La vie aventureuse de Alfred Silbermann - Universel

Transcription

La vie aventureuse de Alfred Silbermann - Universel
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Mémoire scénique de la Shoah –
"La vie aventureuse de Alfred Silbermann"
Kurt Grünberg
Institut Sigmund-Freud
Centre de Conseil Psychothérapeutique Juif Francfort sur le Main pour
Enfants, Adolescents et Adultes
15 octobre 2010
Les séquelles psychosociales de l'extrême traumatisme et ses
conséquences sur la Deuxième Génération peuvent être comprises
uniquement lorsqu'on les analyse également dans sa dimension
sociétale et sociale. Un regard sur le "cas individuel" uniquement orienté
sur les symptômes, une analyse des seuls processus intrapsychiques et
la caractérisation des événements par un diagnostic ICD-10 sont
forcément insuffisants. Une approche orthodoxe dans le contexte
psychoanalytique courant serait - dans la mesure où un traitement
pourrait être possible dans de telles conditions - à définir comme un
"agissement thérapeutique de défense".
L'exemple de l'analyse de courte durée d'un survivant de la Shoah et sa
relation avec son fils dans un environnement quotidien montre la
manière dont les conséquences psychiques de traumatismes extrêmes
et plus particulièrement leur transmission inconsciente à la Deuxième
2
Génération
se
produisent
prioritairement
dans
des
"scènes"
inconscientes. Au-delà du concept de la scène (1967) de Hermann
Argelander, les relations quotidiennes, les rapports familiaux et
l'isolement vécu d'une réalité quotidienne "allemande" sont impliqués ici
dans
la
mémoire
active
inconsciente.
Les
conséquences
de
traumatismes extrêmes dans le cadre de la Shoah se "transmettent"
même très souvent de préférence à des réalités précises, qui vont bien
au-delà du simple interpersonnel, de la dynamique du groupe.
Celui qui discrédite cette approche comme simple "travail social" ou
comme "agissement" du psychoanalyste malentend de manière
fondamentale, que, dans le cas des souffrances analysées ici, les
psychoanalystes ont le devoir d'adapter leur méthode, par exemple en
visitant les patients dans leur environnement quotidien. Ceci est un
prérequis
pour
une
psychoanalyse,
qui
se
dit
de
contribuer
essentiellement à l'explication des séquelles de la Shoah.
Les constats et réflexions présentés ici sont issus du projet de recherche
réalisé ensemble avec Friedrich Markert "Mémoire scénique de la
Shoah.
A
propos
de
la
transmission
transgénérationnelle
de
traumatismes extrêmes en Allemagne" dont la base de données
empirique
a
pu
être
constituée
au
cours
de
traitements
psychoanalytiques, de rencontres et interviews à l'Institut SigmundFreud, au Centre Psychothérapeutique Juif, au Point de Rencontre pour
les survivants de la Shoah et dans notre activité en tant que
psychoanalystes établis. L'objectif de l'étude consiste à analyser les
processus et dynamiques de transmission des expériences de
persécution de survivants juifs à leurs descendants dans le "pays des
auteurs des crimes".
3
Il y a quelques mois, Monsieur Alfred Silbermann, 85 ans, avait contacté
le Centre de Conseil Juif. Compte-tenu de ses troubles importants de
santé qui l'empêchaient de quitter son domicile, il m'a demandé de lui
rendre visite chez lui. Il se disait un survivant de la persécution Nazis et
très inquiet pour son fils adulte, Gabriel, qui avait fait une tentative de
suicide. Qu'il cherchait de l'aide urgente - pour "Gabriel".
Encore au téléphone j'apprends, que Monsieur Silbermann avait
déménagé il y a quelques années d'Allemagne du Sud dans une
banlieue de Francfort avec son fils après le décès de son épouse à la
suite d'une maladie grave. Qu'il travaillait pendant de nombreuses
années avec beaucoup de succès dans le commerce du textile et qu'il
s'était intensément occupé du national-socialisme pendant son temps
libre. Incompréhensible pour Monsieur Silbermann, Gabriel avait sauté
par la fenêtre dans une crise psychique, mais avait survécu à cette
tentative de suicide avec des blessures relativement anodines.
J'ai accepté l'arrangement souhaité, de le visiter à son domicile – bien
que j'eusse le sentiment incertain mais sûr que Monsieur Silbermann
pourrait se rendre au Centre de Conseil si seulement il le voulait, que le
fait d'aller chez lui signifiait que je devais lui manifester ma révérence –,
parce que dans le cadre de notre travail au Centre de Conseil
Psychothérapeutique Juif ou au Point de Rencontre pour les Survivants
de la Shoah nous avons en principe la volonté d'admettre les impératifs
des survivants dans la mesure du possible, afin de réduire au maximum
la difficulté des entretiens psychothérapeutiques.
Mais avant tout -
permettez-moi ici de mettre l'accent là-dessus - en voyant vivre
quelqu'un dans son environnement privé, on obtient une vue particulière
de la vie de cette personne, comment elle s'y est littéralement "installée".
4
C'est précisément là que l'on peut percevoir les répercussions de
l'extrême traumatisme dans leur contexte social et spatial mieux que
n'importe où ailleurs. L'objectification des rapports traumatiques à
l'extérieur, dans les arrangements "du chez soi", que l'on peut observer
si souvent, resterait - sans visites à domicile - inconnue.
Lorsqu'à l'heure convenue, qui était fixée à la demande de Monsieur
Silbermann tôt dans la matinée, parce que son fils ne serait pas à la
maison à cette heure-là, je sonne à la porte, rien ne se passe pendant
un moment. Après un moment d'attente, c'est - à ma grande surprise Gabriel, le fils, qui m'ouvre la porte pendant que son père met un
peignoir. Monsieur Silbermann avait quitté la clinique seulement dans la
matinée, où il avait dû se rendre à cause de sa tension élevée. J'attends
encore un moment dans le couloir sombre avant d'être invité de rentrer
dans le salon aménagé relativement sobre. Là je m'aperçois que les
fenêtres sont pourvues de cadenas.
Monsieur Silbermann demande immédiatement à son fils de nous servir
du café et de me montrer sa lettre de sortie de la clinique. Ensuite, il
signale à Gabriel de participer finalement à l'entretien, car, d'après tout, il
s'agissait de lui. Ce dernier préfère malgré tout s'isoler dans sa chambre
à côté, mais est finalement quand même présent. Sa présence se
manifeste lorsque plus tard, exactement au moment où il est question du
décès de sa mère, il prend la parole: "Je pense encore souvent à elle"!
Dans
ce
contexte,
Gabriel
évoque
également
son
traitement
psychothérapeutique en cours: "Avec ça on peut dire que je suis
occupé".
Monsieur
Silbermann
dévalorise
massivement
les
traitements
psychothérapeutiques actuels comme précédents de son fils, tandis que
ses descriptions n'invoquent aucune impression négative en moi. Pour
5
moi, les efforts de séparation-individuation de Gabriel, vus d'un œil
critique, me paraissent tout à fait compréhensibles avec ce père
envahissant et dévalorisant, bien qu'ils ne correspondent pas vraiment
aux tentatives profondes d'attachement au père, ni à la force, ni à
l'importance de l'obligation d'être le self-objet du père. A mon avis, il
s'agit avant tout du père très âgé qui se trouve dans une situation de
conflit difficile et qui aurait donc besoin d'une aide psychothérapeutique,
une aide qu'il refuse par contre vigoureusement - au moins au niveau du
conscient. Il tombe de plus en plus souvent malade, a constamment sa
propre mort devant les yeux, "n'ai plus longtemps à vivre" et sa vie
"vécue". Monsieur Silbermann dit avec inquiétude de ne pas pouvoir
laisser son fils seul.
Au cours des entretiens suivants, il semble cependant développer de
manière préconsciente un sentiment qu'il existe dans sa vie des
entrelacements complexes entre rapports de culpabilité ou soi-disant
culpabilité, qu'il n'est pas prêt à résoudre. Ses tentatives de ne pas
accepter sa souffrance en tant que la sienne, ne fonctionnent visiblement
plus. Ce qu'il attend donc prioritairement de moi est de soutenir ses
impulsions, de déclarer exclusivement son fils comme étant le souffrant.
Le propre besoin d'aide de Alfred Silbermann ne doit en aucun cas
transparaître, car il lui rappellerait comment lui-même, en tant que seul
descendant de ses parents, devait de manière impuissante être témoin
du fait qu'ils étaient envoyés dans le gaz directement après leur arrivée
commune dans le camp de concentration: "Mes parents étaient dirigés
dans une autre queue. Je n'ai même pas dit "au revoir" à mon père". Un
prisonnier plus âgé l'avait plus tard convaincu de "répéter derrière lui" le
Kaddish pour ses parents.
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Déjà au cours de l'un des premiers entretiens - d'un total de onze jusque
là de plusieurs heures - Monsieur Silbermann raconte un événement de
l'été 1942 dont il se souvient et qui reste visiblement profondément gravé
dans sa mémoire:
"Un jour ma mère m'a réveillé quand des gardes allemands avec
l'aide de policiers juifs avaient isolé tout le quartier dans le Ghetto.
Tous les habitants du Ghetto devaient se rassembler dans les
cours. Ils cherchaient des personnes cachées, on entendait des
coups de feu. Des enfants hurlant se trouvaient dans des camions.
Tous les enfants jusqu'à l'âge de douze ans étaient arrachés à leurs
parents et jetés dans les camions. Les cris des enfants et des
parents étaient si terrifiants, à vous glacer le sang. Entre les cris, de
nouveaux coups de feu étaient tirés sur les personnes qui
essayaient de s'enfuir. Ensuite, c'était le tour de notre cour. A
nouveau, les mêmes scènes horribles. Les mères et les pères
étaient séparés de leurs enfants à coups de gourdins et de
matraques et eux aussi étaient jetés dans les voitures. Les voitures
étaient remplies d'enfants. Les enfants qui se trouvaient en-dessous
s'étaient manifestement déjà étouffés, car ils entassaient sans cesse
de nouveaux enfants. Cette action se déroulait de cour en cour avec
la même cruauté. A travers toutes les rues on entendait les
hurlements des personnes et, encore et encore, entre les
hurlements, les coups de feu des assassins. – Quand l'action était
terminée, la rumeur courait que les enfants arrachés à leurs parents
iraient dans des orphelinats, mais compte-tenu des événements
terribles, personne ne voulait y croire. Le soir, tout était calme dans
les maisons. Plus aucun enfant ni ne riait, ni ne criait. On entendait
seulement les gémissements et les pleurs des mères. Le soir, une
jeune femme, à laquelle on avait également enlevé ses enfants
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s'était donnée la mort en se jetant par la fenêtre de notre maison.
Quand son mari rentrait plus tard du travail à la maison et avait
appris l'horreur qui s'était passée, il s'est pendu".
Pendant que Monsieur Silbermann parle de la déportation et de
l'assassinat des enfants, les larmes me viennent. D'un coup, cela m'a
ouvert les yeux: Gabriel s'était aussi jeté par la fenêtre! Et je pense à
l'infini désespoir dans sa famille. Il semble que Gabriel aussi dans sa
façon de vouloir se suicider ait fait l'objet d'une transposition
inconsciente. Selon Judith Kestenberg (1995, 191) il s'agit ici d'une
intégration profonde qui dépasse de loin le processus d'identification
habituel, d'une implication physique inconsciente dans quelque chose de
très important du temps de la persécution de son père, un mode que le
Psychiatre et Psychoanalyste Paul Schilder appelle l'Apersonnation
(Schilder 1950, 172). Descendu dans le "tunnel du temps" (Kerstenberg
1995, 179) de l'histoire de la persécution, Gabriel extériorise quelque
chose qui préoccupe son père sans cesse. Sans le savoir, Gabriel vit –
"dans une double-existence"“ (ebenda) – le passé de son père.
En même temps, on pourrait comprendre la tentative de Gabriel aussi
comme un échec total de sa tentative de séparation-individuation. Il
"s'élimine" plutôt lui-même que d'admettre ses sentiments de haine vis-àvis de son père et la tristesse associée. Et - permettez-moi cette pensée
- même s'il avait "réussi" cette tentative, il serait malgré tout resté
attaché à son père jusqu'à l'éternité.
Monsieur Silbermann par contre, à qui je fais part de mes réflexions sur
la transposition, se montre non affecté: "Gabriel ne sait rien de tout ça",
me répond-t-il de manière évasive.
Parce que je ne me laisse pas perturber par son comportement souvent
grossier et ses dévalorisations, une proximité assez confiante s'installe
8
parfois entre nous au cours des entretiens suivants, ce qui m'incite par
exemple à lui apporter un cadeau le jour de son anniversaire. Comme
beaucoup d'autres survivants, lui aussi me pose beaucoup de questions
personnelles auxquelles je réponds en partie. De cette manière il
apprend de moi que j'ai une fille aveugle (ce qui jouera un rôle par la
suite).
Monsieur Silbermann se dit "direct et clair", "ne pas être un prophète", de
parler "Tacheles" et de "toujours regarder les choses en face" - par
rapport à la psychoanalyse il reste sceptique. Ma réplique "d'après tout
c'est bien si vous me parlez ouvertement, puisque moi aussi je peux
alors vous dire les choses comme je les pense", semble le surprendre.
Ainsi je lui dis aussi qu'à mon sens son fils n'avait pas besoin d'un
traitement psychothérapeutique supplémentaire. A lui par contre je
propose d'autres entretiens et dis: "Je sens à quel point il vous est
difficile de vous ouvrir personnellement. Cela peut être inquiétant de voir
qu'un autre être devient important compte-tenu de toutes les pertes que
vous avez subies". Lorsque la fois suivante son fils est à nouveau
présent, Monsieur Silbermann lui dit: "Dr. Friedman pense que j'aurais
besoin d'entretiens moi". – Le fait qu'il commence à reconnaître que la
tentative de suicide de Gabriel aurait très bien pu lui être destinée à lui
peut-être, Monsieur Silbermann l'exprime par un lapsus révélateur: au
lieu de la "tentative de suicide" de Gabriel, il parle de son "attentat de
suicide", un lapsus que je considère comme étant très significatif.
Au cours des sessions suivantes, d'autres dévalorisations de Gabriel par
son père suivent. Dans le passé, Madame Silbermann avait souvent
passé des soirées tard avec son fils jusqu'à ce qu'elle dise: assez".
Monsieur Silbermann par contre était allé se coucher tôt: "De quoi puis-je
parler avec lui"? Il se plaint aussi du fait que son fils ne soit pas
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raisonnable et de son manque du sens des affaires. Les traitements
psychothérapeutiques n'avaient globalement "pas de sens", "ne valaient
leur argent" et en partie ont fait preuve d'une "grave négligence". Avec
Gabriel "on ne peut pas parler, ça n'a pas de sens". Lui-même non plus
"n'avait pas besoin de traitement", dit-il de façon irritée. Et plus tard,
quand je propose que nous pourrions faire les sessions suivantes à
l'Institut Sigmund-Freud, il dit: "Vous pouvez venir ici; je ne veux pas
dépenser d'argent pour un taxi".
Pour encore dévaloriser mon travail, il me reproche ensuite: "Si cela était
un entretien d'affaires, je dirais: 'des Lockschen froides'1. Parler avec
vous n'a aucune importance - après cinq minutes tout est oublié". Le fait
que ces attaques contre moi expriment le refus d'un sentiment d'affection
et d'un désir de proximité envers moi devient évident lorsqu'il remarque:
"A vrai dire je suis seulement un objet d'études pour vous", finalement on
est "seul dans la vie". Personne ne lui avait rendu visite à l'hôpital:
"C'était pire qu'au camp de concentration" lui échappe, "à Auschwitz
j'avais au moins les autres Jidden avec moi". Je ressens sa grande
solitude. Quand je dis, qu'il était resté seul et sans réconfort avec
beaucoup de choses, il essaie de refouler un sanglot.
Au cours de la cinquième session, Monsieur Silbermann se plaint du fait
que son fils ait une amie non juive. Lorsque je le confronte au fait qu'il
avait décidé d'un côté de vivre en Allemagne et que de l'autre côté il
n'acceptait pas que son fils entretienne une relation avec une femme non
juive, il me répond: "Maintenant je vous jette dehors! J'ai si mal dormi la
nuit dernière".
1
Lockschen est une spécialité que l'on mange pour la fête juive Lag ba’Omer. Les jours
Omer (entre Pessach et Schawout) sont une période de deuil (pas de mariage, pas de coupe
de cheveux), sauf le 33ième jour, Lag ba'Omer. – Je suppose que les "Lockschen froides"
n'ont pas forcément bon goût!
10
Lorsque je me lève immédiatement pour partir, il demande pourtant:
"Est-ce que vous revenez la semaine prochaine"?
La fois suivante, il me salue joyeusement: "Entrez - vous connaissez la
maison". Ensuite, je remarque une bougie allumée sur la table et il dit:
"C'est un plaisir pour moi de parler avec vous - j'ai maintenant quelqu'un
à qui je peux parler. – Je n'ai jamais parlé à personne de mon histoire
personnelle, à personne, même pas à ma femme - et elle non plus, elle
ne m'a pas raconté son histoire". Après avoir parlé des nombreuses
expériences et scènes de sa vie mouvementée, que je reçois avec
beaucoup d'intérêt, il m'invite: "Ecrivez donc un livre sur moi. J'ai déjà
trouvé le titre: La vie aventureuse de Alfred Silbermann" et lorsqu'on se
dit au revoir, il dit: "Semaine prochaine: same place, same time".
La nuit avant la session suivante avec Monsieur Silbermann, je fais le
rêve suivant:
Un homme me raconte, que le dernier survivant qui était décédé à
Francfort, était assassiné; et ce, parce qu'il n'avait pas accepté la
publication des mémoires de sa vie. Apparemment, je suis
soupçonné et pense au fils d'un survivant qui avait fait une
psychoanalyse chez moi: est-ce que lui aurait pu assassiner son
père?
Laplanche et Pontalis (1967, 164) entendent le contre-transfert comme
"l'ensemble des réactions inconscientes du psychoanalyste
à la
personne de l'analysé, et plus particulièrement au transfert de celui-ci".
Les rêves
de contre-transfert peuvent être d'une valeur révélatrice
particulière pour la recherche du processus inconscient thérapeutique et
dans le contexte actuel surtout par rapport à la coexistence scénique du
psychoanalyste et du patient. Ellen Reinke (2010, 142) travaille sur les
"états oniriques de l'analyste" et exprime sa fascination pour "la créativité
11
de ces rêves et
leur aptitude en tant qu'outil dans l'analyse" (ebd.),
notamment "avec des patients pour lesquels il ne s'agit pas seulement
d'une resymbolisation, mais […] de la suppression de la barrière de
symbolisation par une reformulation, la création d'une nouvelle forme
d'interaction. Cela doit évoquer en nous un étonnement concernant les
ressources de l'inconscient de nos patients, de quelle manière créative
ils savent se servir de la situation analytique pour transmettre de tels
contenus indicibles" (ebd., 142f.).
Dans ce contexte, mon rêve de contre-transfert avant une session avec
Monsieur Silbermann révèle – et ce seulement nié en partie – certaines
pulsions meurtrières que je nourris à son égard. Probablement ici, je suis
identifié à son fils, reprends dans le rêve ce que Gabriel reporte
inconsciemment sur son père, ce qui devrait lui permettre de se "libérer"
d'un tel père; à quoi il ne parvient pas, compte-tenu de son amour
existant envers lui en même temps, mais avant tout pour protéger le
père contre ses agressions. Compte-tenu du traumatisme lourd du père,
il n'a d'ailleurs pas le droit d'y parvenir, car cela le laisserait croire d'être
au même niveau que les réels coupables qui ont essayé de détruire le
père. Le père le ressent, il a d'ailleurs donné un nom à ce "danger" en
appelant la tentative de suicide du fils un "attentat".
Mais qu'est-ce que Gabriel doit faire pour devenir libre, d'autant plus qu'il
doit sentir que le père – caché derrière une peur panique - nourrit luimême des sentiments de haine destructeurs à l'égard de son fils? Il ne
s'agit pas de la haine oedipienne, pas de la pulsion destructrice
exprimée symboliquement comme nous le connaissons des relations
familiales normales et névrotiques et de la mythologie. Ces pulsions
destructrices et peurs d'être détruit sont ici à comprendre au sens
qu'elles menacent de devenir réelles d'un moment à l'autre. Leur
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intégration dans une confiance en soi et une confiance dans le monde
est ressentie comme étant hautement fragile, compte-tenu de l'histoire
extrêmement traumatique de Monsieur Silbermann. Le risque qu'elles
"tournent mal", ce risque là reste effrayant.
Il y a plutôt la menace
permanente d'un retour de la réalité traumatique réellement vécue.
Gabriel est complètement dépassé par tout cela.
Face au dilemme,
dans lequel il se sent capturé, il est complètement aveugle. L'analyste
par contre, qui laisse parler son propre rêve comme le rêve du fils, est
capable de le voir.
Cela doit inquiéter Monsieur Silbermann, évoquer en lui une grande
peur que les verrous de ses émotions puissent s'ouvrir et que ses mises
en scène au service de la défense s'effondrent. L'analyste devient ainsi
un objet menaçant qui évoque des sentiments de douleur, de tristesse,
de désespoir, d'impuissance et de peur face aux désirs de destruction et
auquel il faut par conséquent renoncer.
Je ne suis donc pas surpris que Monsieur Silbermann poursuive la
scène dans la session suivante et exprime à nouveau ses doutes sur la
psychothérapie: "Personne de nous deux ne profite de notre thérapie".
Je lui réponds: "Vous dites que nos entretiens ne vous font pas avancer.
Aucun entretien ne peut annuler le passé, il n'y a pas de 'réparation'.
Mais j'ai l'impression que vous êtes très seul avec ce qui vous travaille si
intensément. Peut-être serait-il judicieux de s'en occuper ensemble".
Après un moment de réflexion, il dit: "Avez-vous vu le film à la télévision
sur le traitement des personnes aveugles? Là, j'ai pensé à vous". Ici, il
m'approche de très près et raconte directement à la suite comment il a
dansé un jour avec "une jeune femme" qui habitait dans le Ghetto un
étage au-dessus de sa famille et qui avait un gramophone. Quand son
père s'en est aperçu, Alfred a reçu une gifle: "Comment peux-tu danser
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pendant que dehors des corps sont amenés sur des brouettes"? C'est
justement ce souvenir – je ne peux faire qu'une allusion ici – qui montre
de manière si impressionnante, à quel point oedipalité est fusionnée
avec mort et destruction et l'empêche de rendre possible au fils ce que
son histoire lui a rendu impossible pour toujours (voir Grünberg 2000a,
2007).
"On pensait seulement à soi", me répond Monsieur Silbermann à cela,
parce qu'il croit encore aujourd'hui d'être obligé de s'en "excuser".
Au cours de la onzième session – après une nouvelle hospitalisation de
son fils – il interrompt les entretiens avec moi: "Vous avez échoué sur
toute la ligne. Ils l'ont enfermé. Vous ne vous êtes pas rendu compte de
l'ampleur (…) Je suis un homme poli - il n'y a plus rien à dire". Et plus
tard: "Je devais toujours prendre seul mes décisions dans ma vie personne ne vous aide. Toutes mes décisions dans ma vie étaient
bonnes, aussi celle-là, de vous jeter dehors". Le refus du père de voir
qu'il existe une implication réciproque et sa façon destructive d'agir ont à
nouveau pris le dessus, la nouvelle rechute de son fils a confirmé sa
vieille conviction et a ainsi sauvé sa défense.
Le fait d'avoir été jeté dehors évoque en moi d'abord un sentiment de
soumission impuissante. Je me sens démuni et abattu, me demande ce
que j'ai à me reprocher et si tous mes efforts étaient vains. Mais en
même temps, je suis également très fâché et en colère des
dévalorisations massives que Alfred Silbermann m'a fait subir à moi (et à
d'autres personnes) de manière répétée. Au cours d'une session
d'intervision, peu après l'interruption du traitement, je ressens à nouveau
ma colère désespérée, qui évoque encore une fois une pensée
meurtrière en moi: Je suis terrifié en m'entendant dire: "Qu'il crève"!
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Seulement plus tard, dans le contexte d'une autre supervision d'experts,
je commence à entrevoir que l'identification avec Gabriel a fait naître une
peur en moi qu'on pourrait effectivement me jeter dehors (par la fenêtre?
Cela me fait penser au récit d'une survivante qui a observé lors de la
"liquidation" d'une crèche juive dans le Ghetto comment des petits
enfants ont été jetés par la fenêtre par des SS ; – dans le camion?) ou
me forcer à sauter moi-même par la fenêtre. Mon "Qu'il crève"! devait
me transposer avec le mécanisme de défense du passage du passif à
l'actif, pour me "sauver" d'un dilemme, lequel, dans le sens d'une
"mémoire scénique de la Shoah", m'a été donc également transmis.
Maintenant, on pourrait défendre la thèse que Monsieur Silbermann
serait, d'après le mécanisme de défense de l'Identification avec
l'agresseur (1936) décrit par Anna Freud, lui-même devenu un Nazi. La
photo qu'il m'a copiée pourrait en être l'affirmation: Cette photo le montre
dans un manteau en cuir noir qu'il a fait faire pour lui-même et un officier
soviétique après la libération. Pendant sa description, l'imagination qu'il
ressemble dans ce manteau à un SS émerge en moi. Lorsque j'exprime
cette pensée, nous en rions ensemble.
Lors de la considération analytique de notre rire, je comprends mieux sa
signification: Les Nazis n'ont pas réussi à finaliser leur œuvre de
destruction. Monsieur Silbermann et moi-même nous rassurons
mutuellement en quelque sorte d'être en vie et d'avoir aussi le droit de
haïr; notre rire a quelque chose de triomphal. Nous nous sommes
glissés dans le rôle de vainqueurs sur les Nazis. – Mettre un
comportement comme celui de Monsieur Silbermann au même niveau
que les SS est absolument inapproprié, même si de telles réflexions
peuvent correspondre à l'esprit du temps actuel; n'existent-ils pas de
nombreux documents concernant des tentatives de vouloir se décharger
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par l'inversion des rôles coupable-victime, par les mises en parallèle ou
par le fait d'essayer d'aplanir la différence fondamentale entre les
criminels Nazis et leurs victimes (voir Grünberg 2000b, 2001).
Alfred Silbermann vit dans cette partie de son monde d'expériences qui
représente "la perte de la confiance dans le monde" (Jean Améry 1977)
et le non-respect de la dignité humaine. "Plus jamais" il ne doit être livré
au pouvoir des autres. Il n'a plus le droit de faire confiance, car ceci
signifierait le danger d'être à nouveau déçu. Un sens de la vie essentiel
pour lui réside dans le fait que plus jamais il ne veut se voir ni lui, ni ses
proches et ni son peuple livré à la volonté de destruction éliminatoire des
auteurs des crimes (voir Goldhagen 1996). C'est sur quoi est fondée sa
haine et l'impossibilité d'accepter des relations étroites. Ceci le touche
d'abord lui-même, car il se met ainsi une barrière à beaucoup d'espaces
d'expérience.
Sa tragédie en tant que père réside dans le fait qu'il voit, qu'il projette
quelque chose de lui-même dans son fils, notamment sa dépendance,
son indigence et sa fragilité, et tout cela, il doit maintenant le repousser
de manière agressive. Et c'est exactement ce point qui conduit son fils à
désespérer de son père et au lieu de pouvoir développer sa propre
autonomie dans un processus de séparation-individuation, il doit sauter
par la fenêtre. Pour le fils Gabriel, la tragédie consiste donc avant tout en
le fait d'avoir un père qui ne peut lui transmettre ni la confiance dans la
vie ni dans la vivacité d'une relation et au-delà, qu'il a été fait self-objet
du père dont le père a besoin pour réguler sa propre estime de soi. Ceci
bloque le fils dans le développement d'une quelconque autonomie.
Je résume:
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La signification plus profonde de l'extrême traumatisme peut être
appréhendée uniquement lorsqu'on le comprend dans sa dimension
sociétale et sociale.
Un regard sur des processus intrapsychiques
individuels dans une seule personne, uniquement orienté sur les
symptômes, est forcément insuffisant.
Seule une analyse du
traumatisme enveloppé dans des scènes saurait tenir compte de ce que
Siegfried Bernfeld (1929) a appelé le lieu social du traumatisme. C'est la
seule façon d'évaluer l'ampleur des séquelles psychosociales de la
persécution par les Nazis, plus particulièrement comment elle se
manifeste dans sa transmission transgénérationnelle.
C'est seulement ma volonté de visiter Alfred Silbermann dans son
monde social, dans son "chez lui" et d'accepter sa constellation scénique
d'un système relationnel qui a rendu possible une vue plus approfondie
de la constellation relationnelle familiale et (donc) sociale de cette famille
de survivants et de là – et justement pas l'inverse – de mieux laisser
transparaître également les processus intrapsychiques. Le fait de ne pas
le visiter chez lui pour des "soi-disant" raisons d'abstinence aurait non
seulement été inapproprié, mais bien au contraire aurait constitué une
"faute professionnelle" et aurait probablement empêché un traitement
d'entrée. C'est seulement maintenant que l'on peut comprendre que et
comment le cosmos psychotique de la Shoah réellement vécu, comme
l'a appelé Ilse Grubrich-Simitis (1979, 1011), a laissé ses traces
massives dans la vie et la psyché de Monsieur Silbermann et qui se sont
répercutées sur son destin et forcément sur son fils unique.
Comme il est ressorti même pendant cette courte période de relation
avec l'analyste, il existait et il existe au sein de la famille une oscillation
permanente entre affection tendre et dévalorisation cassante, vu des
deux côtés. Les pulsions incestueuses et agressives-destructrices qui se
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développent de cette façon au sein de la famille ne trouvent pas de lieux
de sublimation, ni à l'intérieur ni à l'extérieur du cadre familial. Il n'y a pas
de systèmes substitutifs permettant de les vivre, pour que la relation
intérieure puisse devenir plus harmonieuse et conciliante.
Avec le terme du Teleskoping Haydée Faimberg (2009) décrit
l'emboîtement
et le rapprochement
inconscients des
différentes
générations par identification. Selon elle, dans un tel processus
d'identification "une histoire, qui au moins partiellement n'appartient pas
à la génération du patient", se densifierait; (S. 26), elle parle
d'identifications aliénantes" (ebd.). Un tel Teleskoping s'est clairement
produit dans le cas de la famille Silbermann: Les deux générations sont
comme enchaînées l'une à l'autre et cela réveille à nouveau des
sentiments de haine et de culpabilité. Il est donc logique dans une
certaine mesure que Alfred Silbermann vit la tentative de suicide de son
fils comme un "attentat" dirigé contre lui-même.
Interpréter cette situation par contre au sens d'une identification de
Alfred Silbermann avec les auteurs des crimes Nazi démontre une
incompréhension totale des contextes et réalités existants ici. Les
pulsions de destruction éliminatoires de la SS sont nées d'une origine
complètement différente, d'autres sources de pulsion et d'autres lieux
sociaux. Elles résultent – en bref – de peurs paranoïdes antérieures
devant un objet destructeur imaginaire. Elles étaient liées à un
phantasme mégalomaniaque d'une auto-délivrance en exterminant les
juifs. C'est spécialement dans cet objectif qu'ils se sont organisés en
commandos de mort et ont construit le complexe de l'extermination
similaire à une vaste industrie. Conceptualiser le fait de se glisser dans
un manteau en cuir dans le sens d'une identification avec le persécuteur
Nazi serait à mon avis obscène.
18
Les pulsions et comportements agressifs-destructeurs de Alfred
Silbermann sont fondés sur un échec dû au traumatisme d'un effort de
séparation après la Shoah, sur l'échec d'une relation parents-enfant, qui
elle devait contribuer à quelque chose comme une cicatrisation du Soi et
des objets. En termes du Teleskoping, les générations restent emboîtées
les unes dans les autres, une séparation-individuation ne peut pas
réussir dans ce cas. La relation échoue due à une peur que la
persécution réellement vécue du père se répète. Gabriel ne doit pas
donner
libre
cours
à
ses
pulsions
agressives,
parce
qu'elles
rappelleraient à son père ses peurs d'extermination. L'oscillation entre
affection tendre et dévalorisation du fils (en tant que self-objet) le lui rend
impossible de gagner une position oedipale adulte, afin de pouvoir traiter
ainsi les pulsions agressives à un niveau symbolique. Son seul recours –
jusque là – était de se "sacrifier" comme les enfants dans le Ghetto, mais
dans tous les cas, de se rendre, en termes de Kestenberg, dans le
"tunnel du temps" de l'histoire de la persécution du père, afin de trouver
là, ce qui a si décisivement imprégné la tragédie de cette famille. C'est
ainsi qu'il oppose à son père la violence d'une haine oedipienne
"empoisonnée" par les Nazis.
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