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LES GENS Julien Jalaleddine Weiss ESTHÈTE DES MILLE ET UNE NUITS A la veille de son concert dans le cadre du Festival international de Beiteddine, Magazine a eu l’occasion de s’entretenir avec Julien Jalaleddine Weiss, fondateur de l’ensemble al-Kindî et créateur du spectacle Stabat mater, hommage chrétien et musulman à la Vierge Marie. Portrait d’un esthète qui vogue à contre-courant. ■ usqu’à l’âge de 22 ans, Julien Weiss aurait pu avoir le parcours presque classique de tout Européen né dans une famille mélomane. Mais c’est loin, très loin d’être le cas. A 57 ans, Julien Jalaleddine Weiss est plongé en plein cœur de l’Orient, reconnu par les musiciens orientaux comme l’un des leurs. Ses yeux bleus perçants semblent être porteurs de tellement de connaissance, de soif d’apprendre, de curiosité, d’ouverture, de tolérance et d’idées tranchées. Simple et plein d’assurance à la fois, il a réussi à incarner à lui seul le dialogue arabo-européen. De par son nom déjà. De par son parcours. «On m’a longtemps demandé pourquoi, en tant qu’Européen, j’ai joué de la musique orientale. C’est une question qui est un non-sens. Il y a toujours eu des musiciens outsiders qui se sont introduits dans les musiques locales», lance-t-il. Né à Paris, de père alsacien et de mère suisseallemande, Julien Bernard Weiss a grandi dans une ambiance familiale mélomane, avec une grand-mère pianiste. C’est donc très tôt qu’il commence à jouer de la guitare J 15 ▲ Famille de mélomanes Julien Bernard Weiss a grandi dans une ambiance familiale mélomane, avec une grand-mère pianiste. C’est donc très tôt qu’il commence à jouer de la guitare classique. classique. Pétri d’informations et de tant d’années de recherches sur la musique, sur son histoire, sur les spécificités de chaque genre et chaque instrument, il ne peut s’empêcher de préciser que la guitare est un instrument qui «est venu tardivement dans le répertoire classique élargissant ainsi l’éventail de morceaux pouvant être interprétés par cet instrument, depuis Bach jusqu’aux compositeurs classiques du XXe siècle, appelés les folkloristes, qui se sont inspirés du Flamenco pour les Espagnols et de la Bossa Nova pour les Brésiliens, Argentins et Vénézuéliens. La guitare a un répertoire très riche et très coloré de musique soliste, mais il y a très peu de pièces pour orchestre. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles j’ai abandonné l’instrument». L’abandon de cet instrument se fait de manière progressive. «En tant qu’Européen, je suis passé d’un répertoire classique à la musique moderne. Rapidement, j’ai été intéressé par le jazz et la musique brésilienne, la vraie samba, celle qui est improvisée». A l’âge de 20 ans, il était, comme il le dit, un adepte de Keith Jarrett et des improvisateurs pianistes. «Il me semblait bizarre qu’on ne puisse pas improviser dans ces musiques. J’ai voulu alors développer l’improvisation, mais avec une technique de guitariste classique. Par hasard, j’ai découvert la musique arabe et j’ai vu un nouveau langage qui s’offrait à Ce qu’il en pense ■ La musique universelle: «Je trouve le Mounir Bachir, le déclic C’est au Quartier latin, à Paris, chez Farouk Hosni, que le déclic a lieu au milieu des années 70. Celui qui deviendra ministre égyptien de la Culture sous le mandat Moubarak avait mis un disque de Mounir Bachir. C’est ainsi que tout a commencé. Julien Weiss découvert ainsi la musique arabe, «intellectuelle et savante». ▲ moi avec la possibilité d’explorer un univers complètement différent». Julien Weiss n’est pas très enthousiaste à revenir sur son parcours personnel. C’est que tout a été dit, tout est connu, de par les entrevues et interviews qu’il a sans doute données au fil des années, de par les informations véhiculées sur le Net: de ses débuts en passant par ses multiples voyages De voyage et d’aventure 16 jusqu’à sa découverte de la musique orientale. Pourtant, il acceptera de donner quelques détails supplémentaires sur cette dernière révélation. En 1976, alors qu’il était encore un guitariste classique, il se retrouve avec un groupe de jeunes à participer à une création autour de la littérature et de la poésie arabes, incluant musique, danse et théâtre. Cette création était soutenue par le Centre culturel égyptien, où avaient lieu les répétitions au Quartier latin, boulevard Saint-Michel. Un soir, la troupe de jeunes est invitée à une soirée chez le futur ministre égyptien Farouk Hosni qui «avait mis un disque de Mounir Bachir. Et voilà, c’est ainsi que tout a commencé. J’ai découvert la musique arabe par Mounir Bachir, une musique intellectuelle savante». Mais audelà de cette histoire, ce qui retient le plus l’attention du jeune Weiss, c’est le fait de découvrir «l’aspect élitiste et intellectuel de L’HEBDO MAGAZINE 5 AOÛT 2011 | WWW.MAGAZINE.COM.LB concept tout à fait amusant. Dès le début de mes recherches sur la musique arabe, j’ai découvert un grand musicologue, Alain Daniélou, qui disait qu’au contraire, la musique européenne, voire Bach et Mozart, n’est pas universelle. C’est une musique ethnique et locale qui s’universalise uniquement par sa domination culturelle. Mais chaque culture, chaque peuple a sa propre musique. On ne voit pas en quoi l’opéra chinois serait inférieur à l’opéra occidental. C’est juste une forme d’expression différente. Aucune musique n’est universelle». ■ Le nationalisme: «L’idée de nation semble être une invention des Européens que les gens ont repris avec les révolutions. On se crée une identité, et tout d’un coup, on est turc, on est arabe… Mais ça ne voulait rien dire par le passé. Ce sont des créations un peu tardives dans l’évolution, liées directement à la création des Etats-nations. C’est une pure fiction». ■ La musique du Liban: «Il ne s’agit pas de chatouiller la susceptibilité des uns et des autres. Mais d’Antioche jusqu’à Palestine, c’était la même musique. Evidemment, à l’époque, ça s’appelait le Chãm. Même la musique des maronites vient d’Alep. De la Turquie à la Palestine, en passant par le Liban, Alep était un peu la capitale culturelle. Et ça continue même jusqu’en Egypte et en Irak, quoi que ces deux dernières musiques ont des spécificités». la musique arabe qui lui avait auparavant complètement échappé. Et cet aspect est directement lié à l’absence de polyphonie, et donc au langage musical de la monodie». En découvrant la musique orientale, Julien Weiss se penche sur le qanun. Son apprentissage de l’instrument l’amène en Egypte, en Tunisie, en Turquie, en Syrie, en Iran et au Liban, alternant entre différents professeurs et différentes écoles musicales. Quant à la théorie de la musique, il l’étudie à partir des éléments prodigués par les orientalistes français distingués, très nombreux depuis les années 30, et qui sont traduits dans différentes langues, tels le Baron D’Erlanger. «Mon enthousiasme, ma découverte de la musique arabe ont été tout de suite stimulés par le fait qu’il y a une complexité riche dans ce qu’on appelle la micro-tonalité, et qui ont été alimentés par des théories musicales faites par des philosophes grecs de l’Antiquité et reprises par des philosophes arabes, byzantins et turcs. Je me suis donc plongé dans un univers théorique». En étudiant toutes ces musiques, Julien Jalaleddine Weiss est notamment intéressé par la musique irakienne, mais avec l’ère de Saddam Hussein et son régime extrêmement pesant, l’Irak était presque inhabitable, infréquentable. Il décide donc de s’installer en Syrie, à Alep. «Pendant des siècles, Alep a été un lieu de développement culturel en raison du commerce de la soie. C’était une grande métropole arabe. Les gens avaient un goût prononcé pour la musique, l’art soufi comme l’art chrétien et l’art musulman. Ça grouillait de créativité. Ce n’était pas qu’un mythe, c’était une réalité. Actuellement, ça devient de plus en plus une mythologie, mais il y a une tradition de mélomanie». Une autre raison l’a aussi décidé à s’installer à Alep: lorsqu’il découvre, par hasard, en 1985, qu’Alep était le dernier endroit dans le monde arabe qui fabriquait des qanuns qui, au lieu de faire des quarts de tons, proposaient onze notes par ton. Il acquiert aussitôt un de ces qanuns, et entre en contact avec les exigences supérieures des Aleppins par rapport aux autres peuples arabes. Alep se présente comme un lieu de culture baignant dans la pure musique orientale. Il y élit donc domicile, en 1992, en devenant le propriétaire d’un ancien palais mamelouk où il organise des rencontres et des concerts, durant des années, jusqu’à ce qu’il commence à se lasser. Istanbul l’appelle. C’est là qu’il est installé depuis quelques années, depuis 2003, devant la tour de Galata, près de l’ancienne «Tekke des derviches tourneurs», pour «retrouver des racines plus anciennes, pour travailler sur les archives ottomanes où l’on trouve des compositions faites par les arabophones, occultées par les Turcs pour des raisons politiques évidentes. Il y a un répertoire beaucoup plus riche que ce qu’on pourrait imaginer». Conséquence logique de son étrange parcours, il fonde en 1983 l’ensemble al-Kindî, en référence au «plus grand philosophe pratiquement accepté par tous comme étant arabe, ou du moins arabophone». A-t-il eu des difficultés pour rassembler son ensemble? Sa réponse en dit beaucoup sur son caractère: «Quand on crée quelque chose on décide de le faire. J’ai été journaliste L’ouverture Cette histoire de quart de ton En vrai défenseur de la musique arabe traditionnelle, Julien Jalaleddine Weiss tient à apporter des précisions nécessaires quant à l’utilisation arbitraire de ce qu’on appelle quart de ton: «Par approximation dans le monde arabe, on dit qu’il y a des quarts de tons. Mais en fait ça va tellement au-delà. La musique arabe est héritière d’une tradition qui remonte à la Mésopotamie, à l’Egypte ancienne et qui est basée sur la micro-tonalité. J’insiste toujours là-dessus, car cela paraît tout de suite théorique. Mais en fait, il y a plus que des quarts de tons, il y a beaucoup de notes qui ne sont pas jouables sur un instrument européen. Mais malheureusement, la musique arabe est en train de se dénaturer complètement. On commence à la jouer comme la musique occidentale en ajoutant des quarts de tons. Ce qui, pour moi, est une aberration». musical aussi dans une revue de sciences politiques. Souvent les jeunes me demandaient comment faire. Je leur répondais qu’il suffit de le dire pour l’être. Après, cela dépend des compétences personnelles. Il faut avoir une motivation pour faire quelque chose. Ma motivation, c’était l’ère du temps. A l’époque, en Europe, on commençait à s’intéresser au monde arabe. Et j’ai surfé sur cette vague. Simplement j’ai été un peu visionnaire. Dès que mes amis musiciens me proposaient de rajouter une danseuse orientale ou une guitare électrique, je disais Vade Retro Satanas, A3ouzou bi Allah min el L’HEBDO MAGAZINE 5 AOÛT 2011 | WWW.MAGAZINE.COM.LB Chaytan al-rajim. Qu’est-ce que c’est que cette idée grotesque! Pour moi c’était le contraire, c’était l’idée de faire un ensemble de musique classique, de présenter une musique arabe savante de qualité qu’on peut écouter avec respect en mettant en valeur les instruments et les improvisations des instrumentistes et des chanteurs». Julien Jalaleddine Weiss se place au-dessus de toute polémique, de tout conflit, de toute dissension culturelle, religieuse, politique ou autre, conscient toutefois de leur existence, de leur impact sur les peuples. Julien Jalaleddine Weiss est un authentique adepte de l’esthétisme, qui croit en une paix collective, en un dialogue culturel, en une musique religieuse pouvant être «sécularisée pour être écoutée en art profane, comme une expression de l’art humain». D’ailleurs, il est souvent présenté comme un artisan du dialogue euro-arabe. «Et c’est tout à fait vrai. J’ai collaboré même durant une dizaine d’années avec une université itinérante euro-arabe, pour l’organisation de festivals tout autour de la Méditerranée et même des manifestations de grande ampleur où on pouvait entendre des musiques de la Méditerranée». Reconverti à l’islam, Julien Jalaleddine Weiss affirme que sa «conversion est esthétique poétique. Ma relation avec la spiritualité est très personnelle. Je mets en valeur la vision spirituelle, poétique et universelle de l’islam. Le reste m’intéresse moins. Toutes les religions ont des côtés un peu néfastes et noires. On en voit le résultat actuellement. Et ces côtés-là ne m’intéressent absolument pas. J’essaie de les contrecarrer. Il faut rejeter les psychopathologies du monde politique». ■ N.R. 17 M.A. LES GENS