LEÇONS DE TÉNÈBRES
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LEÇONS DE TÉNÈBRES
PATRIZIA RUNFOLA LEÇONS DE TÉNÈBRES traduit de l’italien par Gérard-Georges Lemaire préface de Claudio Magris et postface de Gérard-Georges Lemaire LA DIFFÉRENCE Leçons de ténèbres.indd 5 02/11/2015 15:37:31 I Leçons de ténèbres.indd 17 02/11/2015 15:37:31 Leçons de ténèbres.indd 18 02/11/2015 15:37:32 LEÇONS DE TÉNÈBRES Mes yeux sont restés ouverts dans ce raccourci de la mort, naviguant encore entre les fils subtils de ses cheveux épars, les buissons capricieux de ses sourcils, sur la courbe douce de ses joues, entre les doigts un peu gonflés croisés sur la poitrine, sur le bibelot infantile que j’ai caché entre les plis de sa veste, ce souvenir atroce de notre enfance. Ses sautes d’humeur, ses souffrances, ses cris, ses silences traversent mon esprit à chaque respiration, chacun de mes regards plonge dans le souvenir de la lueur des bougies autour d’elle, dans cette vaste pièce, enveloppée par l’obscurité et, au cœur de cette obscurité, dans ce fauteuil de damas rouge dont les bras avaient été lacérés par sa colère, sur le dossier décoloré où elle posait la tête quand elle regardait derrière elle, se tournant vers un point imprécis du haut plafond, dans la chambre de nos jours de solitude recluse. Je vois son visage immobile s’enflammer dans le tremblement des bougies, et tout autour cette obscurité dense, pleine, qui remplissait tout, anéantissait toute chose – cette obscurité qu’elle avait recherchée depuis son enfance, quand la nuit venue elle abandonnait notre chambre pour aller s’amuser 19 Leçons de ténèbres.indd 19 02/11/2015 15:37:32 dans la grande pièce où elle menait son autre vie loin de nous, cette vie secrète qui se révélait le matin, à la vue des jouets avec lesquels elle avait enchevêtré les dialogues de cette existence vécue à notre insu, dans cette obscurité à laquelle elle appartenait et dont je voulais la préserver. Je la confiais à la lumière vacillante des bougies que je plaçais en cercle et je jouais pour elle de la musique au milieu de ces lueurs rougies comme des yeux qui ont longtemps pleuré ; je calmais ses fureurs avec les mouvements lents et cadencés de mon archet, avec le mouvement clair et sobre de ces notes reproduisant toujours la même configuration de sonorités qui s’installait dans l’âme comme une réminiscence au point de faire désormais partie intégrante de la substance de notre passé. Je confiais ses tourments à ces notes pour qu’elles y mettent bon ordre, pour qu’elles endiguent ces énergies qui étaient péniblement malsaines chez elle et les arrangent dans un corps unique d’émotions disposées avec grâce et justesse, et ses rafales de mélancolie, ses abandons, ses jeûnes s’apaisaient au son de ma viole avec laquelle je créais des intermèdes pour les décors de notre vie sur les notes des Lessons des Ténèbres composées pour les rites des jeudis saints par les musiciens français qu’elle aimait tant. Je transformais les compositions en isolant les moments les plus hauts, les rythmes les plus pleins et les plus forts, les associais et les répétais pour en accentuer la portée et en prolonger les effets sur nos âmes jusqu’à devenir les cadences mêmes de nos états d’âme que nous pouvions dominer, grâce à ces notes, tout comme nous pouvions affronter les irruptions dévastatrices des souvenirs et faire en sorte qu’elles nous honorassent avec le cérémonial de rigueur, au 20 Leçons de ténèbres.indd 20 02/11/2015 15:37:32 rythme de cette musique, en suivant les pas cadencés, les pirouettes, les gestes chevaleresques. Mon regard erre, encore et toujours, entre la lumière et l’ombre de cette chambre, parmi les choses de notre enfance massacrée que nous avions mise à l’abri. Je vois le lit à baldaquin de damas rouge, qui avait été celui de notre père et que, depuis sa mort, nous avions réservé à notre sommeil. Depuis lors, sa respiration divaguait près de la mienne, ses visions accompagnaient les miennes, nos rêves et nos cauchemars se fixaient et s’interrogeaient sur notre destin. Je vois la toile préférée de nos parents, achetée chez un marchand bizarre d’Amsterdam, que nous avions accrochée dans notre chambre au milieu de tant d’autres tableaux et qui, par la suite, selon le désir de ma sœur, a été déplacée pour qu’elle pût la contempler à la lumière de la verrière, près du tableau de la nature qui apparaissait à travers la fenêtre qui, avec le temps, resta fermée ; les arbres touffus et agités disparurent de sa vue et la nature morte de cette toile fut l’unique moyen d’accès à son monde, à cet autre monde qu’elle allait rapidement rejoindre et qui lui parlait déjà par le truchement de cette peinture que, depuis lors, j’emporte toujours avec moi dans mes exodes incessants d’un lieu à un autre, d’un jour à l’autre, d’une nuit à l’autre. Je vois la grande tapisserie, inspirée par une scène mythologique de tonalité galante, trôner sur le mur qui servait autrefois de fond à la table dressée avec grâce et fantaisie par notre mère, quand l’ourlet de sa robe de satin froufroutait sur le pavement de marbre blanc et noir près de nos invités enchantés par sa conversation légère et brillante. Je vois la petite table où notre père prenait ses repas solitaires et monacaux 21 Leçons de ténèbres.indd 21 02/11/2015 15:37:32 et nous comprenions que lui aussi ne tarderait pas à nous abandonner en nous laissant ses peines atroces, après avoir résisté longtemps aux assauts du désespoir et avoir combattu pour faire pièce à l’horreur de la maladie qui allait dévorer sa fille préférée. Après sa disparition, nous avons rassemblé nos affaires les plus chères dans le vaste salon que nous avions élu notre unique demeure ; dans cet étrange entrepôt de notre passé résonnaient les cadences de notre vie, une note après l’autre, un pas après l’autre, jusqu’à l’obscure précipitation de la fin. Nous avons renoncé sans mal à la cour de valets et de soubrettes qui avaient réconforté les moments de notre vie, confiant le peu qui avait subsisté de l’habituel rituel journalier aux attentions maternelles de la chère Ortensia, l’ange de notre déclin. La pauvreté de sa vie passée dans les pays chauds et lointains de ses origines avait formé son âme simple et bonne, calme et distraite, superstitieuse et fataliste. Nous retirions un grand soulagement de sa simplicité, surtout ma sœur qui retrouvait dans ce rythme enfantin des considérations et des réflexions une nouvelle possibilité de rêver et de s’envoûter. Ortensia s’adaptait à la sobriété de nos habitudes que je cherchais néanmoins à orner avec les élans de la fantaisie en organisant des cérémonies pour les plus petits événements quotidiens et en instaurant avec les choses un rapport riche et généreux qui en respectât les origines, la beauté, la signification, car les objets qui nous entouraient étaient la réalisation des désirs de nos parents qui aimaient les choses précieuses et étranges. Les porcelaines, les cristaux, l’argenterie alignés sur les consoles et au-dessus de la grande cheminée, accompagnaient les gestes prosaïques de 22 Leçons de ténèbres.indd 22 02/11/2015 15:37:32 notre existence avec la délicatesse et la patience qu’ils voulaient nous concéder du haut de leur noblesse. Ainsi, d’une certaine manière, ma sœur, qui était accoutumée à vivre dans la solennité qui dérivait d’une aisance relative, ne se ressentait pas trop du changement de notre situation. Les médecins, qui fréquentaient notre maison depuis de nombreuses années, nous offraient l’espérance et apaisaient ses souffrances, toujours par de nouveaux et mystérieux médicaments ; d’autre part leurs doctes considérations, leurs recommandations et leurs conseils étant d’une valeur inestimable, ils se voyaient octroyer des honoraires exorbitants pour lesquels nous sacrifiâmes nos ressources. À la fin de leurs visites, nos regards se croisaient au-dessus de la table où l’on servait le thé, à la lumière des chandeliers qui dessinaient avec un soin particulier les ombres de leurs gorgerins et accompagnaient ainsi d’un rite d’une beauté digne leurs verdicts qu’ils susurraient à mon oreille en procession, au moment de partir, avec une compassion contrefaite que je supportais mal. Quand j’étais petite, je ne tolérais pas les observations sur mon dévouement excessif et sur le fait qu’il était néfaste au développement normal de ma vie ; alors que je suivais avec fermeté le désir de mon père qui, à plusieurs reprises, avait exprimé son admiration pour la force de notre lien et approuvé la manière dont je tenais le rôle que m’avait assigné un destin qui m’avait été révélé depuis l’enfance et que j’avais accepté, et auquel je m’étais dédiée devant l’autel de l’église Saint-Jérôme, abîmée dans la contemplation de la magnifique peinture du saint auquel s’adressait ma dévotion, me délectant de la beauté de la couleur de son habit et de son magnifique chapeau rouge rubis, 23 Leçons de ténèbres.indd 23 02/11/2015 15:37:32 et me réjouissant de la présence énigmatique de son lion. Le caractère solennel de cet habit d’une couleur vive et audacieuse, la force et l’aspect royal de cet animal, me faisaient songer et spéculer sur les beautés des vertus que j’imaginais symbolisées par la sainte figure de ce tableau et j’entendais leurs pulsations qui m’appelaient. Devant cet autel flamboyant de ma foi enfantine et la profusion des cierges qui se consumaient pour la gloire du Bien, de la Sapience et de la Force, ou du moins l’imaginais-je ainsi, je prononçai le vœu dicté par des sentiments fraternels que la révélation précoce de la mort si proche avait frappés avec cruauté et avait forgés par ses coups, donnant corps et vie à un sentiment d’un genre étrange et complexe, qui, avec le temps, s’enrichissait de résonances et de prises de conscience nouvelles et engendrait ces considérations modelant mon âme ; et je regardais comme un don rare et précieux que l’événement tragique de la souffrance et la connaissance que j’en retirais, m’eussent destinée à une vie difficile et solitaire, et je sentais qu’à travers ce cheminement j’atteindrais les hauteurs de la compréhension et de la souffrance. Chaque jour j’allais admirer ce tableau avec l’attitude altière et grave qui me semblait requise par un saint si docte et si noble auquel je confiais mes perplexités, et je dominais ainsi les souffrances terribles qui m’assaillaient dans la gaieté d’un jeu, quand il me venait à l’esprit la possibilité que ce rituel pourrait ne pas se prolonger le lendemain, et que ses rares sourires étaient les derniers dont je pourrais jouir et, à l’improviste, sur son visage innocent, m’apparaissait une autre réalité de mort que je ne pouvais pas comprendre et que je sentais néanmoins proche. Je commençais ainsi 24 Leçons de ténèbres.indd 24 02/11/2015 15:37:32 à me familiariser avec le versant obscur de l’existence à un âge où l’âme n’a pas la force de le supporter : c’était une force que je n’avais pas encore, mais je la recherchais dans la toile du saint qui s’embrasait à la lumière des bougies et de ma foi, je l’interrogeais et je supposais avec lui en utilisant les instruments ingénus que l’enfance m’avait donnés et que je perfectionnais pour expliquer avec une précision toujours plus grande les circonstances dans lesquelles je me trouvais. Le rythme de mes journées avait épousé celui de ma fragile compagne, la mesure de ses forces et de ses exigences, de sorte que je vivais selon les possibilités de ses énergies toujours limitées et éprouvées, et j’acceptais ces limitations en les compensant par le réconfort qu’elle retirait de ma sollicitude et de ma présence assidue, et des manifestations de mon âme qui avaient maintenu une gaieté et une fantaisie qui la rassérénaient. Je devins bientôt pour elle l’interlocutrice la mieux préparée à déchiffrer les désirs qui se révélaient par des mots et des phrases au débit incertain et troublé dans la prononciation et dans la voix ; effet dû aux résonances émotives de sa situation tragique qui étaient parfois accentuées au point de rendre difficile aux autres la compréhension de ses désirs et de ses observations. Voilà pourquoi on s’adressait à moi pour savoir ce qu’elle désirait ou ce qu’elle voulait exprimer de cette manière altérée ou par ses mutismes obstinés, et je me faisais un devoir de traduire son langage mystérieux et de décrypter ses fréquentes manifestations d’amertume et ses caprices insensés encore plus fréquents, ou les horreurs tragiques de ses souffrances qu’elle avait tendance à cacher, ayant une peur bleue des remèdes douloureux inventés par les doctes médecins qui avan- 25 Leçons de ténèbres.indd 25 02/11/2015 15:37:32 çaient à tâtons dans la pénombre en faisant osciller leurs grands chapeaux noirs. Nos parents avaient la force de dissimuler leur angoisse dévastatrice pour ne pas accroître notre trouble, afin que dans notre maison ne régnât pas une atmosphère lugubre et dramatique ; parfois un brio inexplicable et une gaieté inconsidérée nous animaient et peut-être en ces instants oubliions-nous à quel destin nous étions voués. C’étaient des jours d’une sérénité et d’une allégresse pareilles à celles que l’on ressent après avoir été jeté dans les plus obscurs précipices, et que la nature éprouve pour nous une peine qui la conduit à poser sa main fraîche sur notre front. Dans ces moments-là, la vie me semblait magnifique, tout était harmonieux et brillant, notre belle demeure, la voix perçante de notre mère qui se frayait un chemin dans le salon lumineux vêtue de son élégante robe couleur corail, et le rire de notre père quand nous l’arrachions à sa lecture dans la bibliothèque meublée de grandes mappemondes et des bustes des poètes latins qu’il aimait – à tel point qu’il avait donné à ses filles le nom des personnages féminins de ses poèmes préférés. Ma sœur avait un tempérament porté à l’humour. Je la surprenais en train de rire dans la solitude recueillie, quand elle repensait à quelque chose qu’elle me décrivait ensuite en rapportant deux ou trois phrases d’un dialogue dont elle avait été témoin et où elle avait entrevu une incohérence et une bévue qui avaient provoqué une hilarité irrésistible et parfois même embarrassante qui me contaminait, car rire m’avait toujours plu immensément. Pendant ces périodes heureuses, même les amis qui nous rendaient visite paraissaient avoir oublié : personne ne faisait allusion à l’obscurité qui pourtant 26 Leçons de ténèbres.indd 26 02/11/2015 15:37:32 nous cernait et au sein de laquelle nous pouvions tous être engloutis d’un moment à l’autre. Nous remerciions les dieux pour cette trêve compatissante et nous cultivions l’espoir qu’elle allait durer le plus longtemps possible, mais je savais que nous en payerions le prix par des souffrances incommensurables. Et quand ces souffrances survenaient, c’était de la manière la plus brutale et la plus cruelle. Elles nous prenaient par surprise, quand nous étions le moins préparés à les affronter, et elles s’abattaient sur nous avec une fureur et une rage dignes d’une vengeance terrible destinée à punir un crime infamant qui était peut-être celui dont nous étions tachés : l’espérance. Alors je comprenais que la vie nous avait encore abandonnés et qu’une nouvelle fois nous allions devoir marcher dans le no man’s land désolé qui était aux confins de la mort et aux limites de ces confins en contempler toutes les horreurs et les obscénités. C’étaient des moments où nous n’étions pas en mesure de faire semblant pour nous protéger l’une l’autre. Nous parvenions à grand-peine à supporter ce supplice, plongés dans le silence tourmenté par ses cris enfantins qui nous transperçaient comme une secousse électrique. De nouveau, les médecins défilaient en procession en faisant tanguer leurs grands chapeaux noirs et dissertaient à tort et à raison sur le spectacle obscur de notre vie. Il en fut ainsi pendant longtemps, jusqu’à ce que nos parents n’eussent plus la force de résister et nous abandonnassent quand notre enfance touchait à son terme pour laisser place à une autre saison de la vie qui fut pour nous une cruelle illusion. Pour nous, il n’existait pas de saisons et elles n’existeraient jamais. Ces moments de paix et d’horreur étaient les seules 27 Leçons de ténèbres.indd 27 02/11/2015 15:37:32 saisons que nous avions connues, le seul rythme naturel qui traversait notre vie. Notre enfance n’avait pas été une enfance et notre jeunesse ne serait pas une adolescence, et nous ne pouvions faire que des suppositions des plus obscures à propos de ce qui allait suivre. Nous étions parvenues à une conscience extrême, nous avions jeté des regards sur des mondes terrifiants, nos souffrances avaient atteint une intensité aiguë. Nos souffrances étaient des ouragans, des cataclysmes, des tremblements de terre, des massacres universels qui nous avaient catapultées dans une terre inhabitée où les horreurs et les espérances seraient nos seules saisons jusqu’au déchaînement de la fin. Tout cela nous avait rendues étrangement adultes et étrangement infantiles, et notre lien avait pris une physionomie très particulière. Je n’aurais jamais été capable de donner un nom à ce sentiment très profond, soutenu par la conscience qu’aucune de nous deux ne pourrait jamais vivre une autre vie au-delà de ce destin de maladie et de douleur qui nous avait unies d’autant plus solidement que nous en étions devenues les dernières survivantes. C’était un sentiment indescriptible, qui s’enracinait au-delà du temps, au-delà de la maturation naturelle et progressive du cours de l’existence. Pour nous, rien ne changerait, jusqu’au brusque coup de théâtre de la fin, au coup extrême et définitif qui nous anéantirait, mais jusque-là sonnerait pour elle à la lueur des bougies qui encerclaient le fauteuil de damas rouge que dorénavant elle quittait rarement, car ses forces déclinaient, même si je n’en avais qu’une perception apaisée et légère, presque comme si j’avais voulu croire que les choses auraient pu continuer de la sorte pour toujours. 28 Leçons de ténèbres.indd 28 02/11/2015 15:37:32 Ce lent et inexorable déclin se répandait tout autour de nous. Les belles choses, les cérémonials étaient pour Ortensia des références vagues et incertaines et elle se mit à les négliger. Une fine couche de poussière adoucissait la beauté des tableaux, de l’argenterie, des porcelaines et de tous les objets précieux et rares qui nous avaient offert un certain réconfort, voilait les couleurs des tapisseries, atténuait la luminosité des bougeoirs, la lumière des miroirs. Elle ne semblait pas se rendre compte que je n’osais pas le faire remarquer, et que je ne m’opposais même pas à cet abandon sinon par de petits gestes et habitudes que je répétais avec peu de conviction, comme si une torpeur avait affaibli ma foi et mon espoir. Peut-être aussi ma souffrance s’était-elle émoussée. Le renoncement me paraissait moins douloureux, ma gratitude pour le peu qu’il restait, plus grande, et ce peu de chose, j’aurais voulu le posséder pour toujours. J’aurais voulu posséder pour toujours le sourire exsangue de ma sœur, son sommeil plus profond, ses mots raréfiés et lointains, la poussière sur les porcelaines alignées sur les consoles et le reflet opaque des verrières. J’aurais voulu pour toujours tracer avec le doigt de petits dessins sur la suie de la grande cheminée de marbre bleu, et rêvasser sur les taches laissées sur nos livres par le fond des verres posés par distraction ; pour toujours j’aurais voulu appuyer mon front sur le bras de damas de son fauteuil et jouer avec les plis gênants de ma robe démodée. J’aurais désiré que tout reste comme avant, sans espoir et sans joie, mais que demeure aussi ce déchirement, cette torpeur même, et je ne m’apercevais pas que cette immobilité apparente n’était autre qu’une chute terrible. C’était inscrit sur toutes choses, avec une grande clarté, même si je ne voyais rien, je 29 Leçons de ténèbres.indd 29 02/11/2015 15:37:32 ne percevais aucun signe du précipice effrayant qui m’engloutissait, de la peine qui n’allait pas tarder à m’assaillir avec férocité. Je ne percevais rien de tout cela, je ne voyais que la lumière tamisée d’un déclin fatal qui lentement nous endormirait. Les grands chapeaux noirs des savants médecins ne tanguaient plus. Ils défilaient en une longue procession, jetant des ombres menaçantes sur des visages inexpressifs. Ils ne susurraient plus à mon oreille des phrases obscures et des espoirs mensongers, et je ne le demandais pas non plus ; je me limitais aux rites imposés par les soins nécessaires pour calmer ses souffrances qu’elle semblait, en vérité, ne percevoir qu’à peine, comme si dans cette torpeur même les douleurs avaient relâché leur emprise. Puis, à l’improviste, tout commença à vaciller. Un terrible tremblement de terre nous secoua corps et âme : le cataclysme de ses cris, la tempête de ses suppliques, la lucidité poignante de son regard, l’adieu tragique dans ses paroles agitées, l’intonation enfantine de ses questions pleines de la foi qu’elle avait en moi depuis sa petite enfance et dont, en cet épouvantable moment de la fin, je sentais le poids énorme et la douleur déchirante de mon impuissance et le supplice de son détachement qui se mêlait à tous les détachements que j’avais imaginés et présagés depuis les années de l’enfance et que si souvent nous avions vécus presque jusqu’à la fin dans ce naufrage dévastateur qui avait été notre vie, dans cet engloutissement des souvenirs, des espoirs, des sentiments, dans ce marasme de destruction, d’angoisse, dans l’excitation de tous nos adieux qui maintenant se fracassaient dans les hauts-fonds de nos âmes perdues avec une retenue fiévreuse et désespérée, jusqu’au moment où une vague de cris 30 Leçons de ténèbres.indd 30 02/11/2015 15:37:32 nous faisait plonger dans un gouffre de mort, dans les profondeurs limoneuses et obscures où je ne pourrais plus la retrouver sinon pendant mes rêves agités, dans les visions qui ne m’ont jamais quittée, dans l’illusion et l’expectative de ce qui reste de mon existence. Le monde ravagé de notre passé sombrait et, avec lui, la force qui me soutenait, la grande et magnifique force qui me venait de ce lien, la force que sa faiblesse et sa douleur imposaient à mon esprit et qui m’avaient façonnée, cette force qui m’abandonnait entre les ruines de l’âme, dans l’horreur de ses souffrances, dans la fixité de ce regard désormais lointain. 31 Leçons de ténèbres.indd 31 02/11/2015 15:37:32 Titre original : Lezioni di tenebre. © SNELA La Différence, 47, rue de la Villette, 75019 Paris, 2002. Leçons de ténèbres.indd 4 02/11/2015 15:37:31