projet. Le cadre c'est une sorte de sédimentation de l'expérience mêlée à la théorie. À partir du moment où on est engagé dans une pratique, ça suppose qu'à un certain niveau les deux soient noués même si c'est forcément douloureux et conflictuel. Bernard Cadoux – L’atelier d’expression : un catalyseur de symbolisation. Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles L'autre versant, c'est le dispositif. Le cadre, c'est la matière dure de l'atelier ; le dispositif, ce serait au fond la partie malléable du cadre. C'est important qu'il y ait un écart entre les deux parce qu'à partir du moment où on a un cadre interne et matériel fiable, relativement solide ce qui ne veut pas dire rigide , on peut laisser une certaine malléabilité au dispositif . La malléabilité du dispositif est essentielle parce que c'est par là que va passer le travail de symbolisation pour les participants, c'est-à-dire que les participants vont pouvoir symboliser l'expérience en s'en emparant puisque la symbolisation, c'est la capacité de s'approprier l'expérience subjectivement, en faire sa propre affaire psychique, pas seulement la sienne, celle des autres, mais aussi devenir le sujet de cette expérience. C'est précisément ce sur quoi le psychotique a achoppé parce qu'il a été pris radicalement dans le discours de l'autre au point d'y être assimilé définitivement et de ne plus pouvoir en sortir ou alors qu'il n'a pas été assigné du tout à aucun discours, ça arrive parfois, et qu'il est dans une espèce de position d'errance absolue aussi radicalement aliénante que le fait d'être pris totalement dans le discours de l'autre. Il est important que le dispositif ait cette dimension malléable pour que les sujets de l'expérience puissent s'en emparer, c'est-à-dire pour qu’ils puissent à un certain moment inventer leurs propres règles du jeu et inventer leurs propres voies de création. Ça passe forcément par le déconcertant et pas forcément pour les participants mais aussi pour l'animateur. C'est la possibilité pour l'animateur d'accepter d'être déconcerté par les participants. C'est l'écart entre dispositif et cadre qui peut permettre ce travail d'élaboration de manière efficace. L'histoire du cadre est extrêmement importante, cadre de symbolisation, parce qu'on évoquait la question du transfert mais au fond la proposition d'un espace sur lesquels les participants vont transférer leur propre cadre de symbolisation originaire. Ce qu'André évoquait des relations entre l'enfant et la mère, la rythmicité, l'articulation entre la parole et le corporel- émotionnel, c'est aussi un cadre de symbolisation, c'est même le cadre de symbolisation essentielle. Ce cadre de symbolisation dans lequel l'enfant a été pris suffisamment pour pouvoir à partir de là avoir les moyens de sa propre expérience. C'est ce qui va se transférer sur le cadre de symbolisation que représente l'atelier d'expression : on fait une proposition sur laquelle, on espère, va se projeter le cadre de symbolisation initiale. Ce qui va se projeter, vont être des choses qui ne fonctionnent pas, les aléas du premier cadre. Ce qui fait que souvent dans l'atelier, on se dit : " Oh ben merde! Il attaque le cadre ". C'est une juste question et en même temps on peut poser les choses autrement : ce qu'on appelle une attaque du cadre, c'est simplement le transfert sur le cadre proposé du dysfonctionnement du cadre initial. Bernard Cadoux – L’atelier d’expression : un catalyseur de symbolisation. Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles Si on essaie de raisonner à partir de là, on peut saisir les choses de manière un peu différente. Du coup, ces dysfonctionnements du cadre initial vont pouvoir être traités dans l'appropriation ludique du dispositif et de l'acceptation par l'animateur de voir les participants s'approprier donc transformer, malmener le cadre et le dispositif qu'il a proposé. Cela suppose une certaine souplesse de l'animateur, mais pour avoir de la souplesse comme animateur cela suppose d'avoir un cadre interne, une idée de là où on l'on va relativement précise. Plus on est insécure dans ce que l'on fait, plus on va avoir psychiquement comme seule ressource de se rigidifier pour se protéger. Ce qu'il faut c'est pouvoir être souple, avoir suffisamment de colonne vertébrale pour pouvoir se tenir debout. Il me semble que cette articulation entre dispositif, cadre et cadre interne est un des opérateurs essentiels du travail d'expression et de son efficacité. Sinon on reconduit des phénomènes de passivité, on peut avoir des bons élèves de la symbolisation qui symbolisent comme il faut et proprement, dont Célestin Freinet disait qu'ils étaient rarement sains d'esprit. On peut avoir cela aussi dans les ateliers d'expression, quelqu'un qui est très appliqué, qui ne met pas du tout en cause la manière de travailler, dont il ne trouve pas non plus ses propres voies par rapport à cela et qui appliquerait les recettes. L'autre point essentiel dans le dispositif, c'est la question du rien ou du vide. Le rien, le vide, le neutre, ce ne sont pas tout à fait les mêmes notions, mais il y a quelque chose entre ces trois notions qui est important. On revient à la neutralité bienveillante de l'animateur : qu'est-ce qu'il y a de neutre dans le dispositif ? Quel vide on constitue ? Pour qu'il y ait quelque chose qui ait lieu. Pour l'écriture, cela va être la page blanche ; pour le théâtre, ce sera la scène ; ce lieu vacant, disponible qui fait que quelque chose peut avoir lieu potentiellement. C'est aussi la propre disponibilité de l'animateur qui va fonder ce rien, ce vide à partir de quoi quelque chose peut advenir. Maldiney, dans le travail de l'œuvre, insiste beaucoup sur cette question du vide : ce n'est pas une absence, c'est une présence d'absence .Il y a quelque chose d'un attracteur essentiel qui va attracter des formes dans cet espace vacant et disponible qui a à voir avec la malléabilité. Roussillon a thématisé autour du médium malléable dont il prend comme exemple la pâte à modeler : c'est une boule qui a différentes qualités d'indestructibilité relative, de transformation infinie, de capacité à garder la forme qu'on lui donne. Il prend la pâte à modeler comme image de ce que serait la malléabilité d'un atelier. On peut se demander dans tout atelier où est la dimension de malléabilité indispensable à la création. Chacun d'entre nous peut se poser la question par rapport à son dispositif d'ateliers d'expression de savoir quelles sont les éléments du dispositif qui prennent en charge cette question de la malléabilité indispensable au processus de création. La Bernard Cadoux – L’atelier d’expression : un catalyseur de symbolisation. Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles disponibilité de l'animateur en faisant partie, sa relative souplesse psychique aussi. Il me semble que c'est l'animateur relativement "bonne pâte", pas trop. En conclusion, il me semble que ce qui fait fonctionner un atelier, c'est:: l'écart entre cadre et processus, l'installation indispensable d'une malléabilité à l'intérieur du cadre, une proposition d'expression créatrice précise, avec une cohérence des matières proposées, des outils pour effectuer cette transformation et une tension indispensable -- c'est la question du transfert --. Dans un atelier d'expression créatrice, le transfert s'opère sur le mode d'expression proposée. Il me semble que l'animateur a à soutenir ce transfertlà. C'est vrai qu'il y a d'autres transferts, sur l'animateur, sur les participants. Et il y a une autre dimension essentielle du transfert qui est le transfert sur le groupe. À condition qu'on soit dans un groupe qui est constitué en tant que tel c'est-à-dire qu'il soit un groupe fermé. L'atelier est un dispositif ouvert. Souvent dans les institutions c'est pensé comme cela : l'atelier est un lieu où on peut venir, pas revenir, venir une fois etc. et donc la question du groupe ne peut pas être prise en tant que telle même s'il y a des effets de groupe. Si on a un groupe fermé, la question du transfert sur le groupe devient l'autre polarité essentielle et l'autre tenseur du dispositif. Dernier point : c'est l'écart entre le temps du faire et celui du dire ou l'écart entre la symbolisation primaire qui serait la symbolisation en acte et la symbolisation secondaire qui serait du versant de la parole, de la représentation. Il y a cet écart-là à ménager et qui est peut-être fondateur de l'atelier comme attracteur. Bernard Cadoux est psychologue clinicien, psychothérapeute, chargé d’enseignement à l’Université Louis Lumière – Lyon II Bernard Cadoux – L’atelier d’expression : un catalyseur de symbolisation. Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles DEBATS André Lamy : j'ai beaucoup évoqué l'inconscient pulsionnel mais ce que tu amènes c'est l'inconscient non représenté, où il n'y a jamais eu de représentation. Il n'y a pas de traces, il y a des trous à la limite ou des sidérations. Dans les ateliers d'expression, n'y a-t-il pas là, par rapport à des patients qui auraient une très grande proportion d'inconscient non représenté, un risque ? Moi je pense que c'est dangereux effectivement parce que si à un moment donné, ils ouvrent tout à fait cette dimension-là : qu'est-ce qui va se passer ? S'ils sont déjà psychotiques, ça n'est pas grave mais s'ils ne le sont pas, si on fait sauter le clivage entre inconscient représenté et non représenté par la technique d'expression, il me semble qu'il y a là réellement un risque. Guy Lafargue : il n'y a pas de technique d'expression. Jean Broustra : vous dramatisez d'une façon touchante mais qui ne correspond pas du tout à la réalité de l'expérience. Ces questions de trous dans le signifiant, c'est ce qui nous préoccupe au plus haut point dans une certaine représentation que nous nous faisons du travail avec les psychoses en atelier d'expression. La question ne se pose absolument pas dans le fait qu'il y aurait quelque chose de bouleversant dans le sens que ça créerait un néo-déséquilibre chez un psychotique malheureusement déjà structuré cliniquement comme un schizophrène. Je n'en ai pas du tout l'expérience, à part les rechutes, il n'y a pas cette espèce d'aggravation de la folie par ce qui serait la conquête sur un certain territoire de soi-même qui a été découvert. Ça n'existe absolument pas. C'est une construction intellectuelle qui a sa valeur mais qui sur le plan de l'expérience, ne nous renvoie pas à quelque chose que nous connaissons. André Lamy : j'évoquais la question pour le non- psychotique. Est-ce qu'il n'y a pas un risque de passage à l'acte, au sens fort du terme, si à un moment donné on fait sauter ce clivage ? Guy Lafargue : il n'y a pas de « on fait sauter » : l'animateur ne fait pas ce genre de travail. Il y a une situation dans laquelle la personne est à l'intérieur d'un cadre, dans un dispositif en présence de médiation, et quelque chose dans le champ du désir est possible à mettre en travail ou non. Si ce n'est pas possible, la personne ne s'y aventure pas. Lorsque c'est possible, ce n'est pas en termes de décompensation que se pose la chose mais en termes d'accès à un nouveau territoire. Ces personnes qui sont dans des états limites, qui sont des psychotiques non déclarés, ce sont des personnes qui sont à un seuil où quelque chose n'a pas été franchi entre le réel et l'imaginaire ou entre l'imaginaire et le symbolique. Ce que l'atelier propose, c'est un champ à Bernard Cadoux – L’atelier d’expression : un catalyseur de symbolisation. Journée d’étude du 5 mai 2001 Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ? Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles l'intérieur duquel ces passages sont possibles mais avec la capacité de prise de risque de la personne. C'est vraiment exceptionnel que des personnes décompensent dans un atelier d'expression. Dans mon expérience, c'est arrivé une ou deux fois en trente ans et pas directement dans le cadre de la psychiatrie mais dans celui de la formation : les personnes qui ont vécu cela ont débouché sur un autre type de travail qui était un travail thérapeutique et analytique en prolongement de ce mouvement qui a pu se produire dans les bonnes conditions de l'atelier d'expression pour donner suite dans un autre champ. Bernard Cadoux : il y a souvent un préalable du travail d'expression : on commence par un travail d'expression pour après accéder à un type de travail individuel par le langage du type psychanalyse ou psychothérapie. J'ai fait l'expérience pour moi de cette espèce de soubassement nécessaire où on éprouve un certain nombre de choses qu'on va pouvoir développer d'une autre manière après, dans le langage. Ça c'est une première configuration, l'autre, c'est la configuration contraire, de gens qui sont en analyse depuis longtemps et qui, à un certain moment, s'engage dans un travail d'expression parce que celui-ci va leur permettre de mettre à jour ou de traiter un certain nombre de choses qui sont peut-être du côté du clivage ou du non-pensé. Ils vont pouvoir mettre en forme par l'expression ce qu'ils n'ont jamais pu faire dans le cadre de l'analyse. Bernard Cadoux – L’atelier d’expression : un catalyseur de symbolisation.