1 À QUELLES CONDITIONS UNE DISCUSSION EST-ELLE
Transcription
1 À QUELLES CONDITIONS UNE DISCUSSION EST-ELLE
À QUELLES CONDITIONS UNE DISCUSSION EST-ELLE PHILOSOPHIQUE ? 1 Françoise Raffin Lycée Victor Duruy, Paris et INRP INTRODUCTION S'interroger sur la question "à quelles conditions une discussion est philosophique ?" laisse entendre qu'elles ne le sont pas toutes, et pose donc la question de la détermination du philosophique comme tel. • Un constat de fait Penser, c'est effectivement distinguer, mais malheureusement, comme le constate Aristote, "les hommes répugnent aux distinctions". En ce qui concerne notre question, la confusion est une pente facile et il n'est pas aisé d'échapper au flou et à l'approximation qui permettent de passer sans précaution d'un terme à un autre et qui nourrissent les équivoques dont une pensée rigoureuse doit pourtant faire l'économie. Par exemple, on assimile couramment dialogue, débat, discussion, dispute, négociation ; converser, controverser, polémiquer, réfuter ; argumenter et démontrer ; une argutie, un argument, une preuve ; un cas particulier et un exemple. De même, quand on dit que la discussion vise à une entente, de quoi parle-t-on ? S'agit-il du consensus, du compromis, de l'adhésion rationnelle, de l'accord des esprits ou de la communion fusionnelle ? Après maintenant trois ans de travaux de séminaire pluridisciplinaire sur l'argumentation, le Département de didactique des disciplines de l'INRP, vient de faire l'amer constat que, malgré les précautions initiales prises, les participants ne mettaient pas les mêmes sens derrière les mêmes mots et que l'identité de signifiant ne garantit pas l'identité de signifié et encore moins l'identité de concept. Ce qui montre bien la nécessité d'établir des repères théoriques, tant il est vrai qu'on ne saurait se passer de "l'œil du concept" qui seul permet d'analyser et de donner sens à ce qu'on observe. Aussi, n'ayant aucune compétence particulière en matière de philosophie pour enfants, et j'avoue que je ne sais même pas si on peut effectivement en parler de façon fondée et non par 1 Communication faite au Colloque sur "La discussion à visée philosophique à l'école primaire", à Balaruc les Bains, du 26 au 28 mars 2003. Ce colloque, organisé par Michel Tozzi avec le concours du Bureau des Innovations de la DESCO, a réuni une centaine d'instituteurs et de formateurs IUFM engagés dans des expériences de débat et de discussion à l'école primaire et à l'école maternelle appelées "philosophiques" ou "à visée philosophique". La question était d'échanger et de discuter des pratiques et expériences, et de savoir dans quelle mesure il est légitime de les dénommer philosophiques. Suffit-il de réfléchir, de poser des problèmes et de discuter pour faire de la philosophie ? C'est dans cette perspective qu'il convient de situer cette communication. L'auditoire étant majoritairement non-philosophe, le texte est volontairement rédigé de façon à faire apparaître la structure et les points saillants. 1 abus de termes, (j'espère le savoir à la fin…) je me limiterai délibérément à un travail de distinctions conceptuelles. J'entends par distinctions conceptuelles non pas l'établissement de compartiments étanches contenant des produits clairement identifiables, mais plutôt, comme on le verra, de pôles en tension. Elles sont à penser comme produits de l'analyse, produits à mettre en œuvre et en mouvement, c'est-à-dire à dialectiser et non à dogmatiser. Autant dire que je vise plus à rendre manifeste certaines difficultés et à ouvrir des pistes de travail qu'à mettre des étiquettes et donner des réponses catégoriques et définitives. • Une précision préalable Quand on cherche à déterminer la spécificité du philosophique, il ne s'agit pas de faire la police des frontières et de jouer les douaniers de la philosophie. Il ne s'agit pas non plus de s'ériger en gardien du temple. On ne saurait en effet délimiter un territoire : - Il n'y a pas des objets par nature philosophiques et d'autres non philosophiques. La nature même de ce qui est envisagé ne fait rien à l'affaire. La philosophie a rapport non seulement à ce qu'on appelle pompeusement "les grandes questions de l'humanité" ou "questions métaphysiques", mais aux choses les plus humbles, voire les plus triviales. Aucun domaine n'est indigne de la réflexion philosophique : Socrate ne craint pas de s'intéresser aux poux, à la crasse et de tirer leçon des démangeaisons pour réfléchir sur le plaisir ; de même Descartes sur un morceau de cire, Heidegger sur un morceau de craie, sur "qu'est-ce qu'une chose?", question philosophiquement décisive sous une apparence banale. A contrario, il ne suffit pas de parler de philosophie pour que le discours soit philosophique. On peut parler non philosophiquement de Descartes et philosophiquement de poux… Ce n'est donc pas à la condition de parler d'un certain type d'objet que la discussion serait philosophique. - Car la philosophie a une visée totalisante Elle a pour objet tous les champs de l'expérience humaine, sans exclusive. Les notions qui composent le programme de terminale sont des termes non techniques, qui appartiennent au langage de tous. Elles n'indiquent pas des savoirs à transmettre, mais elles sont le point de départ de l'interrogation philosophique. Ce point de départ n'est pas lui-même déjà philosophique. On voit que le non philosophique n'est pas ce qui s'oppose au philosophique mais plutôt son partenaire obligé et son point de départ nécessaire. Il est aussi sa destination si l'on songe qu'en dernière instance, c'est pour vivre mieux et plus librement que l'on pense. Ces notions jouent dans des champs de questionnement où s'élaborent les divers types d'expérience du réel. On peut énumérer ces champs : anthropologique, social, économique, politique, artistique, religieux etc. Leur traitement philosophique ne consiste pas à en faire des 2 champs clos, se prêtant à la constitution de savoirs positifs, mais à en interroger la spécificité et la solidarité. En cela, la philosophie est toujours tentative de dépassement des particularités empiriques et des spécialités que constituent les savoirs positifs qu'elle cherche à saisir et à relier, ne seraitce qu'idéalement, au tout par l'élargissement de la réflexion. Dans l'horizon d'une telle ambition, elle se nourrit d'elle-même et de ce qui n'est pas elle, comme le disait G. Canguilhem. Elle se nourrit de sa propre substance par la lecture indéfiniment méditée et reprise des textes. On aurait tort de s'en priver car ils constituent des médiateurs décisifs pour penser le réel : puissance d'éclairement et d'interrogation, force de connaissance, charge critique. Mais elle se nourrit aussi de l'étude des sciences, des techniques, des arts, des religions, des phénomènes sociaux, politiques etc. Quand on enseigne la philosophie dans les séries technologiques, on apprend vite à faire feu de tout bois et le travail philosophique à partir du non-philosophique est souvent le meilleur levier pédagogique possible pour engager la réflexion. - Mais cette visée est néanmoins spécifique L'ambition de totalisation peut être considérée comme une prétention. Elle peut aussi être mal comprise. Si tout peut être objet pour la réflexion philosophique, cela ne signifie pas pour autant que tout est philosophique. La philosophie a rapport à la vie, mais vivre ne suffit pas ; elle a rapport au langage, mais parler ne suffit pas. La philosophie est d'abord une activité et l'on a beaucoup répété le propos kantien : "on n'apprend pas la philosophie, mais seulement à philosopher". La philosophie n'est pas une doctrine, mais une activité, sans doute, et il est essentiel de le souligner ; cette formule affirme contre le dogmatisme la nécessité d'une pensée en mouvement, d'une pensée critique. Mais il faut prendre garde à ne pas dogmatiser cette formule anti dogmatique en la transformant en slogan. À trop prendre le "philosopher" de façon intransitive, on laisse supposer une activité qui s'exerce sur tout et sur rien, et finalement s'évapore dans le vide. " Je philosophe" est un symptôme d'outrecuidance ou plus simplement de naïveté, car philosopher suppose toujours qu'on cherche à penser cela même qui résiste à la pensée et se dérobe. Philosopher n'est pas planer dans les airs, mais œuvrer à penser quelque chose. De Kant on cite avec admiration qu'il enseigne à philosopher, non la philosophie; comme si quelqu'un enseignait à menuiser, mais non à faire une table, une chaise, une porte, une armoire, etc. Hegel, Notes et fragments, Aubier, Fragment 70, p. 79 Ces précisions données, nous nous interrogerons d'abord sur les conditions de toute discussion possible, avant de voir quelles sont les conditions que doit remplir une discussion pour être 3 philosophique. Puis nous terminerons en posant le problème du rapport de la philosophie à la discussion. I. LES CONDITIONS DE TOUTE DISCUSSION 1. Le langage, condition d'humanité : parler, c'est renoncer à la violence et poser les armes L'injonction "Parle, si tu es un homme" révèle que le langage est institution de l'homme par l'homme. Selon Aristote, le logos est l'apanage de l'homme, et la possession du logos fait système avec tout un ensemble d'autres propriétés qui distingue l'homme des autres vivants. Et la définition qui fait de l'homme un être doué de logos, et celle qui le détermine comme animal raisonnable ne font qu'un. Qu'est-ce que parler, en effet ? - C'est d'abord la capacité de s'adresser2 Il est le seul qui se tienne droit et puisse avoir des vis à vis. Le logos est émis à partir d'un visage et s'adresse à un autre visage. Parler, c'est parler à…Le langage rend possible l'institution d'une communauté. - C'est ensuite la capacité d'accès à l'universel Le mot se détache du ceci sensible et fait abstraction de la particularité. Le langage peut exprimer l'utile et le nuisible, mais aussi le juste et l'injuste. De même dans la cité, le citoyen transcende ses particularités empiriques d'individu (métier, âge etc) pour participer à la politique au même titre que tous les autres (isonomia et iségoria). - C'est enfin la capacité de la règle Parler, c'est prendre la décision du sens. Il y a des principes qu'on ne peut pas ne pas respecter si l'on veut dire quelque chose. Tout langage suppose des règles, et l'échange de mots, la discussion (toute discussion), a pour condition un accord préalable sur ces règles. L'échange des mots permet l'institution d'un monde commun. L'émergence du dialogue, de la discussion, du débat est conjointement renonciation à la violence, transposition de la violence, masque de la violence parfois, en tout cas une mise en culture de la violence. On parle pour échanger, pour régler les différends et les conflits ; parler suppose déjà un dépassement du conflit et l'idée qu'il est en droit négociable, objet d'une discussion ou d'un débat possible. 2 Cf. Rémi Brague, Aristote et la question du monde, Paris, PUF, 1988, p.266 4 Parler en vue de l'accord présuppose déjà l'accord. Cet accord, qui peut prendre différentes formes, est la condition préalable de toute discussion, débat ou dialogue, et il est aussi la visée ultime, qui n'est pas toujours atteinte il est vrai. 2. L'espace public de discussion comme condition politique nécessaire La démocratie est inséparable de la promotion de la parole et du développement de son usage public. Les conflits s'expriment publiquement et se traitent suivant des règles et procédures définies. C'est la condition de possibilité politique de la délibération publique, qui peut prendre les formes du débat, de la discussion, du marchandage et de la négociation, en vue de la formation d'une décision commune. Pour que ces activités de délibération puissent exister et se déployer, il faut que soit institué un espace public de discussion, avec ce qui lui donne sens : la liberté d'expression sous ses différentes formes. L'existence d'une réelle publicité est alors centrale, non au sens de propagande, mais parce que - Le public s'oppose au secret : Les pratiques politiques ont lieu dans l'espace public, sous le regard de tous et au grand jour et sont soumises à l'examen et à la critique. Cf. Les guerriers homériques qui mettent le butin au milieu, es meson, et qui font cercle au moment du partage : tous voient et sont vus. - Le public s'oppose au privé : Chacun des deux termes n'existe que par la tension et l'opposition avec l'autre. L'enfant à l'école doit conquérir à la fois l'un et l'autre, découvrir un certain espace public et accéder à un espace privé différent de celui de la famille. Le public concerne la chose commune. C'est l'ensemble des intérêts communs que le citoyen, membre de la communauté politique, doit faire passer avant ses intérêts particuliers. La discussion et le débat deviennent les règles du jeu politique et intellectuel. Et pour qu'il y ait débat ou discussion, il faut à la fois qu'existe un certain différend que l'on va chercher à régler dans le cadre un certain accord. 3. La troisième condition est l'articulation nécessaire et indépassable de l'accord et le conflit 5 La discussion se gagne contre différentes formes de l'indiscutable : la parole souveraine de type magico-religieux, qui tombe d'en haut, la parole unique du totalitarisme ou le silence du despotisme. Dans toute démocratie, il y a nécessairement et à la fois accord et conflit : deux notions qui ne s'opposent pas mais se complètent. Les conflits sont nombreux (classes, sexes, générations, goûts, opinions politiques, convictions religieuses), mais ils sont ouverts et négociables, au moins en droit. Le dialogue, la discussion, le débat, la dispute sont des paroles plurielles qui articulent à des degrés divers accord et conflit. • Le conflit est une condition nécessaire Éliminer les conflits est une idée chimérique, car ils sont une donnée anthropologique, et une idée nuisible, car ils dynamisent la pensée. Il y a une positivité du négatif Transposés dans le langage, les différences peuvent aller de la simple divergence de vues jusqu'à l'opposition la plus radicale, mais l'existence de la différence est une condition de possibilité car s'il y a disparité ou consensus, il n'y a pas ou plus de débat. Selon la nature et l'intensité de la divergence, différentes formes de traitements sont engagés : de converser à controverser, du dialogue à la discussion, de la discussion au débat, du débat à la dispute, d'un échange où la parole circule au discours monologique de la domination qui tue toute discussion. • Mais l'accord est aussi une condition nécessaire Les conditions de l'accord sont d'abord des conditions logiques : l'échange n'est possible que par le respect de règles élémentaires, condition de la communication. Principe de contradiction, principe d'identité, entente sur le sens que l'on donne aux termes qu'on emploie, etc. Elles sont aussi des conditions éthiques : l'échange suppose aussi le respect d'autrui. Parler à autrui, c'est d'abord reconnaître son humanité. Respecter une opinion est d'abord respecter celui qui l'énonce, car toutes les opinions ne sont pas respectables. Elles sont enfin des conditions politiques : la reconnaissance d'un droit égal à la parole; la reconnaissance de la liberté de penser et d'exprimer ses idées, de la publier etc Ces conditions sont aussi des fins, et elles valent pour toute discussion, philosophique ou non. Sans ces conditions, la pensée reste solitaire et comme telle, elle peut se perdre, car elle ne rencontre jamais l'objection et la critique qui remplissent une fonction de contrôle et entraînent rectifications et abandons. Elle peut aussi se satisfaire trop vite, car elle n'a alors pas de stimulant et d'aiguillon. 6 Discuter, et cela de façon générale et pas seulement en philosophie, c'est d'abord exprimer sa pensée, et cela aide à la clarifier, à la rendre plus consciente d'elle-même. C'est aussi la confronter à celle d'autrui pour tendre, si possible, à l'accord mutuel La racine de l'humanité, c'est de tendre à l'accord mutuel et son existence est seulement dans la communauté instituée des consciences. Ce qui est anti-humain, ce qui est seulement animal, c'est de s'enfermer dans le sentiment et de ne pouvoir se communiquer que par le sentiment. Hegel, Phénoménologie de l'esprit, trad. Hyppolite, Préface p.59 On voit que la démocratie elle-même est la condition de possibilité du débat. Et si la démocratie rend possible le débat, le débat en retour fait exister la démocratie effectivement. Dans et par le débat et la discussion, les différends et les oppositions sont manifestes et peuvent être réglés juridiquement et politiquement, en dehors du recours à la force. Ces conditions : - le langage, - la constitution d'un espace commun de discussion, - les règles élémentaires requises pour que différences et conflits puissent être discutés et négociés par la médiation du langage, ne sont pas spécifiquement philosophiques. Un certain accord sur des règles communes est une nécessité pour toute discussion. Ces règles peuvent être plus ou moins implicites, formulées nettement, ou codifiées scrupuleusement en une liste de procédures, qui relèvent le plus souvent du bon sens (ne pas parler en même temps etc). Mais à trop se pencher sur la question des dispositifs et des préalables formels extérieurs, on risque de perdre de vue la chose même qui est à penser. On peut partir de l'analyse de la nature même de cet accord pour commencer à distinguer ce qui spécifie la discussion philosophique par rapport à d'autres formes de discussion. 4. Le problème de l'accord Il peut prendre différentes formes - le consensus des opinions - l'adhésion rationnelle à la démonstration - l'accord des esprits fondé dans la connaissance de la chose même - la communion fusionnelle, de l'émotion esthétique par exemple 7 et c'est là qu'on va pouvoir marquer une distinction caractéristique de la discussion proprement philosophique. Philosophiquement, un véritable accord ne réside pas seulement dans la concordance des avis, obtenue par l'appel à la bonne volonté et aux bons sentiments. Il doit, pour être solide, se fonder sur l'objet même dont on discute. Le consensus est une forme très faible de l'accord. Ce que pense la majorité, et même l'unanimité, n'est pas un critère suffisant de vérité, et on peut avoir raison seul contre tous. L'intersubjectivité n'a donc pas à être érigée en principe d'objectivité. Ce n'est pas parce que nous pouvons nous entendre que ce que nous disons est vrai. C'est parce que c'est vrai que nous pouvons nous entendre. Seule une véritable démonstration est capable de fonder un assentiment universel, qui est d'une tout autre nature que le consensus. La question de la vérité n'a donc pas à être rabattue sur la question d'autrui. L'exigence de vérité est fondamentale en philosophie et le vrai est ce devant quoi nous cessons d'être des autres, car il fait appel en nous à l'élément par lequel nous ne nous distinguons pas les uns des autres : la rationalité. Chaque fois que sur le même sujet, le jugement de deux hommes se porte à des avis contraires, il est certain que l'un d'entre eux au moins se trompe ; et même aucun des deux apparemment ne possède la science ; car si le raisonnement de l'un était certain et évident, il pourrait le proposer à l'autre de telle manière qu'il finirait par lui gagner aussi l'adhésion de son entendement Descartes, Règles pour la direction de l'esprit, Règle II, Trad. Brunswicg, p81 Le vrai est ce qui s'impose à nous au point qu'on ne puisse pas ne pas le dire. L'accord ne relève pas alors de mon agrément : on n'a pas à approuver ce qui est prouvé ou à ne pas l'approuver. Et cela non par une contrainte extérieure, mais par une nécessité interne saisie comme telle. Ce dont la démonstration mathématique donne l'exemple le plus net. C'est à partir de là que l'on peut commencer à dégager ce qui fait la singularité de la discussion philosophique. Car le premier qui en fournit le modèle le plus pur, modèle auquel se réfèrent beaucoup d'entre vous comme à un idéal régulateur, Socrate, nous apprend à d'opérer des distinctions fondamentales : - Il y a une discussion où l'intersubjectivité est érigée en principe d'objectivité : la discussion sophistique - Elle est animée par la volonté de faire adhérer l'autre à mon point de vue, de lui faire partager une croyance. Il s'agit de faire croire, or la croyance n'est pas fondée en 8 - raison; elle est un fait, qui ne peut s'imposer que par une voie du même registre : la voie de fait. C'est une discussion toujours prise dans des rapports de forces d'autant plus puissants - que mieux masqués dans un langage, qui, en les dissimulant les rend plus efficaces. Elle met en jeu des intérêts particuliers qu'il s'agit de faire triompher au détriment d'autres Elle utilise des techniques de persuasion. Il y a bien un rapport à l'autre par la - médiation du langage, mais on s'adresse non à la raison de l'autre mais à ce qui en lui est le plus fragile, le moi empirique, par la séduction et la flatterie. Les sophistes manient aussi l'art de l'insinuation : ils veulent bien faire semblant de se pencher vers l'étude d'un domaine d'objets à la demande de Socrate, mais c'est toujours dans l'idée de faire triompher leur point de vue. - Il y a aussi la discussion courante On peut discuter de tout et de rien, du temps qu'il fait et du dernier film, potiner, converser, controverser, s'empoigner etc. Cette discussion a, on l'a vu, sa positivité propre - elle remplit la fonction de lien social et procure le plaisir de l'intersubjectivité - elle a aussi une fonction d'analyse et de clarification - et même parfois une fonction de révélation : des choses fines et profondes peuvent surgir comme spontanément Mais est-ce pour autant de la philosophie ? Si elle peut être le point de départ de la discussion philosophique, celle-ci ne devient telle qu'en la dépassant. Qu'est donc, par distinction, la discussion philosophique ? Distinguer n'est pas séparer ni opposer. Entre les trois types de discussion distingués, il y a des passages possibles. - Les dialogues socratiques commencent par une discussion ordinaire et en intègrent des - moments, souvent à des fins psychologiques (pour rassurer, encourager, détendre un moment les dures contraintes de la dialectique). Et si les dialogues s'opposent aussi à la discussion sophistique, Socrate n'est pas le dernier à utiliser à l'occasion les ficelles des sophistes, tout comme ceux-ci se donnent des allures de philosophes (le philosophe et le sophiste sont comme "chien et loup"). Néanmoins, il faut distinguer : Alors que la discussion commune reste engluée dans les équivoques de la langue naturelle qui suscitent malentendus et confusions, et que la discussion sophistique joue des ses mêmes équivoques pour piéger l'interlocuteur et le conduire à la contradiction ou au silence, la 9 philosophie entretient avec la langue commune une relation spécifique. Si elle cherche la rigueur, ce n'est pas en éliminant l'équivocité mais en la travaillant. Ce qui distingue aussi le langage philosophique du langage scientifique, car, à la différence de la science, la philosophie ne rompt jamais le lien avec la langue usuelle ni avec le vécu . La pensée philosophique n'entretient pas avec la langue naturelle les mêmes rapports que la pensée scientifique. Pour le philosophe, la langue naturelle pense déjà et la multiplicité de sens est une richesse de sens. Il ne s'agit pas pour elle d'évacuer l'ambiguïté, mais de la travailler. L'ambiguïté tient en philosophie une place décisive ; non seulement elle n'est pas exclusive de la rigueur, mais elle est condition de la rigueur. Ce qu'a bien vu Heidegger : " Cette richesse de signification n'est pas une objection à la rigueur de la pensée. Car tout ce qui est véritablement pensé par une pensée essentielle demeure, et ce pour des raisons essentielles, multiple de sens. Cette multiplicité de sens n'est jamais le résidu d'une unicité qu'une logique toute formelle n'aurait pas encore atteinte et qui, quoique non atteinte, serait en elle-même le but auquel tendre. La multiplicité de sens est plutôt l'élément où la pensée doit se mouvoir pour être rigoureuse." Heidegger, Qu'appelle-t-on penser ? Paris, PUF, Trad. Becker et Granel, Première partie, chapitre 2, p.114 C'est parce qu'un même énoncé est ambigu et peut être travaillé par la contradiction qu'il faut penser et aller plus loin. Si la philosophie est expérience de la pensée et pensée de l'expérience, si elle n'est pas victime du prestige de la science et ne renonce pas à être elle-même, elle prend en charge l'ambiguïté de l'expérience et travaille l'ambiguïté des mots. Assumer et travailler l'ambiguïté est la condition de la rigueur en philosophie. Une grande philosophie se reconnaît en ce que, sans renoncer jamais à parler la langue de tous, elle découvre en celle-ci de nouvelles ressources pour la réflexion, brise les expressions pétrifiées et les catégories habituelles de pensée et invente des concepts neufs pour penser le réel. Elle se sert des mots non seulement pour réfléchir, mais pour atteindre l'être même vers lequel les mots font signe. II. LA DISCUSSION PHILOSOPHIQUE 1. Définitions et précisions Selon Platon, la philosophie a partie liée au logos et donc au dialogue et à la discussion : "Être privé de logos, c'est être privé de philosophie" Platon, Le sophiste, 260a Mais il ne suffit pas de parler et de discuter pour être philosophe : 10 "Sans attache à la vérité, il n'y a pas, il ne pourra jamais y avoir un art de parler authentique" Platon, Phèdre, 260c Le rapport du discours philosophique à la vérité est ainsi posé comme essentiel, et la discussion philosophique, recherche en commun du vrai, est clairement démarquée à la fois de la conversation courante et des arguties sophistiques. Le dialogue est dia- logos : il faut prendre au sérieux l'étymologie qui nous indique une parole qui circule, qui n'est pas confisquée mais distribuée, et un langage, qui est à la fois discours et raison, le terme de logos indiquant à la fois en grec le langage, la pensée, la rationalité et le nombre. Monique Dixsaut traduit le terme "dialegesthai" par "discussion socratique" et c'est cette discussion qui nous servira ici de modèle pour penser la singularité de la discussion philosophique qui se déploie dans les premiers dialogues de Platon de façon exemplaire. En effet, il ne faut pas confondre le sens du dialogue socratique avec ce que nous avons coutume d'appeler ainsi, à la suite de la philosophie moderne du dialogue : une relation de réciprocité des consciences tout entières au plaisir de l'intersubjectivité. Il s'agit bien dans le dialogue socratique d'une discussion, dont l'accord et le conflit sont les conditions. Cette discussion s'inscrit ainsi dans le droit fil de l'idée de dialectique dont elle est solidaire. Et l'idée de dialectique, dont le premier sens est la pratique de la discussion et du dialogue, relève d'abord d'une tradition de la contestation et du procès. 2. La naissance de la question philosophique Si nous prenons pour guide le début d'Euthyphron, nous voyons la rencontre de celui-ci avec Socrate sur les marches du palais de justice. L'un est prêtre et fait un procès à son père pour impiété, l'autre est, on le sait, lui-même accusé du crime d'impiété. Leurs situations sont toutes deux des situations où justice et piété entrent en contradiction. Ce point commun les conduit à engager une discussion dans laquelle chacun expose successivement le conflit dans lequel il est engagé. La discussion, d'abord courante, débouche très vite sur une discussion de nature philosophique car elle conduit à un conflit entre eux, leurs deux conflits étant eux-mêmes en opposition. La contradiction surgit, qui fait naître l'étonnement et va fournir l'élément dynamique de la discussion. Le constat du fait de la contradiction conduit à s'interroger, à pousser l'analyse et à rechercher une solution. L'étonnement est philosophique en ce qu'il suscite l'inquiétude et pousse à penser la contradiction, qu'il vise à la dépasser même s'il n'y parvient pas nécessairement. Exemplaire aussi philosophiquement est la réduction à une seule question de la prolifération désordonnée des questions qui naissent spontanément et alimentent la discussion commune, non philosophique, qui inaugure le dialogue. Le passage de la simple discussion à la 11 discussion philosophique se manifeste dans cette radicalisation et "essentialisation" du questionnement. À partir de là, on peut travailler à préciser la nature de la question philosophique, centre de la discussion. Ce n'est pas son objet qui la définit comme telle, mais une manière propre d'interroger qui se soucie de la chose même qui est à penser et cherche à se donner les moyens de la penser. Nous n'insisterons pas sur les exigences qui fondent la recherche de l'essence dans les dialogues socratiques, mais nous rappellerons cependant ce qui permet de cerner la spécificité de la discussion philosophique. La définition de l'essence est nécessairement complète et exhaustive. Elle vaut pour tous les actes définis et donc peut rendre compte de tous les cas particuliers. Elle doit permettre d'identifier ce dont on parle et donc de le discriminer nettement. Car pour savoir ce qu'est une chose, il faut savoir ce qu'elle n'est pas. Il faut bien reconnaître que penser, c'est distinguer. En ce sens, comprendre un texte, c'est non seulement comprendre ce qu'il dit, mais aussi ce qu'en disant ce qu'il dit, il refuse de dire. Une lecture n'est philosophique, comme la discussion philosophique dont elle est une modalité, que si elle est problématisante. La définition porte donc sur ce qui est commun aux diverses choses et montre ce par quoi les choses sont ce qu'elles sont. 3. La discussion philosophique n'est pas un échange ou débat d'opinions C'est par là que la discussion philosophique se distingue de la discussion commune. Le logos véritable n'est pas celui qui sert à exprimer des affects ou des opinions : par lui quelque chose est mis en question qui exige que l'on réfléchisse pour le penser. Il ne s'agit là ni de démontrer ni d'argumenter, mais de penser, c'est-à-dire comprendre ce qui est. Avoir l'intelligence de la chose même. Cette discussion n'est donc pas réductible à un échange de vues : elle a une visée ontologique. La discussion philosophique se démarque ainsi du débat d'opinions. Celui-ci a sa positivité dans la mesure où "si l'opinion est incertaine, telle est aussi la nature des choses", On ne saurait en faire l'économie. Mais si on peut répondre d'une définition, et la discuter pour la réfuter par exemple, on ne peut qu'opposer les opinions les unes aux autres de façon polémique sans jamais pouvoir en sortir sinon par des voies de fait. D'où la critique schmittienne de la démocratie parlementaire comme enlisée dans la "discussion perpétuelle". Hegel marque et explicite nettement cette distinction entre opinion et philosophie : Une opinion est une représentation subjective, une idée quelconque, fantaisiste, que je conçois ainsi et qu'un autre peut concevoir autrement. Une 12 opinion est mienne (…) Or la philosophie ne renferme pas des opinions ; il n'existe pas des opinions philosophiques. Un homme, serait-il même un historien de la philosophie, trahit aussitôt un défaut de culture élémentaire quand il parle d'opinions philosophiques. La philosophie est (…) un connaître compréhensif et nullement opinion ou délayage d'opinions. Hegel, Leçons sur l'histoire de la philosophie, Trad. Gibelin, Introduction p.34 Par discussion philosophique, on entend donc une discussion rationnelle rigoureuse sur un objet déterminé. L'échange d'opinions multiples et invérifiables est non philosophique, ce qui ne signifie pas sans intérêt. Et même c'est souvent l'intérêt, ou plutôt les intérêts qui font loi. Dans la discussion socratique, on est donc passé d'un questionnement vaste, complexe et confus à une question unique, la question de l'essence. On a ainsi opéré un passage de problèmes auxquels on ne peut apporter de réponses contrôlables et donc sûres, à une question déterminée qui engage une recherche qui peut toujours être reprise à nouveaux frais. Ce passage n'est pas une simplification, mais une remontée au principe qui permet de juger : c'est seulement si l'on sait ce qu'est la justice que l'on peut répondre à la question : "Socrate est-il juste ?". Cette question préalable est dégagée de toute considération d'intérêt et seule rend possible une réponse objective à la deuxième question, qui précisément peut mettre en jeu des intérêts divers et opposés selon les relations personnelles et donc diverses que chacun entretient avec Socrate. La question de principe (Qu'est-ce que la vertu ? la piété ?) est la condition de tout jugement possible. Si l'on suit la leçon socratique, un modèle de discussion dépassant les opinions et les intérêts personnels nous est donné. Il nous indique ce que serait une discussion dégagée du désir d'affirmation de soi et de manipulation d'autrui, et dans laquelle les interlocuteurs se soumettent à l'exigence de vérité. C'est le logos qui a le dessus : les interlocuteurs se mettent en danger et risquent d'être profondément déstabilisés. "Tu m'as l'air de na pas savoir que celui qui approche Socrate de tout près et qui, s'approchant, se met à discuter avec lui, est forcé, quelque soit le sujet sur lequel il a d'abord commencé à discuter, de se laisser sans répit tourner et retourner par le logos, jusqu'à ce que ce soit finalement de luimême qu'il vienne à rendre raison…Socrate ne le laissera pas partir avant d'avoir bel et bien soumis tout cela à la question." Lachès, 187 e-188a 4. La spécificité de la question philosophique 13 Nous n'insisterons pas sur les conditions du dialogue socratique, maintes fois énoncées : le parler bref, la règle de la définition, la nécessité d'un accord de l'interlocuteur pour poursuivre la progression de la pensée, l'amitié et la franchise. Mais nous nous attarderons sur la spécificité de la question philosophique qui peut en être dégagée : c'est la question "qu'est-ce que…". Cette question est au cœur de la discussion philosophique qu'est le dialogue socratique. Un dialogue comme Ménon montre nettement la différence entre la question philosophique et d'autres types de question : - la question rhétorique La question que pose Ménon , au tout début du dialogue, est un bon exemple de ce qu'est une question rhétorique. "Pourrais-tu me dire, Socrate, si la vertu peut être enseignée, ou si, ne pouvant l'être, elle s'acquiert par la pratique, ou enfin si elle ne résulte ni de la pratique ni de l'enseignement, mais vient aux hommes naturellement ou de quelque autre façon ?" Ménon, 70a, Question posée à brûle-pourpoint, elle surgit soudainement et, par elle, nous sommes immédiatement projetés dans le dialogue. Aucune mise en place, aucune présentation : rien ne l'introduit, qui pourrait permettre de la situer et d'en comprendre le sens. Elle a la brutalité du fait et cette brutalité est le signe qu'elle n'est pas une question née d'une ignorance et de la conscience d'une impuissance, mais qu'elle est une mise en demeure par laquelle Socrate est sommé de dire quelque chose. Il ne peut pas ne pas répondre et en même temps, il ne peut pas répondre : la question consiste en une rafale de questions emmêlées. Le caractère captieux de la question rhétorique est ici éclatant. Si elle est fermée, telle une question à choix multiples, ce n'est pas pour conduire à une aporie féconde mais à une paralysie stérilisante. La nature de la question témoigne clairement du rapport que Ménon entretient avec le langage. Celui-ci n'est pas l'image brouillée de l'être, il est réduit à sa dimension pragmatique et l'instrument de la domination. - la question philosophique La réponse de Socrate peut sembler dilatoire, et c'est ainsi qu'apparaissent souvent les questions philosophiques. Recul et prise de distance, détours, décalages et médiations là où l'on croyait pouvoir répondre sans barguigner. Il répond par une question, et, dans ce qui peut apparaître comme une dérobade, se révèle la spécificité de la question philosophique. La question initiale posée par Ménon fournit l'occasion d'une question préalable. On ne peut répondre à la question de savoir si la vertu s'enseigne si l'on ne sait pas ce qu'est la vertu. On ne pourra répondre sérieusement à la question initiale que si l'on a opéré le détour par la question de l'essence. Passer de la première à la seconde, c'est régresser vers le fondement du savoir, l'essence qui seule donne l'unité de la multiplicité des cas empiriques observés. Le savoir supposé va être soumis à l'épreuve qui est la condition d'un savoir véritable. Mais la 14 réfutation des faux savoirs ne suffit pas. Un travail positif de formation de la pensée doit être engagé et pour Platon, la science mathématique fournit par excellence une propédeutique à la philosophie. La recherche de l'essence requiert des médiations. Tel est le sens des recours à la géométrie dans le Ménon. - l'énoncé mathématique C'est une question limitée, définie, qui s'inscrit dans une science préalable, ici la géométrie, qui donne les moyens de sa solution : Socrate pose au petit esclave de Ménon le problème de la duplication d'un carré. Un problème mathématique prend la forme d'un énoncé ; celui-ci doit répondre à un certain nombre de conditions et tout d'abord celle d'être parfaitement explicite. Ne compte qui ce qui est effectivement énoncé, à l'aide d'une langue univoque et conventionnelle et si la langue vernaculaire continue à être employée, elle l'est de façon contrôlée et limitée, là où on ne peut en faire l'économie. Si le problème est bien posé, il ne requiert aucune interprétation et contient en lui-même les moyens de sa solution. - la question technique La question technique est celle sur laquelle on bute par ignorance ou impuissance et que la solution supprime. Par exemple, "où se trouve "l'épisode de l'esclave" ? Dans le Ménon de Platon, en 82b ; "où se trouve Larissa ?" En Thessalie. Les élèves posent ce type de question au professeur qui prend alors la figure de l'expert et transmet une information qui comble la lacune révélée par la question. La question technique pose un problème au sens étymologique du terme: un obstacle posé devant moi, lié à une insuffisance ou une incapacité qui seront surmontées par la solution. Elle s'évanouit quand on a réussi à la formuler et à la traiter. - la question pédagogique La question pédagogique est aussi demande de réponse, mais c'est une réponse que le professeur a déjà en tête et que l'élève devrait avoir. La question pédagogique peut être subvertie par l'élève qui surprend par une réponse inattendue et déconcertante, parfois inventive et philosophiquement porteuse d'interrogation. Le plus ordinairement, elle est un moyen de contrôle des connaissances, une garantie que ce qui a été expliqué est bien compris, elle est ce moyen dont dispose un professeur pour assurer sa position, comme un alpiniste assure ses prises, avant d'aller plus loin. Le pédagogique rend possible le didactique et le philosophique, qui ne s'y réduisent pas. La question philosophique a ceci de singulier qu'elle ne disparaît pas avec la formulation et le traitement qu'en fait le philosophe qui la pose. Elle donne toujours à penser et cette permanence traduit une certaine indépendance par rapport à ses conditions historiques d'apparition. III. DISCUSSION, DÉMOCRATIE, PHILOSOPHIE 15 Si l'on peut dégager à quelles conditions une discussion, et une discussion philosophique, sont possibles, il reste maintenant à se demander si la philosophie relève bien toujours de la discussion, et même si fondamentalement, elle n'est pas ailleurs. Il convient aussi d'interroger le lien de la discussion philosophique et de la démocratie, qui semble évident pour beaucoup. En premier lieu, on ne peut réduire la discussion philosophique à la démocratie. Il faut souligner les risques d'incompréhension liés à la projection de la survalorisation actuelle du dialogue et de la discussion sur la discussion socratique. Le recours mystificateur à la discussion et au dialogue comme panacée à tous les maux, apte à résoudre tous les conflits en les gommant dans le consensus, prend souvent Socrate comme modèle. Mais c'est oublier l'essentiel : pour Socrate, la discussion est un moyen de combat et le dialogue socratique est habité par l'âgon. Socrate incarne la figure du maître, qui rudoie et malmène, manie la brimade et la flatterie et conduit l'entretien avec une poigne de fer et beaucoup de rouerie. Son apparente bonhomie ne doit pas nous faire illusion ; nous ne sommes pas Ménon. La philosophie moderne du dialogue voit dans le dialogue une dimension éthique, la reconnaissance, le respect et l'ouverture à l'autre, et elle le lie politiquement à la démocratie. Pour Gadamer, il est fondateur d'une "communauté qui est tellement commune qu'elle n'est plus mon opinion et ton opinion, mais une interprétation commune du monde qui rend seule possible la solidarité éthique et sociale". (Langage et vérité, p.151). Mais, pour les Grecs, c'est le "parler long" qui est démocratique, et non le "parler bref" du dialogue et de la discussion philosophique. Ce que montrent bien les travaux de Nicole Loraux (in Figures de l'intellectuel en Grèce ancienne, Belin, 1998). Dans le débat démocratique à Athènes, les orateurs ne discutent pas entre eux ; ils prennent la parole successivement et c'est l'auditoire qui tranche par le vote. Ils développent leur pensée avec précision dans un discours long et clairement argumenté. Celui qui parle prend le temps d'exposer toute sa pensée, sans allusion ni ellipse qui ne parlent qu'à ceux qui savent déjà. À la différence d'un discours ésotérique, le discours long ne suppose aucune compétence préalable, il ne cache rien et produit les conditions de sa compréhension par tous. À la différence de la discussion qui conduit souvent à répondre dans le feu de l'action sans se donner le temps de penser, le parler long rend visible la pensée et ses enchaînements. Il est le seul moyen d'un savoir démocratique qui s'adresse à tous et qui forme ceux qui écoutent. Car écouter n'est pas être passif, comme parler spontanément n'est pas être actif, et l'écoute active est formatrice. Le "parler bref" est au contraire aristocratique ; il suppose toujours une certaine clôture. On ne dialogue pas à cinquante et la forme elle-même, par succession de questions et réponses, sans réversibilité des rôles, s'apparente plus à la pratique judiciaire de l'interrogatoire qu'au dialogue tel que nous l'entendons. Le dialogue platonicien n'est pas le débat démocratique. On ne peut donc pas solidariser la discussion philosophique, a fortiori la philosophie ellemême, avec la démocratie. Tous les philosophes ne sont pas, tant s'en faut, des démocrates. Et 16 certains, non des moindres, sont même vigoureusement hostiles à ce type de régime. Si la philosophie naît bien dans le cadre de la démocratie athénienne, elle naît aussi contre elle. Socrate se dit le seul homme politique d'Athènes et Platon développe une critique de la démocratie qui sera indéfiniment reprise par toute la tradition antidémocratique. En deuxième lieu, on ne peut solidariser la philosophie et la pratique philosophique de la discussion. Tous les philosophes ne font pas une place à la discussion. Certains l'ignorent superbement et délibérément. Certains affirment même qu'elle ne présente aucun intérêt pour la philosophie. Ce qu'écrit fortement Gilles Deleuze : Tout philosophe s'enfuit quand il entend la phrase : on va discuter un peu. Les discussions sont bonnes pour les tables rondes, mais c'est sur une autre table que la philosophie jette ses dés chiffrés. Les discussions, le moins qu'on puisse dire est qu'elles ne feraient pas avancer le travail, puisque les interlocuteurs ne parlent jamais de la même chose. Que quelqu'un ait tel avis, et pense ceci plutôt que cela, qu'est-ce que ça peut faire à la philosophie, tant que les problèmes en jeu ne sont pas dits ? Et quand ils sont dits, il ne s'agit plus de discuter, mais de créer d'indiscutables concepts pour le problème qu'on s'est assigné. La communication vient toujours trop tôt ou trop tard, et la conversation toujours en trop, par rapport à créer. On se fait parfois de la philosophie l'idée d'une perpétuelle discussion comme "rationalité communicationnelle" ou comme "conversation démocratique universelle". Rien n'est moins exact, et, quand un philosophe en critique un autre, c'est à partir de problèmes et sur un plan qui n'était pas ceux de l'autre, et qui font fondre les anciens concepts comme on peut fondre un canon pour en tirer de nouvelles armes. On n'est jamais sur le même plan. Critiquer, c'est non seulement constater qu'un concept s'évanouit, perd de ses composantes ou en acquiert qui le transforment, quand il est plongé dans un nouveau milieu. Mais ceux qui critiquent sans créer, ceux qui se contentent de défendre l'évanoui sans savoir lui donner les forces de revenir à la vie, ceux-là sont la plaie de la philosophie. Ils sont animés par le ressentiment, tous ces discuteurs, ces communicateurs. Ils ne parlent que d'eux-mêmes en faisant s'affronter des généralités creuses. La philosophie a horreur des discussions. Elle a toujours autre chose à faire. Le débat lui est insupportable, non pas parce qu'elle est trop sûre d'elle : au contraire, ce sont ses incertitudes qui l'entraînent dans d'autres voies plus solitaires. Pourtant Socrate ne faisait-il pas de la philosophie une libre discussion entre amis ? N'estce pas le sommet de la sociabilité grecque comme conversation des hommes libres ? En fait, Socrate n'a cessé de rendre toute discussion impossible, aussi bien sous la forme courte d'un âgon des questions et réponses que sous la forme longue 17 d'une rivalité des discours. Il a fait de l'ami, l'ami du seul concept, et du concept l'impitoyable monologue qui élimine tour à tour les rivaux. Qu'est-ce que la philosophie, Éd. de Minuit, 1991, pp. 32-33 La philosophie n'est donc pas nécessairement réflexive, ni nécessairement argumentative. Ce que vise bien plutôt la philosophie est de faire du réel un objet de pensée, d'élever la chose à l'intelligibilité de l'objet. Et le réel ne se réduit pas plus à sa forme subjective, le vécu, qu'à cette extériorité que la science mesure avec exactitude. Le réel est la chose même qui existe dans toute sa plénitude et nous résiste par son opacité. La finalité de la discussion philosophique est de passer de la chose à l'objet : elle en produit l'intelligibilité de telle façon que l'objet s'impose au sujet, c'est-à-dire à soi-même comme à tout autre. Apprendre à réfléchir en se plaçant du point de vue de tout autre, c’est tout simplement apprendre à penser. On dit alors ce qu'on ne peut pas ne pas dire, et il n'y a plus de discussion quand le vrai s'impose ainsi. Penser n'est pas discuter : une idée n'est affirmée que quand tout a été mis en œuvre pour la nier. Et, bien que la pensée se développe dans un espace social, elle n’est pas, à proprement parler, une activité sociale : il s'agit d'annuler, ou plutôt de mettre entre parenthèses, ce qui dans la position du sujet relève de l'empiricité sociale et psychologique. Le débat et la discussion en classe sont loin d'être sans intérêt et permettent sans aucun doute de substituer la parole au conflit, ou, peut-être pire, à l’indifférence mutuelle. Mais si l'on regarde de plus près, cela ne réussit le plus souvent qu’à déplacer l’affrontement sur un autre terrain, celui du langage. Et, bien loin de faciliter l’accès à l’universel, il risque de conforter chacun dans sa position particulière, exclusive de toute autre. Bref, ce n’est pas parce que le débat est une pratique pluraliste de la parole qu’il échappe au monologue. Son apprentissage permet à chaque élève de se situer dans un champ de forces sociales et de négocier ses intérêts, ou, ce qui n’en est que l’équivalent symbolique, ses opinions. Tout cela a bien sûr une utilité dans la vie. Mais ce n’est, au mieux, qu’un préalable à la pensée. Aussi, quand on parle de "discussion à visée philosophique pour enfants", cela ne peut prendre sens que si l'on entend par visée une orientation vers une finalité et non une détermination par un objectif. La philosophie est alors un horizon. Mais la philosophie est une discipline, dans tous les sens du terme, et elle a, à ce titre une spécificité. Cette spécificité n'est pas à entendre comme synonyme de cloisonnement. La visée totalisante de la philosophie, le processus de remise en question, de dépassement et d'ouverture qu'elle met en œuvre, apparaît au contraire être l'antidote à la fragmentation et à la clôture du savoir. C'est par là qu'elle a un rôle décisif à jouer, non pas tant dans la formation des enfants que dans celles des maîtres. Car si l'on peut, avec Jaspers que beaucoup d'entre vous citent, évoquer l'existence de la philosophie chez les enfants, encore faut-il apprendre à entendre philosophiquement ce qu'ils disent sans conscience philosophique. 18