Le banquet à Athènes, la démocratie et le théâtre

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Le banquet à Athènes, la démocratie et le théâtre
Le banquet à Athènes, la démocratie et le théâtre
Le banquet dans la cité antique était une institution sociale organisée avec ses règles
et son étiquette bien définies. C’était la forme par excellence de réunion sociale, à une
époque où il n’existait pas de restaurant ni de café pour se retrouver et où le théâtre
était plus proche de la fête solennelle et rare (deux ou trois fois par an, pas plus) que
de la distraction ou de l’occasion culturelle qu’on connaît de nos jours. Le banquet
était, pour la haute société, la principale occasion d’entrer en contact avec toute sorte
d’art : peinture (sur les vases), musique, danse et littérature. Je dis bien la haute
société, parce que, comme de nos jours, il faut bien avoir les moyens et le loisir de se
former pour pouvoir profiter de la culture. Mais aussi pour une autre raison : il faut
avoir les moyens pour être invité à une réception. Au Vème siècle, le banquet est
devenu une occasion culturelle, au même titre que le gymnase et la réunion
sophistique ; une occasion de rencontre et d’échange d’idées, dans une société qui
ignorait tant l’enseignement supérieur que les bibliothèques, et qui ne connaissait
d’autre moyen de diffusion du savoir que la lecture à haute voix.
Cette institution paraît développée déjà chez Homère. Nestor, dans l’Iliade,
chant 9, v. 70 sqq. (cf. chant 7, v. 313) trouve qu’un bon banquet crée une atmosphère
cordiale et détendue et favorise ainsi la discussion sereine même sur des sujets-quifâchent. On connaît les banquets majestueux dans les palais d’Alcinoos et d’Ulysse
dont fait état l’Odyssée et dans lesquels s’exprimait la muse des aèdes. N’est-ce pas
cette même tradition qui se perpétue aujourd’hui dans les déjeuners d’affaires ou les
repas officiels des diplomates et des hommes politiques ?
Ce que je vais vous dire maintenant peut paraître un peu schématique, mais ce
n’est pas très loin de la vérité : La spiritualité détendue et la sociabilité décontractée
1
caractérisent les banquets en Ionie, à Athènes et dans des cités doriennes qui sont
ouvertes au commerce et se laissent influencer par leurs contacts extérieurs, comme
Corinthe, Mégare ou Corcyre ; en revanche, dans les cités doriennes qui n’avaient pas
été imprégnées de l’esprit ionien de la truphè, l’amour du luxe et du plaisir, au lieu de
banquets, les hommes se retrouvent dans des syssities, réunions beaucoup plus vastes
et plus sobres, qui ressemblaient davantage à des mess d’officiers et autres agapes
militaires. Mais, déjà en Ionie, le banquet n’est pas une invention grecque mais le
résultat d’une contamination : le banquet couché, tel qu’on le connaît par nos sources
grecques, fait son apparition sur la céramique grecque aux alentours de 600 avant
notre ère. Le banquet couché est une pratique très clairement importée de Perse.1
1.
Matérialité du banquet
Le banquet ancien commençait d’habitude tôt dans la soirée et pouvait se
prolonger jusqu’au petit matin. Les invités prenaient place sur des divans (klinè klinai), où ils mangeaient et buvaient en appuyant le coude gauche sur des coussins et
en se servant de la main droite. Comme on ne se servait pas de couverts mais de ses
doigts, la chose n’était pas spécialement compliquée. Les divans étaient disposés en
pi, et sur chacun se mettaient une, deux, voire trois personnes, en fonction du nombre
des invités et des dimensions des divans et de la salle. En ce qui concerne le mobilier,
le minimum était le triklinon, le banquet à trois divans, où le total des invités ne
pouvait pas être supérieur à neuf. Un premier invité se mettait en diagonale à la tête
du divan, de façon à ce qu’un autre puisse s’accouder sur des coussins posés à peu
près au niveau de ses genoux. On disait ainsi que le second était « en dessous » du
1
FEHR, B., Orientalische und griechische Gelage, Archäologisches Seminar, Universität
Marburg / Lahn, 1971 ; DENTZER, J.-M., Le motif du banquet couché dans le Proche-Orient et le
Monde grec du VIIe au IV e siècle avant J.-C., Rome, 1982.
2
premier. Comme dans nos dîners, la disposition des invités était souvent un casse-tête
pour le maître de maison, et donnait lieu à des disputes, dont l’exemple le plus drôle
se trouve dans le dialogue de Lucien intitulé justement Banquet ou Lapithes. En tout
cas, le maître de maison se mettait d’habitude sur le dernier divan, « sous » le dernier
invité. Cette disposition favorisait les échanges, parce que tout le monde pouvait voir
tout le monde. Devant chaque divan on plaçait des tables basses portatives, avec les
plats et le pain. Au milieu du Π, on placerait plus tard le cratère, rempli de vin coupé
d’eau.
Or, dans le banquet grec, il y avait deux moments clairement distincts et
autonomes, celui de la consommation de nourriture, le deipnon (neutre), et celui de la
consommation de vin, le potos (masculin). C’est surtout ce dernier qui était le moment
le plus intéressant pour les anciens et, bien souvent, le terme sumposion, dérivé,
comme potos, du verbe pinô, « boire », ne désigne que la séance de beuverie. Le
deipnon était expédié assez rapidement, sans beaucoup de cérémonies, sans paroles et
sans musique. De nos jours, l’on juge très raffiné de faire jouer de la musique pendant
les repas, sans doute pour faire oublier que manger est une activité naturelle. Cette
habitude nous vient sans doute des réfectoires des monastères médiévaux, où des
moines étaient chargés de lire des textes sacrés voire de chanter pendant que leurs
frères mangeaient. Les Anciens préféraient s’acquitter de leur dette envers la nature de
façon peut être un peu moins hypocrite…
Immédiatement après le repas, on éloignait les tables basses, on nettoyait le
sol, les esclaves aidaient les convives à se laver les mains et on pouvait enfin
commencer la partie la plus intéressante de la soirée, le potos. La transition se faisait
solennellement : les convives buvaient un peu de vin non mélangé en l’honneur du
bon génie, le fameux agathos daimôn, dieu des vignes et des champs, alter ego de la
3
Fortune (Tuchè ou Tuchè agathè). Des couronnes étaient ensuite distribuées, pour
mettre les convives sous la protection de la divinité, et parfois des parfums aussi
(regardez tout de même ce qui pouvait arriver à un jeune esclave alors qu’il faisait son
boulot). On faisait des libations à diverses divinités, on brûlait de l’encens et on
chantait un hymne à la divinité en chœur et souvent avec accompagnement de l’aulos
(hautbois et non pas flûte).
Ce n’était pas une obligation et ce n’était même pas la règle, mais les convives
pouvaient alors décider d’élire un sumposiarchos ou chef de banquet, autrement
appelé basileus (roi), qui veillerait à ce que tout le monde se tienne bien malgré
l’alcool. C’est lui ou alors l’ensemble des convives qui décidaient des proportions
d’eau et de vin dans le mélange qui allait se faire dans le cratère, le large vase posé au
milieu de la salle et dont le nom signifie, justement, « vase mélangeur », κρατήρ
étant ce qu’on appelle en grammaire un nom d’agent. Plutarque a écrit un bref traité,
inclus dans le livre III de ses Propos de Table et intitulé Au sujet de la règle : « boire
en cinq, ou en trois, mais non pas en quatre ». En voici l’explication de cette règle
telle que la donne Plutarque :
Cinq, en effet, est fondé sur le rapport de trois à deux, lorsque trois parts d’eau sont mélangées
à deux parts de vin ; trois, sur le rapport de deux à un, lorsqu’il y a deux parts d’eau pour une
part de vin. Quatre, cela représente le rapport de quatre à un, lorsqu’on ajoute trois parts d’eau
à une part de vin : proportion faible et inoffensive, tout juste bonne pour de sages magistrats,
au Prytanée, ou pour des dialecticiens qui froncent le sourcil, lorsqu’ils examinent les
retournements d’arguments. Des deux autres mélanges, celui de « deux pour un » amène ce
stade de l’ivresse, si plein d’agitation, des gens éméchés, cette tension qui « fait vibrer dans
l’âme des cordes qui ne devraient point vibrer » (PLUTARQUE, Propos de table, III, 9, 1,
657 C)
4
En tout état de cause, boire du vin non mélangé était un signe d’inculture, sauf
à l’instant inaugural du banquet dont on vient de parler et … …lors du petit déjeuner,
où l’on trempait du pain dans du vin chaud (akratisma, dérivé de akratos, non
mélangé). En grec moderne, on a même oublié le nom ancien du vin (oinos n’est plus
utilisé qu’à l’écrit) et on lui a substitué un dérivé du verbe mélanger : krasi.
Souvent, on n’utilisait qu’une seule coupe pour tout le monde, qui circulait de
gauche à droite et était remplie au fur et à mesure, le sumposiarchos prenant soin que
personne ne dépasse les limites de la bienséance dans l’ivresse. Mais ce système
n’était pas le seul ; à la même époque, on entend parler de banquets où chacun se sert
à volonté, et dans ce cas, évidemment, chacun a sa coupe.
À la fin du banquet, d’habitude, on était saoul ou endormi. Souvent, des
bandes de fêtards ivres sortaient des maisons et se baladaient en ville. Mais l’ivresse
ne venait pas tout de suite, car le vin était coupé. En l’attendant, toute une gamme de
plaisirs s’offrait aux convives, des plaisirs adaptés à leur niveau social, culturel et
intellectuel. Des spectacles vivants, des theamata, portés par des artistes invités et
payés par le maître de maison ou qui se présentaient spontanément et étaient payés par
les convives, des artistes donc entrent dans la salle du banquet et donnent leur
spectacle. Le plus spectaculaire de ces spectacles dont on a connaissance nous est
rapporté par Xénophon, à la fin de son Banquet, au chapitre 9. Je vous le lirai dans la
traduction d’Émile Chambry:
Autolycos, c'était son heure, se leva pour aller faire sa promenade. Lycon, son père, qui sortait
avec lui, se retourna vers Socrate et lui dit : « Par Héra, Socrate, tu me sembles un honnête
homme. » 2. Ensuite on plaça d'abord un siège au milieu de la salle, puis le Syracusain entra et
dit : « Messieurs; Ariane va entrer dans sa chambre qui est aussi celle de Dionysos. Puis vous
verrez peu après Dionysos qui a un peu bu chez les dieux ; il entrera chez elle, et ils folâtreront
ensemble. » 3. Alors Ariane, parée comme une jeune épousée, entra et s'assit sur le siège.
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Comme Dionysos ne paraissait pas encore, l’aulos se mit à jouer un air bachique. Ce fut alors
que les convives admirèrent le maître de danse, car Ariane n'eut pas plus tôt entendu la
musique qu'elle laissa voir à tout le monde le plaisir qu'elle y prenait : on le devinait à ses
gestes. Cependant elle ne s'avança point, elle ne se leva même pas, mais on voyait bien qu'elle
avait peine à rester immobile. 4. Quand Dionysos la vit, il s'avança en dansant de l'air le plus
passionné, s'assit sur ses genoux, la prit dans ses bras et lui donna un baiser. Elle semblait
retenue par la pudeur, néanmoins elle l'embrasse à son tour avec tendresse. À cette vue, les
spectateurs applaudirent et crièrent bis. 5. Cependant Dionysos se leva et fit lever Ariane avec
lui, et on les vit prendre des poses d'amoureux qui s'embrassent. Les spectateurs voyant
Dionysos si beau, Ariane si jolie ne plus s'en tenir au badinage, mais se baiser réellement à
pleine bouche, étaient tous violemment excités à ce spectacle. 6. Ils entendaient en effet
Dionysos demander à Ariane si elle l'aimait et Ariane lui jurer que oui, si bien que Dionysos
n'était pas seul à le croire, et que tous les assistants auraient juré que le jeune garçon et la
jeune fille s'aimaient réellement; car ils n'avaient pas l'air d'histrions dressés à cette pantomine,
mais d'amants pressés de satisfaire des désirs longuement caressés. 7. À la fin, à les voir
s'étreindre l'un et l'autre et s'en aller comme pour gagner leur lit, ceux des convives qui
n'étaient pas mariés jurèrent de l'être bientôt, et ceux qui l'étaient, sautant à cheval, revolèrent
vers leurs femmes pour en jouir. Socrate et ceux qui étaient restés sortirent avec Callias pour
rejoindre Autolycos et Lycon à la promenade. C'est ainsi que se termina le banquet.
La pantomime n’était qu’un des nombreux spectacles possibles au banquet.
Toutes sortes d’artistes, des acrobates, prestidigitateurs, mais surtout des femmes,
joueuses d’aulos, joueuses de cithare (psaltriai), danseuses (orchestrides) venaient
offrir aux convives leur art voire plus. C’est ainsi que les Athéniens qui en avaient les
moyens envisageaient ce qu’on appellerait aujourd’hui leurs « sorties » ou leur « vie
sociale ».
Il reste une dernière remarque à faire, qui nous servira aussi de transition vers
la deuxième partie de cet exposé. La nature des plaisirs offerts à un groupe donné de
banqueteurs ne dépendait pas seulement du revenu de leur hôte, de sa capacité de
6
payer les meilleurs artistes du moment, mais aussi du niveau intellectuel du groupe.
En effet, les amuseurs extérieurs, dont on vient de parler, NE SONT là QUE pour
combler le manque de ressources des convives ! En principe, ce sont eux qui
détiennent le contrôle absolu des distractions de la soirée et, idéalement, ils en sont à
la fois les acteurs et les bénéficiaires. Ainsi, une série d’échanges codifiés, plus ou
moins conventionnels, viennent rythmer la soirée. Ce sont essentiellement des
chansons et des énigmes. On les connaît assez mal, évidemment, puisque, pour les
Anciens, ils relevaient de l’évidence. Nous avons cependant quelques bribes de
collections de chansons et quelques allusions internes à des joutes verbales, dans des
textes qui nous rapportent des banquets. Chanson de beuverie, le skolion (avec SK,
dérivé de l’adjectif skolios, « tortueux », et qu’il ne faut pas confondre avec le
scholion qu’on écrit avec SCH, « la Scholie ») était chantée par les convives l’un
après l’autre, dans un ordre irrégulier (d’où le caractère « tortueux », « en zigzag »),
chaque chanteur recevant de son prédécesseur une branche de myrte qu’il passerait
ensuite à son successeur. De contenu et de style divers, sérieuse ou paillarde, cette
chanson ressemblait à une course de relais, procurant un plaisir à la fois individuel et
collectif, à la fois de spectateur et d’acteur.
Un autre type d’échange poétique, qu’Aristote présente dans la Poétique,
comme l’un des ancêtres de la comédie ancienne, ce sont les poèmes satiriques ou
poèmes d’insultes (en grec, on disait psogos et loidoria), poèmes écrits en mètre
iambique. Les principaux représentants de cette poésie, qui, comme toute poésie sauf
le drame, était une poésie de banquet, ont vécu au milieu du VIe siècle en pays
ionien : ce sont Hipponax (né à Éphèse et réfugié à Clazomènes, en Asie Mineure) et
Archiloque, de Paros. Le jeu consistait à lancer des vannes et à y répondre, c’est cela
l’essence de cette poésie. On peut imaginer que les membres les plus illustres de la
7
classe des banqueteurs avaient même des caractéristiques fixes dans ce répertoire, qui
leur collaient à la peau comme des sobriquets, on peut même dire que, en société, ils
vivaient avec leur caricature. En conséquence, ils devaient se creuser la tête pour
trouver des contre-attaques efficaces, c’est-à-dire susceptibles de faire rire les
convives plus que les blagues qui les prenaient pour cible. Car le but de ce jeu était
bien évidemment de faire rire, même si les insultes et attaques ad hominem ne sont
plus de notre goût aujourd’hui. Même si leur caractère répétitif semble étrange
aujourd’hui – en effet, pour le comprendre, il faut penser aux joutes verbales des
jeunes de banlieues qu’on appelle des vannes : aux États-Unis, les vannes s’appellent
dozens, des douzaines, pour dire à quel point la création d’une série est une loi
constitutive du genre. Savoir supporter ce genre d’attaques sans se fâcher et avoir
suffisamment de répartie pour y répondre, si possible du tac au tac, voilà le propre de
l’homme grec cultivé et intelligent. On a même pu montrer récemment que l’épisode
de Thersite, dans le chant II de l’Iliade est le résultat d’une attaque verbale de type
iambique qui a mal tourné, Achille n’ayant pas pu la supporter.
Banqueter pour les plaisirs charnels, banqueter pour les spectacles : il y avait,
bien sûr, face à cette attitude hédoniste et parfaitement humaine, des voix
discordantes, et, comme souvent, c’est Platon qui en avait la plus forte. Le philosophe
a tellement dévalorisé, dénigré, déprécié, calomnié les habitudes conviviales de ses
compatriotes, que la postérité du genre – genre qu’il a sans doute inauguré – a
toujours cherché à minimiser autant que possible toute distraction, tout spectacle, tout
plaisir autre que le plaisir intellectuel de la discussion sérieuse. Mais ça, c’est une
autre affaire.
8
2.
Composition sociale : riches vs pauvres
Vous l’aurez compris, d’ailleurs j’ai annoncé la couleur dès l’introduction. Tous les
Athéniens (parlons que d’eux maintenant) n’ont pas la même expérience du banquet.
Prenons un exemple concret, celui d’un banquet improvisé, imaginé par Aristophane
(Paix, vers 1130-58, trad. V.-H. Debidour). C’est le vieux Coryphée qui parle :
Car rien n’est plus agréable que de voir, une fois les semailles faites, le Ciel les arroser de fine
pluie, et d’avoir un voisin qui vous dise : « Dis-moi, quel est ton emploi du temps, pour
l’heure, Comarchidès ? Moi, ce qui me dirait, c’est de boire un bon coup, puisque le Ciel
travaille gentiment pour nous » – « Eh bien, fais griller les gesses, ma femme : trois mesures !
mélangeS-y les grains de blé ; et des figues, faiS-en voir un peu ! Et Manès, que Syra aille le
chercher ! Il faut qu’il quitte le champ : il n’y a vraiment pas moyen d’ébourgeonner la vigne
aujourd’hui, ni de piocher la boue dans le champ, détrempé comme il est. » - « Et, de chez
moi, qu’on apporte la grive et les deux pinsons. Il y avait aussi un peu de lait-clairet dans la
resserre, et quatre quartiers de lièvre (à moins que la belette n’en ait emporté hier au-soir : ça
faisait un des ces raffuts là-dedans, dis-donc… !). Apporte-nouZ-en trois, petite, et donneZEN-UN au père. Demande à Eschinadès des branches de myrte avec leurs baies, et en passant,
par la même occasion, qu’on appelle Charinadès,
Qu’il vienne avec nous boire un coup,
puisque le ciel nous est prospère
et rend service à nos labours. »
En effet, même si l’on accepte la thèse d’Oswyn Murray d’après laquelle, à l’époque
classique, le banquet formel s’inscrivait toujours dans une culture d’élite, on doit
admettre que dans toutes les couches sociales il devait y avoir des nombreuses
occasions où les hommes se réunissaient autour d’un cratère. 2 Essayons à ce propos
de faire « bon usage de l’anachronisme » : la différence entre les fêtes de voisinage ou
de famille que « l’Athénien ordinaire » fréquentait et les réunions des philoi et autres
hétaïroi idéalisées par Platon devait être la même que celle qui sépare une réception
2
Voir A. M. BOWIE, 1997, et l’état de la question dans WILKINS, 2000, pp. 202-203.
9
au Ritz d’une soirée chez Monsieur Tout-le-monde. Les invités de la seconde savent à
peu près ce que font les premiers et les imitent, avec les moyens du bord. Cela
n’empêche pas la presse « people » de remplir ses pages de photos de célébrités se
rendant chez d’autres célébrités et de raconter ce qui s’y passe …par le menu !
Comme de nos jours, les « Athéniens ordinaires » s’invitaient à tour de rôle. Mais de
banquets comme ceux dont nous parle le genre littéraire « banquet », celui inauguré
comme je disais tout à l’heure par Platon, eh bien ! de tels banquets, l’Athénien
ordinaire n’en verra probablement jamais. D’autres passages d’Aristophane ainsi
qu’une célèbre scène du Cyclope d’Eurpipide, nous montrent clairement que le
commun des mortels était aussi étranger aux mœurs raffinés de ce que j’appelerai,
après Oswyn Murray et d’autres, la classe des convives, que nos prolétaires du Mirail
le sont des réceptions au Ritz.
Jusque là, le problème posé par le déséquilibre est un problème social. Il
commence à devenir politique à partir du moment où la classe des convives perd le
monopole du pouvoir, c’est-à-dire, sans doute, à partir de la période qui a suivi la
réforme de Clisthène, au début du Vème siècle avant notre ère. En effet, il a dû y avoir
une période où les banquets réunissant des amis, c’est-à-dire des membres de la même
faction politique – on a appelé cela une hétaïrie, ou « groupe de copains » –
ressemblaient pas mal à des sortes de clubs élitistes, on appelerait ça aujourd’hui
think-tank, vous savez, ces prétendus « réservoirs d’idées », idées toujours forcément
mauvaises pour les petites gens que nous sommes. C’est une simple hypothèse,
évidemment, mais elle est corroborée par quelques sources tardives et par l’irritabilité
des Athéniens vis-à-vis des frasques de leur haute société (voyez ce qui s’était passé
après le banquet chez Poulytion, où l’on avait « rejoué » les Mystères et dont les
suites nous sont rapportées par Andocide dans son discours Des Mystères).
10
Traitant De la supériorité de la philosophie sur tout autre plaisir que procure
la parole, et avant de renvoyer les historiens à leurs chères études, Maxime de Tyr,
philosophe et orateur du second siècle après J.-C., cite un certain nombre d’exempla
historiques qu’il puise dans sa vaste érudition.
3
Parmi ces exempla, le « mirage »
perse, le mirage consacré par la Cyropédie et ses célèbres deipna, 4 et déjà présent
chez Hérodote. Pour Maxime – comme pour Xénophon – les Perses légendaires ont su
mieux que les Athéniens mettre la politique au service de l’âme. Ne disposant
d’aucune autre instance de délibération, ils prenaient toutes les décisions politiques
dans les banquets qui réunissaient leurs aristoi, évitant ainsi la chicane politicienne et
l’exhibitionnisme des démagogues, conséquences inévitables de la participation du
démos à l’assemblée athénienne :
Les Perses avaient l’habitude de délibérer exclusivement pendant les banquets, au même titre
que les Athéniens délibéraient à l’Assemblée. Or, le banquet perse était nettement plus sérieux
que l’ecclésia attique. Dans le banquet perse, en effet, une loi réprimant l’ivresse faisait en
sorte, en arrosant l’âme avec modération, que la vertu des participants fût stimulée par la
boisson comme le feu est ravivé par l’huile : il ne fallait ni en éteindre totalement le caractère
querelleur ni l’enflammer plus que nécessaire. Dans l’assemblée athénienne, en revanche, les
fameux démagogues, tout sobres qu’ils étaient, faisaient des clowneries (ἐξωρχοῦντο)
beaucoup plus vulgaires que celles qu’un homme ivre aurait osées ; car aucune loi n’en
limitait la liberté de parole.
5
3
. MAXIME DE TYR, “Oti p£shj tÁj di¦ lÒgwn eÙfrosÚnhj ¹ di¦ filosÒfwn lÒgwn ¢me…nwn
Conférences, 22,5 e sqq. S’il admet, comme Diodore de Sicile, que l’histoire peut à la fois divertir et
instruire en toute sécurité (cf. DIOD., 1, 1, 1), il souligne l’inefficacité pratique de ce genre de leçon.
4
. Étudiés dans ce volume par Marie-Pierre NOËL (voir infra, pp. ????) Maxime s’inspire ici
directement de PLUT., Propos de Table, 8, 9 (« Délibérer pendant un banquet n’était pas moins une
tradition grecque que perse », Moralia 714 A 10 – C 4. Sur les origines perses du banquet couché, voir
les travaux des pionniers : B. FEHR, Orientalische und griechische Gelage, Archäologisches Seminar,
Universität Marburg / Lahn, 1971, pp. 16-8 et J.-M. DENTZER, Le motif du banquet couché dans le
Proche-Orient et le Monde grec du VIIe au IV e siècle avant J.-C., Rome, 1982, pp. 56-8.
5
. MAXIME DE TYR, 22, d-f (édition M. B. TRAPP, Maximus of Tyre. The Philosophical Orations,
Oxford,
1997) :
A
¹ ne/keinto toiÍj Pe/rsaij ai¸ boulaiì ei¹j ta\j eu)wxi¿aj, wÐsper toiÍj A
¹ qhnai¿oij ei¹j ta\j e)kk
11
Ainsi jugés à l’ère de Commode, les Athéniens du cinquième siècle auraient
mieux fait d’organiser leur vie commune autour des banquets de leur élite plutôt que
de confier leur sort à la foule tumultueuse de l’ecclésia, proie facile pour les meneurs
du peuple. Or, cette antinomie n’est pas une invention de Maxime. Après avoir
« modelé comme dans la cire » un président de banquet idéalement modéré,
Plutarque, qui avait de la Grèce une connaissance nettement plus profonde et directe
que Maxime, explique ce que le sumposiarchos ne doit pas faire :
…tel qu’il est, je crois qu’il maintiendra une atmosphère agréable dans notre banquet et qu’il
ne laissera point celui-ci se transformer tantôt en assemblée populaire, tantôt en école de
sophiste, ou même en tripot, voire en scène et en orchestra.
6
Cela va sans dire : quand ces lignes furent écrites, la démocratie était déjà de
l’histoire ancienne ; elle pouvait à la rigueur servir d’allusion littéraire mais guère
plus. Les schémas, tant celui de Maxime que celui de Plutarque, ne sont que
théoriques et les seules questions historiques qu’on puisse leur poser relèvent de
l’histoire des idées, non de l’histoire proprement politique. Partis de points
apparemment opposés (quête d’un « dieu guérisseur des souffrances de l’âme » pour
l’un, 7 d’un plaisir induisant l’amitié pour l’autre), les deux raisonnements convergent
sur un « détail » qu’ils n’abordent qu’au passage. L’un et l’autre considèrent la
lhsi¿aj, kaiì spoudastikw¯teron hÅn sumpo/sion Persiko\n e)kklhsi¿aj A
¹ ttikh=j! e)keiÍ me\n
ga\r no/moj kola/zwn th\n me/qhn e)ph/geiren au)tw½n ta\j a)reta\j tv= eu)wxi¿#, kaqa/per eÃlaion
pu=r, e)pixe/wn tv= yuxv= summe/trwj, mh\ telei¿wj sbennu\j au)th=j to\ filo/timon, mh/te e)ca/pt
wn th=j xrei¿aj peraite/rw! e)ntau=qa de\ oi¸ nh/fontej ouÂtoi dhmagwgoi¿, mhdeno\j au)toiÍj e)fe
stw½toj no/mou kola/zontoj th\n e)cousi¿an tw½n lo/gwn, e)cwrxou=nto e)n taiÍj e)kklhsi¿aij pa/
shj me/qhj a)kolasto/teron. Les danses obscènes des démagogues auxquelles pense Maxime
rappellent l’attitude des orateurs qui s’insultent comme des ivrognes dans AR., Assemblée des Femmes,
vv. 131-43. Cf. PL., Rép., 562 c 8 - d 4, où les démagogues cherchent à « soûler » l’assemblée. Le
paradigme de démagogue brailleur est évidemment Cléon ; voir ARISTOTE, Const. d’Athènes, 28, 3.
6
. PLUT., Propos de Table, I, 4 (« Ce que doit être le président de banquet »), Mor., 621 B (trad.
F. FUHRMANN,
Paris,
1972) :
<euÃkra>ton de/ moi dokeiÍ toi<ou=to>j wÔn to\ sumpo/sion <diaful>a/cein h(miÍn kaiì mh\ <per
i>o/yesqai nu=n me\n e)kklhsi¿an dhmokratikh\n nu=n de\ sxolh\n sofistou= ginome/nhn auÅqij
de\ kubeuth/rion eiåta/ pou skhnh\n kaiì qume/lhn.
7
. MAXIME DE TYR, 22, 7 h 4 : qeÕn Pai©na yucÁj paqhm£twn.
12
démocratie comme un mal et l’ecclésia athénienne 8 comme un rassemblement
comparable au banquet mais qui n’était pas digne des âmes dont il s’agissait pour
Maxime de favoriser l’épanouissement et pour Plutarque d’encourager le
rapprochement dans le noble cadre de la philia. Cette considération politique procède
d’un constat historique assez banal.
Plutarque en est parfaitement conscient : 9 Le rapprochement entre la
collectivité des convives et celle de la cité remonte à l’époque archaïque, quand le
banquet aristocratique était une des garanties de la cohésion sociale, une réunion dont
l’objectif pouvait être de répartir équitablement les biens (c’est le cas de la réunion
représentée sur le bouclier d’Achille), de dispenser la justice (c’est le cas des banquets
auxquels participe Télémaque dans l’Odyssée) ou de délibérer. 10 C’est-à-dire à une
époque où le banquet était une assemblée délibérante.
3.
Problème politique – réponse des non-banqueteurs
Le théâtre est devenu à Athènes une sorte de soupape de sécurité, assurant
l’expression des réactions élémentaires des citoyens ordinaires face au phénomène du
8
. Ou les conciles plébéiens, puisque le texte de Maxime est une conférence prononcée probablement à
Rome.
9
. Voir la question « Délibérer pendant un banquet n’était pas moins une tradition grecque que perse »,
loc.cit. supra, n. 4. Le moraliste affirme qu’il y a continuité entre les banquets archaïques et les
banquets communs des cités. Démonstration dans Pauline SCHMITT-PANTEL, La cité au banquet.
Histoire des repas publics dans les cités grecques, Rome, 1993, pp. 53-113 et passim.
10
. HOM., Il. 18, vv. 556-606 ; Od. 11, 185-6 ; Il. 9, vv. 68-75 ; voir les analyses de J. RUNDIN, « A
Politics of Eating : Feasting in Early Greek Society », AJPh, 117, 2, 1996, pp. 179-215, notamment
pp. 191-7. Cf., sur Théognis, D. B. LEVINE, « Symposium and the Polis », in Th. J. FIGUEIRA et
G. NAGY (éds.), Theognis of Megara. Poetry and the Polis, Baltimore et Londres, 1985, pp. 176-196 :
« The Theognidea describes the polis in terms of a symposium and the symposium in terms of a polis »
(p. 176).
13
symposion « formel ». Un intermédiaire entre l’ecclésia inclusive et le banquet
exclusif des oligoi, entre le commun des mortels et la classe des banqueteurs. Il est
une formule d’un spécialiste de théâtre ancien qui me paraît résumer parfaitement la
situation. Voici ce qu’écrivait David Wiles : « Le symposium, rite fondamental dans la
société archaïque, s’est transformé sous la démocratie en banquet de quinze mille
convives ».11 C’est, en effet, la meilleure façon de résumer l’anecdote qui faisait dire à
Socrate qu’il ne prenait pas ombrage de ce qu’on disait de lui dans les Nuées parce
que, « quand on le moquait au théâtre, c’était comme dans un grand banquet ».12
Le théâtre, comme le banquet, crée de la philia. Il produit du lien social. Ou,
du moins, l’illusion (la fiction) de lien social indispensable à la cohésion du corps
civique et à la cohérence de son idéologie. Pour la tragédie, le banquet élitaire est
donc un rival aussi dangereux que le tyran. C’est pour cela que le rejet du symposion y
est total. Il suffit de penser à l’Ion d’Euripide : le banquet est en soi un comportement
d’hubris, de démesure. Mais, de l’autre côté, le banquet est inscrit dans la nature
même du genre comique ; quels qu’aient été ses rapports « généalogiques » avec le
11
Voir la contribution de David Wiles dans ce volume.
12
[PLUT.] Mor., 10 D 2 (De l’éducation des enfants) : ὡς γὰρ ἐν συμποσίῳ μεγάλῳ τῷ
θεάτρῳ σκώπτομαι. A. M. BOWIE, 1997, constate que le public d’Aristophane semble familier des
mœurs sympotiques. Je pense que cette familiarité est peut-être en partie le résultat de l’expérience
théâtrale. Voici ce que RUFFELL (art.cit.) écrivait dans sa conclusion : « The inclusive public context and
(metatheatrical) dramatic technique of comedy, both of which involve (what is constructed as) the
demos as a whole, are contrasted with the exclusive and private symposium, with its élite participants ».
Mais ni la comédie ni le drame en général ne sont des phénomènes du même ordre que le banquet ; le
« moment » comique est une représentation (un instantané, une « photo de famille ») de la collectivité
civique et non la collectivité elle-même. Bien que son contexte et sa technique soient bien inclusifs, la
comédie n’est pas une « performance » collective, car l’auteur des pièces, qui ne manque pas une
occasion de révendiquer haut et fort son statut d’auteur, n’est pas le public. Le public réuni en démos
est (du moins théoriquement) l’auteur collectif des décisions politiques, privilège autrefois réservé aux
aristocrates partrageant la daïs. Le théâtre n’est qu’un intermédiaire (un médiateur conciliant, un
créateur de consensus) entre les deux éléments constitutifs de la daïs que la démocratie a tendance à
dissocier : la délibération (qui appartient aux instances collectives de la cité) et les plaisirs divers des
commensaux. On ne fait pas de politique dans le koilon ; on prend plaisir à voir faire de la politique.
14
kômos, la comédie ancienne est toute entière une sorte de festin généralisé.13
L’imagerie du banquet s’y intègre naturellement et produit un mélange d’attitudes de
rejet et d’appropriation (ou de réappropriation) critique. Qu’en est-il du drame
satyrique ? Le « banquet couché » de Polyphème dans le Cyclope d’Euripide est
certes euphorique comme un banquet comique, mais, à la différence du héros
comique, le cyclope en est détruit. Le processus de cette destruction méthodiquement
planifiée par Ulysse constitue entre autres choses une sorte d’anthropologie du
banquet. Par antiphrase, Polyphème est lui-même une définition parfaite du
symposion. Une définition qui fait abstraction du problème politique que l’élitisme
des hétaïroi posait aux Athéniens.
Pour les Athéniens du cinquième siècle, qui n’avaient pas de pensée
spécifiquement sociale et qui essayaient toujours de réfléchir et d’agir politiquement,14
le banquet était une affaire plus compliquée qu’elle ne l’est pour nous. Comment
réagir à la provocation politique que pouvait représenter le banquet de l’élite ? Le
démos athénien avait de cette circonstance une expérience commune et interactive : au
théâtre de Dionysos, les pauvres avaient l’occasion de « festoyer » comme des riches.
Musique, danse, poésie, réflexion politique, le théâtre ancien est une œuvre d’art
totale. Tout y est comme au banquet, ou presque, et il n’est pas jusqu’à la forme en pi
qui ne soit là pour accentuer l’interactivité et favoriser la communication/communion.
Même Dionysos est là en personne pour palier l’absence de vin. C’est pour cela qu’au
théâtre il fait bon rire du symposion. C’est pour cela aussi que la tragédie y répugne.
Parce que le théâtre est une institution de la cité, ces réactions « institutionnelles »
sont à leur manière autant des réponses politiques au problème social que posait au
13
RUFFELL, art.cit., reprend et développe cette thèse par une analyse structurale de l’ensemble
du corpus comique. Sur la question des origines, voir récemment SEGAL, 2001, pp. 1-26.
14
Voir ARENDT, 1983², pp. 59-99.
15
cinquième siècle la quête d’une daïs eïsè également partagée par tout le monde. Réuni
sur la Pnyx, le démos délibère ; réuni dans le koilon, il prend du plaisir et,
accessoirement, il réfléchit.
16