La vie aventureuse de Alfred Silbermann - Universel
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La vie aventureuse de Alfred Silbermann - Universel
1 Mémoire scénique de la Shoah – "La vie aventureuse de Alfred Silbermann" Kurt Grünberg Institut Sigmund-Freud Centre de Conseil Psychothérapeutique Juif Francfort sur le Main pour Enfants, Adolescents et Adultes 15 octobre 2010 Les séquelles psychosociales de l'extrême traumatisme et ses conséquences sur la Deuxième Génération peuvent être comprises uniquement lorsqu'on les analyse également dans sa dimension sociétale et sociale. Un regard sur le "cas individuel" uniquement orienté sur les symptômes, une analyse des seuls processus intrapsychiques et la caractérisation des événements par un diagnostic ICD-10 sont forcément insuffisants. Une approche orthodoxe dans le contexte psychoanalytique courant serait - dans la mesure où un traitement pourrait être possible dans de telles conditions - à définir comme un "agissement thérapeutique de défense". L'exemple de l'analyse de courte durée d'un survivant de la Shoah et sa relation avec son fils dans un environnement quotidien montre la manière dont les conséquences psychiques de traumatismes extrêmes et plus particulièrement leur transmission inconsciente à la Deuxième 2 Génération se produisent prioritairement dans des "scènes" inconscientes. Au-delà du concept de la scène (1967) de Hermann Argelander, les relations quotidiennes, les rapports familiaux et l'isolement vécu d'une réalité quotidienne "allemande" sont impliqués ici dans la mémoire active inconsciente. Les conséquences de traumatismes extrêmes dans le cadre de la Shoah se "transmettent" même très souvent de préférence à des réalités précises, qui vont bien au-delà du simple interpersonnel, de la dynamique du groupe. Celui qui discrédite cette approche comme simple "travail social" ou comme "agissement" du psychoanalyste malentend de manière fondamentale, que, dans le cas des souffrances analysées ici, les psychoanalystes ont le devoir d'adapter leur méthode, par exemple en visitant les patients dans leur environnement quotidien. Ceci est un prérequis pour une psychoanalyse, qui se dit de contribuer essentiellement à l'explication des séquelles de la Shoah. Les constats et réflexions présentés ici sont issus du projet de recherche réalisé ensemble avec Friedrich Markert "Mémoire scénique de la Shoah. A propos de la transmission transgénérationnelle de traumatismes extrêmes en Allemagne" dont la base de données empirique a pu être constituée au cours de traitements psychoanalytiques, de rencontres et interviews à l'Institut SigmundFreud, au Centre Psychothérapeutique Juif, au Point de Rencontre pour les survivants de la Shoah et dans notre activité en tant que psychoanalystes établis. L'objectif de l'étude consiste à analyser les processus et dynamiques de transmission des expériences de persécution de survivants juifs à leurs descendants dans le "pays des auteurs des crimes". 3 Il y a quelques mois, Monsieur Alfred Silbermann, 85 ans, avait contacté le Centre de Conseil Juif. Compte-tenu de ses troubles importants de santé qui l'empêchaient de quitter son domicile, il m'a demandé de lui rendre visite chez lui. Il se disait un survivant de la persécution Nazis et très inquiet pour son fils adulte, Gabriel, qui avait fait une tentative de suicide. Qu'il cherchait de l'aide urgente - pour "Gabriel". Encore au téléphone j'apprends, que Monsieur Silbermann avait déménagé il y a quelques années d'Allemagne du Sud dans une banlieue de Francfort avec son fils après le décès de son épouse à la suite d'une maladie grave. Qu'il travaillait pendant de nombreuses années avec beaucoup de succès dans le commerce du textile et qu'il s'était intensément occupé du national-socialisme pendant son temps libre. Incompréhensible pour Monsieur Silbermann, Gabriel avait sauté par la fenêtre dans une crise psychique, mais avait survécu à cette tentative de suicide avec des blessures relativement anodines. J'ai accepté l'arrangement souhaité, de le visiter à son domicile – bien que j'eusse le sentiment incertain mais sûr que Monsieur Silbermann pourrait se rendre au Centre de Conseil si seulement il le voulait, que le fait d'aller chez lui signifiait que je devais lui manifester ma révérence –, parce que dans le cadre de notre travail au Centre de Conseil Psychothérapeutique Juif ou au Point de Rencontre pour les Survivants de la Shoah nous avons en principe la volonté d'admettre les impératifs des survivants dans la mesure du possible, afin de réduire au maximum la difficulté des entretiens psychothérapeutiques. Mais avant tout - permettez-moi ici de mettre l'accent là-dessus - en voyant vivre quelqu'un dans son environnement privé, on obtient une vue particulière de la vie de cette personne, comment elle s'y est littéralement "installée". 4 C'est précisément là que l'on peut percevoir les répercussions de l'extrême traumatisme dans leur contexte social et spatial mieux que n'importe où ailleurs. L'objectification des rapports traumatiques à l'extérieur, dans les arrangements "du chez soi", que l'on peut observer si souvent, resterait - sans visites à domicile - inconnue. Lorsqu'à l'heure convenue, qui était fixée à la demande de Monsieur Silbermann tôt dans la matinée, parce que son fils ne serait pas à la maison à cette heure-là, je sonne à la porte, rien ne se passe pendant un moment. Après un moment d'attente, c'est - à ma grande surprise Gabriel, le fils, qui m'ouvre la porte pendant que son père met un peignoir. Monsieur Silbermann avait quitté la clinique seulement dans la matinée, où il avait dû se rendre à cause de sa tension élevée. J'attends encore un moment dans le couloir sombre avant d'être invité de rentrer dans le salon aménagé relativement sobre. Là je m'aperçois que les fenêtres sont pourvues de cadenas. Monsieur Silbermann demande immédiatement à son fils de nous servir du café et de me montrer sa lettre de sortie de la clinique. Ensuite, il signale à Gabriel de participer finalement à l'entretien, car, d'après tout, il s'agissait de lui. Ce dernier préfère malgré tout s'isoler dans sa chambre à côté, mais est finalement quand même présent. Sa présence se manifeste lorsque plus tard, exactement au moment où il est question du décès de sa mère, il prend la parole: "Je pense encore souvent à elle"! Dans ce contexte, Gabriel évoque également son traitement psychothérapeutique en cours: "Avec ça on peut dire que je suis occupé". Monsieur Silbermann dévalorise massivement les traitements psychothérapeutiques actuels comme précédents de son fils, tandis que ses descriptions n'invoquent aucune impression négative en moi. Pour 5 moi, les efforts de séparation-individuation de Gabriel, vus d'un œil critique, me paraissent tout à fait compréhensibles avec ce père envahissant et dévalorisant, bien qu'ils ne correspondent pas vraiment aux tentatives profondes d'attachement au père, ni à la force, ni à l'importance de l'obligation d'être le self-objet du père. A mon avis, il s'agit avant tout du père très âgé qui se trouve dans une situation de conflit difficile et qui aurait donc besoin d'une aide psychothérapeutique, une aide qu'il refuse par contre vigoureusement - au moins au niveau du conscient. Il tombe de plus en plus souvent malade, a constamment sa propre mort devant les yeux, "n'ai plus longtemps à vivre" et sa vie "vécue". Monsieur Silbermann dit avec inquiétude de ne pas pouvoir laisser son fils seul. Au cours des entretiens suivants, il semble cependant développer de manière préconsciente un sentiment qu'il existe dans sa vie des entrelacements complexes entre rapports de culpabilité ou soi-disant culpabilité, qu'il n'est pas prêt à résoudre. Ses tentatives de ne pas accepter sa souffrance en tant que la sienne, ne fonctionnent visiblement plus. Ce qu'il attend donc prioritairement de moi est de soutenir ses impulsions, de déclarer exclusivement son fils comme étant le souffrant. Le propre besoin d'aide de Alfred Silbermann ne doit en aucun cas transparaître, car il lui rappellerait comment lui-même, en tant que seul descendant de ses parents, devait de manière impuissante être témoin du fait qu'ils étaient envoyés dans le gaz directement après leur arrivée commune dans le camp de concentration: "Mes parents étaient dirigés dans une autre queue. Je n'ai même pas dit "au revoir" à mon père". Un prisonnier plus âgé l'avait plus tard convaincu de "répéter derrière lui" le Kaddish pour ses parents. 6 Déjà au cours de l'un des premiers entretiens - d'un total de onze jusque là de plusieurs heures - Monsieur Silbermann raconte un événement de l'été 1942 dont il se souvient et qui reste visiblement profondément gravé dans sa mémoire: "Un jour ma mère m'a réveillé quand des gardes allemands avec l'aide de policiers juifs avaient isolé tout le quartier dans le Ghetto. Tous les habitants du Ghetto devaient se rassembler dans les cours. Ils cherchaient des personnes cachées, on entendait des coups de feu. Des enfants hurlant se trouvaient dans des camions. Tous les enfants jusqu'à l'âge de douze ans étaient arrachés à leurs parents et jetés dans les camions. Les cris des enfants et des parents étaient si terrifiants, à vous glacer le sang. Entre les cris, de nouveaux coups de feu étaient tirés sur les personnes qui essayaient de s'enfuir. Ensuite, c'était le tour de notre cour. A nouveau, les mêmes scènes horribles. Les mères et les pères étaient séparés de leurs enfants à coups de gourdins et de matraques et eux aussi étaient jetés dans les voitures. Les voitures étaient remplies d'enfants. Les enfants qui se trouvaient en-dessous s'étaient manifestement déjà étouffés, car ils entassaient sans cesse de nouveaux enfants. Cette action se déroulait de cour en cour avec la même cruauté. A travers toutes les rues on entendait les hurlements des personnes et, encore et encore, entre les hurlements, les coups de feu des assassins. – Quand l'action était terminée, la rumeur courait que les enfants arrachés à leurs parents iraient dans des orphelinats, mais compte-tenu des événements terribles, personne ne voulait y croire. Le soir, tout était calme dans les maisons. Plus aucun enfant ni ne riait, ni ne criait. On entendait seulement les gémissements et les pleurs des mères. Le soir, une jeune femme, à laquelle on avait également enlevé ses enfants 7 s'était donnée la mort en se jetant par la fenêtre de notre maison. Quand son mari rentrait plus tard du travail à la maison et avait appris l'horreur qui s'était passée, il s'est pendu". Pendant que Monsieur Silbermann parle de la déportation et de l'assassinat des enfants, les larmes me viennent. D'un coup, cela m'a ouvert les yeux: Gabriel s'était aussi jeté par la fenêtre! Et je pense à l'infini désespoir dans sa famille. Il semble que Gabriel aussi dans sa façon de vouloir se suicider ait fait l'objet d'une transposition inconsciente. Selon Judith Kestenberg (1995, 191) il s'agit ici d'une intégration profonde qui dépasse de loin le processus d'identification habituel, d'une implication physique inconsciente dans quelque chose de très important du temps de la persécution de son père, un mode que le Psychiatre et Psychoanalyste Paul Schilder appelle l'Apersonnation (Schilder 1950, 172). Descendu dans le "tunnel du temps" (Kerstenberg 1995, 179) de l'histoire de la persécution, Gabriel extériorise quelque chose qui préoccupe son père sans cesse. Sans le savoir, Gabriel vit – "dans une double-existence"“ (ebenda) – le passé de son père. En même temps, on pourrait comprendre la tentative de Gabriel aussi comme un échec total de sa tentative de séparation-individuation. Il "s'élimine" plutôt lui-même que d'admettre ses sentiments de haine vis-àvis de son père et la tristesse associée. Et - permettez-moi cette pensée - même s'il avait "réussi" cette tentative, il serait malgré tout resté attaché à son père jusqu'à l'éternité. Monsieur Silbermann par contre, à qui je fais part de mes réflexions sur la transposition, se montre non affecté: "Gabriel ne sait rien de tout ça", me répond-t-il de manière évasive. Parce que je ne me laisse pas perturber par son comportement souvent grossier et ses dévalorisations, une proximité assez confiante s'installe 8 parfois entre nous au cours des entretiens suivants, ce qui m'incite par exemple à lui apporter un cadeau le jour de son anniversaire. Comme beaucoup d'autres survivants, lui aussi me pose beaucoup de questions personnelles auxquelles je réponds en partie. De cette manière il apprend de moi que j'ai une fille aveugle (ce qui jouera un rôle par la suite). Monsieur Silbermann se dit "direct et clair", "ne pas être un prophète", de parler "Tacheles" et de "toujours regarder les choses en face" - par rapport à la psychoanalyse il reste sceptique. Ma réplique "d'après tout c'est bien si vous me parlez ouvertement, puisque moi aussi je peux alors vous dire les choses comme je les pense", semble le surprendre. Ainsi je lui dis aussi qu'à mon sens son fils n'avait pas besoin d'un traitement psychothérapeutique supplémentaire. A lui par contre je propose d'autres entretiens et dis: "Je sens à quel point il vous est difficile de vous ouvrir personnellement. Cela peut être inquiétant de voir qu'un autre être devient important compte-tenu de toutes les pertes que vous avez subies". Lorsque la fois suivante son fils est à nouveau présent, Monsieur Silbermann lui dit: "Dr. Friedman pense que j'aurais besoin d'entretiens moi". – Le fait qu'il commence à reconnaître que la tentative de suicide de Gabriel aurait très bien pu lui être destinée à lui peut-être, Monsieur Silbermann l'exprime par un lapsus révélateur: au lieu de la "tentative de suicide" de Gabriel, il parle de son "attentat de suicide", un lapsus que je considère comme étant très significatif. Au cours des sessions suivantes, d'autres dévalorisations de Gabriel par son père suivent. Dans le passé, Madame Silbermann avait souvent passé des soirées tard avec son fils jusqu'à ce qu'elle dise: assez". Monsieur Silbermann par contre était allé se coucher tôt: "De quoi puis-je parler avec lui"? Il se plaint aussi du fait que son fils ne soit pas 9 raisonnable et de son manque du sens des affaires. Les traitements psychothérapeutiques n'avaient globalement "pas de sens", "ne valaient leur argent" et en partie ont fait preuve d'une "grave négligence". Avec Gabriel "on ne peut pas parler, ça n'a pas de sens". Lui-même non plus "n'avait pas besoin de traitement", dit-il de façon irritée. Et plus tard, quand je propose que nous pourrions faire les sessions suivantes à l'Institut Sigmund-Freud, il dit: "Vous pouvez venir ici; je ne veux pas dépenser d'argent pour un taxi". Pour encore dévaloriser mon travail, il me reproche ensuite: "Si cela était un entretien d'affaires, je dirais: 'des Lockschen froides'1. Parler avec vous n'a aucune importance - après cinq minutes tout est oublié". Le fait que ces attaques contre moi expriment le refus d'un sentiment d'affection et d'un désir de proximité envers moi devient évident lorsqu'il remarque: "A vrai dire je suis seulement un objet d'études pour vous", finalement on est "seul dans la vie". Personne ne lui avait rendu visite à l'hôpital: "C'était pire qu'au camp de concentration" lui échappe, "à Auschwitz j'avais au moins les autres Jidden avec moi". Je ressens sa grande solitude. Quand je dis, qu'il était resté seul et sans réconfort avec beaucoup de choses, il essaie de refouler un sanglot. Au cours de la cinquième session, Monsieur Silbermann se plaint du fait que son fils ait une amie non juive. Lorsque je le confronte au fait qu'il avait décidé d'un côté de vivre en Allemagne et que de l'autre côté il n'acceptait pas que son fils entretienne une relation avec une femme non juive, il me répond: "Maintenant je vous jette dehors! J'ai si mal dormi la nuit dernière". 1 Lockschen est une spécialité que l'on mange pour la fête juive Lag ba’Omer. Les jours Omer (entre Pessach et Schawout) sont une période de deuil (pas de mariage, pas de coupe de cheveux), sauf le 33ième jour, Lag ba'Omer. – Je suppose que les "Lockschen froides" n'ont pas forcément bon goût! 10 Lorsque je me lève immédiatement pour partir, il demande pourtant: "Est-ce que vous revenez la semaine prochaine"? La fois suivante, il me salue joyeusement: "Entrez - vous connaissez la maison". Ensuite, je remarque une bougie allumée sur la table et il dit: "C'est un plaisir pour moi de parler avec vous - j'ai maintenant quelqu'un à qui je peux parler. – Je n'ai jamais parlé à personne de mon histoire personnelle, à personne, même pas à ma femme - et elle non plus, elle ne m'a pas raconté son histoire". Après avoir parlé des nombreuses expériences et scènes de sa vie mouvementée, que je reçois avec beaucoup d'intérêt, il m'invite: "Ecrivez donc un livre sur moi. J'ai déjà trouvé le titre: La vie aventureuse de Alfred Silbermann" et lorsqu'on se dit au revoir, il dit: "Semaine prochaine: same place, same time". La nuit avant la session suivante avec Monsieur Silbermann, je fais le rêve suivant: Un homme me raconte, que le dernier survivant qui était décédé à Francfort, était assassiné; et ce, parce qu'il n'avait pas accepté la publication des mémoires de sa vie. Apparemment, je suis soupçonné et pense au fils d'un survivant qui avait fait une psychoanalyse chez moi: est-ce que lui aurait pu assassiner son père? Laplanche et Pontalis (1967, 164) entendent le contre-transfert comme "l'ensemble des réactions inconscientes du psychoanalyste à la personne de l'analysé, et plus particulièrement au transfert de celui-ci". Les rêves de contre-transfert peuvent être d'une valeur révélatrice particulière pour la recherche du processus inconscient thérapeutique et dans le contexte actuel surtout par rapport à la coexistence scénique du psychoanalyste et du patient. Ellen Reinke (2010, 142) travaille sur les "états oniriques de l'analyste" et exprime sa fascination pour "la créativité 11 de ces rêves et leur aptitude en tant qu'outil dans l'analyse" (ebd.), notamment "avec des patients pour lesquels il ne s'agit pas seulement d'une resymbolisation, mais […] de la suppression de la barrière de symbolisation par une reformulation, la création d'une nouvelle forme d'interaction. Cela doit évoquer en nous un étonnement concernant les ressources de l'inconscient de nos patients, de quelle manière créative ils savent se servir de la situation analytique pour transmettre de tels contenus indicibles" (ebd., 142f.). Dans ce contexte, mon rêve de contre-transfert avant une session avec Monsieur Silbermann révèle – et ce seulement nié en partie – certaines pulsions meurtrières que je nourris à son égard. Probablement ici, je suis identifié à son fils, reprends dans le rêve ce que Gabriel reporte inconsciemment sur son père, ce qui devrait lui permettre de se "libérer" d'un tel père; à quoi il ne parvient pas, compte-tenu de son amour existant envers lui en même temps, mais avant tout pour protéger le père contre ses agressions. Compte-tenu du traumatisme lourd du père, il n'a d'ailleurs pas le droit d'y parvenir, car cela le laisserait croire d'être au même niveau que les réels coupables qui ont essayé de détruire le père. Le père le ressent, il a d'ailleurs donné un nom à ce "danger" en appelant la tentative de suicide du fils un "attentat". Mais qu'est-ce que Gabriel doit faire pour devenir libre, d'autant plus qu'il doit sentir que le père – caché derrière une peur panique - nourrit luimême des sentiments de haine destructeurs à l'égard de son fils? Il ne s'agit pas de la haine oedipienne, pas de la pulsion destructrice exprimée symboliquement comme nous le connaissons des relations familiales normales et névrotiques et de la mythologie. Ces pulsions destructrices et peurs d'être détruit sont ici à comprendre au sens qu'elles menacent de devenir réelles d'un moment à l'autre. Leur 12 intégration dans une confiance en soi et une confiance dans le monde est ressentie comme étant hautement fragile, compte-tenu de l'histoire extrêmement traumatique de Monsieur Silbermann. Le risque qu'elles "tournent mal", ce risque là reste effrayant. Il y a plutôt la menace permanente d'un retour de la réalité traumatique réellement vécue. Gabriel est complètement dépassé par tout cela. Face au dilemme, dans lequel il se sent capturé, il est complètement aveugle. L'analyste par contre, qui laisse parler son propre rêve comme le rêve du fils, est capable de le voir. Cela doit inquiéter Monsieur Silbermann, évoquer en lui une grande peur que les verrous de ses émotions puissent s'ouvrir et que ses mises en scène au service de la défense s'effondrent. L'analyste devient ainsi un objet menaçant qui évoque des sentiments de douleur, de tristesse, de désespoir, d'impuissance et de peur face aux désirs de destruction et auquel il faut par conséquent renoncer. Je ne suis donc pas surpris que Monsieur Silbermann poursuive la scène dans la session suivante et exprime à nouveau ses doutes sur la psychothérapie: "Personne de nous deux ne profite de notre thérapie". Je lui réponds: "Vous dites que nos entretiens ne vous font pas avancer. Aucun entretien ne peut annuler le passé, il n'y a pas de 'réparation'. Mais j'ai l'impression que vous êtes très seul avec ce qui vous travaille si intensément. Peut-être serait-il judicieux de s'en occuper ensemble". Après un moment de réflexion, il dit: "Avez-vous vu le film à la télévision sur le traitement des personnes aveugles? Là, j'ai pensé à vous". Ici, il m'approche de très près et raconte directement à la suite comment il a dansé un jour avec "une jeune femme" qui habitait dans le Ghetto un étage au-dessus de sa famille et qui avait un gramophone. Quand son père s'en est aperçu, Alfred a reçu une gifle: "Comment peux-tu danser 13 pendant que dehors des corps sont amenés sur des brouettes"? C'est justement ce souvenir – je ne peux faire qu'une allusion ici – qui montre de manière si impressionnante, à quel point oedipalité est fusionnée avec mort et destruction et l'empêche de rendre possible au fils ce que son histoire lui a rendu impossible pour toujours (voir Grünberg 2000a, 2007). "On pensait seulement à soi", me répond Monsieur Silbermann à cela, parce qu'il croit encore aujourd'hui d'être obligé de s'en "excuser". Au cours de la onzième session – après une nouvelle hospitalisation de son fils – il interrompt les entretiens avec moi: "Vous avez échoué sur toute la ligne. Ils l'ont enfermé. Vous ne vous êtes pas rendu compte de l'ampleur (…) Je suis un homme poli - il n'y a plus rien à dire". Et plus tard: "Je devais toujours prendre seul mes décisions dans ma vie personne ne vous aide. Toutes mes décisions dans ma vie étaient bonnes, aussi celle-là, de vous jeter dehors". Le refus du père de voir qu'il existe une implication réciproque et sa façon destructive d'agir ont à nouveau pris le dessus, la nouvelle rechute de son fils a confirmé sa vieille conviction et a ainsi sauvé sa défense. Le fait d'avoir été jeté dehors évoque en moi d'abord un sentiment de soumission impuissante. Je me sens démuni et abattu, me demande ce que j'ai à me reprocher et si tous mes efforts étaient vains. Mais en même temps, je suis également très fâché et en colère des dévalorisations massives que Alfred Silbermann m'a fait subir à moi (et à d'autres personnes) de manière répétée. Au cours d'une session d'intervision, peu après l'interruption du traitement, je ressens à nouveau ma colère désespérée, qui évoque encore une fois une pensée meurtrière en moi: Je suis terrifié en m'entendant dire: "Qu'il crève"! 14 Seulement plus tard, dans le contexte d'une autre supervision d'experts, je commence à entrevoir que l'identification avec Gabriel a fait naître une peur en moi qu'on pourrait effectivement me jeter dehors (par la fenêtre? Cela me fait penser au récit d'une survivante qui a observé lors de la "liquidation" d'une crèche juive dans le Ghetto comment des petits enfants ont été jetés par la fenêtre par des SS ; – dans le camion?) ou me forcer à sauter moi-même par la fenêtre. Mon "Qu'il crève"! devait me transposer avec le mécanisme de défense du passage du passif à l'actif, pour me "sauver" d'un dilemme, lequel, dans le sens d'une "mémoire scénique de la Shoah", m'a été donc également transmis. Maintenant, on pourrait défendre la thèse que Monsieur Silbermann serait, d'après le mécanisme de défense de l'Identification avec l'agresseur (1936) décrit par Anna Freud, lui-même devenu un Nazi. La photo qu'il m'a copiée pourrait en être l'affirmation: Cette photo le montre dans un manteau en cuir noir qu'il a fait faire pour lui-même et un officier soviétique après la libération. Pendant sa description, l'imagination qu'il ressemble dans ce manteau à un SS émerge en moi. Lorsque j'exprime cette pensée, nous en rions ensemble. Lors de la considération analytique de notre rire, je comprends mieux sa signification: Les Nazis n'ont pas réussi à finaliser leur œuvre de destruction. Monsieur Silbermann et moi-même nous rassurons mutuellement en quelque sorte d'être en vie et d'avoir aussi le droit de haïr; notre rire a quelque chose de triomphal. Nous nous sommes glissés dans le rôle de vainqueurs sur les Nazis. – Mettre un comportement comme celui de Monsieur Silbermann au même niveau que les SS est absolument inapproprié, même si de telles réflexions peuvent correspondre à l'esprit du temps actuel; n'existent-ils pas de nombreux documents concernant des tentatives de vouloir se décharger 15 par l'inversion des rôles coupable-victime, par les mises en parallèle ou par le fait d'essayer d'aplanir la différence fondamentale entre les criminels Nazis et leurs victimes (voir Grünberg 2000b, 2001). Alfred Silbermann vit dans cette partie de son monde d'expériences qui représente "la perte de la confiance dans le monde" (Jean Améry 1977) et le non-respect de la dignité humaine. "Plus jamais" il ne doit être livré au pouvoir des autres. Il n'a plus le droit de faire confiance, car ceci signifierait le danger d'être à nouveau déçu. Un sens de la vie essentiel pour lui réside dans le fait que plus jamais il ne veut se voir ni lui, ni ses proches et ni son peuple livré à la volonté de destruction éliminatoire des auteurs des crimes (voir Goldhagen 1996). C'est sur quoi est fondée sa haine et l'impossibilité d'accepter des relations étroites. Ceci le touche d'abord lui-même, car il se met ainsi une barrière à beaucoup d'espaces d'expérience. Sa tragédie en tant que père réside dans le fait qu'il voit, qu'il projette quelque chose de lui-même dans son fils, notamment sa dépendance, son indigence et sa fragilité, et tout cela, il doit maintenant le repousser de manière agressive. Et c'est exactement ce point qui conduit son fils à désespérer de son père et au lieu de pouvoir développer sa propre autonomie dans un processus de séparation-individuation, il doit sauter par la fenêtre. Pour le fils Gabriel, la tragédie consiste donc avant tout en le fait d'avoir un père qui ne peut lui transmettre ni la confiance dans la vie ni dans la vivacité d'une relation et au-delà, qu'il a été fait self-objet du père dont le père a besoin pour réguler sa propre estime de soi. Ceci bloque le fils dans le développement d'une quelconque autonomie. Je résume: 16 La signification plus profonde de l'extrême traumatisme peut être appréhendée uniquement lorsqu'on le comprend dans sa dimension sociétale et sociale. Un regard sur des processus intrapsychiques individuels dans une seule personne, uniquement orienté sur les symptômes, est forcément insuffisant. Seule une analyse du traumatisme enveloppé dans des scènes saurait tenir compte de ce que Siegfried Bernfeld (1929) a appelé le lieu social du traumatisme. C'est la seule façon d'évaluer l'ampleur des séquelles psychosociales de la persécution par les Nazis, plus particulièrement comment elle se manifeste dans sa transmission transgénérationnelle. C'est seulement ma volonté de visiter Alfred Silbermann dans son monde social, dans son "chez lui" et d'accepter sa constellation scénique d'un système relationnel qui a rendu possible une vue plus approfondie de la constellation relationnelle familiale et (donc) sociale de cette famille de survivants et de là – et justement pas l'inverse – de mieux laisser transparaître également les processus intrapsychiques. Le fait de ne pas le visiter chez lui pour des "soi-disant" raisons d'abstinence aurait non seulement été inapproprié, mais bien au contraire aurait constitué une "faute professionnelle" et aurait probablement empêché un traitement d'entrée. C'est seulement maintenant que l'on peut comprendre que et comment le cosmos psychotique de la Shoah réellement vécu, comme l'a appelé Ilse Grubrich-Simitis (1979, 1011), a laissé ses traces massives dans la vie et la psyché de Monsieur Silbermann et qui se sont répercutées sur son destin et forcément sur son fils unique. Comme il est ressorti même pendant cette courte période de relation avec l'analyste, il existait et il existe au sein de la famille une oscillation permanente entre affection tendre et dévalorisation cassante, vu des deux côtés. Les pulsions incestueuses et agressives-destructrices qui se 17 développent de cette façon au sein de la famille ne trouvent pas de lieux de sublimation, ni à l'intérieur ni à l'extérieur du cadre familial. Il n'y a pas de systèmes substitutifs permettant de les vivre, pour que la relation intérieure puisse devenir plus harmonieuse et conciliante. Avec le terme du Teleskoping Haydée Faimberg (2009) décrit l'emboîtement et le rapprochement inconscients des différentes générations par identification. Selon elle, dans un tel processus d'identification "une histoire, qui au moins partiellement n'appartient pas à la génération du patient", se densifierait; (S. 26), elle parle d'identifications aliénantes" (ebd.). Un tel Teleskoping s'est clairement produit dans le cas de la famille Silbermann: Les deux générations sont comme enchaînées l'une à l'autre et cela réveille à nouveau des sentiments de haine et de culpabilité. Il est donc logique dans une certaine mesure que Alfred Silbermann vit la tentative de suicide de son fils comme un "attentat" dirigé contre lui-même. Interpréter cette situation par contre au sens d'une identification de Alfred Silbermann avec les auteurs des crimes Nazi démontre une incompréhension totale des contextes et réalités existants ici. Les pulsions de destruction éliminatoires de la SS sont nées d'une origine complètement différente, d'autres sources de pulsion et d'autres lieux sociaux. Elles résultent – en bref – de peurs paranoïdes antérieures devant un objet destructeur imaginaire. Elles étaient liées à un phantasme mégalomaniaque d'une auto-délivrance en exterminant les juifs. C'est spécialement dans cet objectif qu'ils se sont organisés en commandos de mort et ont construit le complexe de l'extermination similaire à une vaste industrie. Conceptualiser le fait de se glisser dans un manteau en cuir dans le sens d'une identification avec le persécuteur Nazi serait à mon avis obscène. 18 Les pulsions et comportements agressifs-destructeurs de Alfred Silbermann sont fondés sur un échec dû au traumatisme d'un effort de séparation après la Shoah, sur l'échec d'une relation parents-enfant, qui elle devait contribuer à quelque chose comme une cicatrisation du Soi et des objets. En termes du Teleskoping, les générations restent emboîtées les unes dans les autres, une séparation-individuation ne peut pas réussir dans ce cas. La relation échoue due à une peur que la persécution réellement vécue du père se répète. Gabriel ne doit pas donner libre cours à ses pulsions agressives, parce qu'elles rappelleraient à son père ses peurs d'extermination. L'oscillation entre affection tendre et dévalorisation du fils (en tant que self-objet) le lui rend impossible de gagner une position oedipale adulte, afin de pouvoir traiter ainsi les pulsions agressives à un niveau symbolique. Son seul recours – jusque là – était de se "sacrifier" comme les enfants dans le Ghetto, mais dans tous les cas, de se rendre, en termes de Kestenberg, dans le "tunnel du temps" de l'histoire de la persécution du père, afin de trouver là, ce qui a si décisivement imprégné la tragédie de cette famille. C'est ainsi qu'il oppose à son père la violence d'une haine oedipienne "empoisonnée" par les Nazis. Bibliographie Argelander, H. (1967), Das Erstinterview in der Psychotherapie, Teil 1-3. Psyche 21, 341-368, 429-467, 473-512 Améry, J. (1977), Jenseits von Schuld und Sühne. Bewältigungsversuche eines Überwältigten. Stuttgart: Klett, 1980 Bernfeld, S. (1929), Der soziale Ort und seine Bedeutung für die Neurose, Verwahrlosung und Pädagogik. In: Antiautoritäre Erziehung und Psychoanalyse, Bd. 1. Darmstadt: März Verlag, 1969, 198-211 Faimberg, H. (2009), Teleskoping. Die intergenerationelle Weitergabe narzisstischer Bindungen. Frankfurt am Main: Brandes und Apsel 19 Freud, A. (1936), Das Ich und die Abwehrmechanismen. Teil III Zwei Beispiele für Abwehrtypen. 9. Die Identifizierung mit dem Angreifer. In : Die Schriften der Anna Freud, Band I, München: Kindler, 1980, 293-304 Goldhagen, D.J. (1996), Hitlers willige Vollstrecker. Ganz gewöhnliche Deutsche und der Holocaust. 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