Soudier - Certeau Freud
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Soudier - Certeau Freud
Claire Soudier, International Psychology, Practice and Research, 2, 2011 LA NECESSITE DE LA SORCIERE METAPSYCHOLOGIQUE POUR FREUD AUPRES DE MICHEL DE CERTEAU The need for metapsychological witchcraft for Freud beside Michel de Certeau Reçu le 21 mars 2011, accepté le 30 avril 2011 CLAIRE SOUDIER Résumé Freud, quand il évoquait le retour à la métapsychologie, usait d’un procédé de théorisation qui permettait de donner un cadre intemporel aux constatations cliniques qui résistaient à son interprétation. Conscient des limites de l’exercice, de l’étroitesse de la part inventive, il nommait ce procédé : la sorcière. Il indique par là la dimension magique, satanique, irrationnelle, et dans le contexte, il considère ce recours comme «faute de mieux», en lui aménageant une petite place de confort. La métapsychologie à ce stade constitue une sorte d’effet iatrogène parallèle, un symptôme dans la cure. Mais alors, si cette sorcière est inhérente à la cure, peut‐être pourrions‐nous la supposer comme usant des mêmes procédés. Auquel cas, la cure serait l’antagoniste ou le substitut de la métapsychologie. La métapsychologie étant à l’analyste, ce que le symptôme est au patient. On peut donc dire que la métapsychologie comme la sorcière s’appliquent pour réduire ou faire disparaître l’erreur dans sa part humaine. Ainsi comprise la métapsychologie, purifiée de la souillure clinique entrerait dans procédé mathématique et alors que nous croyons dur comme fer que la science constituait un effort de lucidité évolutif, notre petit raisonnement nous conduit à une conclusion inverse. La science nous apporte seulement les conditions d’une crédulité. Mots-clés : Certeau, Freud, sorcière, histoire. The need for metapsychological witchcraft for Freud beside Michel de Certeau Abstract Whenever Freud evoked the trend of thought leading back to metapsychology, he would use a theory process that would give an all time valid framework for the clinical observations that did resist his interpretation. As he knew well the limits of this exercise and the narrowness of the inventive part, he named the process: the wizard. He thus indicates the magic dimension, the diabolical and irrational use of the wizard and, within this context, he considers this process as a "for lack of a better" option while leaving with a small comfort area. At this stage metapsychology constitutes some form of a parallel iatrogeneous effect, a symptom within the cure. But then, if this wizard is inherent in the cure, may be we could assume that it uses the same processes. In which case the cure would be the antagonist or the substitute to metapsychology. Metapsychology would be for the analyst what the symptom is for the patient. We can thus say that metapsychology, as well as the wizard, endeavours to reduce or smooth out the human dimension of error. When metapsychology is seen that way, it is purified from clinical stains witch would help it enter the mathematical process and, while we 1 Claire Soudier, International Psychology, Practice and Research, 2, 2011 firmly believe that science constitutes an effort towards evolutive lucidity, our reasoning leads us to an opposite conclusion. Science only brings us the conditions of a credulity. Keywords: De Certeau, Freud, Witch, history. La necesidad de la bruja metapsicológica para Freud en Michel de Certeau Resumen Cuando Freud evocaba la vuelta a la metapsicología, usaba un proceso de teorización que permitía dar un marco intemporal a las constataciones clínicas que se resistían a su interpretación. Consciente de los límites del ejercicio, de la estrechez de su parte inventiva, llamaba a este procedimiento: la bruja. Con ello indica la dimensión mágica, satánica, irracional y, en este contexto, considera este recurso «a falta de algo mejor», disponiéndole un pequeño sitio confortable. La metapsicología constituye en este estadio una especie de efecto yatrógeno paralelo, un síntoma en la cura. Pero entonces, si esta bruja es inherente a la cura, tal vez podríamos suponer que usa los mismos procedimientos. En ese caso, la cura sería la antagonista o la sustituta de la metapsicología. Esta última sería al analista, lo que el síntoma es al paciente. Podemos decir, por consiguiente, que tanto la metapsicología como la bruja se aplican a fin de reducir o hacer desaparecer el error en su parte humana. Comprendida de este modo y purificada de la mancha clínica, la metapsicología entraría en el proceso matemático y cuando creíamos con una gran convicción que la ciencia constituía un esfuerzo de lucidez evolutivo, nuestro pequeño razonamiento nos conduce a una conclusión inversa. La ciencia nos aporta sólo las condiciones de una credulidad. Palabras clave: Certeau, Freud, historia, Bruja. NECESSITE ONTOLOGIQUE Dans une recherche antérieure1 j’ai proposé une révision possible de la position freudienne telle qu’elle est exposée dans le cadre général de la deuxième topique. Ce cadre contenant les trois instances (ça, surmoi et moi) laisse des ambigüités descriptives dont je suis me suis efforcée de mesurer le retentissement à partir d’une observation historique : les possédées de Loudun. Guidée par la lecture séminale de Michel de Certeau, j’ai pu interroger et développer l’opportunité d’une troisième topique armée d’une instance supplémentaire, le religieux. Nouvelle instance, nouvelle topique, fonction abondamment explorée mais insuffisamment repérée dans sa spécificité comme constante anthropologique, j’ai pu montrer que le religieux tenait sa spécificité de sa fonction apaisante a‐conflictualisante. Le champ épistémologique du religieux est incontestablement à la pointe du questionnement contemporain, mais saisi comme un « fait » par les chercheurs, il s’avère que sa compréhension, sur ce modèle, l’assimile à un symptôme. La position freudienne est sans ambigüité sur ce point. Freud renonce à ce 1 C. Soudier, Le religieux: l’affaire de Loudun du XVII è au XX è siècle, Une épistémè: d’une pré‐ conception à une théorisation, Thèse de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, Section des sciences religieuses, Paris‐Sorbonne, direction : Claude Langlois, 2008. 2 Claire Soudier, International Psychology, Practice and Research, 2, 2011 paramètre fonctionnel pour considérer plus efficacement le religieux comme une variable. Dès lors que l’on s’affronte au religieux comme instance, il convient mieux de l’explorer comme un processus, comme un agent dont on a à saisir l’ontologie pour en comprendre les fonctionnalités. Nous allons, au cours de cet article sur la possession, revisiter deux auteurs incontournables sur ce sujet, Michel de Certeau et son livre La Possession de Loudun (Certeau, 1989), Freud et son expression ‘la sorcière métapsychologique’ (Freud, 1937, 240). Ils ont en commun cette capacité à accueillir l’improbable voire l’impossible, à accepter l’incohérent et le déraisonnable, le singulier et le honteux, l’insignifiant et le détail. Freud (ou la psychanalyse) ‘re‐ensorcelle’ le savoir de Michel de Certeau dont le livre a pu être considéré comme le plus diabolique de l’année, le plus singulier, où de Certeau explore l’irrationnel d’un passé pour produire une explication rationnelle contemporaine. Freud, lui, a porté sa recherche sur de l’histoire, sur un passé impossible à retrouver dans la totalité de son origine. Un passé qui se dérobe et se déguise, ce savoir énigmatique est complice avec le diabolique, le démonologique. Alors, pour rendre compte d’un rationnel, il en appelle à la ‘sorcière métapsychologique’. L’un (Freud) conscient des difficultés d’avoir un outil conceptuel logique pour construire une psychologie scientifique fait appel de façon ironique à la sorcière, l’autre (Michel de Certeau) prend au sérieux l’ironie péjorative de Freud et utilise la ‘sorcière métapsychologique’ comme analysée et comme objet d’historien. Pour lui elle est la croyance cartésienne du fait que l’explication puisse être une interprétation. En fait chacun s’est interrogé sur la défaillance de sa discipline. De façon assez caricaturale on peut dire qu’une clinique de l’hystérie se termine avec Freud qui en offre une nouvelle lecture, et qu’une histoire de l’hystérie commence avec de Certeau avec le religieux. LA NECESSITE PHYLOGENETIQUE L’ambigüité de la notion de métapsychologie tient à son partage entre modèle descriptif et modèle explicatif. On sait bien que toute description est un début d’interprétation, mais l’objet de la psychanalyse se constitue de productions immatérielles et c’est le prisme historique qui nous a semblé l’outil le plus efficace pour isoler ou confondre la sorcière et la métapsychologie et prendre la notion freudienne en tenaille entre l’observation historique et l’interprétation contemporaine. La possession de Loudun Pour qu’un fait devienne historique, deux principes au minimum s’appliquent : que l’histoire transforme ce fait en histoire c’est‐à‐dire en narration ; que ce fait devienne événement c’est‐à‐dire qu’il devienne porteur d’investissement subjectif et collectif qui ancre le matériel aux représentations psychiques imaginaires adéquates. Fait historique et religieux, enchâssé dans les contextes politiques, idéologiques et médicaux survenant à quelques années de celles que l’on nommera « la crise de conscience européenne », ce fait historique a fait événement du 17è siècle à nos jours, 3 Claire Soudier, International Psychology, Practice and Research, 2, 2011 l’historiographie inscrivant de façon durable un champ épistémologique sur lequel maints auteurs ne cessent de se pencher. L’affaire des possédées de Loudun (1632‐1635), dont un des aboutissements fut la mise au bûcher d’Urbain Grandier, prêtre ayant pactisé avec le Diable, précède la publication du Discours de la méthode (Descartes), période placée sous le signe de la raison et de son contraire. Le bûcher de Grandier est alors l’attestation majeure et incontestable du ‘principe de sorcellerie’ qui entre dans le principe de réalité. C’est la pétition de cette réalité qui autorise la description. Au milieu du XVIe siècle, la religion protestante a de nombreux adeptes en cette ville, en particulier parmi les commerçants et artisans. La ville passe alternativement du parti catholique au parti protestant et vice versa. L’édit de Nantes (1598) fait de Loudun une des places de sûreté des protestants. Le cardinal de Richelieu, soucieux de développer sa propre ville dévalorise Loudun. Le roi ordonne la démolition du château et favorise l’implantation d’ordres religieux. Une grande peste frappe plusieurs milliers d’habitants en 1632 et c’est dans cette ambiance qu’a lieu l’affaire d’Urbain Grandier (1633) et les possessions des ursulines. La révocation de l’édit de Nantes porte un coup très dur à la ville, de nombreux protestants s’exilent. A partir de septembre 1632 le couvent dirigé par sœur Jeanne des Anges présente d’étranges manifestations: une dizaine de sœurs dont sœur Jeanne des Anges sont prises de visions, puis de convulsions, dévoilent des secrets à certains spectateurs, parlent en langues, blasphèment, hurlent, se contorsionnent dans des attitudes lubriques. Elles sont possédées. La cause en est attribuée à Urbain Grandier, prêtre qui a refusé (avant ces faits) la demande par sœur Jeanne des Anges de diriger spirituellement le couvent, prêtre libertin, qui aime courtiser, énonce clairement certains avis anticléricaux, prêtre défenseur de la dernière place forte des protestants, à Loudun. Mais Grandier, avant ce désordre religieux, n’a jamais mis les pieds au couvent des ursulines et ni lui ni les sœurs ne se sont ni rencontrés ni vus. A l’origine donc une enquête sur une rumeur et si Grandier conteste l’église sur l’accréditation de cette rumeur, l’église lui prouve le contraire. L’affaire des possessions fait grand bruit, des responsables religieux français et étrangers mandatés par leur hiérarchie accourent, s’en mêlent, et vont chacun de leurs exorcismes, interprétations, invocations en la foi et convocation de la toute puissance divine. Le monde médical intéressé par l’affaire s’en mêle aussi, classe les manifestations diaboliques en signes cliniques, pose des diagnostics, discute diagnostics différentiels selon les écoles et le pouvoir politique se substitue à ces autres savoirs en les dirigeant et les ordonnant. Foire d’empoigne, désordre des corps (et des corpus), désordre des paroles, désordre des idéologies, désordre et contre ordre, désordre des concepts, des pensées, des acquis, désordre devant le public qui se masse de plus en plus nombreux et vient de plus en plus loin pour observer cette immense scène où tout s’entremêle dans des pensées et manifestations dont aucune ne semble efficiente. Urbain Grandier, malgré son innocence autoproclamée en aucun pouvoir de sorcellerie et de démonologie est brûlé vif au bûcher, par un de ses collègues prêtres, 4 Claire Soudier, International Psychology, Practice and Research, 2, 2011 pour crimes de sorcellerie, magie, sortilèges, irréligion et autres cas mentionnés au procès. La fête collective peut se terminer en bouc émissaire. Après la mort du bouc émissaire, les possessions continuent et de plus belle. Jean‐ Joseph Surin, prêtre jésuite est mandaté pour poursuivre, voire arrêter les possessions. En novembre 1635 il réussit à délivrer Jeanne des Anges de son dernier démon. Surin épuisé se vit à son tour comme possédé, Jeanne des Anges devient élue et visionnaire de Dieu. Pour Surin deux chemins s’ouvrent pour lui. Le premier est celui de l’ecclésiastique qui, soutenu par la présence du très Haut accomplit une mise en acte, une liturgie qui est bien loin de l’approximation, la raison domine. Mais secondairement il réduit sa référence et interroge la disposition de Jeanne des Anges, on dirait l’anatomie de son âme. La subjectivité devient substance. L’histoire comme exercice de grand écart Cette histoire des possédées de Loudun est un exemple macro‐clinique pouvant démontrer un processus de tension dans le système de la pensée : confrontation (donc conflit) entre deux idéologies religieuses : la chrétienté romaine et la réforme avec cet autre appareil à penser qui est le monde sociopolitique au XVIIe siècle. Ce qui peut être noté à travers ces symptômes qui se manifestent sous une forme psychosomatique (palliant une structure de pensée défaillante donc non énonçable) c’est leur fonction ‐ les symptômes servent à quelque chose – entre autre à réinitialiser un fonctionnement communautaire religieux sûrement éclaté par le contexte politico‐religieux d’alors. Il s’est passé quelque chose au temps des ursulines. Sans doute des représentations inconciliables entre elles ont‐elles engendré un conflit. Ce conflit, originellement interne et circonscrit dans un couvent, évolue en mises en scènes hystérico‐religieuses puis s’est cherché une issue, une résolution dans des instances extérieures politico‐religieuses et médicales. L’issue en a été un bénéfice thaumaturge donc une résolution à vocation religieuse. Trois siècles après, ce conflit est repris lors d’une période de crise politique et sociale (mai soixante huit) par Michel de Certeau qui en a fait une historiographie quasi exhaustive. Ce prisme conflictuel, de Certeau a cherché à l’interpréter par une lecture à la fois historienne, médicale, religieuse et analytique. L’histoire de Loudun est donc renforcée par toutes les différentes lectures qui ont été faites par différents auteurs au cours de ces trois derniers siècles. Alors ne seraient‐ ce pas ces nombreux investissements qui font symptôme alors que l’histoire elle‐même est récurrente c’est‐à‐dire garde sa propre énergie en elle‐même comme si elle était auto‐engendrante ? Nous sommes obligé de supposer une permanence à l’histoire de Loudun, que cette permanence a un usage puisque sans cesse réemployée, condamnée à la répétition, à la rechute, sans cesse remise au travail, réinvestie comme un emblème et se comportant comme un réservoir pulsionnel. C’est un lieu psychique qui offre une réserve pour l’avenir, une possibilité d’investissements constamment renouvelés et constamment localisés. 5 Claire Soudier, International Psychology, Practice and Research, 2, 2011 Loudun donc est cliniquement un cas exemplaire en tant qu’il existe une trame permanente de cet événement et qu’il est l’objet d’une continuité culturelle et psychique. Il a une valeur transcendantale en tant qu’il est au creux d’une série de nœuds conflictuels dans différents champs épistémologiques individuels et collectifs qui s’affrontent dialectiquement. Paradoxalement l’histoire est un lieu où le récit agit sur l’action et vient en changer la face. La narration de l’Histoire passe par une histoire de narration. L’historien s’écoute dire dans l’instant ce qui revient au passé, l’historien « a pour fonction de conformer le « passé » à l’intelligibilité qui organise un présent. » (Certeau, 1973 : 183). Fait‐on alors de l’histoire ou donne‐t‐on sens à l’histoire ? Faire de l’histoire est un processus d’intégration, donner sens à l’histoire suppose d’inventer quelque chose parce que « le caractère historique de l'évènement n'a pas pour indice sa conservation hors du temps grâce à un savoir maintenu intact, mais au contraire son introduction dans le temps des inventions auxquelles il fait place. » (Certeau, 1987, 213). L’histoire n’est jamais sûre L’Histoire et le travail de l’historien reposent fondamentalement sur les sources : archives, documents, collectes, autobiographies, manuscrits etc. ; l’histoire des évènements doit recouvrir le maximum de preuves, tout expliquer, être exhaustif et complet. Elle doit vérifier la fiabilité de ce qui est rapporté pour assurer l’interprétation et les preuves, faire jouer l’induction, la déduction et l’explication, être heuristique et exhaustive. Soumission de la trace archivée au régime du vrai et du faux, du réfutable et du vérifiable. L’historien cherche à circonscrire des domaines de conviction ; son interprétation lui sera d’autant plus vraisemblable qu’il en aura cerné le domaine et vérifié les preuves matérielles dont il s’est armé. Ces preuves matérielles nous pouvons ontologiquement les considérer comme objets soit perdus soit égarés. Dans les deux cas ils introduisent la discontinuité de l’histoire. S’ils sont perdus, l’Histoire comprend en son sein du vide ; s’ils sont égarés (les objets égarés figurent les archives, manuscrits etc. ;) ils font trou dans l’Histoire. Mais il est sûr qu’au départ l’historien ne sait pas s’ils sont perdus (renoncement) ou égarés (il reste de l’espoir), seul son investissement permet de retrouver les traces. DE L’ÉPISTÉMOLOGIE À LA MÉTAPSYCHOLOGIE Si l’historien travaille sur des rappels (donc des objets égarés) de données, travaille‐ t‐il avec des traces ou avec des souvenirs ? Le psychanalyste travaille avec des souvenirs et, comme l’historien, avec des objets égarés mais tout autant avec des objets perdus. Les objets égarés tiennent pour l’analyste de l’ordre du mécanisme du refoulement, ceux qui sont perdus, du mécanisme du déni ou de la forclusion. Comme l’historien, au départ, il ne sait pas à quelles sortes d’objets il a à faire. Mais le psychanalyste ne cherchera pas à faire une histoire à partir de preuves matérielles ni à faire une histoire exhaustive et encore moins donner à l’histoire une finalité. Ce qui importe c’est la vérité du moment hic et nunc. La psychanalyse n’a jamais ambitionné d’être exhaustive, au contraire 6 Claire Soudier, International Psychology, Practice and Research, 2, 2011 l’ombilicité de l’interprétation réserve cette limite de l’inatteignable. Le psychanalyste reste dans la singularité du sujet, et s’il travaille sur l’histoire du sujet c’est pour qu’elle puisse faire retour dans le sujet de l’histoire. L’ensemble du système que propose l’analyse est : dans l’immédiat, comment l’histoire du sujet fait‐elle retour à l’intérieur du sujet. Le sujet qui est sur notre divan est à la fois sujet en tant qu’individu mais aussi sujet qui trouve ses applications dans la société et dans lequel le sens de la séance s’actualise dans la vie en dehors de la séance. Il y a des événements de son histoire qui vont naturellement se re‐projeter dans l’actualité. Alors dans quelle mesure s’agit‐il d’éléments constants qui font qu’à ce moment‐là on peut considérer que ce qui va se reproduire c’est le symptôme et ce qui va le déterminer c’est la structure ? Ou, au contraire, à chaque fois qu’il va actualiser une cause, il va remanier à la fois son présent et la lecture de son passé ? Faute de pouvoir répondre à l’ensemble de ces questions, où situer le patient dans son histoire et dans sa culture, il faut donc essayer de percevoir s’il n’y a pas des évènements historiques qui, dépassant le cadre d’une vie humaine, ressurgissent régulièrement et viennent marquer la permanence d’un certain nombre de questions et de mécanismes. L’historien et le psychanalyste sont confrontés à un même impossible : pour le premier faire revivre la réalité du passé, pour le second se saisir de la réalité objective (celle qui maintient le symptôme) comme telle. Cette temporalité historicise l’événement en production imaginaire (imaginaire qui est projet et promesse de lier le symbolique et le réel2). Elle permet la prise en compte, au‐delà de l’événement lui‐même, de la trame textuelle qu’il fait naître, des traces qu’il laisse, des « fictions » qui fonctionnent à partir de lui et de ses discours qui vont naître et le recouvrir dans son élan à exhumer l’objet perdu dont l’irréparable perte concourt à le réinvestir sans cesse. Comme de Certeau le dirait autrement, il s’agit de délimiter la place des morts pour rendre libre celle des vivants. Et en même temps il nous dit que chaque époque lit son histoire qui n’est pas celle que l’histoire retiendra, qu’en fait nous sommes dans un présent qui dure et nous rappelle que venant « d’un présent qui requiert de nous, vis‐à‐vis des autres et avec eux, une analyse visant à discerner les arrêts implicites et la force endormie dans l’histoire que nous portons à notre insu » (Certeau, 1987 : 69) notre histoire est notre insu, cet insu étant notre futur. Lorsqu’il énonçait ainsi son projet, il l’énonçait devant les Jésuites. Sans nul doute, dans l’investissement de l’historien il y a une ouverture dans un espace d’extension du moi ; l’historien élargit son présent et gagne en éternité. Et le psychanalyste, nous dirions qu’il fait exister l’infini de son fonctionnement psychique à travers l’existence de son prochain. L’histoire est une histoire de mouvance. Elle est une discipline du changement localisée. L’histoire est une rétrospective qui permet de se situer ici et maintenant : autrefois je fus. Le point de fuite de l’historien est sa filiation 2 Le réel, en psychanalyse, est un concept (lacanien) difficile pour le profane mais nous pouvons le résumer comme l’ordre de l’impossible, ce qui échappe sans cesse, le non possible mais ça ne signifie pas que ça n’existe pas. Nous pouvons aussi l’expliquer ainsi : dans l’ordre de la pensée, ce qui est impossible est bien réel. 7 Claire Soudier, International Psychology, Practice and Research, 2, 2011 qui rejoint le passé de l’univers. ‘Tout se passe comme si ça c’était passé comme je vous le dis’, dit l’historien. Alors l’historien légitime le sentiment de déjà‐vu. Freud a travaillé la notion du déjà‐vu et/ou d’inquiétante étrangeté avec l’outil topique de l’inconscient. « Das Unheimliche » est l’expression freudienne en langue allemande (Freud, 1919 : 211‐ 263). En dehors de l’ambiguïté sémantique que déploie cet adjectif substantivé (qui sera traduit par : « le non‐familier ; l’étrange familier ; le (familier) pas comme chez soi (Freud, 1919 : 212) »), ce terme contient en même temps « cette variété particulière de l’effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier » (Freud, 1919 : 215) avec dans le même mouvement le contraire même de ce qui est familier (un : négation en allemand). Ce qui est en même temps familier‐étranger, familiarité et étrangeté. Pour Freud l’inquiétante étrangeté, le déjà‐vu‐déjà‐vécu est ce retour, dans une impression actuelle, surgissant comme à l’improviste et de l’extérieur, d’un contenu psychique inactuel qui fait effraction et coalescence avec la perception réelle. Le sujet rencontre son propre refoulé, « l’inquiétante étrangeté manifeste dans le réel la mémoire du refoulé.» 3 Freud insiste sur le refoulement, plus précisément sur le déjà‐vu comme retour du refoulé qui est, alors, à ce titre là, un symptôme. L’histoire (tout aussi bien l’histoire individuelle) c’est ‘comment en suis‐je arrivé là’, c'est‐à‐dire que, dans un mouvement régressif, je reprends depuis le début et me tiens attentif au moment où il se pose quelque chose d’anormal, quelque chose qui se laisse soupçonner qu’en tout état de cause je ne devrais pas être là (maintenant) à m’intéresser à ce qui historiquement était là autrefois (il me manque une cause). La métapsychologie estelle l’intemporalité de l’histoire ? Quand de Certeau, prend à bras le corps l’histoire de Surin (son double et son ombre) ainsi que celle des possédées de Loudun dans une période révolutionnaire qui lui est contemporaine (années 1960‐70), c’est, pour lui, le déjà‐vu de l’histoire de Loudun, démontrant ainsi aussi que la mémoire est un sens interne et l’histoire un récit qui prend sens selon l’actualité. Donc avoir le sentiment de déjà‐vu c’est se mettre dans le futur. Mais alors la mémoire est‐elle le résultat de la volonté ou source de la volonté ? Surin son double et son ombre, son déjà‐vu en tant qu’hétéroscopie ou héautoscopie (qui signifie se voir soi‐même en face de soi). Mais nous affinerions notre pensée en disant que si Loudun, pour de Certeau, représente le déjà‐vu, Surin est de l’ordre de la fausse‐reconnaissance. Les deux concepts ne relèvent pas du même acte psychique. Loudun pour de Certeau est ce déjà‐vu en tant qu’il est du présent traité comme un souvenir, comme mémoire (tout comme, par exemple, le rituel de la messe, de l’Eucharistie) ; Surin est de l’ordre de la fausse‐reconnaissance en tant que c’est du souvenir ramené dans le présent. Il en ressort cette dynamique de la production historique qui, comme le refoulement est source d’énergie, est toujours réemployée. Mais Michel de Certeau, historien avec sa lecture d’obédience psychanalytique lacanienne nous faire part des limites qu’il trouve entre la psychanalyse et l’histoire, la première mettant son investissement sur la continuité et les remémorations, la seconde sur les ruptures et sur le mouvement 3 L. ASSOUN : “Inquiétante (‐étrangeté)” in Encyclopédie Philosophique Universelle, T1 p. 1315. 8 Claire Soudier, International Psychology, Practice and Research, 2, 2011 linéaire. A la lecture de son livre « La possession de Loudun » il nous est difficile de départager un Michel de Certeau historien d’un Michel de Certeau psychanalyste de cette histoire. Pour lui, l’historien saisit l’autre absent à travers la trace écrite, les archives, les manuscrits mais cet autre reste à tout jamais pour sa part insaisissable, indicible, énigmatique dont l’ombilic serait indicible. Dans un langage lacanien, Michel de Certeau parlerait du sujet divisé. Ainsi, le travail historique, pour lui, serait une science fiction dont la visée scientifique, objective, causale serait une chimère réduisant à une quasi impuissance l’approche d’une vérité historique. Alors faute d’approcher cette vérité, il reste à Michel de Certeau « la faiblesse de croire ». Avoir une faiblesse dans le croire c’est avoir une faiblesse dans la capacité de juger donc d’établir un procès avec une accusation. Bien sûr, le malaise dans cette construction est la possibilité de l’erreur : ‘je croyais mais c’était faux’. Même si je me trompe dans les prémisses, l’apodose peut être vraie. La vérité c’est ce que j’écoute, ce que je retiens, même en sachant qu’elle est provisoire j’y crois. Mais l’idée de ‘crédibilité’, l’idée qui assigne une vérité, même locale, même temporaire, recouvre des propositions très différentes. Il ne semble pas possible de confondre la croyance des ursulines, celle de Surin, celle de M. de Certeau avec la croyance aux soucoupes volantes ou telle ou telle production imaginative. Pourtant une indéniable parenté force à chercher des correspondances, et par là même des explications. Ces phénomènes sont inexplicables, ils intriguent, ils interpellent les curieux, ils forcent à ‘deviner’. Freud, quand il évoquait le retour à la métapsychologie, usait d’un procédé de théorisation qui permettait de donner un cadre intemporel aux constatations cliniques qui résistaient à son interprétation. Il s’agissait de tirer des expériences du passé, d’en extraire le caractère circonstanciel pour ne garder qu’un squelette au pire. Conscient des limites de l’exercice, de l’étroitesse de la part inventive, il nommait ce procédé : la sorcière. Il indique par là la dimension magique, satanique, irrationnelle et, dans le contexte, il considère ce recours comme « faute de mieux ». FREUD ET LA SORCIÈRE MÉTAPSYCHOLOGIQUE La métapsychologie définit, en psychanalyse, la théorisation de l’inconscient donc toute la conceptualisation et l’édifice de la psychanalyse. Freud utilise les termes, à ce sujet, ‘d’enfant‐problème, de réalité suprasensible, de mythologie, de sorcière’, c’est dire la difficulté de la tâche et combien la sollicitation et l’utilisation métaphorique, qui tisse l’œuvre freudienne, sert la pensée et permet de penser la pensée, qu’elle en est sa tenue et met fin, provisoirement, au caractère inquiétant (unheimlich) de la difficulté intellectuelle, voire de son impasse. Or Freud n’a pas, me semble t‐il, posé de nomenclature de ses ‘hypothèses théoriques’ ou de ‘concepts fondamentaux’, démontrant le caractère particulier du savoir freudien qui s’ambitionnant d’être un savoir ‘scientifique’ rate son objet de par son objet même. La métapsychologie, pour Freud, est plus un besoin constitutif et une déclaration d’identité épistémique qu’une rubrique stable et fixée. Cette absence de 9 Claire Soudier, International Psychology, Practice and Research, 2, 2011 complétude épistémologique, il s’en explique dans un de ses derniers textes, Analyse avec fin et analyse sans fin, où butant sur un pragmatisme épistémologique (ce que pourrait être le ‘domptage d’une pulsion), il écrit : « si l’on demande sur quelles voies et par quels moyens cela se produit, il n’est guère facile d’apporter une réponse. Il faut se dire : « il faut donc bien que la sorcière s’en mêle ». Entendez : la sorcière métapsychologique. Sans spéculer ni théoriser ‐ pour un peu j’aurai dit fantasmer ‐ métapsychologiquement, on n’avance pas ici d’un pas. Malheureusement les informations de la sorcière ne sont cette fois encore ni très claires ni très explicites. (Freud, 1937 : 240) » Ainsi la sorcière est une femme non soumise à l’inhibition de la pensée qui va droit à la spéculation, la théorie, le fantasmer, laissant place au grouillement d’où surgissent les formes supérieures de l’intelligibilité. Elle vient prendre le relais de l’observation quand celle‐ci est quasi impossible, suggère des hypothèses, donne des éléments théoriques qui permettent de rendre rationnel des phénomènes incompréhensibles en vue de construire des explications et les raccorder à d’autres phénomènes déjà décrits, elle vient boucher des trous dans un discours explicatif, elle est l’imaginaire qui vient assurer le symbolique du tissu discursif. Quelle a été la métapsychologie que Jeanne des Anges a mise en place ? Elle a été obligée de développer un système concret sur des phénomènes abstraits quasi impossible à nommer, autrement dit elle en a fait une théorie. En ce sens la sorcière métapsychologique ne peut épuiser tous les possibles et les cas possibles d’une question même si sa fonction est de solutionner quasi magiquement les énigmes d’une cure, accomplir ce que la raison humaine considère comme impossible, qu’elle supplée la raison et en assure la réalisation dans sa fonction de connaissance intuite. « L’obscure connaissance des facteurs et des faits psychiques de l’inconscient [...] se reflète [...] dans la construction d’une réalité suprasensible, que la science retransforme en une psychologie de l’inconscient. On pourrait se donner pour tâche [...] de traduire la métaphysique en métapsychologie » (Freud, 1901). Ou en sorcière métapsychologie. Il y a donc un processus en trois temps : nous avons une perception interne (endopsychique) de certains phénomènes en tant que connaissance obscure ; celle‐ci est projetée dans le monde extérieur et se représente, s’élabore, se construit comme réalité suprasensible (entités métaphysiques, mythologiques) ; la psycho‐analyse (lyse) en tant que métapsychologie retransforme cette réalité transcendante en psychologie de l’inconscient. Donc pour Freud la sorcière et la métapsychologie ont la même définition : elles donnent une unité et une identité structurale, une épistémologie différente pour échapper au poids de la réalité, de la clinique et sont donc une fiction, une illusion qui cependant sont des faits psychiques de la psyché et de la psychologie. La théorie et l’illusion partagent un même territoire qui est de ne pas être de la matérialité : l’illusion est une construction de l’esprit d’un ordre narcissique, la théorie est une construction de l’esprit qui n’existe pas dans l’ordre matériel mais qu’on peut vérifier. Sur le rapport au réel on peut mettre de l’illusion mais l’illusion ne vient pas contenir le réel. Ainsi le rôle de la métapsychologie est un transit entre de la réalité que la métapsychologie observe et le discours qu’on tient sur la réalité c’est à dire de l’illusion : par exemple l’inconscient existe que par le discours qu’on tient sur lui. Ma sorcière bienaimée, ou selon, mal aimée 10 Claire Soudier, International Psychology, Practice and Research, 2, 2011 La sorcière, en trompant son monde, se met dans une impasse en étant brûlée puisque de ce fait, par les cendres, elle existe. On se débarrasse des parties illusoires qui viennent souiller notre réalité en brûlant la sorcière. Son existence est basée sur l’illusion et la réalité. Elle soutient l’illusion et dans la réalité elle se fait valider par le bûcher. On valide donc qu’elle a fait ceci ou cela c’est à dire un don qui apparaît surnaturel, du pas croyable. Or l’église catholique a tout fait pour invalider le surnaturel mais c’est le contraire qui s’est passé par la mise au bûcher, elle l’a validé, elle se réserve la capture du croyable ou pas croyable par l’intermédiaire des miracles. Le surnaturel, le suprasensible est il un fait ou une imposture ? Toujours est‐il que dans la possession on perçoit quelque chose de soi‐même à l’extérieur qui n’est pas perçu à l’intérieur de soi. Dans un texte de 1923, Freud écrit que « nous n’avons pas à être étonnés que les névroses des temps précoces entrent en scène sous un vêtement démonologique. [...] Les possessions correspondent à nos névroses, pour lesquelles nous recourons à nouveau à des puissances psychiques. Les démons sont pour nous des souhaits mauvais, réprouvés, des rejetons de motions pulsionnelles écartées, refoulées. Nous récusons seulement la projection dans le monde extérieur que le Moyenâge faisait subir à ces entités animiques ; nous leur faisons prendre naissance dans la vie intérieure des malades, là où elles ont leur demeure » (Freud, 1923 : 217). Nous pouvons dire qu’il s’agit du non‐vu non‐su de soi‐même, une histoire de soi‐même qu’on ne reconnaît pas comme soi‐même. Les démons de Jeanne des Anges comme représentants de sa libido ne sont pas reconnus par elle ni acceptés par elle en soi‐même mais perçus et représentés comme extérieurs à elle‐même. Si le démon possède, la religieuse est possédée donc ils ne s’appartiennent pas, le diable ne fait qu’exprimer ce qui leur manque. Il est la perception de la pensée réfléchie (jeu de miroir), la possédée vit cette part d’elle même comme si un étranger l’habitait. Et c’est vrai à ceci près que c’est une pensée qui l’habite là où autrefois un fragment s’est perdu. C’est un rendu biographique d’une vacuité locale de l’âme. Le démon a bien trouvé à se loger donc c’est qu’il y avait une place. Il est une production virtuelle qui vient combler une perte réelle, il est une assimilation d’un corps étranger qui devient un corps naturel, vous savez comme une couronne sur une dent. Revenons à la sorcière. Bien avant de se poser en terme métapsychologique, la sorcière est un personnage mythologique c’est à dire permet (comme les mythes, la Bible) de donner une forme la moins encombrante possible psychiquement tout en donnant une marche psychique pour comprendre, décrire et expliquer (d’où, par exemple, le caractère ecclésiastique à volonté universelle de la religion qui permet à tous à se comprendre et comprendre la marche du monde). Et, soulignons le, l’exercice de la réflexion du père de la psychanalyse s’est à de nombreuses reprises fondé sur le parallèle mythologique (Œdipe, Narcisse etc.), descriptif (chimie, géologie, neurologie etc.) et explicatif, avec l’exercice clinique qui lui, est, mnémotechnique et investigateur. Nous ne pouvons donc pas faire l’impasse sur ce parallèle entre la métapsychologie et la sorcière. Nous savons par l’histoire que le destin de la sorcière est d’être brûlée ? Notre bonne conscience s’offusque du procédé et pourtant rien ne nous autorise à juger nos ancêtres. Cette sorcière, on la sollicite, l’utilise, puis on s’en débarrasse, on la réduit en cendres. Mais n’est‐ce pas sur les cendres d’une pensée antérieure que l’on redessine une pensée postérieure ? Nous la savons, cette sorcière, capable de jeter un sort, de ‘faire en sorte que…’. Ainsi la psychanalyse comme la sorcière se révèlent capables d’orienter 11 Claire Soudier, International Psychology, Practice and Research, 2, 2011 un destin. La sorcière a un pouvoir, c’est celui de réduire l’aléatoire. Ceci n’est pas son privilège, tout théoricien vise à réduire l’aléatoire ainsi que le risque en limitant l’extension de son hypothèse théorique et en gagnant sur la fiabilité de son anticipation. Une théorie présentifie le futur qui peut alors valablement se représenter. On peut donc dire que la métapsychologie comme la sorcière s’appliquent à réduire ou faire disparaître l’erreur dans sa part humaine. Pourtant cette sorcière destinée à ne laisser qu’une cendre dans la mémoire (et donc gagne en éternité) doit bien entrer dans une économie libidinale. A quoi sert la sorcière ? à quoi sert le Panthéon des dieux grecs ? à quoi sert l’illusion ? Eh! bien peut‐être faut‐il admettre que l’illusion et la théorie se partagent un même territoire, celui de l’attente. Le souhait et la vérification de son accomplissement, si chers à la science, se développent sous la forme d’un dialogue infini qui accompagne nos débats intérieurs, nos comportements, l’évaluation de ceux que l’on aime de l’amour qui se partage. Le souhait, le prodige, le miracle sont présents à chaque instant de notre vie, et parfois ils ne sont pas vains. Soulignons ce point : la sorcière, la métapsychologie sont tentatrices en ce qu’elles s’extraient de la singularité au profit du collectif. Ce n’est pas une moindre question bien actuelle de poser la science comme instrument du ‘malin’. Mais ce serait une interprétation bien parcellaire de cette réflexion que de devoir assimiler le religieux à une extension topique, une mouvance des repères épistémologiques : l’urgence de notre travail repose sur la nécessaire évidence que la personne, dans toute sa singularité, ne peut être réduite à la théorie qui l’anime, que ce soit de Certeau, Surin, Jeanne des Anges ou Freud. L’observation et la lecture des textes rendent impérieux le retour au sujet singulier ? Il nous semble que l’instance du religieux puisse être autonomisée à double titre, celui de s’opposer à la métapsychologie freudienne et celui de restaurer l’unité du tryptique lacanien, réel, imaginaire et symbolique. La sorcière et la religion font territoire commun jusqu’à la limite du sujet. Mais spécifiquement, la religion est une métapsychologie qui se fonde à partir du sujet pour une ambition, une portée universelle, alors que la sorcière est une émanation d’une foule qui en est la vérité ? La sorcière ne tient la route que par l’effet d’un consensus. Quant au religieux, comme processus, il se conjugue. Une autre intelligibilité, un accueil de la pensée de l’autre, ce n’est pas sorcier. On aura compris que ‘ l’affaire’ de Loudun est ici l’exemple même d’une malfaçon de l’homme quand il regarde l’homme avec l’optique de la sorcière. C’est dire la nuisance de la sorcière puisqu’elle offre l’illusion vaniteuse d’un savoir qu’elle n’apporte pas. C’est dire aussi la force déployée par la chrétienté pour maintenir coûte que coûte le préalable du sujet seul et fragile comme aune de la communauté. LES CENDRES DE LA SORCIÈRE On sait bien qu’un raisonnement s’achève soit sur une indétermination soit par une tautologie si comme c’est le cas ici nous ne comptons sur aucune découverte historique ou psychanalytique, c’est dans la trochlée de ces deux disciplines que nous espérons apporter une possible relecture. 12 Claire Soudier, International Psychology, Practice and Research, 2, 2011 Quand bien même nous suivrions servilement Michel de Certeau dans sa démarche novatrice, cette articulation n’aurait guère de pertinence quant à l’interprétation d’une tautologie du type sorcière/métapsychologie. Alors nous pourrions proposer un schéma de type métapsychologie/métaphore/sorcière. Mais faute de privilégier sorcière/métaphore de métapsychologie, nous devons décider la métapsychologie comme scientifiquement assise, alors que la sorcière n’exprime qu’un portrait charge du contenu sémantique de la métapsychologie. Alors la sorcière exprime une image didactique dont on espère qu’elle amène plus de clairvoyance (pour le profane) que le terme métapsychologie. Mais si l’image de Freud s’avère illustrative pour le psychanalyste, rien de surnaturel, l’enjeu de l’historien est autre, il a le bénéfice de l’ancienneté et de la permanence de la sorcière qui pour lui est un ‘fait’. Le prodige, le miracle, la magie constituent des faits c’est à dire se présentant comme étant de la réalité et donc de ce ‘fait’ ont un effet mais sans un avoir. N’est ce pas le jugement qui fait le miracle ? on voit quelque chose qui était déjà là, tout à coup on s’autorise à voir quelque chose, on voit enfin, ce qui était empêchait de le voir a été levé. Tout comme la guérison est toujours derrière la maladie sinon les médecins ne soigneraient pas. Le débat s’ouvre donc sur une appréhension du réel. Une pensée peut s’accommoder pour quelqu’un de l’opposition réel/imaginaire, pour quelqu’un d’autre le découpage serait plutôt du type matériel/réel/imaginaire. La science moderne tient un discours imaginaire pour décrire le réel et le réel pour décrire le matériel. La science ‘pille’ les notions historiques et l’histoire valide son imagination d’un réel qui valide ses constatations en mettant à l’horizon son objectivité. On peut donc, en dotant l’œuvre de Freud de fondatrice, constater que la psychanalyse comme l’histoire ne peuvent constituer des sciences puisque tributaire de métaphores donc le socle reste invérifiable. Le danger de la métaphore est de renvoyer à une suite de métaphores et renoncer à une aporie du sens. Est‐ce pour autant que l’écriture de l’histoire relève de la pure subjectivité, une sorte d’autobiographie déguisée ? Le problème est facilement soluble : il y a un écart irréductible entre le discours proféré et le discours reçu. Le discours reçu c’est celui qui rentre dans le possible objet de l’historien, le discours proféré c’est le discours mi‐dit que doit recevoir le psychanalyste. Alors constatons que le psychanalyste, comme écoute, est la condition de l’histoire. Il faut le dire, l’inconscient est de toute éternité, et une certaine écoute existait bien avant le discours sur le divan. Quelle sorcière ! On la découvre et c’est auprès d’elle que l’on vient chercher conseil. N’est il pas rassurant de penser que l’aléatoire et le protéiforme peuvent traverser les instances psychiques, devenir des pensées, articuler de la vérité ? Elle nous dit non seulement qu’elle peut être partout, silencieuse ou bavarde. Bien avant l’ère des bûchers elle était là, petite fée malicieuse ou une vieille moisie de méchanceté, mais rapide à comprendre, un coup de balai et les cendres se dispersent, un balai magique et hop je suis ailleurs. Michel de Certeau va s’appliquer quelques siècles plus tard, avec sa propre sorcière, à rendre scientifique l’œuvre des sorciers. Et voici notre tautologie, science et sorcellerie se révèlent identiques et peut‐être que la réalisation la plus décapante est la sorcellerie du 17è siècle qui a donné le processus de la science moderne, celle qui l’accusera alors d’un obscurantisme dont elle a fait son miel pendant au moins quatre siècles et qui porte son jugement méprisant sur le surnaturel et les prodiges. 13 Claire Soudier, International Psychology, Practice and Research, 2, 2011 Ne nous trompons pas, ce constat est désagréable ; il fâche et pourtant n’est‐il pas rassurant de penser que l’aléatoire et le protéiforme peuvent traverser les instances psychiques, devenir des pensées, articuler de la vérité ? Mais bien sûr à la hauteur de la saisie cognitive, et pour le psychanalyste éprouver la valeur révélatrice du transfert, matériau premier de notre ouverture sur les autres, sur le monde qu’ils habitent et qui me demande de les rejoindre, quelque soit le lieu, quelque soit le temps. Bibliographie Certeau, M. de, (1989), La possession de Loudun, Collection Archives Gallimard Julliard, Paris. Certeau, M. de (1987), La faiblesse de croire, Seuil, Paris Certeau, M. de (1973), L’absent de l’histoire, Mame, Paris. Freud, S. (1901), Psychopathologie de la vie quotidienne, trad. S. Jankélévitch, Payot, Paris, 1990. Freud, S. (1919), L’inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, Paris, 1985. Freud, S. (1923), « Une névrose diabolique au XVIIe siècle », Œuvres Complètes, Tome XVI, Puf, Paris, 1991. Freud, S. (1937), Résultats, idées, problèmes, II, Presse Universitaire de France, Paris, 1992. 14