L`atelier d`expression : un catalyseur de symbolisation

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L`atelier d`expression : un catalyseur de symbolisation
Journée d’étude du 5 mai 2001
Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ?
Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles
L’atelier d’expression : un catalyseur de symbolisation
Bernard Cadoux
Ma pratique essentielle comme psychologue clinicien consiste en un travail
depuis des années en hôpital psychiatrique et dans des dispensaires que l'on
n'appelle plus d'"hygiène mentale", mais centres médico-psychologiques. Donc,
soit avec les enfants, soit avec les adultes.
On se côtoie depuis de nombreuses années avec Guy et Jean, mais ma
formation, pour ce qui est de l'expression, je la dois à Laura Sheleen : j'ai
travaillé un certain temps avec elle à Lyon. Elle venait faire un groupe de
théâtre, de mimodrame à partir de masques. C'est mon fondement en ce qui
concerne l'expression créatrice.
Puis est venue la vidéo et maintenant l'écriture puisqu'en vieillissant je me suis
rapproché de formes de motricité plus réduite, une forme de préparation à la
retraite, donc j'anime des ateliers d'écriture.
Par rapport à l'incitation de départ sur" gadget et effet de sens", effectivement il
y a dans tous les hôpitaux psychiatriques et tous les hôpitaux de jour en
particulier, une sorte de floraison de groupes, d'ateliers d'expression de toute
nature.
Il y a donc un effet d'entraînement, effet de mode d'une certaine manière, mais
on ne peut pas s'arrêter là et j'ai essayé de réfléchir à quel type de problèmes se
sont posés pour qu'on se risque à installer des dispositifs comme cela.
Il y a peut-être aussi un point de départ qui est l'impasse de la clinique.
L'invention de cadres et de dispositifs vient aussi d'un certain nombre
d'impasses de la clinique: ce sur quoi on achoppe et qui ne fonctionne pas et
qui vous oblige à une certaine création.
Je suis parti de cela : entre les dispositifs de traitement médicamenteux et les
dispositifs de traitement par la parole, s'est instauré un certain nombre
d'autres dispositifs.
A partir de la talking cure de la psychanalyse, il y a maintenant la making cure
qui se développe.
Ce qui m'a intéressé, c'est qu'est-ce qui fait qu'on prescrit l'acte : dans les
ateliers d'expression, il y a une prescription de l'acte ; non pas le passage à
l'acte, encore que ... mais le passage par l'acte et donc on revient sur certaines
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positions de la psychanalyse. C'est la dernière phrase de Totems et Tabous où
Freud dit : " Au commencement était l'action ". Quand on part du cadre
analytique, c'est une proposition de symbolisation à partir des mots. La
proposition de symbolisation se fait à partir de l'immobilisation de la motricité.
Il y a une annulation aussi du visuel. Il y a toute une part du corporel et de la
sensorialité qui est suspendu pour qu'un autre travail puisse opérer avec les
mots et les images mentales du rêve. Il y a là-dessous une définition de la
symbolisation, de la représentation qui consiste à dire : pour se représenter les
choses, il faut suspendre leur réalisation. Pour mettre en mouvement les
images mentales, il faut ne pas bouger. C'est ce qui fonde la cure analytique et
elle est fondée sur un attracteur majeur qui est la neutralité bienveillante. Ce
qui attracte la disposition de symbolisation, c'est la neutralité bienveillante du
psychanalyste. C'est le modèle classique de la talking cure.
Et Freud s'est rendu compte qu'il y avait un certain nombre de choses qui ne
fonctionnaient pas dans le cadre de ce dispositif- là. En particulier, il y a le
texte de Freud sur la construction dans l'analyse où il est dans un
achoppement clinique avec les questions des souvenirs qui ne reviennent pas.
Par rapport à son hypothèse préalable où il s'agit de se remémorer d'anciens
souvenirs, de les réélaborer pour traiter la névrose. Or il y a des choses qui ne
reviennent pas ou elles reviennent de manière quasi- hallucinatoire. On a la
question aussi reprise par Ferenczi de manière importante qui l'a amené avec
plus ou moins de bonheur à transformer le dispositif. Je pense que lorsqu'on
travaille avec les psychotiques, on peut se dire que ce dispositif de
symbolisation secondaire, qui consiste symboliser des choses qui ont laissé des
traces psychiques, ça ne fonctionne pas. Ça ne fonctionne pas peut-être parce
que les choses n'ont pas eu lieu psychiquement.
On ne peut pas se rappeler des choses qui ne se sont pas inscrites
psychiquement à l'intérieur de soi. Une des hypothèses qui sous-tend le travail
d'expression créatrice, c'est précisément de travailler sur ces zones du
psychisme qui n'ont jamais été symbolisées par la présence.
André Lamy parlait justement de tout ce qui se symbolise dans les relations
originaires avec la mère, qui sont des symbolisations qui passent par le
langage, mais qui passent aussi par un certain nombre de formes qui sont non
langagières, mais qui sont du côté du corporel, du rythmique.
Qu'est-ce qui organise au fond le psychisme de l'enfant au départ ? C'est peutêtre précisément cette rythmicité première, archaïque, qui va lui assurer son
assise ou le soubassement de sa présence au monde.
On voit bien que chez les psychotiques, ce qui a dysfonctionné de manière plus
ou moins grave, ce sont précisément ces premières formes de symbolisation
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rythmique, en mouvement, en figure de présence et cela fait des trous terribles
dans la capacité d'être au monde. Ce qui soutient théoriquement les
propositions d'ateliers d'expression créative avec les psychotiques, c'est l'idée
peut-être un peu utopique qu'il y a quelque chose qui va pouvoir se reprendre
du côté de ce qui n'a pas eu lieu, ce qui ne s'est pas constitué. Il y a quelque
chose qui va peut-être pouvoir se reprendre de quelque chose qui n'a pas eu
lieu dans les premiers mouvements organisateurs de la vie psychique de
l'enfant par rapport à sa mère et à ses parents, la mère n'est pas toute seule,
elle est entouré par son mari, par ses parents, etc. ... on dit la mère, parce que
c'est l'objet privilégié.
Ce qui crée la psychose et les gouffres psychotiques, c'est précisément ces
questions dramatiques de dysrythmie. Il y a des formes rythmiques qui ne se
sont pas installées, qui ont été incohérentes. C'est la question de la mère
endeuillée et qui laisse tomber son enfant non pas parce qu'elle ne l'aime pas,
mais parce qu'il y a une autre tragédie dans son existence qui fait qu'elle ne
peut pas être disponible à son enfant et disponible à ce qui lui arrive par
ailleurs et ça fait des trous, des impensés et des choses qui ne peuvent pas se
symboliser par le langage, puisque cela n'a pas été éprouvé ou alors si cela a
été éprouvé, cela a été de manière totalement incohérente et chaotique. On a
ces deux figures dans la psychose, de choses qui n'ont pas été vécues ou de
choses qui ont été vécues d'une manière tellement discordante et incohérente
que cela n'est pas pensable. Cela crée des zones d'impensés plus ou moins
radicales que rien ne peut élaborer dans le langage.
La construction de l'atelier d'expression dans ces deux temps -- le temps du
faire, le temps du dire -- fonctionne plus ou moins intuitivement sur cette
double polarité du faire, de quelque chose qui va pouvoir peut-être se reprendre
du côté de la mise en forme du sensoriel, du moteur, du psychomoteur, qui va
peut-être pouvoir se remettre en sens, en signification dans un second temps
par le biais de la parole.
Vous parliez de représentation, personnellement je dirais que ce qui est du
premier temps, qui est de la mise en forme, c'est plutôt du côté de la figuration
plutôt que de la représentation.
La figuration c'est quelque chose dans quoi la présence au monde vient
s'incarner et qui trouve, cherche, son contour provisoirement pour le retrouver
etc. ... ce qui est du deuxième temps, c'est le temps de la représentation ; c'est
quand ça se représente. Le temps de la figuration, c'est le temps de la
présentation au monde. Il y a quelque chose dans ce mouvement dans quoi la
pulsion va se mettre en forme, s'incarner et dans quoi le sujet vient lui-même
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se rendre présent au monde et rendre le monde présent à lui-même.
Le second temps est intense où au travers de la parole ça se représente, mais
pour que ça se représente il faut que ça a été primairement éprouvé. L'atelier
d'expression tente de fonctionner sur ces deux registres, ce qui est loin d'être
évident. Il y a longtemps, Guy, a écrit un texte qui présentait le travail de
Winnicott sur la crainte de l'effondrement, en disant que c'était le manifeste de
l'expression créatrice (Guy : " le manifeste du breakdown "). L'expression
créatrice, temps de mise en forme de ces moments d'effondrement dont parle
Winnicott selon la formule de "quelque chose qui a été vécu- non vécu" (Guy : "
quelque chose a eu lieu qui n'a pas trouvé son lieu de représentation ") son lieu
d'existence même. C'est ça, quelque chose qui a eu lieu sans avoir lieu
psychiquement. Dans le travail de la mise en acte par le biais de l'expression, il
y a quelque chose qui va tenter de donner lieu à quelque chose qui s'est passé
mais qui psychiquement n'a pas eu lieu. On va lui donner son lieu dans la
forme créative et après on va peut-être tenter d'en dire quelque chose dans le
champ de la parole.
Le deuxième temps des ateliers d'expression est toujours un peu compliqué
parce que parfois il ne se dit pas grand-chose dans ce deuxième temps. En
même temps, c'est important de pouvoir soutenir ce moment-là, parce que c'est
peut-être ce moment-là qui permet "que ce n'est pas à ce moment-là que ça
parle". Puisqu'on a dit que c'était là que ça devait se parler, c'est peut-être ce
qui permet que ce ne soit pas à ce moment-là que ça parle, mais avant ou
après. Une étape est d'avoir scandé l'atelier de différentes manières. Une autre
est de se dire: "oh zut! s'il ne parle pas au bon moment!" C'est une pensée qui
peut nous traverser si on est un peu accroché à son cadre, alors qu'au fond ce
qui est important, c'est qu'on ait défini des choses, des scansions, des rythmes.
Si on n'est pas trop rigide avec son cadre, on va pouvoir saisir que ça ne se dit
pas là où on l'attend, mais c'est justement parce que l'on a désigné un lieu où
ça pourrait se dire que ça se dit ailleurs.
C'est une question aussi autour de la question de l'inconscient. Si on raisonne
à partir du texte de Winnicott, on va se dire qu'il y a des formes d'inconscient
qui ne sont pas refoulées. Ce qui a été refoulé est ce qui a été vécu et que, par
un travail de censure, on a mis au fond de soi-même, on a oublié et qui est
susceptible de revenir ; c'est ce qui se passe dans la cure analytique ou dans la
psychothérapie, si ça se passe bien.
À partir des intuitions de Winnicott et de ce conflit avec certains psychotiques,
on a affaire plutôt à des zones de l'inconscient qui ne sont pas des zones
refoulées, qui sont des zones non vécues.
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Quel est le statut de cela ? C'est un peu compliqué. Des psychanalystes
lyonnais, en particulier René Roussillon qui travaille beaucoup sur ces
questions qui concernent des éléments non pas refoulés, mais clivés -- au sens
où c'est mis de côté, gelé et inutilisable dans le champ de la parole. Ces
éléments peuvent peut-être être mis en forme dans le champ de l'expression
créatrice.
C'est d'autant plus important que c'est ce que nous enseigne la
phénoménologie de l'art.
Ça nous ramène à Henri Maldiney. Je lui dois une partie de ma formation.
Quand Maldiney travaillait sur la question de l'art, il s'insurgeait assez
vivement contre la conception classique psychanalytique de l'art comme
élaboration de traces psychiques déjà existantes, une espèce de potentiel
fantasmatique que chacun aurait à sa disposition et qu'il suffirait de mettre en
forme dans l'œuvre, qu'elle soit écrite ou plastique. Lui soutenait cette position
inverse, qui était aussi due à sa confrontation personnelle avec les artistes, que
l'œuvre jaillissait de rien et pas de choses préalablement inscrites et que ça
travaillait sur des zones qui avaient à voir avec rien, avec quelque chose qui
n'avait pas eu lieu, qui n'avait pas vécu.
Quand on lit des écrits sur Bram Van Velde, sur De Kooning, on sent bien que
ce ne sont pas des contenus de la petite enfance qui ont été oubliés et qu'on
remet en forme. Il y a vraiment quelque chose d'une autre dimension essentielle
qui n'a pas à voir avec la réélaboration de traces mnésiques mais qui a plutôt à
voir avec quelque chose du côté de la construction pour soutenir la question
du rien. Ainsi, pour les psychotiques en tout cas, il s'agit de construire quelque
chose pour passer par-dessus un effondrement, une catastrophe : on ne recycle
rien ; se débrouiller avec les moyens du bord pour construire une passerelle là
où ça ne passait pas. C'est ce que fait le président Schreber dans ses mémoires,
c'est ce que fait Antonin Artaud dans ses grands textes " supplice et
supplications " on voit qu'il se débat avec l'effondrement central de l'âme. C'est
autre chose que les petits problèmes névrotiques. C'est quelque chose qui a à
voir avec la survie psychique. Quand Artaud discute, dans sa correspondance
avec Rivière de ses poèmes et que Rivière lui dit que ce n'est pas tout à fait de
la poésie, que c'est bien et qu'il faudrait travailler la forme, Artaud lui dit que
son problème n'est pas là. Il faut pouvoir passer ou se tenir en vie. Il y a
quelque chose d'essentiel là.
Fondamentalement peut-être que les ateliers d'expression tentent de travailler
sur ces zones-là. Quand on bosse en psychiatrie, on est comme de fait
confronté à ces zones.
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Associativement, ça me fait penser à une question qui a été posée sur "à quoi
ça sert l'art dans ce boulot ?". Je pense que les grands créateurs mettent en
forme quelque chose qui est une fonction essentielle peut-être pour nous, ça
nous ouvre des voies, des appuis là où peut-être nous n'en avions pas.
Pour les gens qui travaillent avec les psychotiques, lisons Antonins Artaud en
même temps que les théoriciens de la psychose. Artaud nous dit quelque chose
de très fort sur ce que le processus créateur vient tenter d'organiser dans la
survie psychique de l'individu par rapport à ce qu'il est en train de vivre. On a
des appuis formidables, en tant que cliniciens à trouver du côté des créateurs.
Ils nous donnent des formes de mise en présence du monde qu'on n'aurait pas
pu trouver tout seul. J'ai parfois évoqué la réalité nue et la matière vierge, je
crois assez peu à cela, ça a une dimension un peu angélique. Je suis assez
d'accord avec ce que disait André sur le fait qu'il y a toujours déjà de l'autre en
soi et c'est bien cela qui nous rend comme sujet existant, cette présence de
l'autre et donc les créations que les autres ont faites sur lesquels peu ou prou
on prend appui.
À la fois la création est jaillissement radical et en même temps elle est
jaillissement radical dans une sorte d'illusion parce qu'elle a bien quelques
appuis sur d'autres qui nous ont précédés. Quand je dis "appui" c'est au sens
de l'étayage et l'étayage au sens de l'opposition. c'est aussi en s'opposant à un
certain nombre de formes existantes, de travaux, que l'on trouve ses propres
voies d'effectuation et ses propres directions. La confrontation avec les œuvres
d'art est extrêmement opérante à ce niveau-là, dans un soutien par rapport à
ce qu'on peut effectuer sur le plan psychothérapique et psychique.
Par rapport au traitement de la souffrance : chez les psychotiques c'est la
projection, l'identification projective, exportés sur l'autre, un certain nombre de
questions qui sont intraitables en soi ; c'est le mode de traitement privilégié de
la psychose. Ce mouvement projectif sur le dehors ou d'identification projective,
le dispositif d'ateliers d'expression cherche à encadrer cela. Il encadre cette
projection et cette exportation naturelle sur le dehors qui constitue le premier
mode de traitement de ce qui est intraitable en soi, cette espèce de chaos
interne dont il faut se débarrasser. L'atelier essaie de donner avec plus ou
moins de succès une dimension transitionnalisante à cet élément de projection
externe. C'est-à-dire de défléchir non pas directement sur les individus mais de
défléchir sur des objets intermédiaires, ce que Jean appelle des ob-jeux en le
reprenant de Francis Ponge, ce sont des objets sur lesquels la projection va
s'effectuer. Du coup, il y a quelque chose qui va se rencontrer entre la matière
psychique projetée et la matière dure sur laquelle ça va se projeter. La mise en
forme de la matière psychique intérieure projetée va s'opérer par l'intermédiaire
de la matière proposée avec les différentes modalités de cette matière en termes
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de résistance, de dureté, de souplesse, de sensorialité, d'immédiateté corporelle
ou au contraire de distance s'il s'agit d'écriture -- c'est vrai que la proposition
d'écriture est plus distanciée que la proposition d'argile ou peinture --.
Je voudrais préciser un certain nombre de choses par rapport à la notion du
cadre. C'est important par rapport à ce qui donne son efficacité symbolique
potentielle à l'atelier d'expression.
D'abord la question du cadre et du dispositif.
Le cadre c'est ce qui va définir une certaine stabilité, fixité, intangibilité relative
à la durée de l'expérience.
C'est cette dimension du cadre qui va permettre qu'il y ait un processus de
création ou de transformation psychique qui s'opère. Il n'y a pas de mouvement
perceptible s'il n'y a pas des invariants qui permettent de repérer le
mouvement. Le cadre, on peut dire qu'il fait bord par rapport à un en dedans et
un en dehors. C'est lui qui met en valeur ce qu'il y a à l'intérieur, qui fait fond
par rapport à des formes éventuelles qui vont surgir et que le processus va
matérialiser ou rendre appréhendable. Le cadre est un artifice, c'est une
convention entre l'animateur, l'institution éventuelle dans laquelle ça se passe,
les participants à l'expérience. Le cadre découpe un espace temps, comme Jean
a dit, un bloc d'espace-temps dans lequel va se transférer un certain nombre de
mouvements psychiques. Le cadre est dans une double dimension : le cadre le
plus simple, c'est le cadre matériel qui se décline en invariants temporels, c'est
toujours la même salle, c'est toujours la même durée avec tel ou tel type de
matériaux ou d'outil, cadre matériel sur lequel vient s'étayer le processus ; mais
le cadre c'est aussi le cadre comme objet psychique de l'animateur, c'est-à-dire
c'est aussi un certain objet fait de l'articulation théorico-pratique, de la
formation de l'animateur -- on ne peut pas s'instaurer animateur sans aucune
formation ni objet d'arrière-plan sur lequel on s'adosse. Il est issu de
l'articulation entre la formation -- donc forcément des éléments de théorie -- et
la manière dont notre propre expérience transforme la théorie pour qu'on fasse
nous-mêmes notre propre salade théorique à partir de l'expérience et à partir de
la théorie des autres. Cela constitue un cadre interne qui me semble tout à fait
important pour soutenir le travail d'ateliers d'expression ou de groupes
d'expression. Cela suppose qu'on ait une idée un petit peu précise du travail,
du projet. Le cadre c'est une sorte de sédimentation de l'expérience mêlée à la
théorie. À partir du moment où on est engagé dans une pratique, ça suppose
qu'à un certain niveau les deux soient noués même si c'est forcément
douloureux et conflictuel.
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L'autre versant, c'est le dispositif. Le cadre, c'est la matière dure de l'atelier ; le
dispositif, ce serait au fond la partie malléable du cadre. C'est important qu'il y
ait un écart entre les deux parce qu'à partir du moment où on a un cadre
interne et matériel fiable, relativement solide ce qui ne veut pas dire rigide , on
peut laisser une certaine malléabilité au dispositif . La malléabilité du dispositif
est essentielle parce que c'est par là que va passer le travail de symbolisation
pour les participants, c'est-à-dire que les participants vont pouvoir symboliser
l'expérience en s'en emparant puisque la symbolisation, c'est la capacité de
s'approprier l'expérience subjectivement, en faire sa propre affaire psychique,
pas seulement la sienne, celle des autres, mais aussi devenir le sujet de cette
expérience. C'est précisément ce sur quoi le psychotique a achoppé parce qu'il a
été pris radicalement dans le discours de l'autre au point d'y être assimilé
définitivement et de ne plus pouvoir en sortir ou alors qu'il n'a pas été assigné
du tout à aucun discours, ça arrive parfois, et qu'il est dans une espèce de
position d'errance absolue aussi radicalement aliénante que le fait d'être pris
totalement dans le discours de l'autre. Il est important que le dispositif ait cette
dimension malléable pour que les sujets de l'expérience puissent s'en emparer,
c'est-à-dire pour qu’ils puissent à un certain moment inventer leurs propres
règles du jeu et inventer leurs propres voies de création. Ça passe forcément
par le déconcertant et pas forcément pour les participants mais aussi pour
l'animateur. C'est la possibilité pour l'animateur d'accepter d'être déconcerté
par les participants. C'est l'écart entre dispositif et cadre qui peut permettre ce
travail d'élaboration de manière efficace.
L'histoire du cadre est extrêmement importante, cadre de symbolisation, parce
qu'on évoquait la question du transfert mais au fond la proposition d'un espace
sur lesquels les participants vont transférer leur propre cadre de symbolisation
originaire. Ce qu'André évoquait des relations entre l'enfant et la mère, la
rythmicité, l'articulation entre la parole et le corporel- émotionnel, c'est aussi
un cadre de symbolisation, c'est même le cadre de symbolisation essentielle. Ce
cadre de symbolisation dans lequel l'enfant a été pris suffisamment pour
pouvoir à partir de là avoir les moyens de sa propre expérience. C'est ce qui va
se transférer sur le cadre de symbolisation que représente l'atelier d'expression
: on fait une proposition sur laquelle, on espère, va se projeter le cadre de
symbolisation initiale. Ce qui va se projeter, vont être des choses qui ne
fonctionnent pas, les aléas du premier cadre. Ce qui fait que souvent dans
l'atelier, on se dit : " Oh ben merde! Il attaque le cadre ". C'est une juste
question et en même temps on peut poser les choses autrement : ce qu'on
appelle une attaque du cadre, c'est simplement le transfert sur le cadre proposé
du dysfonctionnement du cadre initial.
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Si on essaie de raisonner à partir de là, on peut saisir les choses de manière un
peu différente. Du coup, ces dysfonctionnements du cadre initial vont pouvoir
être traités dans l'appropriation ludique du dispositif et de l'acceptation par
l'animateur de voir les participants s'approprier donc transformer, malmener le
cadre et le dispositif qu'il a proposé. Cela suppose une certaine souplesse de
l'animateur, mais pour avoir de la souplesse comme animateur cela suppose
d'avoir un cadre interne, une idée de là où on l'on va relativement précise. Plus
on est insécure dans ce que l'on fait, plus on va avoir psychiquement comme
seule ressource de se rigidifier pour se protéger. Ce qu'il faut c'est pouvoir être
souple, avoir suffisamment de colonne vertébrale pour pouvoir se tenir debout.
Il me semble que cette articulation entre dispositif, cadre et cadre interne est
un des opérateurs essentiels du travail d'expression et de son efficacité.
Sinon on reconduit des phénomènes de passivité, on peut avoir des bons élèves
de la symbolisation qui symbolisent comme il faut et proprement, dont Célestin
Freinet disait qu'ils étaient rarement sains d'esprit. On peut avoir cela aussi
dans les ateliers d'expression, quelqu'un qui est très appliqué, qui ne met pas
du tout en cause la manière de travailler, dont il ne trouve pas non plus ses
propres voies par rapport à cela et qui appliquerait les recettes.
L'autre point essentiel dans le dispositif, c'est la question du rien ou du vide. Le
rien, le vide, le neutre, ce ne sont pas tout à fait les mêmes notions, mais il y a
quelque chose entre ces trois notions qui est important. On revient à la
neutralité bienveillante de l'animateur : qu'est-ce qu'il y a de neutre dans le
dispositif ? Quel vide on constitue ? Pour qu'il y ait quelque chose qui ait lieu.
Pour l'écriture, cela va être la page blanche ; pour le théâtre, ce sera la scène ;
ce lieu vacant, disponible qui fait que quelque chose peut avoir lieu
potentiellement. C'est aussi la propre disponibilité de l'animateur qui va fonder
ce rien, ce vide à partir de quoi quelque chose peut advenir. Maldiney, dans le
travail de l'œuvre, insiste beaucoup sur cette question du vide : ce n'est pas
une absence, c'est une présence d'absence .Il y a quelque chose d'un attracteur
essentiel qui va attracter des formes dans cet espace vacant et disponible qui a
à voir avec la malléabilité.
Roussillon a thématisé autour du médium malléable dont il prend comme
exemple la pâte à modeler : c'est une boule qui a différentes qualités
d'indestructibilité relative, de transformation infinie, de capacité à garder la
forme qu'on lui donne. Il prend la pâte à modeler comme image de ce que serait
la malléabilité d'un atelier. On peut se demander dans tout atelier où est la
dimension de malléabilité indispensable à la création. Chacun d'entre nous
peut se poser la question par rapport à son dispositif d'ateliers d'expression de
savoir quelles sont les éléments du dispositif qui prennent en charge cette
question de la malléabilité indispensable au processus de création. La
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disponibilité de l'animateur en faisant partie, sa relative souplesse psychique
aussi. Il me semble que c'est l'animateur relativement "bonne pâte", pas trop.
En conclusion, il me semble que ce qui fait fonctionner un atelier, c'est:: l'écart
entre cadre et processus, l'installation indispensable d'une malléabilité à
l'intérieur du cadre, une proposition d'expression créatrice précise, avec une
cohérence des matières proposées, des outils pour effectuer cette
transformation et une tension indispensable -- c'est la question du transfert --.
Dans un atelier d'expression créatrice, le transfert s'opère sur le mode
d'expression proposée. Il me semble que l'animateur a à soutenir ce transfertlà. C'est vrai qu'il y a d'autres transferts, sur l'animateur, sur les participants.
Et il y a une autre dimension essentielle du transfert qui est le transfert sur le
groupe. À condition qu'on soit dans un groupe qui est constitué en tant que tel
c'est-à-dire qu'il soit un groupe fermé. L'atelier est un dispositif ouvert. Souvent
dans les institutions c'est pensé comme cela : l'atelier est un lieu où on peut
venir, pas revenir, venir une fois etc. et donc la question du groupe ne peut pas
être prise en tant que telle même s'il y a des effets de groupe. Si on a un groupe
fermé, la question du transfert sur le groupe devient l'autre polarité essentielle
et l'autre tenseur du dispositif.
Dernier point : c'est l'écart entre le temps du faire et celui du dire ou l'écart
entre la symbolisation primaire qui serait la symbolisation en acte et la
symbolisation secondaire qui serait du versant de la parole, de la
représentation. Il y a cet écart-là à ménager et qui est peut-être fondateur de
l'atelier comme attracteur.
Bernard Cadoux est psychologue clinicien, psychothérapeute, chargé
d’enseignement à l’Université Louis Lumière – Lyon II
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DEBATS
André Lamy : j'ai beaucoup évoqué l'inconscient pulsionnel mais ce que tu
amènes c'est l'inconscient non représenté, où il n'y a jamais eu de
représentation. Il n'y a pas de traces, il y a des trous à la limite ou des
sidérations. Dans les ateliers d'expression, n'y a-t-il pas là, par rapport à des
patients qui auraient une très grande proportion d'inconscient non représenté,
un risque ? Moi je pense que c'est dangereux effectivement parce que si à un
moment donné, ils ouvrent tout à fait cette dimension-là : qu'est-ce qui va se
passer ? S'ils sont déjà psychotiques, ça n'est pas grave mais s'ils ne le sont
pas, si on fait sauter le clivage entre inconscient représenté et non représenté
par la technique d'expression, il me semble qu'il y a là réellement un risque.
Guy Lafargue : il n'y a pas de technique d'expression.
Jean Broustra : vous dramatisez d'une façon touchante mais qui ne correspond
pas du tout à la réalité de l'expérience. Ces questions de trous dans le
signifiant, c'est ce qui nous préoccupe au plus haut point dans une certaine
représentation que nous nous faisons du travail avec les psychoses en atelier
d'expression. La question ne se pose absolument pas dans le fait qu'il y aurait
quelque chose de bouleversant dans le sens que ça créerait un néo-déséquilibre
chez un psychotique malheureusement déjà structuré cliniquement comme un
schizophrène. Je n'en ai pas du tout l'expérience, à part les rechutes, il n'y a
pas cette espèce d'aggravation de la folie par ce qui serait la conquête sur un
certain territoire de soi-même qui a été découvert. Ça n'existe absolument pas.
C'est une construction intellectuelle qui a sa valeur mais qui sur le plan de
l'expérience, ne nous renvoie pas à quelque chose que nous connaissons.
André Lamy : j'évoquais la question pour le non- psychotique. Est-ce qu'il n'y a
pas un risque de passage à l'acte, au sens fort du terme, si à un moment donné
on fait sauter ce clivage ?
Guy Lafargue : il n'y a pas de « on fait sauter » : l'animateur ne fait pas ce genre
de travail. Il y a une situation dans laquelle la personne est à l'intérieur d'un
cadre, dans un dispositif en présence de médiation, et quelque chose dans le
champ du désir est possible à mettre en travail ou non. Si ce n'est pas possible,
la personne ne s'y aventure pas. Lorsque c'est possible, ce n'est pas en termes
de décompensation que se pose la chose mais en termes d'accès à un nouveau
territoire. Ces personnes qui sont dans des états limites, qui sont des
psychotiques non déclarés, ce sont des personnes qui sont à un seuil où
quelque chose n'a pas été franchi entre le réel et l'imaginaire ou entre
l'imaginaire et le symbolique. Ce que l'atelier propose, c'est un champ à
Bernard Cadoux – L’atelier d’expression : un catalyseur de symbolisation.
Journée d’étude du 5 mai 2001
Expression, créativité : effet de sens ou effet de mode ?
Maison des Associations – 40, rue Washington – 1050 Bruxelles
l'intérieur duquel ces passages sont possibles mais avec la capacité de prise de
risque de la personne. C'est vraiment exceptionnel que des personnes
décompensent dans un atelier d'expression. Dans mon expérience, c'est arrivé
une ou deux fois en trente ans et pas directement dans le cadre de la
psychiatrie mais dans celui de la formation : les personnes qui ont vécu cela
ont débouché sur un autre type de travail qui était un travail thérapeutique et
analytique en prolongement de ce mouvement qui a pu se produire dans les
bonnes conditions de l'atelier d'expression pour donner suite dans un autre
champ.
Bernard Cadoux : il y a souvent un préalable du travail d'expression : on
commence par un travail d'expression pour après accéder à un type de travail
individuel par le langage du type psychanalyse ou psychothérapie. J'ai fait
l'expérience pour moi de cette espèce de soubassement nécessaire où on
éprouve un certain nombre de choses qu'on va pouvoir développer d'une autre
manière après, dans le langage. Ça c'est une première configuration, l'autre,
c'est la configuration contraire, de gens qui sont en analyse depuis longtemps
et qui, à un certain moment, s'engage dans un travail d'expression parce que
celui-ci va leur permettre de mettre à jour ou de traiter un certain nombre de
choses qui sont peut-être du côté du clivage ou du non-pensé. Ils vont pouvoir
mettre en forme par l'expression ce qu'ils n'ont jamais pu faire dans le cadre de
l'analyse.
Bernard Cadoux – L’atelier d’expression : un catalyseur de symbolisation.