Les Cahier du Grathel N° 04

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Les Cahier du Grathel N° 04
Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016
ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org
L’ESPACE
Sous la direction du Professeur
Méité MEKE
ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL /Décembre 2016 N°04/ 2016
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Directeur de publication :
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Rédaction en Chef Adjoint :
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Philip Amangoua ATCHA, Prof. Titulaire, Univ. FHB de Cocody
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Sommaire
INTRODUCTION ........................................................................................................... 9
MEKE MEITE ...................................................................................................................... 9
LA VILLE A L’OEUVRE ........................................................................................................ 13
BEATRICE N’GUESSAN EPOUSE LARROUX .................................................................. 13
PROMENADES STENDHALIENNES : CES LIEUX DE RAVISSEMENTS ET DE PRIVATIONS .... 35
MEITE MEKE .................................................................................................................... 35
ESPACE ET GENERICITE DANS UN PEDIGREE DE PATRICK MODIANO ............................. 53
KASSOUM KONE .............................................................................................................. 53
L’ENTRE-DEUX OU LE « DEDANS-DEHORS » DANS LA FICTION D’HELENE CIXOUS ........ 72
ANICET MODESTE M’BESSO ............................................................................................ 72
ESPACE : SYMBOLISME ET SEMANTIQUE .......................................................................... 92
PRINCE ALBERT GNACABI KOUACOU ........................................................................... 92
TECHNIQUES DE CREATION D’ESPACES EN SCIENCE-FICTION : CAS DE LA PEUR GEANTE
DE STEFAN WUL ..............................................................................................................
108
ROSINE BROU DIGRY GNAMIEN KOUADIO .................................................................. 108
NON-LIEUX DANS LE ROMAN AFRICAIN POSTCOLONIAL FRANCOPHONE : FORMES ET
ENJEUX .............................................................................................................................
124
ADAMA COULIBALY .................................................................................................... 124
LES NON-LIEUX OU REFLEXIONS SUR UNE ANTHROPOLOGIE DU QUOTIDIEN CHEZ
MICHEL HOUELLEBECQ .................................................................................................. 139
YAYA TRAORE .............................................................................................................. 139
POUR UNE EXPERIENCE DE LA SPATIALITE DU CORPS PROPRE ....................................... 163
ALLEBY SERGE PACOME MAMBO ................................................................................. 163
TOPOLOGIE ELEMENTAIRE DES ESPACES LITTERAIRES .................................................. 189
JEAN-MARIE KOUAKOU .............................................................................................. 189
ESPACE IMAGINAIRE ET IDEOLOGIE : LA PROBLEMATIQUE DU CENTRE ET DE LA
PERIPHERIE DANS LE REBELLE ET LE CAMARADE PRESIDENT DE VENANCE KONAN ...
224
ADAMA SAMAKE .......................................................................................................... 224
ANNEXE : LE LIEU SCENIQUE ET L’ESPACE POETIQUE DANS LES SPECTACLES RITUELS
AFRICAINS .......................................................................................................................
241
MARIE-JOSE HOURANTIER ......................................................................................... 241
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INTRODUCTION
Méké MEITE
Université Félix Houphouët-Boigny, Abidjan
La notion d’espace ou le concept de la spatialité est plurivoque. En effet, sa
représentation est au centre des préoccupations de plusieurs disciplines comme
l’anthropologie, l’astrologie, la géographie, la littérature, les mathématiques, la
physique, la psychologie. Elle est, de ce fait, devenue interdisciplinaire,
transdisciplinaire, pluridisciplinaire. Dans le domaine des arts et de la littérature, les
travaux de Maurice Blanchot (L’espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955), de George
Matoré (L’espace humain, l’expression de l’espace dans la vie, la pensée et l’art contemporain,
Paris, La Colombe, 1962) et d’anglo-saxons (Edward T .Hall, Garden city, New York,
Doubleday, 1959) ont donné une impulsion aux études littéraires relatives au
paradigme de la spatialité, envisagée sous plusieurs angles.
Cependant, le point de départ est que le mot « espace » relève
d’une originalité de la géographie qui, par conséquent, serait
spécialiste de l’espace comme l’histoire serait spécialiste du temps. Si
l’espace est considéré comme ce que la géographie étudie ou ce dont
elle explique l’organisation (Scheibling, 1994), il reste que la notion
d’espace est floue, « creux et vide » (Scheibling). Lipietz (1977) parle
de « bric à broc informe » là où Derruau en 1996 avance la formule
« d’auberge espagnole ». En géographie physique et en géographie
humaine, l’espace est rarement défini, ni comme objet d’étude
(géographie = science de la spatialisation), ni comme mesure
(géographie = science de la localisation). En conséquence, malgré le
fait que la géographie soit spécialiste de l’espace, il n’en demeure pas
moins que le vocable est flou puisqu’aucun géographe n’est, en fait,
réellement d’accord avec un autre sur la signification du mot.
Que recouvre donc la notion d’espace ?
D’un point de vue intuitif, la notion d’espace est bien perceptible.
En effet, « l’espace est manifeste en tant que réalité immanente. Il
structure les relations entre les êtres et les choses. Chacun de nous
s’identifie à un espace sur les plans cognitif, objectif, rêvé… De ce fait,
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l’espace peut être pris comme territoire, domaine, étendue, liberté,
texte. (Méké Méité, Langue et représentation spatiale chez Barbey
d’Aurevilly, Abidjan, revue En Quête N°1, PUCI, 1997, p, 52)
La dimension polysémique est si obsédante que plusieurs
disciplines ont proposé des approches définitionnelles. Il en est ainsi
de la géographie évoquée supra, de la littérature, de la philosophie où
selon Lévy (1996), « la catégorie philosophique (de l’espace) est donc
un espace de type leibnizien (une structure relationnelle entre
existants) enrichi par les mutations de la physique (Einstein) et de
l’épistémologie contemporaine. » On le constate, ce mot espace dont
on ne sait pas comment il devient concept ou paradigme est employé
par d’autres que les géographes, les astronomes, les philosophes
(Leibniz), les physiciens (Einstein), les mathématiciens, les littéraires
par le biais de la géo critique ou l’éco critique qui tous, à leur niveau
et à leur manière, conceptualisent l’espace…
Toutefois, postulons « un principe de précaution. » La
connaissance d’un concept, la définition qu’on en donne est
spécifique à une science donnée, à la discipline qui l’utilise et de ce
fait, il n’est pas nécessairement toujours possible de la transposer telle
quelle dans une discipline voisine. On en déduit, alors, que ce que
« espace » signifie en topologie, en géographie ne veut pas forcément
dire la même chose en littérature ; la portée sémantique du concept
variant selon que l’on passe d’un domaine de connaissance à un
autre.
A priori, nous pensons avec raison que l’espace est un concept qui
englobe l’univers selon la formule d’Hervé Régnault. Pour lui, « on
ne sait pas si l’espace est infini ou pas, on ne sait pas quelle forme il
a…, on sait juste qu’il n’a pas grand-chose à voir avec l’expérience
psychologique qu’on a de lui et qu’il demande une intellection
beaucoup plus qu’une perception. » (H. Régnault, L’espace, une vue de
l’esprit ? Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1998, p 34) En
somme, l’espace relève de l’ordre du physique, du sensible, du
virtuel. On peut lui associer alors les termes d’étendue, de lieu, de
place, de territoire, de volume, de longueur, de grandeur,… toutes
notions qui relèvent de ce qui a trait à la qualité d’espace, au
contenant, au contenu, au microcosme et au macrocosme…
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Les travaux, ici répertoriés, portent sur « l’espace littéraire », une
expression bien commode pour évoquer aussi bien l’espace textuel
que la spatialité du texte. En nous appuyant sur les travaux de
Blanchot, l’on peut admettre que l’espace littéraire est le lieu
d’émergence des œuvres. Fort de cela, les espaces analysés traitent de
l’espace urbain, de l’espace itératif, de l’espace symbolique, de
l’espace du corps, des non lieux.et de l’espace idéologique. En effet,
pour Béatrice Nguessan-Larroux, propose une spatialité de la ville
évoluant à travers « mutations génériques et perception poétique
variée. » Méké Méité inscrit son analyse « Les promenades
stendhaliennes… » dans cette occupation de l’espace urbain parisien.
Quant à la perception poétique de l’espace, elle est mise en relief par
Kassoum Koné à travers Espace et généricité dans un Pedigree de Patrick
Modiano. Ici, la spatialité obéit à une exploitation plurielle du fait de
son caractère itératif. L’espace est également analysé en tant que
frontière à partir d’un dedans/dehors. Là, dans cette étude, Anicet
Modeste M’Besso et Prince A. Gnacabi Kouacou évoquent la
territorialisation de l’espace chez Hélène Cixoux et J.M.G. Le Clézio.
Le symbolisme et la sémantisation de l’espace se lisent dans
l’analyse proposée par Rosine Brou Kouadio. Elle évoque les
techniques de création d’espaces en récit de science –fiction. Adama
Coulibaly et Yaya Traoré ont recours, quant à eux, aux non lieux,
s’appuyant sur les travaux de Marc Augé et Appadurai. Les non lieux
ou lieux de transit comme l’hôtel, la route,… structurent les textes de
trois auteurs africains : Boubakar Boris Diop, Awumey Eden, Amal
Sewtohul) et un auteur français, Michel Houellebecq. Dans la
représentation de la spatialité, Alléby Serge P. Mambo indique que le
corps est un espace. L’espace théâtral n’est pas en reste. Marie José
Hourantier y analyse l’espace en tant que spectacle rituel africain.
Celui-ci n’a de sens que par rapport au lieu scénique et à l’espace
poétique.
Quant à Jean Marie Kouakou, son étude postule deux niveaux
d’appréhension des espaces littéraires. Il propose « une topologie de
géométrie en laquelle s’écrit une rhétorique de l’ouvert et de
l’abstrait. » Son travail traduit une convergence entre littérature et
géométrie qui laisse lire une idéologie qu’Adama Samaké développe
fort à propos. L’espace est « un processus de condensation
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idéologique ». Tel se lit son analyse du roman de Venance Konan : Le
Rebelle et le Camarade Président.
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La ville à l’oeuvre
Béatrice N’GUESSAN épouse LARROUX
Université Félix Houphouët-Boigny, Abidjan
Résumé : Cette étude porte sur la ville en tant qu’espace produit.
L’urbain, cet environnement à la fois perçu, vécu et conçu offre à qui sait
l’observer ou l’éprouver une poésie qui lui est propre. La ville, selon Pierre
Sansot, a un caractère naturant qui permet d’établir une complicité entre
l’homme et la ville. La poésie constitutive de l’urbain exige d’autres voix et
voies que celles proposées par le langage des poètes. A partir d’un corpus
allant du XIXe siècle au XXIe siècle, l’étude examine comment la ville,
notamment la rue, autrefois traitée sous la plume des poètes de la modernité,
évolue dans son approche à travers mutation générique et perception
poétique variée.
Mots clés : Ville - urbain - espace naturant - peintre de la vie
moderne - la rue – flâneur - promeneur - marcheur - bohème - poème
en prose - socioautobiographie– intimité / extimité - hypermarché –
ruines - hüzün.
Abstract: This article deals with the city as a product of human activity.
Urban spaces are both experienced by the mind and the body. For the good
observer, the city is endowed with a poetry of its own. According to Pierre
Sansot, the natural aspect of the city allows to build an emotional bond
between men and cities. This specific quality of urban poetry asks for a
different approach. Resting on a corpus of literary works from the 19th to the
21th century, we will examine how the city, especially the street, formerly
depicted by the « modern poets »is considered differently by contemporary
poetic studies, as generic and perceptive changes go by.
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Key-words: City – urban spaces – painter of modern life – street –stroller – walker –
artistic bohemian– prose poem – socioautobiography– intimacy/extimacy – hypermarket –
ruins –hüzün.
Introduction
Pour une désignation qui tienne compte de l’aspect relationnel de
l’espace, Philippe Hamon, comme il le fit pour l’ironie, le personnage
et l’idéologie, a parlé d « effet-espace ». On se propose de prélever de
ce grand massif désigné comme « espace » pour des commodités
d’analyse, l’espace urbain qui lui-même forme un ensemble
complexe. Il s’agira, non pas d’examiner la ville et ses territoires dans
les sens politique et institutionnel que leur confère Marcel Roncayolo1
mais de s’arrêter sur un élément de l’urbain qui, au demeurant,
s’appréhende comme un des nombreux territoires de la ville. On se
proposera de voir comment, indépendamment de la vision qu’en
eurent les modernes au dix-neuvième siècle depuis Baudelaire ou les
surréalistes à leur suite, l’imaginaire sans cesse renouvelé des
écrivains donne lieu à une forme de poéticité propre à l’espace
urbain, notamment à la rue, et cela jusqu’à nos jours. Essence même
de cette poéticité, la rue autorise une forme de topophilie urbaine qui
apparaîtrait comme le pendant pratique de la topo-analyse de
Bachelard2. Appréhender cette poéticité commande également de
comprendre ce qu’est l’urbain. C’est l’occasion de revenir aux thèses
développées par le philosophe et sociologue Pierre Sansot cependant
que nous nous appuierons sur des auteurs aussi divers que Zola,
1
Marcel Roncayolo, La Ville et ses territoires, Gallimard, « folio », 1990.
Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, PUF, [1957], 1983. S’appuyant sur la
force productrice de l’imaginaire des hommes, le philosophe propose « une étude
systématique des sites de notre vie intime ». La topo-analyse à laquelle elle donne
lieu s’appuie notamment sur une poétique de la maison.
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Camus, Annie Ernaux, Jacques Réda ou encore Orhan Pamuk. Avec
eux (entre autres), la ville s’émancipe de la vision baudelairienne et,
telle Protée, se prête alors à des remodelages poétiques et génériques.
I - Poétique de la ville
Cette qualification fait écho au titre de Pierre Sansot pour qui « le
poétique n’est pas seulement une qualité du langage des poètes, il est
d’abord une qualité de la nature »3. Ce postulat qui donne le primat à
la nature fait songer aux thèses d’un romantisme inspiré des forces
poétiques dérivant des formes et des couleurs de la nature. Sauf que
le poétique de Sansot s’adresse à l’urbain, cet environnement à la fois
perçu, vécu et conçu. Pour le critique, la ville possède un caractère
naturant qui structure l’homme dans un rapport de complicité
réciproque. Cette qualité interdit de la définir dans un rapport
déterministe tel que l’entendait Emile Zola avec son concept de lieumilieu.
1 - Légitimité d’une esthétique
La ville à laquelle fait référence le sociologue est l’objet produit,
déjà là et imposé à l’homme. C’est celle là-même qui servit, naguère,
les thèses des poètes de la modernité comme Baudelaire en peintre de
la vie moderne, et qui inspira le Rimbaud des Illuminations ou le
Verhaeren des Villes tentaculaires. La ville, par la voix des poètes, a
conféré une dignité littéraire à la bohème et à l’errance, aux gens de
peu selon la formule de Sansot4 ainsi qu’à certains territoires comme
la zone, les passages, la rue :
3
4
Pierre Sansot, Poétique de la ville, Méridiens Klincksieck, 1988.
Pierre Sansot, Les Gens de peu, Paris, PUF, 1991.
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La rue assourdissante autour de moi hurlait,
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet […]
Cette strophe d’A une passante de Baudelaire tire sa poéticité d’une
part, du télescopage entre l’espace sonore, handicapant pour le
descripteur dans le premier vers, et le jeu de contrastes entre les deux
hémistiches du deuxième vers, et d’autre part, de la soudaineté d’une
apparition. Le « Je » lyrique réussit le tour de force de rassembler en
un quatrain l’agression des sens, la sensualité à la fois de la rue et de
la femme, l’éphémère, essence des curiosités esthétiques du théâtre
urbain. Parce que la rue s’offre et s’impose à nous, dans la mesure où
elle est « présence obscène (ce qui se présente devant la scène) des
grandes métropoles »5, le poète donné ici comme glaneur de tout ce
qui relèverait d’une poésie de la rue ne peut qu’être aussi généreux
que la rue. Au don de la rue ne peut que correspondre celui du poète.
Le titre du poème se trouve ainsi motivé.
On pourra étendre cette observation au romancier de la ville,
principalement au regard fort exercé de celui qui, au XIXe siècle,
conjugue littérature et architecture. L’haussmannisation encourageait
à égaler l’architecte dans le bâti même du texte, voire à le surpasser.
Entre autres exemples, on songe ici à la propre composition de Zola, à
travers croquis et dessins, de cette place singulière de la Bourse, dans
les ébauches de L’Argent6. Nul doute que l’espace sonore constitué
des voix des boursicoteurs, du tintement à la fois réel et imaginaire de
l’argent, des rumeurs, des cancans, ait conduit à une féerie
responsable de la perte du héros Saccard « tombé sur le pavé »
5
Jeanne Brody (dir), La Rue, Toulouse, PUM, 2005.
Olivier Lumbroso, Les Manuscrits et les dessins de Zola : l’invention des lieux,
Les Editions Textuel, 2002.
, Zola, la plume et le compas. La construction de l’espace dans
Les Rougon-Macquart d’Emile Zola,Champion, 2004.
6
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parisien quelques années plus tôt7. On pourrait retenir encore, dans
l’entre-deux-guerres, le regard unanimiste porté par Jules Romains
sur Paris dans un chapitre célèbre du 6 octobre des Hommes de bonne
volonté : « Paris à cinq heures du soir ». A partir d’un regard diffracté,
Paris s’offre au jeune Bastide poussant un cerceau depuis les hauteurs
de Montmartre, rappelant ainsi que la ville s’entend aussi comme un
territoire. L’aspect ludique de ce cerceau renvoie à une métaphore de
la ceinture parisienne qui encercle en son intérieur les différentes
visions de la capitale8.
Si la ville doit généralement son statut poétique au travail des
poètes, elle peut également se soustraire à leurs regards et proposer
selon Pierre Sansot, un langage propre qui dévoile sa poéticité.
2 - Poéticité de la ville
C’est à travers un langage et une expressivité propres que la ville
dit sa poéticité. Expressivité et langage vont de pair avec les
comportements qui ont valeur de discours. On se souvient, juste
après la noce des Coupeau dans L’Assommoir, de la compagnie
formée par Coupeau, Gervaise et leurs amis du quartier de La
Goutte-d’Or visitant Le Louvre. Pudeur, gravité du visage, rires en
coin, émerveillement, étonnement, silence et bruits mêlés traduisent
un déclassement dû à l’ignorance du langage artistique :
M. Madinier se taisait pour ménager un effet. Il alla droit à la
Kermesse de Rubens. Là, il ne dit toujours rien, il se contenta
d’indiquer la toile, d’un coup d’œil égrillard. Les dames, quand elles
eurent le nez sur la peinture, poussèrent de petits cris ; puis, elles se
détournèrent, très rouges. Les hommes, rigolant, cherchant les
détails orduriers. « Voyez donc ! répétait Boche, ça vaut l’argent. En
Emile Zola, L’Argent, Classiques de poche, 2003. Voir le premier chapitre de
l’œuvre et le motif récurrent du pavé dans l’itinéraire de Saccard.
Je me permets de renvoyer à mon article,« Par où commencer ? Sur L’entrée en
fiction de L’Argent », in Littératures, n° 64-65, Toulouse, PUM, pp. 227-242.
8
Jules Romains, Le Six octobre, Livre de Poche, 1973.
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voilà un qui dégobille. Et celui-là, il arrose les pissenlits. Et celui-là,
oh ! Celui-là… Ah bien ! Ils sont propres ici !9
Dans les galeries du Louvre, résonne la voix de la Goutte-d’Or
reconnaissable à une gouaillerie spécifique et véritable sceau de ce
lieu. A la prudence observée en début de visite, fait place le langage
façonné par le quartier du dix-huitième arrondissement quand les
humeurs et les comportements trahissent une méconnaissance de
l’écart existant entre monde réel et représentation artistique. Tout ceci
participe d’un imaginaire populaire découlant d’une culture
enracinée dans un quartier déterminé. Ainsi se lit une poéticité
façonnée et conditionnée par la ville : « Si l’homme est à l’image de sa
ville, la ville est tout autant à l’image de l’homme : édifiée par lui,
marquée en tous ses lieux par son travail, ses peines et ses joies, tout
ce que la présence humaine dépose sur les pierres »10.
Ces thèses de Sansot s’apparentent à celles développées par Henri
Lefèbvre avec la démarche marxisante en moins et la conscience
politique en plus.11 L’imaginaire des hommes est tributaire de la
production de la ville. Celle-ci, résultat du travail humain, révèle, de
façon souterraine, les forces productives qui en sont à l’origine S’il
faut mettre au compte de la production de l’espace la poésie qu’elle
secrète, s’y intègrent forcément les pratiques qui la révèlent.
II - Eloge de la rue
1 - Rue/boulevard
Qu’elle soit provinciale ou qu’elle appartienne à une capitale, c’est
par la rue que « le poids de l’urbanité » s’apprécie. La notion de
« poids » incite à relativiser et à prendre en compte d’autres éléments
Emile Zola, L’Assommoir, Gallimard, 1978, p.102.
Pierre Sansot, Op.cit, p.24.
11
Henri Lefèbvre, La Production de l’espace, Anthropos, 1974.
9
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d’urbanisation. En effet, la ville se manifeste également par ses
artères, ses avenues, ses boulevards, notamment dans le cas de
Paris ainsi que le souligne Jean-Dominique Goffette en préface à un
numéro de Romantisme consacré aux Grands Boulevards :
Dispositif fonctionnel et spectaculaire, ils s’imposent comme le
centre de la vie parisienne à la charnière de la Révolution de juillet
1830 qui fixe pour longtemps les images de Paris, capitale mondiale
de la révolution. Les poètes, les écrivains et les artistes captivés, les
ont perçus et représentés, au fil du siècle, comme le foyer de la vie
moderne12.
L’ouverture de La Curée de Zola par le retour d’une promenade
aux Bois de Maxime et Renée, est un indicateur des nouveaux lieux
de pouvoir de la bourgeoisie du XIXe siècle. Les grandes artères sont
le lieu avant tout de l’expression aristocratique. On expliquerait ainsi
la répulsion des aristocrates pour la rue car elle est territoire de la
populace. Là s’exerce en toute impunité la violation de l’espace
péricorporel, assimilée à de la prostitution. La République acquise
naguère au prix de barricades accorde au peuple le pouvoir par
l’occupation de la rue. Ce déplacement des lieux aristocratiques du
pouvoir vers la rue – davantage territoire des gueux, des artisans, des
commerçants – est la première raison du poids de l’urbanité de la rue.
Certains auteurs contemporains prennent soin de marquer du
sceau de cette dualité (grande artère/rue) leur imaginaire spatial.
Annie Ernaux est désormais associée à Cergy-Pontoise, son lieu de
résidence souvent convoqué dans ses récits et entretiens. Mais elle se
définit également par la rue constitutive de la vie extérieure. Le
Journal du dehors ne dit pas autre chose qui fait de la rue et des gens
de peu l’essentiel de sa matière13. Toutefois l’imaginaire de l’écrivaine
s’enrichit également des boulevards et des édifices des beaux
quartiers dans une approche mentale de son propre espace vital :
12
Romantisme, Revue du Dix-neuvième siècle, Les Grands Boulevards, Paris,
Armand Colin, 2006, p. 3.
13
Annie Ernaux, Le Journal du dehors, Gallimard, 1993.
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Expérience : parcourir par la mémoire le territoire qui m’entoure,
décrire et délimiter ainsi l’étendue de l’espace réel et imaginaire qui
est le mien dans la ville (…). Je me promène dans la rue qui conduit
à la tour Belvédère et aux colonnes de l’esplanade de la Paix, d’où se
dévoile un immense horizon, avec, en toile de fond, les ombres de
Défense et de la Tour Eiffel14.
Il importe de remarquer aussi que la fréquentation de telles artères
est réservée à un monde finissant chez certains auteurs. Les Cloches de
Bâle de Louis Aragon mentionne, par exemple, des promenades du
petit Guy de Nettencourt avec son grand-père maternel Edouard de
Nettencourt de la vieille noblesse décadente en ce début du XXesiècle.
Il en est de même pour le petit Jeannot des Voyageurs de l’impériale,
conduit au Bois par son vieux grand-père déclinant, l’individualiste
Pierre Mercadier. En revanche, et toujours chez Aragon, la rue est
investie par les anarchistes et les militants dans une appropriation
révolutionnaire. C’est encore un itinéraire populaire qui est requis
pour la marche funèbre accompagnant les époux Lafargue, ces
militants communistes dans Les Cloches de Bâle. Cependant, Aragon
communiste se souvient dans le même roman de sa période
surréaliste. L’appel de la rue permet alors au personnage de
Catherine Simonidzé d’expérimenter la déambulation surréaliste. On
admet alors que l’ordonnancement variable de la rue puisse, chez un
même auteur, participer de « l’effet idéologie ».
Tout porte à croire que le microcosme urbain détient des pouvoirs
insoupçonnés comme celui de dresser une géographie sentimentale
des lieux d’un écrivain. On doit, par exemple, à Camus de belles
présentations des villes algéroises et principalement une célébration
paradoxale des rues oranaises « vouées à la poussière, aux cailloux et
à la chaleur ». L’extravagance d’un bric-à-brac insoutenable, dont se
plaignent les Oranais ou certains esprits désireux de reproduire
l’ordre occidental, recèle d’innombrables trésors. Il suffit de
« descendre dans la rue » pour les dénicher15. C’est encore la rue
(algéroise, cette fois), comme une « madeleine », qui tient lieu de
14
Annie Ernaux, La Vie extérieure, Gallimard, 2000, pp. 97-98.
Albert Camus, L’Eté [1954], Editions Rombaldi, 1979. Lire le bref chapitre « la
rue », intégré à la section « Le Minotaure ou la halte à Oran », pp. 129-133.
15
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cordon ombilical entre Meursault et son enfance, trahissant une
humanité du personnage. Le bruit de la rue, assimilé à une voix
puissante, touche, par un effet d’écho, le tréfonds du personnage et
réalise paradoxalement une rupture et une communion. La rupture
qui consacre l’extériorité du personnage au tribunal où comparaît
Meursault est communion avec l’espace extérieur à ce même tribunal.
A la fin, je me souviens seulement que, de la rue et à travers tout
l’espace des salles et des prétoires, pendant que mon avocat
continuait à parler, la trompette d’un marchand de glace a résonné
jusqu’à moi. J’ai été assailli des souvenirs d’une vie qui ne
m’appartenait plus, mais où j’avais trouvé les plus pauvres et les
plus tenaces de mes joies : des odeurs d’été, le quartier que j’aimais,
un certain ciel du soir, le rire et les robes de Marie. Tout ce que je
faisais d’inutile en ce lieu m’est alors remonté à la gorge et je n’ai eu
qu’une hâte, c’est qu’on en finisse et que je retrouve ma cellule avec
le sommeil16.
2- Marcher/ Se promener/ Flâner : petite histoire d’un trio
La rue doit être saisie à l’intérieur d’un réseau urbain. Elle ne peut
laisser indifférent tant elle fait partie intégrante de l’individu
puisqu’elle se situe dans le prolongement de la maison. A partir de
plusieurs facteurs (points cardinaux, longueur, largeur, fréquentation),
Balzac attribue une physionomie à la rue. Cette qualité conditionne les
trajets, détermine des valeurs sociales. C’est que la rue sollicite des
actions multiples. Henri Mitterand l’a illustré avec Ferragus de Balzac.
On sait, de la contradiction entre la rue Soly, la rue Ménars et la rue
de Bourbon la brillante étude réalisée par le critique qui dégage une
narraticité des lieux, une sémantique de la rue et une toposémie
fonctionnelle révélant les valeurs souterraines de l’espace parisien.17
Albert Camus, L’Etranger, Editions Rombaldi,1979, p. 71.
Henri Mitterand, « Le lieu et le sens : l’espace parisien dans Ferragus, de
Balzac », in Le Discours du roman, PUF, 1980. Voir le chapitre « sémantique de la
rue », pp. 195-197.
16
17
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Il faudrait sans doute se référer à l’histoire littéraire pour
comprendre ce que la rue doit à la fortune de trois verbes. Il s’agit de
marcher, se promener et flâner qui ne recouvrent pas les mêmes
significations. Un premier critère sémantique oppose l’actif à l’inactif.
Marcher est plus actif que se promener qui l’est moins que flâner
(rappelons d’ailleurs que la marche est une discipline olympique). Un
autre critère oppose le but au non but ou encore le mouvement
orienté au non orienté. La marche, en général orientée, vise un but
plus que les deux autres. La flânerie est, quant à elle, livrée au hasard.
On compte dans la littérature des marches, des promenades et des
flâneries célèbres, depuis le Rousseau des Rêveries jusqu’au
Baudelaire du Spleen de Paris et au Jacques Réda des Ruines de Paris. Le
type du flâneur étant originellement masculin, il a fallu de
l’ingéniosité à « l’écriture-femme » pour retirer à la flânerie sa
spécificité masculine.18 La flânerie et la bohème génèrent la
thématique de la foule et/ou de la solitude présente dans la poésie et
la littérature révolutionnaire. La poésie surréaliste qui a tiré profit des
curiosités esthétiques du peintre de la vie moderne exploite, quant à
elle, les multiples pouvoirs de la rue. Cette dernière permet de
dresser la géographie sentimentale d’un auteur, comme on l’a vu
pour Camus. Dans la littérature d’aujourd’hui, la récupération de ce
motif littéraire donne lieu à des écrits singuliers. Ainsi, le dernier
texte d’Alain Mabanckou, Petit piment est un hommage aux errants
(une autre action de type dysphorique, différente de flâner) de
Pointe-Noire et se veut un roman tintamarresque, un roman de la
clameur, du bruit de la rue. Pointe-Noire regorgerait, selon l’auteur,
de quartiers romanesques à l’image du quartier Rex ou de l’avenue
Catherine Nesci, Le Flâneur et les flâneuses, les femmes et la ville à l’époque
romantique, Grenoble, Ellug, Bibliothèque stendhalienne et romantique, 2007. La
flâneuse existe et Catherine Nesci montre qu’elle se construit en contrepoint du
modèle féminin balzacien à partir d’une expérience de l’urbain.
Soulignons également le geste féministe d’Aragon proposant dans les années trente,
dans le roman d’obédience réaliste-socialiste, la déambulation du personnage
féminin alors que la période surréaliste associait la flânerie au genre masculin.
Anicet ou le panorama, roman, Le Paysan de Paris mettent surtout en avant des
hommes. Cette déambulation féminine appartient dans l’itinéraire du personnage
féminin à une période transitoire. Car la flâneuse d’Aragon est un être en mutation ;
elle précède la militante communiste, femme d’action et non de rêveries.
18
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de l’indépendance.19 C’est également à la ville et à ses « djobeurs » du
marché de Fort de France que rend hommage, dans une langue
flamboyante, Chronique des sept misères de Patrick Chamoiseau, pour
ne rien dire de son chef-d’œuvre Texaco.
III - De l’appel de la rue à la rue comme métaphore de l’écriture.
Si le poids de l’urbanité se mesure au pouvoir de la rue, il incombe
de définir précisément ce qu’est l’urbain. Pierre Sansot y répond en
l’envisageant en trois points : 1) l’urbain renvoie aux objets
essentiellement produits et consommés dans les villes avant leur
propagation dans le pays. 2) Ces objets excèdent leur fonction
d’utilité puisqu’ils supposent un style de vie propre à la ville. 3) Enfin
ces objets possèdent des qualités poétiques qui leur sont propres et
prennent en compte l’éclat de la ville. Ce sentiment d’urbanité
inhérent à la rue est de plus en plus perçu par les écrivains et analysé
sous une lumière singulière par un certain nombre de critiques et
d’urbanistes.
1 - Réinvestissement sémantique de l’urbain
Dans la dédicace à Arsène Houssaye qui fait office de préface aux
Petits poèmes en prose, Charles Baudelaire l’interpellait sur l’écriture
capable de rendre compte des « plus hautes brumes de la rue ». La
« prose poétique, musicale et sans rime » devait s’ouvrir aux
« mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux
soubresauts de la conscience » pour dire les « villes énormes »20. Un
type d’expression devait ainsi procéder de la fréquentation des lieux
de la modernité. Cette difficulté, née de l’articulation entre forme et
contenu, est celle-là même qu’éprouvent diversement certains
auteurs contemporains. Annie Ernaux, sous l’influence des thèses
développées par Pierre Bourdieu dans La Distinction21, érige la
19
www. rfi.fr/emission/20160703-mabanckou-ecrivain-franco-congolais-petitpiment-man-booker-prize-2015. Voir Petit piment, Seuil, 2015.
20
Charles Baudelaire, Petits poèmes en prose, in Œuvres complètes, tome 1, édition
Claude Pichois, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975.
21
Pierre Bourdieu, La Distinction Critique sociale du jugement, Minuit, 1979.
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socioautobiographie en sous-catégorie du récit de vie. Le concept de
« transfuge social » interroge, sous forme d’« ethnotextes », les places
sociales dans ses récits de filiation22. Progressivement cependant,
l’écriture de l’écrivaine dérive vers l’extérieur, vers plus d’extimité,
croirait-on. Comme Baudelaire le fit pour le peintre de la vie moderne
ou comme le firent les surréalistes en quête d’insolite, Ernaux, en
flâneuse des XXe et XXIe siècles, arpente les rues de Cergy-Pontoise,
son lieu de résidence, mais aussi celles de Paris. L’écrivaine pose ses
pas dans ceux d’André Breton en expérimentant à nouveau la
déambulation surréaliste dans la même rue empruntée par le
personnage de Nadja. Des scènes de métro, de R.E.R. défilent sous sa
plume. Des voix de marginaux claquent dans la rue. Les graffitis, les
affiches publicitaires dévoilent ce discours de la cité que les
urbanistes désignent par le terme d’urbatexte. Ces croquis des temps
nouveaux font certes suite à l’appel de la rue voulu par Baudelaire.
Mais ce nouveau voyeurisme entend exploiter différemment le
rapport solitude/multitude ou encore, celui du moi à l’altérité. En
éprouvant ces lieux de transit aujourd’hui qualifiés de lieux de la
surmodernité23, Annie Ernaux compte bouleverser ce qui est au cœur
de l’autobiographie, à savoir la singularité même de l’autobiographe,
en faisant se confondre intimité et extimité, filiation, parenté et
société.
D’autres fois, j’ai retrouvé des gestes et des phrases de ma mère
dans une femme attendant à la caisse du supermarché. C’est donc au
dehors, dans les passagers du métro ou du R.E.R., les gens qui
empruntent l’escalator des Galeries Lafayette et d’Auchan, qu’est
déposée mon existence passée. Dans des individus anonymes qui ne
soupçonnent pas qu’ils détiennent une part de mon histoire, dans les
visages, des corps, que je ne revois jamais. Sans doute suis-je moi-
Comme le mot composé l’indique, la socioautobiographie est une autobiographie
sociale. Elle est donc forcément collective et s’écarte de la définition de Philippe
Lejeune sans être de l’autofiction.
23
Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité,
Seuil, 1992. On renvoie également, du même auteur, à Un Ethnologue dans le
métro, Hachette, 1986.
22
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même, dans la foule des rues et des magasins, porteur de la vie des
autres24.
Cependant Annie Ernaux va plus loin dans le rapport ville /
socioautobiographie avec l’hypermarché, dont l’ancêtre, le grand
magasin, avait requis Zola pour la rédaction d’Au Bonheur des dames.
Regarde les lumières mon amour25 dit, par le titre même, l’éclat de la
ville constitutif de l’urbain et de sa poésie comme le suggère Sansot.
Généralement situé à la périphérie des grandes villes et
habituellement délaissé par les grands écrivains, l’hypermarché est,
selon Ernaux, un lieu de mémoire digne d’être représenté en
littérature. Inhérent au « paysage familier de tous ceux qui ont
cinquante ans », les super et hypermarchés « suscitent des pensées,
fixent des souvenirs, des sensations et des émotions ». Et la narratrice
d’égrener tous les souvenirs et images liés aux super et hypermarchés
de sa vie, illustrant par là le prisme par lequel peut s’élaborer un récit
de vie actuel. Perçu comme un « grand rendez-vous humain, un
spectacle », l’hypermarché s’intègre à notre quotidien, à notre
existence sans que nous prenions la mesure de son « importance sur
notre relation aux autres, notre façon de « faire société » avec nos
contemporains au XXIe siècle26 ». « La ribote de vitalité » (Baudelaire)
dispensée par un bain de foule en ce lieu excède la simple relation du
moi à l’autre. Elle s’avère féconde pour l’écrivaine et apparaît comme
le prolongement du lieu d’écriture. S’éloigne ici l’image de l’écrivain
emmuré dans sa tour d’ivoire tel Montaigne dans sa célèbre
bibliothèque. L’hypermarché échappe, dans ce cas de figure, à la
qualification de « non-lieu », devenant au contraire le lieu en
puissance où s’éprouve encore la propre histoire de l’écrivaine.
Ernaux expérimente alors une forme de journal que l’écriture plate
adoptée rapprocherait d’un simple registre de commerce n’eussent
été ces moments où la narration rejoint le temps de l’écriture à des
fins d’analyse. Ici apparaît en filigrane un autre geste, celui de la mère
24
Annie Ernaux, Journal du dehors, Gallimard, 1993, p. 106-107. Voir également
La Vie extérieure, Op.cit.
25
Annie Ernaux, Regarde les Lumières mon amour, Seuil, (Raconter la vie), 2014.
26
Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour, Seuil (Raconter la vie), 2014,
pp. 11-12.
25
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tenant scrupuleusement le registre de son café-épicerie d’Yvetot, en
Normandie. L’espace de l’enfance resurgit encore à travers la foule de
l’hypermarché, rappelant la clientèle, certes modeste, d’Yvetot mais
censée représenter le « monde ». Le moi se dit donc de manière
détournée, s’incorporant en une espèce de mise en abyme dans le
spectacle éclatant offert par l’hypermarché. En définitive, l’éclat de la
ville constitutif de l’urbain rejaillit sur Annie Ernaux résolument
urbaine malgré les filiations multiples rappelées. La question des
places sociales au centre de la socioautobiographie est ainsi pensée
différemment au travers de ce grand « rendez-vous humain » qu’offre
la ville. La place d’Annie Ernaux n’est pas plus près des provinciaux
d’Yvetot que des cercles de sa famille biologique, ni en ville comme
pourrait le faire penser son parti pris de l’urbain. Le vrai lieu est dans
l’écriture suscitée par des sujets situés « au-dessous de la littérature »,
ceux frappés en général d’une indignité littéraire, tels le personnel de
la rue ou certaines hétérotopies, et servis par l’aspect « alittéraire »
d’une écriture blanche comme l’entendrait Barthes. Le choix de
l’écriture plate assimilé, comme le souligne Ernaux, à « une entrée en
littérature par effraction », est loin de travestir la conception de la
modernité baudelairienne. Le journal d’écriture qu’est L’Atelier noir27
de l’écrivaine illustre l’expérimentation douloureuse d’une forme,
comme la fit, par le passé, Baudelaire avec le poème en prose.
L’attitude est tout autre pour le poète Jacques Réda dont l’intérêt
pour la rue échappe a priori à l’éclat qui ressortit traditionnellement à
la poésie de l’urbain. L’écriture, pour le poète, épouse avant tout la
sinuosité de la rue comme le suggérait Kevin Lynch identifiant la
ville à l’écriture :
Il n’y a pas de différence entre ma façon d’écrire sur elles [les
rues] et leur comportement. Chaque phrase, qu’elle s’annonce
rectiligne ou sinueuse, demeure exposée à dévier les intersections.
Ou bien elle bifurque, et les mots partent d’un côté, ce qu’ils
voulaient exprimer d’un autre »28.
27
28
Annie Ernaux, L'Atelier noir, Editions des Buclats, 2011.
Jacques Réda, La Liberté des rues, Paris, Gallimard, 1997, p.60.
26
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Pratiquer la rue implique une soumission à la liberté de celle-ci
cependant qu’elle ôte au sujet qui la pratique sa propre liberté. Si
cette sinuosité peut épouser, par métaphore, celle de l’écriture, la rue
s’éprouve aussi au sens propre, faisant toucher du doigt la corporéité
de l’expérience spatiale. Le marcheur, le promeneur ou le flâneur est
d’abord un corps en mouvement soumis également à une expérience
sensorielle29. Le promeneur mélancolique des Ruines de Paris30 de
Jacque Réda qui veut embrasser le vaste monde que constitue Paris
intra-muros comme extra-muros est d’abord un homme écartelé entre
partir (pour entrer « en rêveries ») ou rester chez soi. Le choix
paradoxal des espaces privés de réalité urbaine au sens où l’entend
Sansot, comme les ruines, les décombres, les lieux encaissés qui
semblent insérer une portion de campagne, de broussaille voire de
sauvagerie au sein de la ville, exige de l’énergie, des efforts physiques
(monter une rue, entrer dans des lieux encaissés à visibilité réduite) :
Avançant comme deux glaneurs dans ces ruines aplaties de la rue
de Belleville, nous ne cherchons rien, puis nous ramassons n’importe
quoi, enfin des châssis de fenêtre peut-être bien inutilisables mais
presque intacts (…) Maintenant ce défoncement de la serrure
autorise à descendre. Un escalier conduit jusqu’au petit basin peu
profond, où peu d’eau se répercute en cliquetis de clés sous la voûte,
et ensuite une galerie d’égout va se perdre dans l’épaisseur. La lueur
dispensée d’en haut par la lanterne est de plus en plus en plus faible,
car la nuit vient. Alors nous remontons pour embarquer ces fenêtres
et quelques cartes postales. Plusieurs sont adressées à Jeanne ou à
Louise Forgeron. Elles datent du début du siècle31.
Cette exploration par Jacques Réda d’un quartier populaire de
Paris s’apparente à une incursion dans une enclave spatiale de la
capitale. L’accès à ce lieu de décombres, tout à l’opposé de la pratique
d’un Baudelaire, d’un Breton ou d’une Annie Ernaux diminue le
29
Catherine Szanto, « De la promenade considérée comme acte esthétique », in
Perception/ Architecture/Urbain, Infolio, (Collection Archigraphy Poche), pp. 173184.
30
Jacques Réda, Les Ruines de Paris, Gallimard, 1977.
31
Ibid. 18-19.
27
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poète ici comparé à un glaneur, personnage de second plan du
monde paysan, comme le botteleur de foin, dans l’imaginaire des
ruraux32. Sans véritable itinéraire orienté, le sujet de la quête ignore
son objet. Cette attitude pourrait trouver écho dans Le Paysan de Paris
d’Aragon, n’eût été la déambulation ou la flânerie absente du poème
de Réda (même si les deux personnages du poème vont un peu au
hasard dans ces ruines…). Cependant ce qui est glané et l’épreuve
requise à cet effet relèvent de l’insolite tout comme le caractère
dérisoire des acquisitions accentué par l’approche de la nuit. Mais ces
objets hétéroclites d’un autre temps récoltés par ces « glaneurs » sont
semblables à des trésors exhumés des ruines. Ils disent l’érosion du
temps, feignent la précision d’une description sans véritable
motivation. La quête semble ici imiter l’aspect autotélique de l’art.
Mais ailleurs dans le recueil, ce sentiment est contrebalancé par la
présence de lieux ordonnés comme si Jacques Réda cherchait un
compromis entre le désordre, l’accidentel, l’insolite des ruines et
l’ordre des hauts sites classiques ou d’une simple rue intégrée à la
géographie sentimentale du poète. Ainsi en est-il de la rue des
Pyrénées dans le XXe arrondissement :
Ce qui me plaît dans la rue des Pyrénées c’est d’abord qu’elle
monte et qu’elle tourne, de tronçons en tronçons qui paraissent
rectilignes d’après les plans, mais qui finissent par dessiner un
immense arc de cercle, de la Porte de Vincennes à Belleville par
Ménilmontant. Au palier de la place Gambetta on présume qu’elle
s’arrête, mais sans aucune trace de fatigue ensuite elle repart, au
contraire même plus fraîche, balancée dans les acacias. Et en second
lieu ce sont ces arbres frémissants qui m’attirent (…) Un square
d’ailleurs existe secret en surplomb de la rue, accessible par des
marches qu’enveloppent les buissons du talus...33
L’euphorie qui ouvre le poème tient au lien affectif singulier qui
lie le poète à cette rue. Ce sentiment est motivé par sa forme même.
Elle « monte », « tourne », évolue de « tronçons en tronçons »
trompeurs car nullement conformes à la topographie des urbanistes.
32
On pourra se référer à la représentation des glaneuses du tableau éponyme ou de
celui des Botteleurs de foin de Jean-François Millet, peintre réaliste du XIXe siècle.
33
Jacques Réda, Les Ruines de Paris, Poésie/Gallimard, 1993, p. 91.
28
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En arc plutôt que rectilignes, les tronçons continuent d’illusionner le
poète en semblant clore la rue. Puis la déception est compensée par le
spectacle des acacias offert par cette rue qui repart. La promenade
évolue dans un paysage qu’on dirait avec figures absentes (le poète
finit par s’asseoir dans un square vide) pour se clore sous l’œil
observateur d’un enfant venu récupérer un jouet oublié. Cependant,
il y a une finalité de la quête ainsi soulignée : « Donc ces haltes
occasionnelles dans de tels lieux m’initient, je ne saurais nettement
dire à quoi. Car ni je ne succombe à de l’extase, bien sûr, ni je ne
médite, je plane dans une sorte de stupeur ». Ce dernier sentiment
atteste de l’implication du corps et des sens au cours d’une
expérience qui, par la forme de la rue, les attentes déjouées, les
surprises, la confusion du sujet, reconduit à sa manière, l’inattendu
de la poésie moderne. Peut-être est-ce le propre de la ville que de
ménager le promeneur dans ses attentes de la ville : « Si vous pensez
à la ville, vous pensez à un royaume d’espaces, parce qu’en fait on
doit penser la ville comme recelant un « trésor » d’espaces 34». Cette
pensée de Louis Kahn est celle-là même que partage Orhan Pamuk,
dans un registre certes différent, lorsqu’il parle du pittoresque si
particulier des faubourgs de sa ville natale, Istanbul.
2 - Ville et générécité
Quiconque souhaite donner un sens à sa vie s’interroge
également, au moins une fois dans son existence, sur le lieu et
l’époque de sa naissance. Que signifie être né à tel endroit du monde
et à tel moment de l’Histoire ? Cette famille, ce pays, cette ville qui
nous sont attribués à la manière d’un ticket de loterie, que l’on nous
demande d’aimer et que l’on finit le plus souvent par aimer pour de
bon, sont-ils le fruit d’un partage équitable ? 35
34
Louis Kahn, Silence et lumière, éditions du Linteau, 1996. Cité par Thierry Paquot,
in Perception/Architecture/Urbain (sous la direction de Chris Younes et Xavier
Bonnaud), Infolio, p.17-18.
35
Orhan Pamuk, Istanbul, Gallimard, « Folio », 2007, p. 18. Pamuk a reçu le prix
Nobel de littérature en 2006.
29
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Cette question existentielle qui pourrait trouver l’assentiment d’un
autre prix Nobel de littérature, Patrick Modiano, sert de point de
départ à l’essai doublé d’autobiographie d’Orhan Pamuk. L’écrivain
turc réussit le pari de se dire à travers l’Histoire de sa ville natale
fondée, non sur l’éclat consubstantiel à la poétique de la ville, mais
sur des ordres différents. La beauté d’Istanbul, ramenée à un ordre
chromatique particulier – le noir et le blanc – se trouve émiettée au
travers d’un discours diffracté.
Le noir et le blanc, symptomatiques d’une atmosphère
reconnaissable dans les films de gangsters d’époque, reconduisent la
tristesse d’une ville et de ses habitants, sentiment consécutif à la chute
de l’empire ottoman. Cette semi-obscurité est aussi symbole d’une
ville dont les demeures anciennes en bois s’écroulent ou partent en
fumée. Une forme de complicité réunit les stambouliotes et leur ville
dans une mélancolie qui n’est pas celle des romantiques français.
L’auteur la désigne par « hüzün ». Il traduit ce vocable dont l’origine
est à situer dans le coran par « mélancolie-tristesse » :
Istanbul de son côté, vit le hüzün en tant que grande ville où tout
le monde concourt à ce sentiment. Ce qu’ont réalisé la littérature, la
poésie et la musique turque, en accordant de l’importance à ce
sentiment, en se l’appropriant, et en l’érigeant en victoire, c’est de
fonder le hüzün en tant que communauté qui décrit la ville et en
tant que centre qui l’unit 36
Ce sentiment « naturant » ressortit, on en convient, à une
atmosphère spécifique de la ville, déjà présente dans les récits de
voyageurs occidentaux du XIXe siècle, comme dans les films ou les
peintures de ces mêmes Occidentaux du début et du milieu du XXe
siècle. Dès lors, l’auteur, né en 1952, l’auteur fonde son savoir sur ses
propres expériences influencées par des « traces ruiniformes »
révélées par l’histoire littéraire turque comme par celle émanant des
Occidentaux. Cent cinquante ans avant sa naissance, le regard porté
sur Istanbul par Théophile Gautier, par exemple, s’identifie au sien.
Cette identité des regards porte sur l’intemporel, c’est-à-dire le «
36
Orhan Pamuk, Op.cit., p. 158.
30
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hüzün » si particulier qui « sourd de l’intérieur des paysages, des rues
et des vues d’Istanbul ». La ville doit aux ruines sa beauté telle que la
perçoit, en d’autres lieux Jacques Réda dans Les Ruines de Paris – le
« hüzün » en moins. Il s’agit d’un éclat poétique tout autre que celui
véhiculé par la tour Eiffel, par exemple. Mais convenons que Sansot
reconnaissait aussi au glauque une certaine poéticité. Ainsi en est-il
de la ville sous la pluie, à certains lieux déshérités comme la gare, à
des types urbains comme la prostituée ou à l’homme traqué.
Quant à Orhan Pamuk, l’impression du hüzün participe de sa
construction individuelle tout comme cette dernière est tributaire
d’une innutrition qui convoque plusieurs cultures ; si bien que le
possessif dans la désignation « ma ville » serait contre-indiqué pour
qualifier une ville dont la possession serait collective. Le parallélisme
établi entre le récit de soi et le récit de la ville qui les fait se confondre
vise à expliquer la vocation future d’écrivain. Ainsi la problématique
de l’enfant-double posée en incipit de son récit a-t-elle valeur
cataphorique en préparant au dédoublement propice à l’imagination.
Désintéressé par la recherche d’un temps glorieux perdu (celui
d’Istambul, dupliqué par la faillite familiale), le moi se dit de façon
détournée au travers de la ville. Le dernier chapitre à valeur
conclusive expose le fil conducteur de ce chassé-croisé entre récit de
soi et récit de la ville. Dire la ville équivaut à la construire au regard
de tous les discours qui ont précédé celui, reconstruit de Pamuk ; tout
comme se dire interdit de « présenter son histoire sous une forme de
conte » qui en affecterait la crédibilité. Contrairement à Annie Ernaux
fuyant la laideur des ruines d’Yvetot après la guerre et retrouvant
dans le dehors de la grande ville son existence passée, Pamuk dit la
richesse d’une existence présente à partir du hüzün qui se dégage des
ruines d’une ville au passé prestigieux. Il rejoindrait en cela Jacques
Réda expérimentant la beauté des ruines de Paris.
On s’autorise à conclure par cette remarque de Thierry Paquot
mettant à distance l’aspect déceptif d’une ville bien souvent réduite
au seul caractère hétérogène plutôt que par un travail souterrain sur
le contenu et sur la forme, comme le résume le titre de cette étude,
« la ville à l’œuvre » :
31
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Une ville n’est ni un plateau technique sur lequel on viendrait
brancher une ligne à grande vitesse, un centre commercial, des
tours, une autoroute, un parc à thème (…) ni un quadrillage
fièrement fonctionnel, mais un « royaume d’espaces », un univers
portant en lui d’autres univers imprévisibles, aléatoires, souverains,
que chaque promeneur découvre au fur et à mesure, souvent par
hasard, toujours avec étonnement et plaisir37.
Cette complexité de la ville, qui ne saurait relever d’une
hétérogénéité de type cumulatif, fait assurément l’essence d’une
modernité. Depuis Baudelaire, de nombreux écrivains n’ont eu de
cesse de la poursuivre, en régime versifié comme en régime narratif :
que l’on soit du côté de la modernité baudelairienne ou de la
socioautobiographie d’une Ernaux, qu’on expérimente l’éclat de la
ville tel que l’entend Sansot ou encore les richesses, plus sobres,
livrées par les ruines de Paris, et jusqu’au rapport fort étroit qu’un
certain récit de vie peut cultiver avec l’atmosphère d’une ville.
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Promenades stendhaliennes : ces lieux de ravissements et de
privations
Méité MEKE
Université Félix Houphouët-Boigny, Abidjan
Résumé : Le bonheur est une notion plurivoque selon que l’on soit
matérialiste, croyant ou athée même si l’on retrouve un dénominateur
commun à la notion : ce sentiment de bien-être, ces sortes de ravissements,
ces formes d’extase si spécifiques que l’on a avec l’usage des organes de sens.
L’internet aussi, en cette ère de technologie, fait ressentir du bonheur quand
l’on a pu trouver des réponses, des informations face à des interrogations.
Avec Stendhal, le bonheur est bien présent avec son corollaire, la mélancolie.
Déjà dans Armance, Octave de Malivert connait un certain bonheur dans
ses promenades avec sa cousine bien aimée Armance, dans les bois et les
jardins. Le bonheur est aussi à trouver à travers la contemplation d’un lieu,
d’un espace, une rencontre intime et autre… Il en est ainsi dans La
chartreuse de Parme avec la contemplation et les promenades sur le lac de
Côme. Mais dans ce roman, d’autres lieux comme la prison, traduisent des
moments de tourmente, d’inquiétude. En effet, la prison de la tour Farnèse a
une double fonction : lieu de privation et lieu de la naissance du sentiment
amoureux avec les pérégrinations de Fabrice del Dongo. De fait, notre
volonté est d’indiquer que l’expression du bonheur stendhalien rencontrera
son objet, ici, le lieu à travers la signification qu’il convient d’envisager à
travers trois perspectives définies par François Landry à propos de
l’imaginaire chez Stendhal : « le discours qu’elle tient, la communication
qu’elle établit et l’usage qu’elle fait de la catégorie même de l’imaginaire… »
(François Landry, L’imaginaire chez Stendhal : formation et expression,
Lausanne, l’âge d’homme, 1982).
Mots – clés : Espace – Lieux – Promenade – Bonheur – Mélancolie
Abstract: Happiness is a multi-faceted notion according to whether one
is materialistic, believing or atheist, even if one finds a common
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denominator: the feeling of well-being, these raptures, these forms of ecstasy
Specific that one has with the use of organs of sense. The Internet too, in this
era of technology, makes us feel happiness when we have been able to find
answers, information in the face of questions. With Stendhal, happiness is
present with its corollary, melancholy. Already in Armance, Octave de
Malivert knew a certain happiness in his walks with his beloved cousin
Armance, in the woods and the gardens. Happiness is also to be found
through the contemplation of a place, a space, an intimate and other
encounter ... This is so in La chartreuse de Parme with contemplation and
walks on Lake Como. But in this novel, other places like prison, translate
moments of turmoil, of anxiety. Indeed, the prison of the tower Farnese has a
double function: place of deprivation and place of the birth of the sentiment
in love with the peregrinations of Fabrice del Dongo. In fact, our will is to
indicate that the expression of Stendhalian happiness will meet its object
here, the place through the meaning which it is necessary to envisage
through three perspectives defined by François Landry concerning the
imaginary in Stendhal: "the discourse it holds, the communication it
establishes and the use it makes of the very category of the imaginary ..."
(François
Landry,
L’imaginaire
chez
Stendhal:
formation
et
expression, Lausanne, l’âge d’homme, 1982).
Keywords: Space - Places - Walk - Happiness - Melancholy
Introduction
Nous voulons introduire notre travail par le recours à deux
auteurs majeurs du XIX è siècle qui ont donné une approche à la
promenade : A. Dumas et Stendhal. Pour le premier, « Il y a trois
manières de parcourir la ville. La première en visitant ses monuments par
ordre chronologique ; la seconde en la divisant par quartier et en parcourant
36
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ses quartiers les uns après les autres ; la troisième en allant droit devant soi
et en marchant au hasard.»38
Le second, dans l’avant-propos à Armance, écrit :
…Si l’on demandait des nouvelles du jardin des Tuileries
aux tourterelles qui soupirent au faîte des grands arbres, elles
diraient : c’est une immense plaine de verdure où l’on jouit de
la plus vive clarté. Nous, promeneurs, nous répondrions : c’est
une promenade délicieuse et sombre où l’on est à l’abri de la
chaleur, et surtout du grand jour désolant en été.39
Ces propos de Dumas et Stendhal dessinent, voire campent bien
déjà le décor du colloque avec la promenade, mise en commun des
deux facettes d’une même chose, le bonheur (délicieuse) et la
mélancolie (sombre) liés, ici par notre choix de la promenade. Dans
cet article portant sur les promenades stendhaliennes…, il ne s’agit
pas de faire ou proposer un bréviaire, un guide touristique comme
Les Promenades dans Rome, mais de donner une lecture sur un sujet
susceptible d’« être une sorte de miroir que l’on promène le long des
routes » (Stendhal).
La conception de la promenade que nous envisageons se conçoit
dans une double perspective, à la fois philosophique et littéraire
(cette approche sera précisée ultérieurement) qui la distingue,
précisément, pour le promeneur littéraire, du fugueur, du voyageur,
du joggeur, du villégiateur, du touriste, éléments et termes liés à la
mobilité. Elle s’inscrit donc dans la mobilité d’un sujet, la découverte
d’un paysage, d’un lieu qui procure à la fois, un bonheur certain ou
un certain bonheur et peut créer, par ricochet, une tristesse, une
38
- A. Dumas, Excursions sur les bords du Rhin, Paris, GF-Flammarion, p.51
39
- Stendhal, Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, T1, 2005, p.85.
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mélancolie ou susciter du blues, dans le sens que l’on donne à
l’expression avoir du blues. En effet, il nous paraît évident qu’avec
Stendhal, les promenades procurent à la fois du bonheur et de la
mélancolie. Comment deviennent-elles des moments de ravissement,
de bonheur et comment arrivent-elles à engendrer des privations ?
Pour mieux percevoir ces éléments, nous proposons une relation
entre le bonheur stendhalien et le lieu comme objet de bonheur et/ ou
de mélancolie. Nous nous appuyons sur deux textes majeurs :
Armance, La Chartreuse de Parme,… De fait, notre volonté est
d’indiquer que l’expression du bonheur stendhalien rencontrera son
objet, ici, le lieu à travers la signification qu’il convient d’envisager à
travers trois perspectives définies par François Landry à propos de
l’imaginaire chez Stendhal : « le discours qu’elle tient, la communication
qu’elle établit et l’usage qu’elle fait de la catégorie même de
l’imaginaire… »40.
I - Éléments de sémantique : Promenade vs fugue, voyage,
jogging, villégiature, tourisme…..
L’écriture de /ou sur l’histoire de la promenade est une donnée
essentielle, voire fondamentale dans la sémantique topologique, en ce
sens qu’elle relève à la fois de la pratique en tant que fait social41 et du
fait littéraire. En effet, les récits de voyages qui alimentent la
découverte du Nouveau Monde déjà au Moyen Âge et au XVIe siècle
- F. Landry : L’imaginaire chez Stendhal : formation et expression, Lausanne,
l’âge d’homme, 1982.
41
« Comme pratique sociale, la promenade (…) est aussi expérience de rencontre
d’un sujet social et d’un milieu. Que le sujet soit conscient ou non de son
appartenance à la société n’est pas essentiel, car tout en lui nous y renvoie : son
mode de perception, son système de valeurs, sa sensibilité, sa manière de
s’approprier l’espace, ses façons de regarder, de marcher, de choisir son itinéraire,
ses attentes, etc. » (A. Montadon, Sociopoétique de la promenade, ClermontFerrand, P.U. Blaise Pascal, 2000, p.8)
40
38
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traduisent cette mobilité qui justifie parfois les récits de conquête
territoriale, les expansions, les pélérinages... De fait, la promenade
« est avant tout une pratique, étroitement corrélée à des modes de
sociabilité. A ce titre, on ne saurait dresser le portrait du promeneur
sans tenir compte d’un ensemble de considérants qui déterminent des
manières de faire et de sentir. »42 Aussi la retrouve-t-on dans la chose
littéraire comme fait social. C’est pourquoi, les figures emblématiques
de la promenade dans la littérature du XIXe siècle sont le poète « aux
semelles de vent » (Verlaine décrivant Rimbaud) ; l’écrivain voyageur
avec Gustave Flaubert et Maxime Du Camp43 ; le romancier solitaire
déambulant dans les rues d’une ville donnée avec les histoires
afférentes (H.de Balzac, la fille aux yeux d’or) ou, de façon plus globale,
« ceux qui partent pour partir » (Baudelaire, le voyage in Les Fleurs du
Mal ou encore ceux qui, comme Barbey d’Aurevilly, ne bougent pas
beaucoup mais voyagent tout de même par leur mental, leur
imaginaire44.
Pour mieux appréhender le concept de promenade, plusieurs
approches sont à envisager : celle du promeneur ; celle de
l’aménagement des promenoirs (cf : la géographie culturelle et
l’histoire de l’art) ; celle enfin qui analyse les diverses formes de
promenade suivant les catégories sociales : le peuple, la mondanité,
l’ouvrier… Pour notre part, nous retenons pour l’analyse, la
promenade vue dans la perspective du promeneur et envisagée
comme un fait culturel, une entité de la société qui la distingue
d’autres faits comme la fugue, le voyage, le jogging, la villégiature, le
tourisme, le pélérinage… Nous nous intéresserons également aux
42
Ph. Antoine, Quand le voyage devient promenade, Paris, PUPS, 2011, p7.
M. Du Camp : Un voyageur en Egypte vers 1850 : Le Nil, éd. Par Michel
Dewachter et Daniel Oster, Paris, Sand/ Conti, 1987 ; G. Flaubert : Voyage en
Egypte, éd. Par Pierre Marc de Biasi, Paris, Grasset, 1991.
44
On songe à « cette classe d’écrivains paresseux et superbes qui, dans les ombres
de leur cabinet, philosophent à perte de vue sur le monde et ses habitants, et
soumettent impérieusement la nature à leurs imaginations », cité par Ph. Antoine,
Quand le voyage devient promenade, Paris, PUPS, 2011, p.16.
43
39
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diverses formes de la promenade chez Stendhal. Mais que recouvre la
notion de promenade ? Alain Finkielkraut cité par Janet Beizer,
indique fort à propos que : « l’Occident, dans ce qu’il a de beau, est né de
la promenade (…) La promenade, c’est une expérience, sensible, spirituelle.
Le jogging est le futur du corps. »45 Cette citation prend tout son sens,
lorsqu’en 2007, M. Nicolas Sarkozy s’offrit des vacances aux ÉtatsUnis, moins de trois mois après son investiture comme Président de
la République française. Ce propos est mis en parallèle dans le New
York Times du 21/07/2007 avec une image du Président F. Mitterrand
en promenade avec une tenue distinguée tandis que N. Sarkozy est
en tenue de jogging. De fait, l’opposition des deux images montre
bien que la posture de Sarkozy ne sied pas à son héritage culturel,
intellectuel et national. La promenade se conçoit, par conséquent,
dans le cadre de la civilité, du bon chic et du bon genre, en un mot du
correctement habillé par opposition à la tenue jogging, sportive
proprement nord-américain. La promenade est une configuration de
la société. Il en est ainsi dans Armance, où elle est le fait de la noblesse.
Le temps était magnifique et madame de Bonnivet voulut profiter d’une
des plus jolies matinées de printemps pour faire quelque longue promenade.
Êtes-vous des nôtres, mon cousin ? dit-elle à Octave. -Oui, madame, s’il ne
s’agit ni du bois de Boulogne ni de Mousseaux. Octave savait que ces buts
de promenade déplaisaient à Armance. –Le jardin du Roi, si l’on y va par le
Boulevard, trouvera-t-il grâce à vos yeux ?-Il y a plus d’un an que je n’y
suis allé. (-…) . C’est ainsi que parlèrent les hommes de leur société qui les
aperçurent ». (p.110)
Dans cet extrait, le point de vue est celui de madame de Bonnivet
auquel s’ajoute celui d’Octave de Malivert, les promeneurs les plus en
45
A. Finkielkraut cité par Janet Beizer « le voyage et les autres » in French Global,
sous la direction de Christie McDonald et Susan Rubin Suleiman, Paris, Classiques
Jaunes, Garnier, 2015, p394.
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vue. Le printemps est la période indiquée, de même que la matinée.
L’emploi de l’adjectif qualificatif « magnifique » vient corroborer les
éléments relevés afin que la promenade soit agréable. De fait, pour
que la promenade se fasse, il faut, du point de vue des promeneurs et
du narrateur, des facteurs concordants : le temps, le moment et le lieu
choisi : « le jardin du Roi ». La promenade, en tant que principe de
mobilité s’oppose à plusieurs autres champs de la mobilité.
•
Promenade vs voyage
Le voyage du latin viaticum, renvoie à ce qui sert à faire la route.
C’est l’action de se rendre ou d’être transporté dans un lieu éloigné.
La promenade n’est pas un voyage ni le voyage une promenade. Le
voyage obéit à un objectif alors que la promenade est une flânerie
sans objectif défini, sans but préétabli. En outre, la promenade nous
procure du ravissement lié à nos organes de sens ; ce qui n’est pas
toujours le cas avec le voyage. Ainsi, l’expression « trouver grâce à
vos yeux » fait appel à la vue et paraît procurer du bonheur au
personnage d’Octave de Malivert. L’emploi de la négation « ni du
bois de Boulogne ni de Mousseaux » restrictif suppose que ces lieux
ne procurent pas le même ravissement que « le Jardin du Roi ».
Dans Armance, Madame de Bonnivet se rend à ses terres, dans le
Poitou, en vue de restaurer le château de Bonnivet. Le voyage est
décidé mais il est retardé parce qu’il manque des ouvriers ; ensuite, il
est écourté quand l’accident d’Octave de Malivert la décide à revenir
à Paris et surtout à Andilly, lieu de convalescence du blessé. Voyage
et promenade ne traduisent donc pas la même réalité. Qu’en est-il de
la fugue en opposition avec la promenade ?
41
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•
Promenade vs fugue
La fugue est le fait de s’enfuir de son domicile, notamment pour
un enfant mineur ou un adulte. Elle se caractérise par un départ
soudain et des errances aléatoires. Le fugueur n’est, somme toute, pas
un « sans domicile fixe » encore moins un vagabond. C’est un
individu qui peut soit partir de son domicile ou soit de son lieu de
travail ou encore aux détours d’une flânerie. Pour mieux
l’appréhender ou le décrire, nous nous appuyons sur le portrait du
fugueur fait par le docteur Albert Pitres en 1891 : « (les fugueurs)
reviennent chez eux, jurant leurs grands dieux qu’ils ne quitteront plus
leurs pénates ; mais un nouvel accès provoque bientôt une nouvelle
fugue46. » On le voit le fugueur est bien différent du promeneur
distinct du joggeur.
•
Promenade vs jogging
La promenade traduit l’action de se promener ; il s’agit d’aller
d’un endroit à un autre pour se distraire ou se détendre. Déambuler
ou flâner sont des synonymes de la promenade. En revanche, le
jogging est une pratique sportive qui requiert une certaine tenue de
sport en vue de se détendre certes mais il ne renvoie pas à la flânerie
propre à la promenade. Le joggeur est, par conséquent, vêtu d’une
tenue de sport (short, pantalon, polo ou autre) avec pour finalité
d’être trempé par la sueur. La pratique du jogging est bien sportive
par opposition à la promenade et à la villégiature et au tourisme.
A. Pitres : Leçons cliniques sur l’hystérie et l’hypnotisme, Paris, Doin, 1891, t.II,
p.269.
46
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 Promenade vs villégiature/ tourisme
Selon
Guy
Cogeval,
« le
concept
de
villégiature
implique
fondamentalement le repos, contrairement au tourisme, qui implique le
mouvement et l’activité. Bien que ces deux formes de voyage aient à leur base
l’idée de déplacement(…) le touriste se définit par la mobilité et la
nouveauté, alors que le villégiateur, plutôt sédentaire, préfère la stabilité et la
routine. »47 Il ressort de cette approche sémantique que la promenade
est assez spécifique et différente de la fugue, du voyage, du jogging,
de la villégiature et du tourisme.
De fait, la promenade est « une expérience, sensible, spirituelle »
selon la formule du philosophe A. Finkielkraut. Elle s’inscrit bien
dans un héritage culturel, intellectuel et national. En effet, la
promenade se situe dans le cadre de la civilité. Elle configure la
société. Au XIXe siècle, la promenade fait partie des loisirs de la vie
de tous les jours. En ville, la promenade est une activité policée.48
Comment l’appréhender chez Stendhal ?
Promenade vs pélérinage
II - Les diverses formes de promenades stendhaliennes.
Les formes de promenades sont nombreuses et diverses. Nous en
énumérons quelques-unes à partir de notre corpus.
47
G. Cogeval : Edouard Vaillart, New Haven, Yale University Press, 2003, p.441
cité par J. Beizer « le voyage et ses autres », French Global… ; sous la direction de
Christie McDonald et Susan Rubin Suleiman, Paris, Classiques Jaunes, Garnier,
2015, p. 394.
48
Des manuels existent comme Manuel de la bonne compagnie ou l’Ami de la
politesse, Paris, Roret libraire, Ancelle libraire, 1827 ; Chantal, Jean-BaptisteJoseph, Nouveau Traité de Civilité, ou Manuel méthodique de nos devoirs, Paris,
chez l’auteur, 1834 ; Lambert, J.J, Madame, Manuel de la politesse des usages du
monde et du savoir –vivre, Paris, Delarue, libraire –éditeur, s.d.
Ces manuels sont cités par Robert Beck in Annales de Bretagne et des pays de
l’Ouest, tome 116, n°2, 2009, p. 167.
43
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•
Promenades mondaines
…-Allons le voir, dit madame de Bonnivet, et quelques minutes après
on arriva à ce jardin anglais, le seul vraiment beau par sa position qui
existe à Paris. On visita le monument d’Abailard, l’obélisque de Masséna ;
on chercha la tombe de Labédoyère. Octave vit le lieu où repose la jeune B…
et lui donna des larmes.
La conversation était sérieuse, grave, mais d’un intérêt
touchant. Les sentiments osaient se montrer sans aucun voile.
A la vérité, on ne parlait que de sujets peu capables de
compromettre, mais le charme céleste de la candeur n’en était
pas moins vivement senti par les promeneurs, quand ils virent
s’avancer de leur côté un groupe où régnait la spirituelle
comtesse de G…. Elle venait en ce lieu chercher des
inspirations, dit-elle à madame de Bonnivet ». (p. 111).
Au sein de cette société mondaine, la promenade constitue tout
comme les spectacles, un loisir dans la vie de tous les jours. Ces
promenades de la société mondaine sont le lieu de déambulation
autour de ténors comme Mme de Bonnivet ou la comtesse de G…, ces
femmes qui influencent la vie quotidienne parisienne et font briller
leurs salons. Les promenades mondaines sont le lieu de badineries,
de curiosité, de rencontres amoureuses :
Un soir, après une journée d’une accablante chaleur, on se promenait
lentement dans les jolis bosquets de châtaigniers qui couronnent les
hauteurs d’Andilly. Quelquefois de jour, ces bois sont gâtés par la présence
des curieux….Par je ne sais quel caprice, madame d’Aumale voulait, ce
jour-là, avoir toujours Octave auprès d’elle ; elle lui rappelait avec
complaisance et sans nul ménagement pour les hommes qui l’entouraient,
que c’était dans ces bois qu’elle l’avait vu pour la première fois : vous étiez
déguisé en magicien, et jamais première entrevue ne fut plus prophétique,
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ajoutait-elle, car jamais vous ne m’avez ennuyée, et il n’est pas d’homme de
qui je puisse en dire autant » (p153/154)
De fait, les promenades mondaines sont le prélude à des
promenades plus intimes.
•
Promenades intimes
« Octave racontait ces étranges idées à sa cousine en se promenant dans
les bois de Montlignon, à quelques pas de mesdames de Bonnivet et de
Malivert » (p.150)
•
Promenades solitaires
« Désespéré de l’évidence de sa disgrâce, il quitta le salon à l’instant. En
prenant l’air dans le jardin, il rencontra le garde-chasse à qui il dit qu’il
chasserait le lendemain de bonne heure ». (p.223)
•
Promenades aquatiques
•
Promenades équestres
« Octave prit à son service un valet de pied qui sortait de chez madame
d’Aumale ; cet homme, ancien soldat, était intéressé et très fin. Octave le
faisait monter à cheval avec lui, dans de grandes promenades de sept à huit
lieues, qu’il faisait dans les bois qui entourent Paris, et il y avait des
moments d’ennui apparent où il lui permettait de parler. (p.124).
Les promenades équestres ont une vertu thérapeutique. « Le
lendemain du jour qui fut si heureux pour Armance, mesdames de Malivert
et de Bonnivet allèrent s’établir dans le joli château que la marquise avait
près d’Andilly. Les médecins de madame de Malivert lui avaient
recommandé des promenades à cheval et au pas ;… » (p.136)
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Ces formes de promenade structurent le texte stendhalien certes
mais comment y voir le bonheur et son corollaire, la mélancolie chez
cet auteur ? Quelles en sont les manifestations ?
III - Ces lieux de promenades ambivalents : bonheur/mélancolie,
les deux faces d’une réalité similaire : le bonheur stendhalien.
Equivocité des lieux ou le bonheur stendhalien.
Les lieux de promenades évoqués dans notre corpus suscitent une
certaine ambivalence. En effet, qu’elles soient collectives ou solitaires,
les promenades procurent du bonheur et de la mélancolie. Delà, sans
doute, leur ambivalence, leur équivocité. Andilly est le symbole
même de cette ambivalence. Lieu du bonheur pour la noblesse, c’est
également le lieu de la médisance qui brise des amours presque
consommés. Andilly est à la fois le lieu de l’euphorie et de la
dysphorie.
Ailleurs dans Armance, venir se promener au Jardin du Roi, à Paris
procure du bonheur. En effet, la promenade en ce lieu est une sorte
de ravissement chère à la noblesse. Madame la Comtesse de G… vint
en ce lieu pour y chercher des « inspirations ». De fait, la promenade
dans le jardin ou sur les boulevards sont le moyen d’évoquer les
théories du Dr Tronchin49 qui se répandent parmi les élites
parisiennes, ici, la noblesse représentée par Madame de Bonnivet et la
spirituelle comtesse de G… Ces promenoirs, précisément, semblent
procurer aux citadins un certain bien-être.
Ces
promenoirs,
fortement
recherchés
par
les
classes
aristocratiques, sont des lieux de ravissement. On y décèle le
développement de la sensibilité olfactive et on y vient pour trouver
« des inspirations ». Les promenoirs sont des lieux réputés purs,
49
Tronchin Henri, Un médecin du XVIIIe siècle, Théodore Tronchin (1709-1781)
46
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comme les jardins afin d’y connaître les vrais plaisirs des sens. Les
boulevards jouent la même fonction. On déambule sur ces larges
avenues plantées pour mieux respirer. Il y a manifestement un souci
hygiénique50, la recherche du bien-être. En outre, Adolphe Alphand,
responsable de l’aménagement des bois et des parcs à Paris sous le
Baron Haussmann écrit : « On doit considérer comme une nécessité la
formation de larges voies et de surfaces plantées, assez spacieuses,
assez rapprochées, pour ventiler ces masses de pierre qui semblent
percées d’étroits couloirs. »51
Le héros stendhalien est à la recherche du bonheur. Il entreprend
une « chasse au bonheur » qui construit la trame de son existence. Le
bonheur du personnage stendhalien s’identifie assez souvent à
l’amour, mais cet amour ne se limite pas seulement à aimer et à être
aimé. La quête de ce bonheur consiste à profiter de l’instant qui passe,
à tirer profit du moment présent, à en extraire toutes les joies
possibles.
Dans la chartreuse de Parme, sur les bords du lac de Côme, la
comtesse
Pietranera,
tante
de
Fabrice
del
Dongo, «… avec
ravissement retrouvait les souvenirs de sa première jeunesse et les
comparait à ses sensations actuelles ». Là, en ce lieu, elle s’entend
dire : « la vie s’enfuit, ne te montre donc pas si difficile envers le
bonheur qui se présente, hâte –toi de jouir. » (Livre I, chap.2, p.43).
Cette recherche du bonheur, essentiellement individualiste requiert
de l’énergie et du caractère. Le bonheur stendhalien est une quête,
une conquête du personnage qui l’amène à braver des dangers, à se
Des thèses de médecine montrent l’importance qu’on accorde à la déambulation
pour la santé et les sens de l’individu. On peut consulter à titre d’exemple :
Marquez, Pierre Nicolas Marie Omer, De la promenade considérée sous le point de
vue hygiénique et thérapeutique, thèse de médecine, faculté de médecine de
Montpellier, Montpellier, Ricard frères, 1847 cité Robert Beck in Annales de
Bretagne et des pays de l’Ouest, tome 116, n°2, 2009, p170.
51
A. Alphand : Les promenades de Paris- Bois de Boulogne- Bois de VincennesParcs-Squares-Boulevards, Paris, J. Rothschild, 1868 cité par R. Beck op cit, p. 171.
50
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prouver à soi-même surtout, à faire preuve d’audace. Aussi, Julien
Sorel s’impose-t-il de s’emparer de la main de Mme de Rênal dans Le
Rouge et le noir.
Le courage, l’audace ne suffisent pas toujours pour obtenir le
bonheur. Si aimer peut procurer à soi du bonheur, il peut arriver que
celle qu’on aime ne réponde pas favorablement à notre désir. De là, la
naissance de la mélancolie. Par ailleurs, il faut que les âmes qui se
désirent soient sur le même diapason sinon c’est la mélancolie. Ainsi,
dans Armance, Octave devient-il mélancolique quand il s’imagine
chez Armance de la retenue, de la réserve dans « les manières de sa
cousine à son égard, et surtout une disposition marquée à la gaîté. Cette
découverte lui donna beaucoup à penser, et ce qu’il observa pendant le reste
de la promenade le confirma dans ses soupçons. Armance n’était plus la
même pour lui. Il était clair qu’elle allait se marier, il allait perdre le seul ami
qu’il eût au monde. » (p136/137). La tristesse, l’état de mélancolie sont
le résultat d’une incompréhension « de deux enfants charmants, mais
un peu fiers… » se disait Madame de Malivert. La force de caractère
de l’un et l’autre sont l’apanage du héros stendhalien. Celui –ci voue
un véritable culte à la force de l’âme. La mélancolie chez l’un et
l’autre se comprend car l’un et l’autre sont sous le joug de la passion
sincère certes, mais insuffisamment compris, partagé par l’un et
l’autre.
Fabrice del Dongo, passionné de Clélia, est une force de l’âme,
caractéristique du héros stendhalien. Emprisonné pour un meurtre, la
prison,
lieu
de
malheur
par
excellence,
devient
pour
lui,
paradoxalement, lieu de bonheur. Clélia, la fille du gouverneur,
nourrit ses rêves et de fait, il préfère rester en ce lieu, confirmant les
prédictions de son père spirituel, l’abbé Blanès qui dit : « … ce fut un
rare bonheur, car, averti par ma voix, ton âme peut se préparer à une
autre prison bien autrement dure, bien plus terrible… » (Livre I,
chap.8, p.179).
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Le bonheur de F. del Dongo repose sur un récit fait au passé
simple, un récit rétrospectif grâce à la mémoire. Par ailleurs, la
redécouverte de l’abbé Blanès, les réminiscences et la reprise
d’habitudes anciennes structurent le bonheur du personnage. C’est
pourquoi, le personnage tient à la prison car là est son bonheur, en ce
lieu carcéral :
Mais à propos, se dit Fabrice étonné en interrompant tout à coup le
cours de ses pensées, j’oublie d’être en colère ! Serais-je un de ces grands
courages comme l’antiquité en a montré quelques exemples au monde ?
Suis-je un héros sans m’en douter ? Comment ! Moi qui avais tant de peur
de la prison, j’y suis, et je ne me souviens pas d’être triste ! C’est bien le cas
de dire que la peur a été cent fois pire que le mal. Quoi ! J’ai besoin de me
raisonner pour être affligé de cette prison, qui, comme le dit Blanès, peut
durer dix ans comme dix mois ? Serait-ce l’étonnement de tout ce nouvel
établissement qui me distrait de la peine que je devrais éprouver ? Peut-être
que cette bonne humeur indépendante de ma volonté et peu raisonnable
cessera tout à coup, peut-être en un instant, je tomberai dans le noir
malheur que je devrais éprouver. » (Livre II, chap. 18, p.336)
La série de phrases interrogatives, le monologue intérieur, le style
direct à l’intérieur du monologue, les oiseaux de Clélia, l’attente
incertaine, la réminiscence heureuse procurent du bonheur à l’âme de
Fabrice del Dongo. La conscience de l’absence de malheur en ce lieu
carcéral, une pensée et une imagination active font du personnage, un
être à part dont la force de l’âme est une exception. Il semble
appartenir à ces « happy few » stendhaliens qui se heurtent à
l’incompréhension des médiocres.
49
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Conclusion
« Pour mieux cerner les énigmes du bonheur que procure l’ivresse, il faudrait
penser au fil d’Ariane. Quel plaisir dans le simple geste de dérouler une pelote.
Plaisir profondément apparenté à celui de l’ivresse comme à celui de la création.
Nous avançons ; mais ce faisant, nous ne découvrons pas seulement les méandres de
la caverne dans laquelle nous nous aventurons, nous ne jouissons du bonheur de
cette découverte que sur l’arrière-plan de cette autre félicité rythmique que procure
le déroulement d’une pelote. Cette certitude d’une pelote enroulée avec art, que nous
déroulons : n’est-ce pas là le bonheur de toute création, du moins dans l’ordre de la
prose ? » (W. Benjamin, « Haschich à Marseille», 1928, Œuvres II, Gallimard,
Folio Essais, p.55- traduction légèrement modifiée.)
Bonheur et mélancolie sont les deux faces d’une même réalité chez
Stendhal, créateur. La quête du bonheur fonctionne vraisemblablement
avec son corollaire la mélancolie. Le « beylisme » semble un art de
vivre où la recherche des plaisirs est consubstantielle à la tristesse,
aux dangers à affronter. Il faut, selon les élans de son cœur, s’en tenir
à ce principe simple de la vie.
Corpus
Stendhal, - Armance, Ed. d’Armand Hoog, Paris, Gallimard, 1975
La Chartreuse de Parme, Préface et commentaire
de Pierre-Louis Rey, Paris, Pocket, 1989.
Notes :
1 - « Comme pratique sociale, la promenade (…) est aussi
expérience de rencontre d’un sujet social et d’un milieu. Que le sujet
soit conscient ou non de son appartenance à la société n’est pas
50
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essentiel, car tout en lui nous y renvoie : son mode de perception, son
système de valeurs, sa sensibilité, sa manière de s’approprier l’espace,
ses façons de regarder, de marcher, de choisir son itinéraire, ses
attentes, etc. » (A. Montadon, Sociopoétique de la promenade, ClermontFerrand, P.U. Blaise Pascal, 2000, p.8)
Ph. Antoine, Quand le voyage devient promenade, Paris, PUPS, 2011,
p7.
2 - M. Du Camp : Un voyageur en Egypte vers 1850 : Le Nil, éd. Par
Michel Dewachter et Daniel Oster, Paris, Sand/ Conti, 1987 ; G.
Flaubert : Voyage en Egypte, éd. Par Pierre Marc de Biasi, Paris,
Grasset, 1991.
3 - On songe à « cette classe d’écrivains paresseux et superbes qui,
dans les ombres de leur cabinet, philosophent à perte de vue sur le
monde et ses habitants, et soumettent impérieusement la nature à
leurs imaginations », cité par Ph. Antoine, Quand le voyage devient
promenade, Paris, PUPS, 2011, p.16.
4 - A. Finkielkraut cité par Janet Beizer « le voyage et les autres » in
French Global, sous la direction de Christie McDonald et Susan Rubin
Suleiman, Paris, Classiques Jaunes, Garnier, 2015, p. 394.
5 - A. Pitres : Leçons cliniques sur l’hystérie et l’hypnotisme, Paris,
Doin, 1891, t.II, p.269.
6 - G. Cogeval : Edouard Vaillart, New Haven, Yale University
Press, 2003, p.441 cité par J. Beizer « le voyage et ses autres », French
Global… ; sous la direction de Christie McDonald et Susan Rubin
Suleiman, Paris, Classiques Jaunes, Garnier, 2015, p. 394.
7- Des manuels existent comme Manuel de la bonne compagnie ou
l’Ami de la politesse, Paris, Roret libraire, Ancelle libraire, 1827 ;
Chantal, Jean-Baptiste-Joseph, Nouveau Traité de Civilité, ou Manuel
méthodique de nos devoirs, Paris, chez l’auteur, 1834 ; Lambert, J.J,
Madame, Manuel de la politesse des usages du monde et du savoir –vivre,
Paris, Delarue, libraire –éditeur, s.d.
Ces manuels sont cités par Robert Beck in Annales de Bretagne et des
pays de l’Ouest, tome 116, n°2, 2009, p. 167.
8 - Tronchin Henri, Un médecin du XVIIIe siècle, Théodore Tronchin
(1709-1781)
9 - Des thèses de médecine montrent l’importance qu’on accorde à
la déambulation pour la santé et les sens de l’individu. On peut
51
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consulter à titre d’exemple : Marquez, Pierre Nicolas Marie Omer, De
la promenade considérée sous le point de vue hygiénique et thérapeutique,
thèse de médecine, faculté de médecine de Montpellier, Montpellier,
Ricard frères, 1847 cité Robert Beck in Annales de Bretagne et des
pays de l’Ouest, tome 116, n°2, 2009, p170.
10 -
A. Alphand : Les promenades de Paris- Bois de Boulogne- Bois de
Vincennes- Parcs-Squares-Boulevards, Paris, J. Rothschild, 1868 cité par
R. Beck op cit, p. 171.
11 - A. Pitres : Leçons cliniques sur l’hystérie et l’hypnotisme,
Paris, Doin, 1891, t.II, p.269.
12 - Tronchin Henri, Un médecin du XVIIIe siècle, Théodore
Tronchin (1709-1781)
13 - Des thèses de médecine montrent l’importance qu’on accorde
à la déambulation pour la santé et les sens de l’individu. On peut
consulter à titre d’exemple : Marquez, Pierre Nicolas Marie Omer, De
la promenade considérée sous le point de vue hygiénique et
thérapeutique,
thèse
de
médecine,
faculté
de
médecine
de
Montpellier, Montpellier, Ricard frères, 1847 cité Robert Beck in
Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, tome 116, n°2, 2009, p170.
14 - A. Alphand : Les promenades de Paris- Bois de Boulogne- Bois
de Vincennes- Parcs-Squares-Boulevards, Paris, J. Rothschild, 1868
cité par R. Beck op cit, p. 171.
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Espace et généricité dans Un pedigree de Patrick Modiano
Kassoum KONE
Université Félix Houphouët-Boigny, Abidjan
Résumé : En littérature, la thématique de l’espace convoque plusieurs
concepts si bien que sa perception et son traitement divergent du théoricien à
l’artiste. Dans le genre romanesque et particulièrement dans le genre
autobiographique, la spatialité obéit à une exploitation plurielle du fait de
son caractère itératif. Cette contribution développe une réflexion sur le mode
de lecture de l’espace en rapport avec le genre autobiographique. Son
articulation prend en compte l’identification de la topographie ensuite sa
représentation spatiale et son fonctionnement enfin son effet d’idéologie.
Mots clés : Espace autobiographique, esthétique thymique, clairobscur, topophilie, topophobie.
Abstract: The space theme in literature calls together several concepts in
order his perception and his treatment differ to the theorist at the artist. In
the novel’s gender, the space industry follows diverse exploiting because of
his iterative character. This contribution develops a thought on space
reading method in keeping with autobiographical gender. His treatment
passes to the topography identification, then the space representation and his
functioning, at last by his ideology effect.
Keys
words:
Autobiographical
chiaroscuro, topophily, topophoby
53
space,
thymus
aesthetic,
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Introduction
Investir la thématique de l’espace requiert une culture approfondie
de sa variabilité sémantique. Dans la panoplie du tableau définitoire,
l’espace pourrait traduire l’idée de lieu, de milieu, d’environnement,
de territoire, de champ, de sphère, et de période etc. Aussi, vu les
spécificités disciplinaires, il est nécessaire de faire la distinction entre
l’espace géométrique, l’espace géographique, l’espace historique et
l’espace littéraire. Dans le champ des genres littéraires, l’espace
poétique n’est pas l’espace dramaturgique et celui-ci n’est pas la
reprographie de l’espace romanesque. Ainsi pour Bakhtine, « si les
principales variantes des genres poétiques se développent dans le courant des
forces centripètes le roman et les genres littéraires en prose se sont constitués
dans les courants centrifuges ».52On peut en déduire que le traitement
de la spatialité est plus étendu dans le roman et le genre
autobiographique du fait de leur flexion parfois transgénérique.
Par ailleurs, dans les genres narratifs, si l’espace romanesque a une
essence fictionnelle, l’espace
autobiographique reste
l’expression d’un pacte de vérité
53
toutefois
ou de restitution du réel.
Cependant, les frontières restent poreuses entre la fiction romanesque
et
la
vérité
autobiographique.
Surtout
avec
Modiano,
l’autobiographie se nourrit du champ de la fiction à travers les
intermittences de la mémoire entre un passé mystérieux de
l’Occupation et les ressentiments d’une vie de réclusion. C’est
pourquoi, Jacques Lecarme estime que « cet espace autobiographique
impliquerait dans l’œuvre de tel ou de tel auteur, des interférences entre
l’autobiographie et le roman de sorte qu’on lirait sur le mode
52
Mikhaïl BAKHTINE, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1975,
p.96
53
Philippe LEJEUNE, Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975
54
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autobiographique des fictions avouées »54. En clair, le traitement de
l’espace autobiographique se nourrit bien des fois de la fiction
romanesque. Ainsi dans une contribution sur le rapport entre l’espace
et le genre dans Un Pedigree de Patrick Modiano, il convient de
s’interroger sur le mode de lecture de l’espace dans l’œuvre
autobiographique. Cela revient à s’intéresser à l’exploitation spatiale
et à son effet d’idéologie. Une telle investigation exige un relevé
topographique puis une analyse de la représentation et du
fonctionnement de cet espace autobiographique. On achèvera cette
étude avec l’« effet d’idéologie ».
I – Identification de la topographie dans Un Pedigree
1-
Une homogénéité de l’espace autobiographique
La ville de Paris se pose comme un espace homogène dans Un
Pedigree
qui
peut,
cependant,
être
subdivisé
en
plusieurs
compartiments variables. Ainsi, l’espace parisien englobe des microespaces. Viennent en premier lieu les espaces familiaux. L’on relève
quai de Conti (P.10) la Cité Hauteville (P.13), quartier Pigalle (P.62),
XVème Arrondissement et Auteuil Longchamp (P.111). La présence
de l’espace des affaires est notable. Ce sont le service Otto (P.17) et les
Champs Elysées (P.33). Les espaces de transit ou de passage sont
visibles à travers l’Hôtel avenue Breteuil et Duquesne (P.29), Grand
Hôtel au Claridge (P.51), la rue Lauriston (P.56), la rue Lord Byron
(P.53) alors que l’espace religieux se dévoile par l’église Saint Martin
(P.33)
et
Saint-Germain-des-Prés :
« Nous
fréquentons
aussi
le
catéchisme, à Saint-Germain-des-Prés » (P.37). L’œuvre regorge aussi
Jacques LECARME, Eliane LECARME-TABONNE, L’Autobiographie, Paris
Armand Colin, 1997, P.34
54
55
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des espaces de démarcation – la Seine (P. 38) - de répression –le
Panier à salade (P.16), le siège de la Gestapo (P.16) – des espaces de
scolarisation ou de formation à l’instar de l’école de Flo à
Montparnasse (P.17), le lycée Henri –IV, la Cité universitaire (P.119).
En somme, le macro-espace homogène de la ville de Paris se compose
de micro-espaces.
L’homogénéité de l’espace participe donc d’un conglomérat de
lieux. Il s’agit, en l’occurrence de l’espace familial, l’espace des
affaires ou administratifs, espace de transit ou de passage, espace
religieux, de démarcation de répression, et l’espace scolaire. On
déduit qu’Un Pedigree présente une ville parisienne fortement
émiettée à l’instar d’un espace hétérogène.
2-
Une hétérogénéité de l’espace
Sous cet angle, un espace hétérogène est un ensemble de
regroupement spatial éclaté, polymorphe et hétéroclite. Dans Un
Pedigree, cette hétérogénéité transparait dans l’éclatement des espaces
hors Paris. En première instance, le corpus présente des espaces
périphériques, des banlieues parisiennes et autres provinces
françaises en tant qu’espace de vie. Il s’agit notamment de Chinon
dans la banlieue parisienne (P.28), Annecy(P.68), Jouy-en-Josas (P.69)
et Bordeaux (P.101).En deuxième instance, l’œuvre abonde en espaces
migratoires. Ce sont des espaces soumis à des mouvements de
migrants. Ces espaces sont relatifs aux origines des personnages–
Salonique, Londres, Alexandrie, Milan (P.12) – et des espaces de
transit ou de passage –Mexique, Canada, l’Afrique Equatoriale, la
Colombie (P.31).
Au compte de l’hétérogénéité il faut mettre des espaces de travail
ou des affaires comme Brazzaville (P.36), Mont Valérien (P.56), 73
56
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Boulevard Hausman (P.64), l’espace de vie comme Le Pas de Calais et
l’espace de scolarisation, notamment, le collège de Saint Joseph de
Thônes (P.66), l’école Jeanne d’Arc et l’école Communale à Jouy-enJosas (P.35).
Il ressort de cet inventaire que l’espace hétérogène dans Un
Pedigree se décline en espace de vie familiale, en espace migratoire, en
espace de scolarisation, espace biologique et des affaires.
3-La chronotopocité de l’espace de l’autobiographie
Le chronotope s’inscrit dans un cadre dialogique de la synergie de
l’espace et du temps considérés comme deux unités artistiques
capables de traduire le réalisme du discours littéraire et plus
précisément des genres narratifs. Bakhtine le définit comme une :
indissolubilité de l’espace et du temps (…) comme une catégorie
littéraire de la forme et du contenu(…) lieu de la fusion des indices spatiaux
et temporels en un tout intelligible et concret. (…) Le temps se condense,
devient compact, visible pour l’art, tandis que l’espace s’intensifie,
s’engouffre dans le mouvement du temps, du sujet, de l’Histoire ; Les
indices du temps se découvrent dans l’espace celui-ci est perçu et mesuré
d’après le temps.55
En clair, le chronotope renvoie à l’unité de deux catégories
narratives comme éléments indissociables pour appréhender le temps
historique, mythologique, culturel et des événements existentiels
collectifs ou individuels inscrits dans l’Histoire au travers de l’espace.
Jacques LECARME, Eliane LECARME-TABONNE, L’Autobiographie, Paris
Armand Colin, 1997, pp.237-238
55
57
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L’œuvre laisse transparaitre deux grandes catégories de chronotopes.
Celle liée au temps historique collectif et celle relative au temps
historique individuel. Le chronotope du temps historique collectif
transparaît à travers la convocation de la période de l’Occupation et
de Révolution. Le chronotope de l’Occupation renvoie à l’occupation
de Paris sous la France de Vichy par l’armée du III°Reich pendant la
Deuxième Guerre Mondiale. Le chronotope de la Révolution apparaît
sous la convocation de la Bastille (P.51), espace de révolution et le
procès de Nuremberg(P.57). Le caractère révolutionnaire de ce procès
réside dans le changement radical de la conception des notions de
crime de guerre et de génocide par une juridiction internationale.
Par ailleurs, le chronotope du temps historique individuel s’invite
dans le chronotope de la rencontre et de la datation des espaces de
vie familiale. Le premier est relatif à la rencontre des deux parents de
Modiano et de leurs collaborateurs. Celui de la datation renvoie à une
série d’événements de la vie familiale dont l’influence sur son histoire
personnelle est notable. Ainsi en est-il de la date de naissance le 30
Juillet 1945 à Boulogne Billancourt.
En somme, la recension du chronotope met en relief des espaces
de l’Occupation, de la Révolution et enfin des espaces de vie familiale
ou personnelle. Le foisonnement de ces espaces suscite l’intérêt
d’analyser la représentation et le fonctionnement de l’espace de
l’autobiographie.
58
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II
–
Représentation
et
fonctionnement
de
l’espace
de
l’autobiographie
1-
La représentation spatiale dans Un Pedigree : une
description synthétique et minimaliste.
La représentation spatiale dans Un Pedigree procède de la
présentation de macro-espaces et de micro-espaces. D’abord, le
macro-espace dans Un Pedigree revêt le caractère de ville. Ainsi,
plusieurs villes participent de l’autobiographie modianienne. Il s’agit
en l’occurrence, de Paris, Nice, Bordeaux, Anvers. Certains sont des
espaces évoqués contrairement à d’autres qui constituent l’épicentre
des évènements. Au compte de ces villes évoquées, Brazzaville,
Bournemouth, Budapest « puis il décida de vivre en Mexique »56 ; « nous
habitons un petit appartement à la Casa Montalvo »57. Il s’agit, d’une vue
d’ensemble de ces espaces évoqués ne bénéficiant pas de discours
descriptif détaillé. Cette présentation offre un cas de paralipse, le
personnage narrateur Modiano donnant moins de détails par
omission d’informations descriptives des villes évoquées. Ensuite les
villes qui constituent l’espace de l’intrigue occupent le devant de la
scène : « A Londres (…) je suis terrorisé de me trouver seul dans cette ville
qui me semble plus grande que Paris »58.De fait, le narrateur se joue de
son lecteur à travers la transposition de lambeaux d’informations
relatives à l’objet décrit : « je vais à l’école Jean d’Arc au bout de la rue »59.
Au lieu de décrire, les caractéristiques spatiales sont mises sous (le)
boisseau au profit d’une écriture d’évitement et de chuchotement
rappelant l’ordre chromatique dominant du texte : le clair-obscur si
spécifique à la « ville sans regard ». Ce qui fait dire à Kristina
56
Patrick MODIANO, Un Pedigree, Paris, 2005, p.31
Patrick MODIANO, Un Pedigree, Paris, 2005, p.33
58
Idem, pp.60-61
59
Ibid, p.35
57
59
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Kohoutova que chez Modiano : « chaque roman invite à un voyage
unique à travers des paysages temporels et topographiques en apparence
familiers pourtant mystérieux pour fasciner le lecteur et lui faire perdre le
pied »60.
En termes différents, la monstration spatiale chez Modiano est un
paravent fictif qui empêche la traçabilité précise des lieux référentiels.
La présentation de la ville de Paris ne peut par conséquent qu’être
digne d’intérêt. En effet, Paris transparaît à travers le quai de Conti,
des hôtels, les rues, les champs Elysées, des écoles, etc. Cette
présentation compartimentée de la ville parisienne s’apparente à un
résumé descriptif susceptible de fausser la cartographie référentielle
de Paris. L’espace devient alors « pour Modiano une catégorie narrative,
qui est dotée d’une fonction fictive et romanesque »61. En clair, l’espace est
fortement soumis à une manipulation esthétique. Cependant, cette
reprographie spatiale chez Modiano constitue une mise en relief des
figures spatiales dominantes. Leur description symptomatique à
travers des attraits synthétiques et minimalistes du fait de la
prépondérance des résumés descriptifs et du regard paraliptique,
dépeint ces espaces avec le manque manifeste de détails et autres
compléments d’informations. « Moi malheureusement, j’ai toujours
négligé les petits détails »62 dit-il. Pour Modiano, le Paris de
l’Occupation est une « ville étrange [qui] semblait absente à elle-même. La
ville sans regard, comme disaient les occupants nazis ».63C’est dire que
cette sécheresse descriptive, minimaliste, n’est que le reflet du
caractère embrumé et mystérieux de cette ville historique. Une telle
Kristina KOHOUTOVA, « Rôle du temps et de l’espace dans l’œuvre
autofictionnelle de Patrick Modiano », Etudes romanes de Bruno, 31, 2, 2010, p. 44
61
Idem, p.41
62
Patrick MODIANO, Op. Cit. p. 54
63
Verbatim : Le discours de réception du Prix Nobel de Patrick Modiano,
htt://www.lemonde.fr/prix-nobel/article/2014/12/07/verbatim-le-discours-deréception-du-prix-nobel-de-patrick-,modiano_453616281772031.html
60
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description laisse transparaitre une esthétique thymique de l’espace
dans Un Pedigree.
2-
Une esthétique thymique de l’espace
Le thymique vise à appréhender le sentiment d’aise ou de mal-être
des personnages au vu de leur pratique de l’espace.
Le Paris de l’occupation est un Paris revêtu d’un manteau
d’insécurité. C’est un espace oppressant où les personnages vivent le
sentiment du gouffre. Albert Modiano et son ami Hela H se font
rafler par la Gestapo (p.15). Pour échapper à l’anéantissement, les
personnages ont recours à des noms d’emprunts. Albert Modiano se
fera appeler à la fois Aldo, Alberto et Jean Lagroua. Cette triple
identité
du
personnage
illustre
le
caractère
oppresseur
de
l’Occupation et le statut inquiétant et fantomatique de ces
personnages. D’un espace à un autre « des individus fantomatiques dotés
de noms d’emprunts, en quête d’une identité fuyante aux antécédents flous
et l’avenir incertain dessinent des itinéraires de fuite au sein d’une
géographie urbaine ».64 Cela met en relief, le caractère effroyable et
monstrueux de Paris, un espace dysphorique habité par des figures
censées être humaines. A côté de cet espace déroutant, coexistent des
espaces euphoriques, lieux de refuge dans ce Paris de l’Occupation.
Ces lieux d’accalmie représentent des espaces de salut pour les
personnages afin d’échapper aux déboires de la vie. En ce sens, le
bois de Boulogne (p.42), quai Branly (p.49), le café-tabac Malafosse
(p.63) deviennent des espaces d’euphorie où le personnage retrouve
la quiétude et une certaine béatitude. Aussi, la fuite perpétuelle du
danger peut-elle créer chez certains personnages une forme de
topophilie telle que perçue par Bachelard. On peut certainement
expliquer cet amour ou l’attachement à un espace dans la quête
64
Kristine KOHOUTOVA, Op. Cit. p. 45
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d’Eldorado d’Albert Modiano. « Ce qu’il a cherché en vain, c’était
l’Eldorado »65.En effet, Albert Modiano porte le masque d’un
personnage migrant, un éternel voyageur. On comprend alors que le
kinesthésique mette en relief la quête irrésistible d’un espace de
bonheur. Toutefois, le caractère chimérique d’un tel espace l’inscrit
dans une sphère utopique. Dans ce même ordre d’idées Patrick
Modiano lui-même est soumis à ce conditionnement de l’espace.
Dans ce contexte, l’espace de scolarisation se transforme du coup en
un espace carcéral « j’avais connu une discipline plus dure dans les
collèges précédents, mais un internat ne me fut aussi pénible que celui de
Henri-IV ».66Ce caractère dysphorique de l’espace développe alors
chez le narrateur personnage un sentiment de topophobie.
En un mot, l’espace chez Modiano a perdu son caractère habituel.
C’est un espace soumis au tourbillon kinesthésique faisant des
personnages des éternels errants. Cette transhumance spatiale leur
confère une certaine instabilité. Dans cet espace déconstruit, les
relations entre les différents personnages ne peuvent que se
complexifier à travers les rapports ambigus qu’ils entretiennent.
3 - Complexité des relations ou rapport ambigu des personnages
dans la cartographie du récit modianien
La configuration spatiale met en relief des figures d’errance. Cette
kinesthésie « impacte » le rapport entre les divers personnages.
L’examen des relations entre les protagonistes situera sa complexité
et son caractère ambigu. Intéressons-nous d’abord au rapport entre
les principaux protagonistes et les personnages secondaires. Homme
d’affaire dans le Paris de l’Occupation, Albert Modiano tisse des liens
troubles avec des partenaires ambigus. Il tient de longs conciliabules
65
66
Patrick MODIANO, Op. Cit. p. 31
Idem, P.85
62
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dans les bureaux où il traite des affaires sombres et louches,
véritables entorses aux règles sociales du moment : « mon père ne veut
pas rentrer tout de suite quai Conti craignant que la police ne lui demande
des comptes cette fois-ci à cause de ses activités hors-la-loi dans le marché
noir ».67
Les rapports entre les principaux protagonistes et secondaires sont
des relations sans lendemains dans un monde où la cohabitation et
les rencontres sont le fruit du hasard. Le jugement est sans appel y
compris pour ses propres géniteurs : « drôles de gens Drôles d’époque
entre chien et loup. Et mes parents se rencontrent à cette époque-là (…) deux
papillons égarés et inconscients au milieu d’une ville sans regard ».68
Examinons le rapport entre les principaux protagonistes. Le premier
constat est le divorce des parents de Modiano. Albert Modiano
contraint alors son fils à une vie de pensionnat ou de réclusion dans
de tierces familles. Sa mère, starlette sous l’Occupation vit
d’expédients. Elle exige les frais d’entretien à son ex-époux par le fils
interposé. De là, découle une forte tension familiale :
Ma mère (…) exige que je sonne à la porte de mon père
pour lui réclamer de l’argent. (..) Ma mère guette menaçante,
sur le palier, le regard et le menton tragique, l’écume aux
lèvres. Il me claque la porte au nez. (…) les policiers viennent
me chercher.69
La crise de confiance et les désillusions face à l’amour filial ont
laissé une blessure incurable. La fratrie est malmenée et la dislocation
familiale, à jamais consommée. En somme l’examen de l’espace d’Un
67
Ibidem, P.29
Ibid, P.19
69
Patrick MODIANO, Op. Cit., P.104
68
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Pedigree
dépeint
un
univers
de
contradiction
sociale.
La
représentation se veut synthétique et minimaliste par la sécheresse
des informations, thymique par les oppositions spatiales et la tension
qu’engendre ce conditionnement spatial dans les rapports des
personnages errants. Cette poétique spatiale recèle des effetsidéologies.
III - « Effet idéologie » de la poétique spatiale dans le genre
autobiographique
1-
La récurrence des figures authentiques : une
obsession pour le réel
Une figure peut s’appréhender comme une représentation. Son
caractère authentique réside dans son imprégnation réaliste des faits
présentés. Porteuse d’idéologie la récurrence des figures authentiques
dans l’esthétique spatiale procède d’une obsession pour le réel. Elle se
dévoile sous la mise en texte de l’espace de l’occupation. Espace
historique et donc réel, il est inscrit dans la conscience collective.
C’est un moment historique de l’histoire de l’humanité. C’est
pourquoi, pour Modiano « l’occupation est une sorte de microcosme, de
condensation de tout le drame humain, avec à la fois l’horreur et l’élan vital,
et le coté aphrodisiaque qu’engendre l’horreur »70. L’Occupation est la
marque indélébile de l’histoire en tant que tragédie humaine gravée à
jamais dans notre inconscient. Située dans le temps et dans l’espace,
l’Occupation tranche avec le fictif pour représenter un espace concret.
Elle renvoie à l’invasion de Paris pendant la Deuxième Guerre
Mondiale de 1939 à 1945.
70
André DURAND, « Patrick Modiano », Comptoir littéraire, disponible sur
www.comptoir litteraire.com
64
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Ajoutons que l’évocation précise des espaces référentiels relève
d’une esthétique traduisant l’attachement de Modiano pour le réel.
De fait, des espaces référentiels renvoyant à la cartographie de Paris,
aux villes de Bournemouth, de Nice, d’Alexandrie, du Mexique,
confèrent à l’œuvre des attraits réalistes. Cela relève du fait que ses
espaces
référentiels
sont
repérables
et
localisables
dans
la
cartographie du monde. La convocation de la Bastille référent
historique de la Révolution française de 1789 amplifie cet état de fait
« Un dimanche matin, nous sommes allées en taxi dans le quartier de la
Bastille ».71En outre, la convocation du nom de l’auteur dans l’œuvre
comme personnage narrateur confirme l’authenticité de l’espace. En
effet, l’œuvre autobiographique se présente comme un espace de
vérité. Le jeu ne soutient en ce sens que « pour qu’il y ait autobiographie
(…), il faut qu’il y ait identité de l’auteur, du narrateur et du personnage »72
Ainsi, cette convocation du nom de l’auteur constitue un pacte
d’écriture et de lecture qui transcende le discours textuel. Sans
fioriture, l’auteur se désigne car il s’agit de sa propre vie. Au vu de ce
qui précède, le foisonnement des figures authentiques procède de
l’obsession de l’auteur pour le réel donnant à son écriture un aspect
téléologique bien visible : « après avoir travaillé dans le flou, il a rédigé le
procès-verbal de sa vie avant la littérature, une déposition à la police, sèche,
rapide, sans apprêt, sans luxe ni fla-flas d’écriture, d’une plume hâtive,
distante, méthodique, atone sinon monotone, pour ne risquer d’enjoliver, de
diaprer l’odieux et l’innommable »73. Une telle crudité ne peut que
dévoiler les diverses transgressions qui sous-tendent les relations
spatiales tendues.
71
Patrick MODIANO, Op.cit. P.51
Philippe LEJEUNE, Le Pacte autobiographique, Op.cit., P.15
73
André DURAND, Comptoir littéraire, Op.cit. p.43
72
65
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2-
Un espace de dégénérescence de violence
L’Occupation est un espace de crise laissant défiler toutes sortes
de violences. En tant que période trouble, l’Occupation fait le lit de
l’insécurité sociale. Cela se traduit d’abord par des assassinats (pp.12
et30) des agressions à domicile (P.110), des rafles. Pour Modiano, « la
condition humaine est condensé dans des périodes comme celle-là… l’amour,
la mort. Les gens qui disparaissent. »74 Sous cet angle, le Paris de
l’Occupation devient une ville vampirique où la désintégration
sociale a atteint son paroxysme. Face à cette menace permanente,
certaines personnes tenteront de fuir en exil. Ainsi se justifie le
caractère hétérogène de l’espace, résultat d’une quête inlassable de
refuge afin d’échapper à l’extrême violence imposée par l’Histoire.
Les voyages clandestins du père en Afrique et ailleurs, sont
l’expression patente de cette oppression. La déchéance sociale qui
résulte de ce climat d’insécurité ambiant conduit certains au suicide
(P.18, 59) traduction du désespoir, de l’amertume et autres états de
dépression psychologiques face auxquels la vie devient éphémère et
invivable. Ainsi pour échapper à cette meurtrissure, Modiano fugue.
« En Janvier 1960, je fais une fugue du collège ».75 Cette fuite exprime
non seulement une topophobie liée au caractère dysphorique de
l’espace mais elle s’explique aussi par l’anéantissement de l’homme.
En réaction à cette violence : la volonté manifeste de se prémunir
contre le labyrinthe étouffant de la vie. On pourrait dire que la fugue
est un cri apocalyptique, le chant du cygne annonçant la fin des
temps. En outre, la contradiction sociale qu’engendre cette
atmosphère délétère trace les sillons des dissensions sociales. Ainsi la
fracture familiale qui en découle symbolise l’impossibilité de l’amour
dans un espace de guerre et de crise sociale. En somme, les relations
tendues, font de l’espace un creuset de violence où tout s’ébranle.
74
75
Idem p.4
Patrick MODIANO, Op.cit. p.63
66
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3-
Une lecture plurielle de l’espace autobiographique
« Le dialogue intérieur, social, du discours romanesque – dit Bakhtineexige la révélation de son contexte social qui infléchit toute sa structure
stylistique, sa forme et son contenu »76. Le contexte social concret de
l’autobiographie ici est, rappelons-le, Paris de l’Occupation. Or cet
espace est réputé pour son caractère trouble et mystérieux. La
représentativité d’un tel espace dans une œuvre autobiographique
pourrait convoquer une lecture plurielle.
D’abord
l’espace
d’Un
Pedigree
est
fondamentalement
hétéroclite. Cette configuration subsume son effet déstabilisateur. En
effet, l’éclatement de l’espace confère au personnage le don
d’ubiquité. Ce nomadisme spatial, traduit une angoisse existentielle
face à laquelle il perd toute sérénité. « Ville sans regard » aux dires des
Nazis,77Paris affiche, par cette qualité, un climat d’insécurité. La
difficulté à traduire ce monde fantomatique avec ses énigmes
inextricables déteint sur l’espace textuel de l’œuvre. En ce sens, la
fragmentation du texte réside dans la difficulté de l’auteur à rendre
compte d’un monde insaisissable. Traduire alors l’énigme de
l’Occupation, c’est aller à la recherche des mots. Cette quête
lexématique et la raréfaction du vocabulaire pour dire l’indicible
engendrent une esthétique du chuchotement. Il s’agit, de « surfer »
sur les mots afin d’exhumer un mystère caché. La forte absence de
description symbolise cette esthétique du clair-obscur où la
monstration discursive privilégie l’escamotage au détriment du
dévoilement ou du déballage.
Ce discours de l’absence a un impact sur le récit et entrainent la
disparition des lieux intrinsèques à l’espace de l’autobiographie.
76
Mikhail BAKHTINE, Op.cit., p.120
Patrick MODIANO, Op.cit. p.19
77
67
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Nous songeons précisément à certains espaces privés comme la
chambre d’enfant et l’espace de séjour. La chambre d’enfant de
Patrick Modiano est juste évoquée pour rappeler le dernier moment
passé avec son frère Rudy avant sa mort subite dans son pensionnat.
Cette carence descriptive pourrait s’expliquer par le décloisonnement
de l’espace qui traduit aussi la dénonciation de la confiscation des
droits de l’enfant et la violence dont il peut être victime. Par ailleurs,
on assiste à une cumulation du discours narratif sur les lieux au
travers des regards variés que portent les personnages sur les divers
espaces. Par exemple, l’école est pour Albert Modiano, le père, un
lieu de socialisation. « Je puis t’affirmer (…) que la vie t’apprendra une
fois de plus combien ton père avait raison ».78 A l’opposé, Modiano y voit
plutôt l’aspect répressif et carcéral.
En somme, l’effet d’idéologie d’une lecture plurielle de l’espace
participe de la déstabilisation de l’espace. Cette situation résulte de la
liquéfaction des personnages. Elle transparaît également sous
l’esthétique du chuchotement à travers le manque de description
narrativisée, l’opposition des vues des personnages sur la fonction
sociale des lieux.
Conclusion
En définitive, Un pedigree de Patrick Modiano ouvre des voies
heuristiques dans l’approche épistémologique de la spatialité dans le
genre autobiographique. Le balisage générique a conduit à
l’identification de la topographie qui a dévoilé à la fois une
homogénéité, une hétérogénéité et une chronotopocité. Cette
déclinaison de la topographie de l’œuvre autobiographique a suscité
l’intérêt d’analyser la représentation et le fonctionnement de cet
78
Patrick MODIANO, Op.cit., p.122
68
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espace hétéroclite. Cet examen a appréhendé la fonction synthétique
et minimaliste du discours descriptif dans la représentation spatiale.
La fragmentation de l’espace textuel qui en découle, infléchit une
esthétique de chuchotement et de clair-obscur. C’est dire l’opacité de
l’œuvre autobiographique par sa fonction thymique. Une telle
esthétique met en relief le caractère dysphorique, euphorique et
utopique de la spatialité du genre. Elle développe doublement une
lecture de la topophilie et de la topophobie.
Quant à l’examen des relations spatiales tendues, il a levé le voile
sur la fonction violente de l’espace insaisissable et destructeur. C’est
donc par le truchement du clair-obscur et par une esthétique du
chuchotement que le réel innommable est saisi. La représentation
spatiale devient problématique par la difficulté de rendre le réel
autobiographique sans convoquer l’espace fictionnel. Dans ce
contexte, il serait fondé de penser qu’investir la thématique de
l’espace et du genre autobiographique de Modiano, c’est faire
l’interconnexion entre le réel et la fiction.
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de-réception-du-prix-nobel-de-patrick
modiano_453616281772031.html
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71
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L’entre-deux ou le « dedans-dehors » dans la fiction d’Hélène
Cixous
Anicet Modeste M’BESSO
Université Jean-Jaurès, Toulouse
Résumé : Les Rêveries de la femme sauvage, à l’instar de toute l’œuvre
d’Hélène Cixous, s’écrit à la frontière du livre qui ne s’écrit pas. En outre, en
tant que livre sur l’Algérie, ce pays natal, que la narratrice n’a jamais voulu
écrire, cette fiction se donne comme frontière de l’Algérie natale. C’est cet
espace frontière que cette étude met en évidence à partir du dedans-dehors
qui régit toutes les fictions cixousiennes. Cet essai sur la frontière montre ce
qui marque la limite entre le dedans et le dehors.
Mots clés : Frontière, espace, dedans, dehors, porte.
Abstract: Les Rêveries de la femme sauvage, like all the work of Hélène
Cixous, is written at the border of the book that is not written. Also as a book
on Algeria, the homeland that the narrator has never wanted to write about,
this fiction represents the border of homeland Algeria. It is this border space
that the study shows by “inside outside” which governs all the writing of the
Cixous fiction. This essay on the border shows the boundary between the
inside and the outside.
Key words: border, space, inside, outside, door.
72
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Introduction
L’une des particularités les plus frappantes et les plus déroutantes
dans la pratique littéraire d’Hélène Cixous réside dans l’entre-deux
qui féconde et alimente sans cesse ses fictions. Dans Ayaï ! Le cri de la
littérature79, une de ses dernières œuvres consacrées à la littérature
comme acte de résistance aux oppressions, Cixous, de fort belle
manière, met en lumière cet entre-deux, zone intraduisible et
indiscernable d’où part toute son écriture littéraire. « La littérature »,
affirme-t-elle, « c’est la Colère devenue hymne, rythmes, phrase »80 avant
de dire plus loin ceci du lieu même d’où part son écriture et qui va
intéresser cette étude.
« Nous sommes repliés dans la Grenzland, zone-frontière entre la
solitude et la vie en commun dieses Grenzland Zwischen Einsamkeit und
Gemeinschat (Journal de Kafka, 25 octobre 1921). C’est là que j’écris. Je
suis sous le volcan. Et cependant je tremble de froid.
Je mettrais ici un chapitre sur la frontière et ses mots, sur la frontière
entre les frontières des langues, sur les intraduisibles qui se groupent aux
bords des langues, sur le mot frontière, en français, sur le mot de garde à
la frontière du néant
Si j’en avais le temps »81
Ces propos cixousiens témoignent amplement de son intérêt pour
la frontière : ce lieu de l’entre-deux, ce territoire innommable qui est
séparation de deux espaces tout en étant le lien, le pont qui sert de
passage de l’un à l’autre. Cixous écrit sans cesse la frontière et à la
79
Hélène Cixous, Ayai ! Le cri de la littérature, Paris, Galilée, 2013.
Idem, p. 42.
81
Ibidem, p.43.
80
73
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frontière, au double sens de l’expression82, sommes-nous tentés de
dire, même si elle prétend manquer de temps ici pour développer
cette notion. Toutefois, elle écrit aussi pour passer les frontières ainsi
que
le
démontre
sommairement
l’usage
du
mot
allemand
« Grenzland » intégré dans un texte en français. Elle passe de la
frontière de la langue française à celle de la langue allemande. Ce
mot, qui est en réalité un mot composé – grenze et land –, comme sait
le faire le génie de la langue allemande, résume toute la question de
l’espace telle qu’elle est formulée dans l’écriture cixousienne.
Grenzland exprime littéralement, en effet, l’entre-deux frontière /
pays. Pour revenir à la citation, c’est de ce lieu de repli, lieu d’exil, la
« Grenzland » : zone frontière entre « la solitude et la vie en commun »,
que Cixous écrit. Ce lieu dont la traduction littérale est inopérante en
français, – car qu’est-ce qu’une frontière / pays ? –, pourrait, malgré
tout, se traduire maladroitement par ‘’pays-frontière’’ ou ‘’pays de la
frontière’’ ou encore ‘’frontière (du) pays’’. « C’est là », dans cette
espèce d’espace – à la fois frontière et pays –, dans ce pays qui n’en
est pas vraiment un, qui n’est ni strictement un dedans ni strictement
un dehors, à moins d’être un dedans toujours dehors ou un dehors
du dedans, que Cixous écrit. Ces livres nous viennent donc de ce lieu
de l’entre-deux et en sont, par conséquent, marqués. Ils partent du
lieu d’exil de l’auteure pour aller là où, elle, Cixous, ne peut se
rendre. Ce terme « Grenzland », emprunté à Kafka, est une sorte de
non-lieu, puisqu’il s’agit, en tant que frontière, d’un lieu de passage,
d’une zone qu’on ne peut nommer avec précision, mais d’un pays fait
de ligne, de fil d’espace pour communiquer de part et d’autre des
frontières et situé dans l’entre-deux « solitude » et « vie en commun »,
dedans et dehors, « vie » et « mort ». Les propos suivants de Cixous
sont, d’ailleurs à ce sujet, d’autant plus intéressants qu’ils soulignent
Ecrire à la frontière signifie d’une part que son écriture reste à la porte de, à la
frontière de…, d’autre part cette expression peut aussi, dans une personnification de
la frontière, signifier écrire à quelqu’un.
82
74
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ce pays-frontière ainsi que l’expérience qu’en fait l’écrivaine
lorsqu’elle y séjourne.
« La littérature :
– Depuis le 13 janvier je passe les mois entre les bords de la vie et de la
mort dans cette zone cette bande – lande – frontière, ce pays où l’on
voudrait tant aller si on était sûr que le voyageur pouvait en retourner,
cette cage où l’on est parfois condamné à demeurer, trop longtemps pas
assez longtemps. On peut séjourner en étranger entre la vie et la mort
dans un temps à l’arrêt. Pendant ce séjour, je lis ».83
Si cet extrait met en évidence cette bande frontière, il n’en reste pas
moins qu’il dit de la lecture qu’elle est le moyen qui permet à Cixous
de séjourner dans cet espace de l’entre-deux. Mais au-delà de la
lecture, c’est la littérature tout entière, et donc également l’écriture,
qui permet d’accéder et de séjourner dans ce territoire de la frontière.
La littérature tout entière, ce « téléphone antimort »84, est, chez elle,
expression et célébration de la frontière. Et, son écriture fictionnelle
reflète de manière permanente ses propos. Elle se nourrit
entièrement, en effet, des épisodes d’écritures et de lectures de leur
auteure non sans installer le lecteur dans un entre-deux indécidable
tant et si bien que ce dernier ne sait plus s’il est dedans, c’est-à-dire
dans le livre qu’il est en train de lire, ou bien à l’extérieur de celui-ci.
Les Rêveries de la femme sauvage. Scènes primitives, une fiction
d’Hélène Cixous à caractère autobiographique et sur laquelle va
s’appuyer cette étude, traite remarquablement de cette Grenzland.
Cette fiction, à l’instar des œuvres cixousiennes, ramène aux portes
de l’Algérie, ce pays natal inconnu dans lequel Hélène Cixous a passé
son enfance, et où elle a vécu ses premières expériences, à la fois,
d’admission et d’expulsion, du dedans et du dehors. Toute l’œuvre
revisite ces années algériennes au moment de la colonisation
83
84
Idem, p. 48.
Ibidem, p. 48.
75
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française en racontant l’impossibilité pour la narratrice, d’origine
juive, de connaître l’Algérie alors même qu’elle y vivait. A travers
une demande d’hospitalité vaine dont les figures métaphoriques sont
la porte et le portail, l’œuvre redit comment, malgré le désir ardent de
la narratrice d’entrer dans ce pays natal, celle-ci n’eut droit qu’au
dehors de ce pays en raison de son origine juive et de son
assimilation aux colons. Son expérience primitive du dedans et du
dehors est reprise dans cette œuvre par le biais d’une écriture qui
joue la frontière et qui travaille dans l’intervalle. Les motifs de la
prison, des barreaux, du jardin, des grilles, de la porte et du portail ne
sont jamais loin au détour des pages de cette œuvre d’autant plus que
ce sont eux, ces motifs, qui ont délimité l’espace de l’auteure, pendant
ses premières années algériennes, et qui ont contribué à faire de ce
pays natal une espèce de pays-frontière, c’est-à-dire un espace dans
lequel l’on est sans pour autant y être. Toutefois, selon les besoins de
l’analyse, l’on aura aussi recours à Philippines Prédelles, une autre de
ses œuvres, qui remet en scène l’exclusion vécue par Cixous pendant
son enfance en Algérie, tout en soulignant l’espèce de frontière qu’est
ce pays.
Cet article, en abordant la question de l’entre-deux qu’est la
frontière, entend mettre en évidence la théorie spatiale du « dedansdehors » qui sous-tend toute l’œuvre fictionnelle d’Hélène Cixous et
qui d’ailleurs la rend inclassifiable et « indécidable »85 comme dirait
Jacques Derrida. Il s’agira, tout d’abord, de mettre en évidence, dans
Les Rêveries de la femme sauvage, la manière dont l’écriture cixousienne,
elle-même, reflète cette théorie spatiale du « dedans-dehors », avant
d’en venir à l’Algérie en tant que “pays-frontièreˮ concret, lieu du
dedans-dehors cixousien.
85
Jacques Derrida, Genèses, généalogies, genres et le génie. Les secrets de
l’archive, Paris, Galilée, 2003, p.27.
76
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I - Le « dedans-dehors » ou la frontière du livre
impossible à écrire
Toute l’œuvre de Cixous est marquée par l’expérience à la fois du
dedans et du dehors comme le résume, à titre d’exemple, son
article intitulé : « Le livre que je n’écris pas »86. Dans cet article,
l’auteure soutient que « la chose livre en général [elle] ne l’écrit pas »87,
alors même qu’elle écrit sans cesse des livres – en moyenne deux
livres par an –. C’est donc qu’à la place du livre à écrire ou à ne
surtout pas écrire, s’écrit un autre qui s’approche clandestinement de
la frontière du livre qui ne s’écrit pas. Le livre qu’elle ne veut pas
écrire ou qui ne se laisse saisir par l’écriture se présente comme un
mur, comme une frontière infranchissable ou une porte d’entrée
toujours fuyante et donc introuvable. De la sorte, le livre qui finit par
s’écrire demeure à la frontière et est la frontière de celui qui ne veut
pas s’écrire. On n’est donc jamais à l’intérieur de ce fameux livre
quand bien même l’on croit pourtant y être. Le livre écrit tient lieu de
celui qui n’a pu s’écrire, tout en étant un « non-lieu », au sens de Marc
Augé88, c’est-à-dire un espace de passage, une sorte de porte d’entrée
pour aller vers ce livre qui, sans cesse, fuit. Le sort du lecteur
cixousien semble donc être celui de rester à l’extérieur, à la frontière
de ce livre impossible, tout en étant dans un autre livre.
Les Rêveries de la femme sauvage. Scènes primitives est, à ce propos,
un exemple éloquent. Cette œuvre sur l’Algérie, en remplacement
d’un autre livre impossible à écrire sur ce pays, reste d’une part à
la frontière de ce pays inconnu et impénétrable, et d’autre part la
frontière du livre qui n’a finalement pas lieu. L’œuvre débute par
Hélène Cixous, « Le Livre que je n’écris pas », dans Genèses Généalogies
Genres. Autour de l’œuvre d’Hélène Cixous, Paris, Galilée, 2006, p. 233.
87
Idem, p. 233.
88
Marc AUGÉ, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité,
Paris, Seuil, coll. « La librairie du XXe siècle », 1992.
86
77
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la citation de ce fragment de texte en italique que la narratrice dit
avoir écrit en pleine nuit :
« Tout le temps où je vivais en Algérie je rêvais d’arriver un jour en
Algérie, j’aurais fait n’importe quoi pour y arriver, avais-je écrit, je ne
me suis jamais trouvée en Algérie, il faut maintenant précisément que je
m’en explique, comment je voulais que la porte s’ouvre, maintenant et pas
plus tard, avais-je noté très vite, dans la fièvre de la nuit de juillet, car
c’est maintenant, et probablement pour des dizaines et des centaines de
raisons, qu’une porte vient de s’entrebâiller dans la galerie Oubli de ma
mémoire, et pour la première fois, voici que j’ai la possibilité de retourner
en Algérie, donc l’obligation… » (Les Rêveries, p. 9)
Fragment à la suite duquel, le « je » narrant affirme, avec
insistance, avoir écrit « quatre grandes pages de lignes serrées en
caractères épais hâtifs […] des pages vivantes charnues, puissantes […]
quatre immenses pages avec les qualités du viable » (LR. p. 10). Seulement
voilà, de tout le texte écrit en pleine nuit ou plus précisément « des
cinq pages […] écrites » par la narratrice, celle-ci ne trouvera, à son
réveil, « plus que la demi-feuille » (LR, p. 11) contenant ce fragment. Le
reste ayant mystérieusement disparu, « chose impossible » (LR, p.11)
souligne-t-elle. Cependant, c’est cet « impossible » qui remplacera le
livre. Suite à cette perte des pages, le lecteur n’aura donc droit qu’à ce
pauvre fragment correspondant au début du livre perdu. A la place
desdites pages perdues, qui avaient d’ailleurs concerné l’Algérie « en
ressuscitant à neuf des personnages complètement oubliés […] de la rue
Philippe » (LR, p. 10-11) à Oran, et auxquelles le lecteur devrait
normalement s’attendre tout le temps de la lecture, s’écrira une toute
autre œuvre engendrée curieusement par la perte des pages perdues,
mais qui porte sur ce pays natal. Au lieu du livre « sur l’Algérie »,
qu’elle n’a, par ailleurs, « jamais voulu écrire » (LR, p. 167), s’écrira le
livre de la perte de ce pays natal. Les Rêveries, à ce propos, se
rapproche de ce que dit E. Jabès à savoir : « Le livre est peut-être la
perte, de tout lieu, le non-lieu du lieu perdu. Un non-lieu comme une nonorigine, un non-présent, un non-savoir, un vide, un blanc »89. Cette œuvre
se donne, en effet, comme écriture de la perte du livre qui, lui-même
– le livre perdu –, symbolise d’ailleurs la première des pertes, celle du
89
Edmond Jabès, « Le lieu, Lieu, non-lieu, autre lieu », Le Livre des ressemblances
II. Le soupçon Le désert, Paris, Gallimard, p. 78.
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pays natal qu’est l’Algérie. Catherine Mavrikakis, à propos des
Rêveries, fera remarquer aussi que « si en ouvrant Les Rêveries de la
femme sauvage on est dans le livre, on rêve aussi un jour d’y arriver, de
commencer ce livre qui ne commence pas, qui commence par une citation,
par un texte qui se donne comme début dans la mesure où il est mis en
italique et présenté comme emprunté à une autre scène d’écriture »90.
Remarque fort juste, car le livre écrit la nuit ne se livre pas, ou du
moins, il ne donne que son commencement à en croire les propos de
la narratrice à la fin de l’œuvre.
« Je ne pouvais plus désormais chasser le livre qui ne cessait de
m’appeler dès que j’ouvrais la fenêtre de l’obscurité. Je me suis redressé
dans mon lit en pleine nuit et avec le crayon gras qui est toujours couché à
côté de ma main j’ai écrit à grand trait dans le noir : Tout le temps où je
vivais en Algérie je rêvais d’arriver un jour en Algérie ». (Les Rêveries, p.
168).
Si ces propos viennent confirmer que la narratrice, dans son
impossibilité de chasser le livre Venant, finit par l’écrire, mais sans
pour autant le livrer dans Les Rêveries à cause de la perte qui suit, il
faudra tout particulièrement remarquer cette clôture de l’œuvre :
« Tout le temps où je vivais en Algérie je rêvais d’arriver un jour en
Algérie ». L’œuvre se referme par son début. La fin du livre est
inscrite dès son commencement comme s’il s’agissait, là, dans ce
procédé d’écriture, de montrer la frontière impossible à franchir du
livre. Tout en entrant dans “le dedansˮ de ce livre, par le biais de cette
phrase, qui finalement fonctionne comme une ligne de frontière, l’on
en est, simultanément et de façon paradoxale, stoppé et relégué dans
“son dehorsˮ. La phrase interdit tout passage pour aller au-delà et
pénétrer l’espace de cette scène d’écriture. Les Rêveries, cette œuvre
qui tient lieu de l’autre, s’écrit à la frontière du livre qui refuse toute
entrée et se présente, par conséquent, comme la frontière
infranchissable de ce livre sur l’Algérie qui se dérobe. C’est d’une
certaine manière ce que démontre cette phrase d’ouverture et de
clôture en encadrant toute l’œuvre pour en faire un véritable espace
frontière. Du début de l’œuvre à sa fin, le lecteur reste constamment
Cathérine Mavrikakis, « Le-Livre-que-je-n’écris-pas » qui l’écrit ? L’appel des
commencements et des fins dans l’œuvre de Cixous », Feminismo/s, 7, Juin 2006, p.
121.
90
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dans cet espace frontière qu’est le livre tout en étant confronté à cette
frontière impénétrable que représente la phrase « Tout le temps […] en
Algérie ». En tant que frontière, cette phrase se rapproche de ce que,
dans Philippines Prédelles, la narratrice cixousienne appellera « le signe
de [son] destin » (PP, p. 93) car elle contient « La Grille. Le Portail. Les
Barreaux. Et toute la distance et la séparation du monde, qui ne se mesure
pas en kilomètres, dans l’étroite épaisseur inflexible de ces barreaux »91. Il y
a comme une sorte de grille ou de barreaux qui tout en permettant de
voir l’autre inaccessible interdit tout passage vers cet autre. Cette
phrase, pour peu que l’on s’y intéresse, rejoue savamment
l’expérience du « dedans-dehors » cixousien. Elle souligne
explicitement qu’alors que Cixous était en « Algérie », donc à
l’intérieur de ce pays natal, elle « rêvait d’arriver un jour en Algérie ».
Autrement dit, son désir d’arriver dans ce pays ne se limite qu’au
stade du rêve avec tout ce que cela peut impliquer comme possibilité
et impossibilité. Le verbe rêver exprime ici ce qu’elle n’a pas encore,
mais aussi ce qu’on ne peut obtenir car fuyant. Selon cette phrase, elle
n’était pas entièrement dans ce pays ; elle était dedans et dehors, ou
plus précisément, elle était dans le dehors de ce dedans, à la frontière
de ce dedans. Cette phrase, telle est notre hypothèse, contiendrait une
sorte de frontière interne secrète et invisible, exprimée par l’absence
de ponctuation, et qui rend impossible l’arrivée en Algérie. Mais,
prenons cette phrase, du point de vue de son appartenance ou non à
l’œuvre pour mieux percevoir ce « dedans-dehors » qu’elle joue. Cet
énoncé qui signale la frontière appartient à cette œuvre sans pour
autant lui appartenir car, faut-il le rappeler, il appartient à un autre
livre. De ce point de vue, il est lui-même un « dedans-dehors »
d’autant plus qu’il oblige le lecteur averti à se poser, à propos du
livre, cette question indécidable de la narratrice de Philippines « suis-je
dedans ? Suis-je dehors ? »92.
Tout, dans cette fiction, est mis en œuvre pour que le récit reflète
au plus près le sens de cette première et ultime phrase-frontière de
l’œuvre. La recherche infructueuse des pages perdues, évoquée plus
haut, en est un exemple. Dans sa quête acharnée des pages
introuvables, la narratrice avoue être « debout devant une muraille
91
92
Hélène Cixous, Philippines Prédelles, Paris, Galilée, p. 93.
Idem, p. 93.
80
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[qu’elle palpait] en sanglotant sans trouver la porte » (LR, p. 12).
Retrouver lesdites pages serait possible si seulement elle parvenait à
trouver la porte d’accès malgré l’imposante muraille qui semble
interdire tout passage. Or, c’est justement là le problème, la porte est
introuvable. Les images de la « muraille » et de la « porte », loin d’être
anodines, soulignent explicitement la barrière infranchissable face à
laquelle se trouve la narratrice. Les fameuses pages, pour autant
qu’elles existent, se trouveraient donc de l’autre coté de la frontière, là
où, il est impossible de trouver une porte d’entrée. Mais, au-delà de
ces images métaphoriques, s’établit, dans les premières pages de
l’œuvre, une curieuse ressemblance de situation entre cette perte ainsi
que la recherche des fameuses pages – qu’elle est persuadée d’avoir
quelque part dans son bureau, mais qu’elle ne retrouve pas – et
l’impossibilité pour la narratrice d’arriver en Algérie du temps où elle
y était encore.
« Perdre mais pas tout à fait presque perdre […] c’est exactement ce
qui se passait avec Algérie, du temps où j’y vivais : je l’avais, je la tenais –
je ne l’avais plus, je ne l’avais jamais eue, je ne l’ai jamais embrassée.
Exactement : je la poursuivais, et elle n’était pas loin, j’habitais en
Algérie, d’abord à Oran puis à Alger, je vivais dans la ville d’Oran et je
la cherchais ensuite je vivais dans la ville d’Alger et je cherchais une
entrée et elle m’échappait, sur sa terre, sous mes pieds elle me restait
intouchable, je voulais que la porte s’ouvre, il faut maintenant que j’arrive
à raconter cette expédition dans laquelle je déversais toutes les forces de
ma vie en direction d’Algérie, comment je passai la première partie de ma
vie d’Oran à chercher les quatre pages, avec fièvre et acharnement
comment je finis par y renoncer en comptant que j’y parviendrais en
arrivant à Alger dans la deuxième moitié de ma journée, comment au
Clos-Salembier j’eus un faible instant l’illusion, correspondant à l’entrée
de ma mère dans mon bureau… » (Les Rêveries, p. 13)
Quelques pages plus loin, la narratrice ajoute ceci comme pour
insister sur cette ressemblance qui, d’ailleurs, condamne les pages à
demeurer introuvables.
« C’était la même douleur qui me rendait folle, celle de ne pas trouver
la chose même, celle dont je suis l’auteur et la créature, celle que j’avais
dans la main, qui est sous mon toit, parmi moi, et qui se met à m’occuper
[…] Cela ressemble tellement à cette sorte de maladie algérie que je
faisais en Algérie ou qu’elle me faisait, cette sensation d’être possédée par
une sensation de dépossession et la réponse que je produisais, ce combat
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pour conquérir l’introuvable qui peut me conduire à l’autodestruction,
tout comme autrefois, ici, dans mon bureau, après si longtemps. » (Les
Rêveries, p. 16-17)
A en croire ce que dit la narratrice, l’impossibilité de retrouver ces
pages qu’elle avait reste similaire à son expérience algérienne, car il
s’agit toujours de la même «sensation d’être possédée par une sensation de
dépossession », de ce même sentiment de ne pas retrouver ce qu’elle
avait pourtant, de la même « maladie algérie » dont la narratrice dit
qu’elle est « inguérissable » (p. 41). « L’entrée » qui permettrait de
retrouver les pages est introuvable, tout comme l’était celle qui
devrait donner accès aux villes algériennes. Toutefois, la
ressemblance établie entre la perte et l’expérience algérienne de la
narratrice dans cet extrait ne se limite pas qu’à cela, elle va beaucoup
plus loin jusqu’à opérer une mutation spatiale durant cette « journée »
(LR, p.14) de recherche. La recherche infructueuse des pages,
devenue une « expédition » (LR, p.13), semble ne plus avoir lieu dans
le « bureau » d’écriture de la narratrice, mais plutôt à Oran puis à
Alger, ces villes algériennes impénétrables, « intouchables » (LR, p.13)
que Cixous n’est jamais parvenue à posséder, malgré ses efforts,
quand elle y était. Le lecteur est ainsi transposé, l’espace d’un instant,
dans ces villes algériennes intouchables au lieu du bureau d’écriture
où a lieu la scène. Cette mutation spatiale, aussi déroutante soit-elle,
se justifie par le fait que l’écriture fictionnelle, chez Cixous, reste
intimement liée à l’Algérie et à ses portes fermées ou introuvables
ainsi que le souligne la narratrice : « tout ce qui bouge en moi tout ce qui
se met en marche et court après, et donc l’écriture peut être ramené aux
portes d’Oran d’abord et plus tard aux portes d’Alger » (LR, p. 48). Le lien
entre l’écriture et l’Algérie se résume en la fuite et en « la différance »93
de la porte d’entrée de l’un comme de l’autre. Tout comme l’Algérie,
jamais connue par Cixous en raison de ses fuites répétées et de ses
portes fermées, l’écriture en général et plus particulièrement celle
concernant ce pays natal ne se laisse pas saisir et pénétrer. Elle est
sans cesse fuyante et différée en opposant une porte qui refuse toute
entrée. La perte du livre sur l’Algérie et l’impossibilité de l’écrire qui
93
Cf. Jacques Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967.
82
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finit par donner naissance à cette écriture de l’impossible rend bien
compte de cet état de fait.
Revenons à cet énoncé qui témoigne de l’impossibilité de la
narratrice d’atteindre ce pays natal : « je vivais dans la ville d’Oran et je
la cherchais ensuite je vivais dans la ville d’Alger et je cherchais une entrée
et elle m’échappait ». Que comprendre de ce drôle d’espace algérien
mis en évidence par cet énoncé et dans lequel dedans semble toujours
être dehors ? Ne s’agit-il pas là d’une manière de dire que ce pays
natal est une frontière ? N’est-ce pas là, également, l’expression d’un
désir d’accueil et d’hospitalité auquel s’opposent d’infranchissables
frontières sous formes de portes et de portails fermées invisibles et
visibles ? C’est à cet ensemble de question que le point suivant de cet
article va s’intéresser.
II - L’espace algérien ou la frontière invisible et infranchissable
Les Rêveries, cette fiction qui revisite ce pays natal qu’est l’Algérie,
nous donne des éléments de réponse aux questions posées plus haut.
L’accusation récurrente portée par le frère de la narratrice à son égard
« Tu n’as pas connu l’Algérie » (LR, p. 19), aussi vraie soit-elle, ne se
justifie pas par un manque de volonté de la narratrice d’utiliser le
« Vélo » tant attendu pour connaitre l’Algérie comme il le prétend.
« Tu avais le moyen de connaître l’Algérie à commencer par les lointains du
Clos-Salembier et plus loin que Birmandreis […] si tu n’a pas connu
l’Algérie c’est que tu n’avais rien à en faire. Tu as refusé le Vélo et donc
l’Algérie » (LR, p. 23). Cette non-connaissance de ce pays pourtant
désiré se justifie, tout d’abord, par le fait que « les petizarabes » (LR, p.
45), comme nomme la narratrice ceux qu’elle voulait aimer et
approcher afin de connaître leur pays, ne nourrissaient pas le même
désir d’amitié. Ils la considéraient comme appartenant au camp des
Français, c’est-à-dire des colons, car le père de la narratrice, d’origine
juive, exerçait, en tant que médecin, dans le camp Français en Algérie.
« Je voulais être de leur côté mais c’était un désir de mon côté de leur
côté le désir était sans côté, sans ici, c’était un brasier un buisson aux bras
d’épines, je ne désirais que leur ville et leur Algérie, je voulais à toutes
forces y arriver je pouvais passer des heures accroupies à quelque mètres
83
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d’eux sans bouger, en espérant démontrer mes bonnes intentions, une
patience et un comportement que je n’eus jamais avec le camp français
[…] où il y avait Arabes j’étais espoir et plaie. Moi, pensais-je, je suis
inséparabe. C’est une relation invivable avec soi-même ». (Les Rêveries, p.
45).
Alors qu’elle ne veut que les approcher, eux ne sont que fuite.
L’amitié est donc vouée à l’impossible car la narratrice n’appartient
pas à cette communauté. Mais en outre, comme déjà mentionné, elle
est assimilée aux colons. Cela dit, cette non-connaissance trouve aussi
sa justification dans ces portes invisibles auxquelles se heurtait la
narratrice dans sa quête des villes algériennes. Notons, au passage,
que ces portes invisibles, symbolisent le manque d’amitié et
d’hospitalité.
« Je suis ramenée aux portes invisibles des villes très différentes
d’Oran puis d’Alger, et surtout à leur invisibilité source de mésaventures
renouvelées du fait que ne les voyant pas je m’y heurtais ou j’y étais
heurtée, en tout cas je les sentais comme une personne aveugle sent bien
venir à sa rencontre les barreaux et les portails et avance hérissé disant
« je vois un portail, je vois un grillage » en se servant toujours du mot
voir justement pour ce qu’elle ne voit pas avec ses yeux mais qu’elle voit
avec tout ce qui se substitue aux yeux le pressentiment, la respiration, les
oreilles du cœur, tous les organes doués de voir, et la pointe des doigt ».
(Les Rêveries p. 48-49)
Le fin mot de cette non-connaissance est donc la porte ou plus
précisément les portes multiples. Il y a donc des portes qui font office
de frontières, mais sous des formes pernicieuses et vicieuses car elles
sont invisibles. Une porte, on le sait d’expérience, a pour fonction de
garder l’entrée d’un lieu, et ce faisant, de matérialiser la séparation
entre un dedans et un dehors. Mais pour que cette limite soit
véritablement marquée, encore faudrait-il que la porte, qui en est la
garante, soit visible. Or, ici ce n’est pas le cas puisqu’elles sont
invisibles. La narratrice ne sait donc pas si elle est à l’intérieur ou à
l’extérieur puisqu’il n’y a rien qui marque une limite entre un dehors
et un dedans. Ce n’est qu’au moment où elle s’y heurte comme « une
personne aveugle » qu’elle réalise qu’elle est, en réalité, dehors. On
retrouvera cette même scène dont parle la narratrice dans Les Rêveries
dans Philippines Prédelles. Lorsqu’après des années d’interdiction, le
portail du Jardin du cercle Militaire à Oran, autorisé qu’aux Français,
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s’ouvre pour la narratrice, pourtant juive, grâce à son père qui exerce
y comme médecin-lieutenant, la narratrice fait remarquer ceci, qui
d’ailleurs féconde toute l’écriture cixousienne : «le portail fit place. Je
crus entrer. Je crus être dedans, les grilles franchies je devais certainement
me trouver dedans. Je ne m’y trouvai pas. J’étais dedans et je n’y étais
pas »94. Il y a un portail invisible qui interdit à la narratrice d’entrer
entièrement, dans ce lieu français, en raison de son origine juive.
Comme le montre si bien Mireille Rosello, l’invisibilité de la porte fait
de la ville une sorte de « traquenard », de « souricière »95 visant à
stopper ceux qui, à l’instar de la narratrice, s’y aventure sans
autorisation ou se croient à l’intérieur de ce lieu. Remarquons, par
ailleurs, que ces portes, du fait de leur invisibilité, n’offrent même pas
la possibilité à la narratrice d’exprimer son désir d’entrer dans ces
villes en frappant à la porte, comme on dit, afin de demander une
autorisation d’entrée. Il n’y a pas de demande d’hospitalité possible.
Toutefois, lorsque cette demande se fait possible, elle reste sans
réponse. Le geste, alors habituel et respectueux, de « frapper à la
porte » se retourne en « hostilité », en « accusation » puis en « coups
portés à soi-même », pendant que la porte frappée, elle, gagne en
importance pour devenir une véritable barrière. D’objet, la porte
frappée devient un sujet qui interdit toute entrée, comme le portail du
Jardin du Cercle Militaire dans Philippines, « On n’entre pas. Tu
n’entreras pas »96. Tandis que le sujet frappant, lui, mute en un objet.
Ce qui d’une certaine manière rend impossible toute hospitalité
comme en témoigne l’extrait suivant dans lequel la narratrice semble
s’en vouloir d’avoir frappé à la porte.
« Je n’aurais pas dû frapper à la porte, pensais-je, plus on frappe plus
on a l’impression de porter des coups puis de porter des accusations, sur
quoi l’on se sent coupable, insiste-t-on, les coups se retournent, on
commence à spéculer on est frappé par toutes sortes de pensées suspectes
et soupçonneuses, et cela ne fait pas céder la porte au contraire elle prend
une importance et une valeur d’hostilité, de porte elle devient face, front,
arrière-pensée, encore un peu et elle va se mettre à parler, ce qu’elle va dire
Cf. Jacques Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 94
Mireille Rosello, « Frapper aux portes invisibles avec des mots valises : la
malgériance d’Hélène Cixous », Le dire e l’hospitalité, Alain Montandon (dir.),
Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, p. 72.
96
Hélène Cixous, Philippines Prédelles, op.cit., p. 94.
94
95
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je ne le crains que trop, aussi ne vais-je pas ajouter à l’erreur de l’avoir
martelée l’erreur de lui prêter des paroles absolument humiliantes.
Jusqu’où l’on peut aller dans les coups portés à soi-même à propos
d’une porte fermée j’en faisais l’expérience presque chaque semaine au
Clos-Salembier ». (Les Rêveries, p. 112-113).
Frapper à la porte dans ce pays rêvé, c’est donc se frapper soimême puisque la réponse d’une possible hospitalité est impossible.
On n’ouvre pas la porte aux autres dans ce pays-frontière, car ils
doivent rester justement à la frontière symbolisée par la porte. Telle
est l’expérience faite par le « je » cixousien « presque chaque semaine »
pendant sa vie dans ce pays natal.
Au-delà de ces portes invisibles et visibles qui rendent impossible
toute hospitalité et maintiennent à la frontière ceux qui, comme la
narratrice, rêvent de connaître ce pays, l’impossibilité d’être dans
l’Algérie s’explique aussi par l’absence d’invitation mutuelle entre les
différentes communautés algérienne, juive et française qui composent
ce pays. Dans cette œuvre dans laquelle tout un chapitre aurait pu
s’intitulé « le livre vide des invitations » (LR, p.104) ni le frère de la
narratrice, ni sa mère encore moins elle-même n’ont jamais été invités
que ce soit par les Algériens ou les Français ou même les Juifs.
Interrogeant sa mère, alors sage-femme dans ce pays, au sujet de
possibles invitations, elle dit ceci :
« – Tu as été dans la maison d’Aicha ? espéré-je.
– Non dit la sage-femme […]
[…]
– Invitée ? demandé-je.
– Invitée ? Non !
Elle me répond sans hésitation. Avec un étonnement
d’une grande clarté. Elle me renvoie le mot invitée. Il lui
paraît tout incongruité. Encore une de tes idées de rêve me
fait-elle sentir. Un mot tout ce qu’il y a de déplacé, c’est-àdire une réalité sans réalité». (Les Rêveries, p. 96-97).
La mère, malgré son métier qui lui donne d’accueillir un certain
nombre de patientes, n’a jamais été invitée par ces dernières.
L’invitation semble ne pas faire partie des règles de vie dans ce pays.
Pays, que le récit finit par comparer à un « enfant » « sans oreille » en
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raison de ses portes qui n’autorisent pas l’entrée, peut-être parce
qu’elles n’entendent pas.
Un pays ou l’on n’est jamais invitée est-ce un pays, où l’on vit
pendant des dizaines d’années est-ce un pays où l’on a des enfants,
ou l’on exerce une activité, on n’est pas invitée, on n’est pas
marchand, on n’est pas garagiste, on est sage-femme pour les
habitants du pays, si c’est un pays, un pays sans porte sans seuil
est comme l’enfant qui est né sans oreille il a peut-être des
anomalies de l’intérieur. (Les Rêveries, p. 99)
Le frère, qui avec le Vélo a certainement « connu l’Algérie
charnellement » (LR, p. 105), n’a pas non plus eu le privilège d’être
invité. Il répondra à la narratrice, qui « cependant espère » avoir une
réponse positive : « – Chez les arabes ? Je ne crois pas […] On les a côtoyés
[…] involontairement et inversement ». (LR, p. 105). Il en est de même
pour la narratrice qui n’a « jamais été chez » (p. 90) Aïcha, cette femme
qui symbolise tout l’Algérie pour la narratrice. Elle n’a non plus
jamais été invitée par son amie française Françoise.
« Elle habite la maison haute blanche toute fermée dressée à la
pointe française du Clos-Salembier où se rassemblent l’école la
bibliothèque et le commissariat […] Je ne suis jamais entrée dans
la maison dans la rue blanche assise voilée sur le pignon d’escalier
elle risque un œil-fenêtre de guet. En bas, devant la porte, j’appelle,
je crie le nom, combien de fois, souvent, personne ne répond, je ne
me décourage pas, je crie, parce que je ne peux pas faire autrement.
Je veux qu’elle vienne ». (Les Rêveries, p. 121).
Ces extraits sur l’absence d’invitation témoignent du fait que
Cixous et les siens n’ont jamais été invités dans ce pays et qu’ils ne
l’ont, par conséquent, jamais connu. Connaître un pays, en effet, ce
n’est pas qu’y vivre ou le visiter, c’est aussi connaître ses habitants,
les approcher intimement. Ce qui n’est visiblement pas le cas ici.
Toutefois, l’absence d’invitation n’est pas le fait que des autres
communautés. La communauté juive à laquelle appartenait la
narratrice cixousienne n’offrait non plus pas l’hospitalité aux
« petizarabes ».
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« Au portail du clos-Salembier. On voit tout. Nous nous regardons
par les barreaux. C’est un portail ouvert-fermé. Le front aux barreaux.
Notre front. Le front. J’éprouve une tristesse, triste d’être honteuse d’être
triste : j’ai donné à travers les barreaux un morceau de pain à une petite
de l’autre côté que je n’ai pas osé regarder, non je n’ai rien donné, du pain
est passé de l’autre côté, du pain volé, je sens que dès que je crois donner
un morceau de pain, c’est du volé, je vole » (Les Rêveries p. 113).
Le portail qui fait office de frontière est à la fois « ouvert-fermé ».
Tout en interdisant une quelconque hospitalité par sa fermeture, il
n’empêche pas un certain désir d’hospitalité, mais qui ne reste qu’au
stade de désir. La narratrice désir certainement accueillir en donnant
« un morceau de pain » « à travers les barreaux », mais c’est justement
cela qui est impossible, le portail l’interdit. En outre, comme le
montre Mireille Rosello, la description de « l’absence d’hospitalité
insiste […] sur le fait que l’on ne sait pas vraiment de quel côté de la grille se
trouve l’espace le plus carcéral, ou le plus belliqueux puisque le mot « front »
est visiblement à prendre au pied de la lettre »97. Les murs et les frontières
sont établis de tous les côtés dans cette Algérie française divisée,
séparée en communautés. Ces barrières qui ont régi ce pays natal qui
n’est pas le sien ont par ailleurs largement contribué au sens que la
narratrice cixousienne se fait de la Ville :
« Ville a d’ailleurs toujours signifié pour moi cent portes Ville
assiégée assiégeante clos camp retranché barbelé enceinte ClosSalembier niche enclave captivité sortie troie oran alger sang
homme et sang femme sans moi
Alors que Paris non, Paris est sans porte et donc sans forces
opposées sans supplications sans assaut sans cheval sans chien et
je ne la vis pas Ville ». (Les Rêveries, p. 49)
Cette conception de la Ville, inséparable des portes fermées, telle
que l’entend la narratrice cixousienne, reste étroitement liée à Oran et
à Alger, ces deux villes algériennes dans lesquelles Cixous a passé les
dix-huit premières années de sa vie. Rappelons, à toutes fins utiles,
qu’à trois ans, pendant la période coloniale, Cixous et sa famille
97
Mireille Rosello, art.cit.
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eurent le droit de vivre dans le Jardin du Cercle Militaire à Oran avant
d’y être exclus par Vichy en raison de leur origine juive. Ils
s’installèrent ensuite au Clos-Salembier, une enclave de la ville
d’Alger dans laquelle Cixous essaya d’avoir accès au Jardin d’Essai.
Tous ces lieux où vécut Cixous en Algérie renvoient à des espaces
clos, encerclés et fermés – le « clos » de Clos-Salembier est d’ailleurs
assez expressif sur ce point –. Ils sont comme des prisons, des espaces
d’ « incarcération » (p. 22) comme le souligne le frère de la narratrice
parlant de leur maison au Clos-Salembier. Les grilles du portail qui
garde le Jardin du Cercle Militaire qui est déjà lui-même, en tant que
Cercle, un espace fermé, réservé exclusivement aux gens d’armes ainsi
que le portail du Jardin d’Essai dont parle Cixous dans Philippines
Prédelles ou encore celui du Clos-Salembier dans Les Rêveries sont
autant d’exemples, tout aussi intéressants les uns que les autres.
Concernant justement le portail du Clos-Salembier, la narratrice le
désignera, à plusieurs reprises, par le terme « barreaux » comme pour
souligner qu’il s’agit d’un lieu carcéral. Dans un entretien accordé à
Ginette Michaud, Cixous dira, en se référant certainement à ces villes
algériennes, « j’ai toujours longé des enclos, encerclés par des barreaux »98.
On peut être dans ces villes sans jamais les connaître en raison des
portes et des portails.
Conclusion
Que conclure au terme de cette étude sur l’espace de l’entre-deux
dans Les Rêveries de la femme sauvage ? Retenons pour l’essentiel que
toute l’œuvre d’Hélène Cixous, qui d’ailleurs refuse toute
classification générique – car classifier, c’est circonscrire dans un
espace bien précis –, travaille à inscrire et à théoriser l’espace de la
frontière en invitant à réfléchir sur ce que veut « être dedans ».
Absurde, s’il en est. Toutefois, comme on l’a vu à travers Les Rêveries
qui revisite ses années algériennes, « on peut être dedans sans être
dedans, il y a un dedans dans le dedans, un dehors dans le dedans et ceci à
Ginette Michaud, « L’avenir de la scène primitive : entretien avec Hélène
Cixous », Spirale : art lettres Sciences humaines, n° 231, 2010, p. 21.
98
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l’infini »99. Qu’il s’agisse de la course poursuite engagée entre le sujet
scripteur du livre à écrire et ce livre qui fuit, pendant que s’écrit un
autre livre, ou encore, de la mise en scène de son exclusion en
Algérie, c’est bien cette frontière du dedans ou du moins cet entredeux « dedans-dehors » souvent imperceptible que Cixous met en
lumière.
Bibliographie
Corpus
CIXOUS, Hélène, Ayai ! Le cri de la littérature, Paris, Galilée, 2013.
CIXOUS, Hélène, Les Rêveries de la femme sauvage, Paris, Galilée,
2000.
CIXOUS, Hélène, Philippines Prédelles, Paris, Galilée, 2009.
Ouvrages critiques
AUGE, Marc, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la
surmodernité, Paris, Seuil, coll. « La librairie du XXe siècle », 1992.
CIXOUS, Hélène, « Le Livre que je n’écris pas », in Genèses
Généalogies Genres. Autour de l’œuvre d’Hélène Cixous, Calle-Gruber,
Mireille (dir.), Paris, Galilée, 2006.
Hélène Cixous, Jacques Derrida, « Du mot à la vie : un dialogue
entre Jacques Derrida et Hélène Cixous». https://www.cairn.info/magazine-lemagazine-litteraire-2004-4-p-22.htm
99
Hélène Cixous, Jacques Derrida, « Du mot à la vie : un dialogue entre Jacques
Derrida et Hélène Cixous ». https://www.cairn.info/magazine-le-magazine-litteraire2004-4-p-22.htm
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DERRIDA, Jacques, Genèse, généalogie, genres et le génie. Les secret de
l’archive, Paris, Galilée, coll. « Lignes fictives », 2003.
JABES, Edmond, « Le lieu, Lieu, non-lieu, autre lieu », Le Livre des
ressemblances II. Le soupçon Le désert, Paris, Gallimard, 1978.
MAVRIKAKIS,
Catherine,
« Le-Livre-que-je-n’écris-pas »
qui
l’écrit ? L’appel des commencements et des fins dans l’œuvre de
Cixous », in Feminismo/s, 7, Juin 2006.
MICHAUD, Ginette, « L’avenir de la scène primitive : entretien
avec Hélène Cixous », Spirale : art lettres Sciences humaines, n° 231,
2010.
ROSELLO, Mireille, « Frapper aux portes invisibles avec des mots
valises : la malgériance d’Hélène Cixous », Le dire de l’hospitalité, Alain
Montandon (dir.), Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise
Pascal, 2004.
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Espace : Symbolisme et sémantique
Prince Albert Gnacabi KOUACOU
Université Félix Houphouët-Boigny, Abidjan
Résumé : Cette étude appréhende l’espace littéraire au sens que la
géométrique symbolique platonicienne et pythagoricienne prête globalement
à ce terme. Dès lors, nous envisagerons l’espace révélé par Ourania de JeanMarie Gustave Le Clézio avec ce qu’il implique d’idée de territoire, donc de
limites, de frontières qui, tout en identifiant une catégorie d’individus dans
leurs rapports à l’espace occupé pour les séparer de leurs altérités, les
ramènent à une idée de fusion. Deux axes orientent ainsi notre analyse :
l’espace de territorialisation et l’espace d’harmonie et de beauté. Le premier
axe s’intéresse successivement à l’espace d’isolement, d’exclusion,
d’exploitation et d’expropriation. L’espace prend ici le sens de frontières : les
habitants de la vallée s’ignorant mutuellement. Quant au second axe, il
traite de l’espace de fusion et de l’espace en construction. Il s’agit d’un
espace de fusion dans la mesure où l’homme est corrélé à l’espace qu’il
habite. C’est pourquoi il est en construction à ciel ouvert.
Mots clés : Espace, isolement, exploitation, territorialisation,
expropriation.
Abstract: This study grasps the literary space in the geometric
dimension of the term. Accordingly, the space revealed by Ourania of JeanMarie Gustave Le Clézio implies the idea of territory, therefore of limit, of
boundary. Two spatial categories that are the territorialization space and the
semantic space are suitable for analysis. The first spatial category focuses
successively on the isolation, exclusion as well as exploitation and
expropriation space. Space here takes the meaning of boundary: Valley
residents ignore each other. As for the second category, it deals with the
melting space and space under construction. As far as the melting space is
concerned, let’s note that man is correlated to the space he inhabits. That's
why he builds a space in the open air.
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Keywords : Space, isolation, exploitation, territorialization,
expropriation, geometry.
INTRODUCTION
A priori, l’espace littéraire, chez certains écrivains, n’est jamais
donné pour être donné. Il est donné en tant qu’il est idée de quelque
chose ou de quelqu’un : l’espace fait donc sens ; il est « sémantisé »,
pour ainsi dire, comme chez Balzac dans un entendement cependant
réaliste. L’idée serait dans ce cas tenue d’une minuscule. Mais, chez
d’autres écrivains, plus subtils, l’espace – plan, surface, volume –
n’est pas une idée avec petit « i. » Il recouvre plutôt une essentialité
et, par-là, se revêt de l’« I » majuscule en son initiale. C’est donc une
Idée avec grand « I », au sens platonicien du terme. On entre ainsi
dans une perspective symboliste par laquelle de tels écrivains
cherchent avant tout une compréhension, un accès au monde
véritable. Ce n’est donc pas la dimension physique de l’espace qui
importe ; c’est l’idée même de l’espace en tant qu’il est significatif
d’un ordre immatériel mais sensé.
Ourania100 , de Jean-Marie Gustave Le Clézio, entre dans cette
catégorie où se définit une division qui espace justement, qui s’espace
et détermine, par des tracés abstraits, une ligne de démarcation entre
mondes. En ce livre, se présente un espace bipolaire où s’affrontent
en effet deux clans : celui des Autochtones (les Indiens) ; celui des
Colons dits anthropologues que Le Clézio préfère, du reste, appeler
« anthropophages. » (Ourania, p.127.) Toutes ces deux populations
campent sur un espace qui les divise. La démarcation remarquée par
le livre produit deux territoires, deux camps : pour les uns il s’agit
d’installation, de campement, de territorialisation voire de
« campus »101 ; pour les autres, il s’agit de pays. C’est dire l’inévitable
belligérance qui est à venir. De ce territoire déterminé par son lien
avec l’idée de propriété, sont donc exclus les non propriétaires, ceux
100
101
JMG Le Clézio, Ourania , Paris, Gallimard, 2008.
Michel Serres, Les origines de la Géométrie, Paris, Flammarion, 1993, p.50.
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du moins considérés comme tels par chacun des camps. Mais,
paradoxalement, ce sont les Autochtones indiens qui en sont
expulsés.
Voici en quoi s’appelle, en notre étude, Michel Serres, guidé par et
muni de l’esprit du Droit qu’il tient des origines de la Géométrie pour
construire une idée de justice couplée de justesse. En effet, pour lui,
l’origine de la propriété que les arpenteurs géomètres anciens
traçaient de limites pour installer chaque paysan dans son lopin de
terre, procède de l’opération simple, élémentaire, d’expulsion.102 C’est
pourquoi, soutient Serres,
« L’agriculture nait de ce carré de base dont la rupture d’équilibre réalisée
par l’expulsion, constitue un lieu de propreté, fondement originaire de toute
propriété. Le premier qui, ayant enclos un terrain ou un champ, s’avisa
d’exclure tout ce qui s’y trouvait fut le vrai fondateur de l’ère historique
suivante. »103
La spatialité, dans Ourania, semble, de fait, lui emprunter ce sens
où s’ordonne celui de l’injustice sociale liée à la terre arabe (agricole).
C’est autour de cette terre que se construira notre réflexion, en tant
que cette terre représente donc un espace particulier scindé, brisé
mais harmonieux et uni à la fois.
I - Espace de territorialisation
La territorialité est une façon particulière de désigner la relation à
l’espace vécu. En ce sens, la territorialisation consiste en une
appropriation qui peut être soit juridique, soit économique (la
propriété), soit symbolique (le sentiment d’appartenance, de
connivence). Cette notion de l’espace, au sens géométrique du terme,
implique l’existence de limites précises, l’idée d’exclusion, de
dépossession, de frontière, d’affrontement ou, comme aime dire
Serres, de « campus »104 (camp), de division (mon espace), donc de
territoire. En effet, le territoire est un espace délimité, occupé par un
102
Idem, p.48.
Ibidem, p.49.
104
Michel Serres, Les origines de la Géométrie, Paris, Flammarion, 1993, p.50
103
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individu, une communauté, sur lequel s’exerce l’autorité d’une
collectivité ou d’un groupe d’individus.
1 - L’espace d’isolement
De tels espaces littéraires renvoient donc immanquablement, dans
la présente étude, à l’idée de géométrie, de métrique (mesure), de
division, de séparation, de frontière et, à l’inverse, de beauté voire
d’harmonie avec le cosmos recherchée.
Au prime abord, ce qui transparaît de figure à la lecture d’Ourania,
c’est cette idée de division. On a du moins l’impression que le monde
indien, revêtu de ses croyances, est en lien avec la terre même, source
et principe de tout ici. Il y a comme une idée du sacré ou du religieux,
du spirituel. Les anthropologues, par contre, ont un rapport matériel
à la terre, un rapport économique. Il y a comme idée du profane. On
pourrait se tenir des théories de Mircea Eliade. Restons cependant
avec Les origines de la géométrie, comme Michel Serres évoquait l’idée
d’exclusion rappelant comment
« en excluant le profane du sacré, Jupiter, dieu des prêtres, découpe le
templum ; dieu de la violence et des guerriers, qu’il faut bien intercaler parce
que, déjà, il joue le dieu unique, Mars le ravage et saccage, en expulse les
ennemis et, le soir venu, y dessine le campus, où la co-horte prévoit le
hortus ; dieu de la production et de l’agriculture, arrivé le dernier, Quirinus
travaille au champ, pagus, à la suite des deux autres, en supprimant non
seulement les mauvaises herbes, mais toutes les espèces. »105
Cela nous montre comment, dans Ourania, sur la même localité
(appelée macro-espace), on note la présence de trois micro-espaces :
le temple « le templum », le camp « le campus », le champ « le pagus »,
correspondant à trois origines (prêtre, soldat, paysan) qui reposent
sur « le principe du tiers-exclu »106. Ces trois entités s’excluent
mutuellement, chacune ayant un territoire qui lui est propre. Michel
Serres peut donc être rappelé pour définir l’opération suivante. Car, «
sur le même lieu, dont le nom change trois fois, tous ceux dont les noms se
105
106
Michel Serre, Les origines de la géométrie, Paris, Flammarion, 1993, p.50.
Idem, p.52.
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transforment de même, prêtre, soldat et paysan, s’adonnent à la même
action, l’exclusion, dont ne se rénovent que l’apparence et le nom : appelée
d’abord purification, puis défense, enfin besogne.»107 C’est dans cette
direction que nous orienterons donc logiquement notre perspective
d’analyse. Un texte narratif de JMG Le Clézio, Ourania, servira à
figurer notre discours.
L’auteur y choisit la vallée comme cadre de son récit. Cet espace
ouvert selon le modèle de l’« apeiron indéfini »108, est décrit comme un
« lieu originel. »109 La vallée est une terre fertile, riche, une sorte de
« jardin d’Eden. » Elle rappelle l’univers et le moment de la Genèse
biblique. Mais cette vallée a quelque chose d’humain : elle admet en
effet l’existence d’espaces munis de bords, de limites que sont le
centre des Anthropologues, le quartier des parachutistes et le village
(Campos), ceux qui viendront semer la discorde. Abel et Caïn
sourdent-ils la lecture en échos ou en abyme ?
En fait, il y a l’espace éclaté de l’Emporio, un centre de recherche
interdisciplinaire qui regroupe des chercheurs de diverses nationalités (Mexicains,
Portoricains, Salvadoriens, Indiens, Haïtiens, Equatoriens, Péruviens, Chiliens,
Argentins, Espagnols...) Ces anthropologues, universitaires imbus de la
supériorité de leur domaine d’activité dans la vallée – « la recherche
scientifique » – venus de la capitale chercher la « prospérité », la
« notoriété », se sont installés sur la colline. À l’écart, en hauteur et
isolés du reste du monde là-bas, sur « la colline des anthropologues en
retrait de la route de San Pablo, une côte caillouteuse qui dominait la Vallée.
» (Ourania, p. 42.) Le chef de centre a pourtant construit une
« thébaide » à cet endroit : « un édifice hexagonal, comportant un patio en
son milieu, divisé en cellules de méditation et de travail pour les futurs
étudiants. » (Ourania, p.43.) Le doute peut s’installer en raison de ce
rapport à ces lieux anciens où la mystique se mêle généralement au
107
Ibidem, pp.50-51.
Ibidem, p.113.
109
Marina Salles, « Ourania de JMG Le Clézio : Une utopie historisée, un roman
politique”, Itinerarios, Revista de Literatura, n°32, 2011
108
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spirituel, à l’ésotérique voire au philosophique. La Thébaïde est en
effet un « désert de Haute-Égypte où aurait vécu Antoine le Grand,
premier ermite chrétien ; en Syrie, un désert de Qinnasrin, où
vécut Jérôme de Stridon ; dite I (appelée aussi « Arcadie d'Égypte »),
une province romaine du Bas Empire en Égypte (capitale Memphis) ;
dite II, la Grande Thébaïde est une province romaine du Bas Empire en
Égypte (capitale Thèbes). » « thébaïde » désigne un lieu écarté où l'on
peut se retirer. Une thébaïde célèbre au XVIIe siècle : la « thébaïde de
Port-Royal », en référence à l'abbaye de Port-Royal-des-Champs dans
les Yvelines.110
Comment, dès lors, faire la part des choses ? Indiens et colons
seraient-ils tous tenus de la même veine ? En réalité, les
Anthropologues sont plutôt matérialistes et bien peu spiritualistes ;
ils sont davantage tournés vers la modernité ; et se démarquent de
leurs voisins immédiats, les Parachutistes. Ils constituent la classe des
privilégiés de la localité, « les Maestros, doctores. Les principales banques
leur offraient des réceptions, des salles pour les colloques, des dîners
musicaux, des expositions.» (Ourania, p.46.). Conscients de leur position
hiérarchique, ils ignorent ainsi l’existence de leurs voisins situés au
bas de la colline : « Les anthropologues ne s’intéressaient pas à ce
voisinage. C’était comme s’ils ne le voyaient pas.» (Ourania, p.43.) Il y a
ainsi, le quartier des parachutistes où il est dit que :
« En bordure de la colline s’étendait la frange habitée, une sorte de
bidonville plutôt qu’un habitat rural, des cabanes faites de bois de caisse, de
briques de ciment au mortier et de plaques de tôle rouillées. Y vivaient ceux
qu’on surnommait les Parachutistes, une cinquante de familles regroupées
par nécessité que les avocats corrompus utilisaient pour occuper les terrains
vacants en vue de l’expropriation des propriétaires légitimes. » (Ourania,
p.p.42-43.)
110
« Thénaïde (Egypte) », https://fr.wikipedia.org, Consulté le 10 novembre 2016 à
21 h 54.
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La géographie sépare d’abord et répartit les groupes sur des aires
différentes. Les deux classes sociales se distinguent ainsi du point de
vue de leur situation géographique : l’une en haut de la colline et
l’autre, au bas de la colline. Le haut symbolisant la hiérarchie, la
domination ; le bas, la pauvreté, la classe inférieure. Pis, « les
Parachutistes s’étaient installés un peu partout dans la Vallée, le long des
routes, des caniveaux d’irrigation, jusqu’au terrain d’épandage sur la route
de Los Reys. » (Ourania, p.43) Et, pendant qu’ils crèvent de faim, les
Anthropologues « pique-niquaient au milieu des pans des murs inachevés,
ou ils faisaient griller des brochettes sur un barbecue improvisé avec des
parpaings et des fils de fer pour béton armé ». (Ourania, p.46) Les
territoires étant divisés, les enfants des Parachutistes bien qu’ayant
des envies démesurées, ne pouvaient guère y avoir accès : « Les gosses
des Parachutistes s’aventuraient. Mais ils n’osaient pas approcher. Entre les
basaltes, à moitié dissimulés derrière les cactus, leurs visages noircis
paraissaient des masques irréels. Ils regardaient sans rien exprimer, sans
prononcer une parole.» (Ourania, p.46.)
De l’autre côté, Campos, le village de la Communauté arc-en-ciel.
Tout, dès lors, renforce leur spiritualité symbolique en raison de cet
arc-en-ciel qui unit la terre au ciel. L’écart s’installe et s’accroit donc
définitivement. Car, davantage même, Campos prend le sens de
campement, donc d’éloignement, d’isolement volontaire. C’est ce que
confirme presqu’effectivement Marina Salles indiquant notamment
que, ici, « la description de l’emplacement de Campos retient les schèmes de
clôture, d’isolement, d’inaccessibilité… »111 On note ainsi que Daniel
Sillitoe, le géographe-narrateur ne parvient pas à entrer dans
Campos. Ce n’est qu’à l’aide des notes de Raphael Zacharie qu’il
connaitra l’organisation et le fonctionnement de ce village. Selon cette
111
Marina Salles, JMG Le Clézio : Une utopie historisée, un roman politique,
Op.cit.
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source (celle de Raphael), Campos « n’était pas vraiment un village,
juste un campement au milieu des champs avec des huttes en bois et une
église, et pour ça, les gens ont donné ce nom, Campos.» (Ourania, p.p.3637.) Ou encore qu’ancien domaine des Jésuites détruit par les
révolutionnaires, Campos est un petit village cerné de « deux
montagnes sœurs… » (Ourania, p.103.) Ce qui fait que, en définitive, la
présentation qu’en fait le narrateur montre un « locus amoenus, un
asile arboré »112, isolé, une sorte de frontière car « Devant nous, je
voyais le haut mur d’adobes qui formait la frontière de Campos. Un peu plus
loin, à droite, un grand portail en fer rouillé était fermé. » (Ourania, p.103.)
En s’enfermant dans leur tour d’ivoire, les habitants de Campos,
ignorent l’existence des autres communautés (les Anthropologues,
Parachutistes) qui habitent pourtant la Vallée.
Cette structuration de la vallée en cercles concentriques est la
marque d’une ségrégation sociale. Cependant, aucune de ces
communautés ne peut échapper à la puissance de ses voisins
immédiats. « Le danger s’inscrit dans l’espace, dans cette zone habitée par
les « Parachutistes » que manipulent les grands propriétaires, prêts à
s’abattre comme des prédateurs sur le territoire de Campos »113, observe
Marina Salles. Néanmoins, les différentes communautés se protègent
des influences extérieures.
II - L’espace d’exploitation et d’expropriation
La division vient en fait du jeu d’intérêts communautaires qui
érige la Vallée en un espace de conquête. Ainsi, la richesse de la
vallée fait l’objet de convoitise de la part des capitalistes et des
Anthropologues venus faire fortune. De fait, ce lieu est érigé, comme
d’une fonction, soit en espace d’exploitation, soit en espace
d’expropriation.
112
113
Idem
Marina Salles, Op.cit.
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1 - L’espace d’exploitation
La Vallée et ses habitants (Parachutistes et quelques membres de la
Communauté arc-en-ciel) font l’objet d’exploitation éhontée. En effet,
les industriels et un groupe d’Anthropologues exploitent non
seulement la terre « noire » mais le travail des femmes et des enfants.
Le texte nous apprend que les capitalistes, pour répondre aux
exigences de leurs firmes, s’adonnent à l’exploitation intensive d’une
monoculture de fraise au détriment de la diversité de cultures :
« J’ai fait pour vous, avec mes mots, le portrait de votre Vallée et de sa
terre fertile, depuis son émergence de la forêt jusqu’aujourd’hui, à l’ère de la
monoculture intensive. En le faisant, il me semblait que je peignais pour
vous le corps d’une femme, un corps vivant à la peau sombre, imprégné
de la chaleur des volcans et de la tendresse des pluies, un corps de femme
indienne plein de force et de jeunesse. » (Ourania, p.96).
On retient de ce passage que la terre, comparable au corps d’une
jeune femme indienne, demeure encore fertile, en dépit de son
exploitation intensive. À l’instar de la femme indienne pleine de force
et de jeunesse, la terre de la Vallée est recouverte de l’humus. De fait,
le narrateur invite les capitalistes à plus de modération et d’attention,
à la préserver :
« Prenez garde à ce que ce corps de femme si beau et si généreux ne
devienne, du fait de votre âpreté au gain ou de votre inconscience, le corps
desséché et stérile d’une vieille à la peau grise, décharnée, vouée à la
prochaine mort. » (Ourania, p.96.)
Symboliquement, la terre qui fait l’objet d’exploitation abusive est
assimilée à la peau d’une femme. Une peau d’autant plus fragile
qu’elle ne peut résister longtemps aux intempéries, du moins aux
actions humaines. Pour ce faire, si l’on y prend garde, cette terre
fertile (terre noire) de la vallée sera sous peu appauvrie, « vouée à sa
prochaine mort. » Au-delà de cette mise en garde, le narrateur
dénonce l’exploitation du travail des femmes et des enfants des
bidonvilles :
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« Ici, la plupart des enfants travaillent. Les camions les ramassent avec
les femmes, au petit matin, et les emmènent aux champs de fraisiers.
Pendant la cueillette, beaucoup accompagnent leur mère aux usines
d’emballage et de congélation, à la sortie de la ville, sur la route de
Carapan, de Yurecuaro. » (Ourania, p.p. 151-152.)
On retient de l’exploitation cynique des pauvres, deux points de
vue contradictoires. Celui des Anthropologues de l’Emperio, pour
qui la pauvreté est un objet d’étude, une sorte de matière à
l’édification d’échafaudage intellectuel. Et, celui du personnagenarrateur (Daniel Sillitoe) qui reconnait aux travailleurs des fraises un
visage humain. C’est pourquoi il se soucie plus pour l’homme que
pour la terre. La terre étant forte, elle pourra toujours s’en sortir, mais
certains êtres seront broyés : « Il y a une telle déshumanité dans les
actions humaines des sociétés développées, une telle indifférence à la faim, à
la pauvreté, de la détérioration de la nature… »114Enfin de compte, le
narrateur-conférencier dresse ici un réquisitoire contre les profiteurs
de la riche « terre noire » et du travail des femmes et des petits enfants
amérindiens que l’acide des fraises ronge jusqu’au sang, jusqu’à faire
tomber leurs ongles.
2 - L’espace d’expropriation
Ourania nous plonge dans un espace de dépossession. Les
propriétaires légitimes se voient expropriés de leur terre par certains
Anthropologues de l’Emperio. C’est notamment le cas de l’avocat
Aranzas qui a apporté sa caution aux Parachutistes pour favoriser
l’ordre d’expropriation des terrains de la Vallée :
« Les Parachutistes sont pour la plupart à son service. […] En les
envoyant sur ces terres, Aranzas préparait l’ordre d’expropriation, en vertu
des lois révolutionnaires qui octroient les lopins inoccupés aux paysans
114
Stéphanie Janicot « Entretiens avec JMG Le Clézio », Muze, n°22, juin 2006.
101
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sans terre. Il ne restait plus qu’à acheter leurs lots, contre un petit pécule
qu’ils ne pouvaient pas refuser. » (Ourania, p.150.)
C’est également avec l’aide de ces Parachutistes que cet avocat va
s’emparer de Campos après l’exclusion de la communauté arc-enciel : « Surtout Campos. Il a l’intention de tout reprendre, de planter en
avocatiers, ou de créer des lotissements. » (Ourania, p.225.)
À l’initiative des Anthropologues et autres capitalistes véreux, les
Amérindiens sont victimes de la captation de leurs terres. Les effets
collatéraux d’une telle action sont entre autres l’exacerbation de la
pauvreté, la division de la société amérindienne en deux classes
opposées (d’un côté, les Bourgeois, propriétaires terriens et de l’autre,
les
prolétaires
supériorité
des
inexorablement.
misérables.)
capitalistes
Elle
justifie
Ainsi,
sur
les
l’idéologie
les
proclamant
autochtones
mesures
de
la
s’implant
domination
et
d’expropriation des biens des Amérindiens, l’exploitation de
l’homme par l’homme. Influencé par la théorie marxiste-léniniste,
s’en prend aux dérives de la société capitaliste.
III - Espace : harmonie et beauté
L’espace est un langage, le langage de celui qui l’habite. Selon
Gérard Genette, « Chaque espace se charge de signification littéraire et
figurée déployant de la sorte un espace entre la signification apparente et le
signifié réel abolissant du même coup la linéarité du discours. »115 Dans
Ourania, l’espace vécu exprime le rapport existentiel que l’individu
socialisé établit avec le territoire. Il s’imprègne des valeurs culturelles
reflétant, pour chacun, l’appartenance à un groupe localisé. Le
territoire témoigne ainsi d’une appropriation à la fois économique,
idéologique et politique de l’espace par des groupes qui se donnent
Gérard, Genette, « La Littérature et l’espace », Figures II, Paris, Seuil, 1969,
p.47.
115
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une représentation particulière d’eux-mêmes, de leur singularité.
Ainsi, le territoire qui imbrique espace social et espace vécu traduit
un mode de découpage et de contrôle de l’espace. Par ailleurs, le
territoire fonde le sentiment d’identité collective des individus qui
l’occupent.
Le territoire appartenant à l’ordre des représentations sociales, il se
manifeste dans des formes matérielles, de nature symbolique. Le
territoire identitaire devient donc un outil de mobilisation sociale. Par
sa double fonction symbolique et politique, par ses effets de solidarité
qu’il engendre, le territoire permet de réduire les distances à
l’intérieur et d’établir une distance infinie avec l’extérieur. Il participe
donc de représentations collectives, sociales et culturelles. La preuve
de l’existence de l’homme consiste à occuper un espace pour affirmer
son identité ; identité en tant que membre d’un groupe social dans
lequel il partage et discute des valeurs.
1 - L’espace de fusion
Dans Ourania, il s’établit dès lors une certaine fusion entre le corps
(l’être) et l’espace qu’habite ce corps ; leur fusion se réalise dans la
relation entre appropriation et identité. Est-ce que, parce que, comme
le dit Farida Kellou-Djitli, « Prendre possession de l’espace est le geste
premier des vivants et surtout des hommes. »116 ? Toujours est-il que
chaque individu, dans son existence, possède une relation intime
avec son environnement, son espace ; espace qu’il s’approprie de
sorte à affirmer son identité ; identité en tant que membre d’une
communauté sociale dans laquelle il vit. L’espace est de l’ordre des
idées. Son appropriation et son enracinement se manifestent par des
éléments idéels. À cet égard, « l’espace n’est donc pas un milieu objectif,
mais une réalité psychologique vivante. Il ne s’impose pas à nous comme une
contrainte absolue, il peut et doit être modulé au gré de notre
personnalité. »117 C’est justement le cas des Anthropologues qui, pour
116
http://dspace.univ-biskra.dz
Georges Mesmin, L’enfant, L’architecture et l’espace, Paris, Casterman, 1973.
117
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avoir habité la Colline, la réduisent à une propriété privée. Le texte
précise dès lors que : « La colline était devenue leur territoire » (Ourania,
p.46). Ils font corps avec leur espace de vie à telle enseigne qu’ils
développent des sentiments de « privacité », de cognition
environnementale. Une telle interaction entre l’espace et ses
occupants est plus vivante à Campos. Les adolescents de cet espace
vivent en osmose avec leur environnement, ils font corps avec la
nature :
« À Campos quand le ciel clair, on sait que ce sera pour ce soir. On le
dit de l’un à l’autre : c’est cette nuit, pour regarder les étoiles […] Jadi nous
explique le ciel. Il dit que notre peau est pareille à la pellicule des appareils
photo, et que si nous pouvions rester assez longtemps immobiles, les dessins
des étoiles se marqueraient sur nos corps et nos visages et qu’ils ne
s’effaceraient jamais.» (Ourania, pp.183-184.)
L’auteur évoque à loisir les senteurs du milieu naturel, la lumière
sur les volcans, les étoiles. La fusion entre l’espace et les Amérindiens
est d’ordre sensoriel, émotionnel, imaginaire ou symbolique. Cet
attachement aux éléments de la nature en général et aux étoiles en
particulier se révèle à travers ce discours rapporté :
« Il (le Conseiller Jadi) dit que les anciens, autrefois, peignaient
sur leur visage les chemins d’étoiles de la poussière, qu’on appelle
aussi les Pléiades. Il nous dit aussi que ce sont les étoiles les plus
importantes, et chaque année, au mois de décembre, nous restons
éveillés une partie de la nuit pour les voir passer au zénith et
redescendre vers l’ouest. » (Ourania, p.184.)
Cette relation entre l’homme et son milieu de vie admet, selon
Fischer, deux dimensions. Dans la première, « l’homme organise et
produit son milieu en fonction de multiples facteurs d’apprentissage et en
raison de la prégnance d’un ensemble de normes sociales. » Dans la
seconde, poursuit-il, « tout espace aménagé comporte des caractéristiques
matérielles et fonctionnelles qui répondent de manière plus ou moins
104
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satisfaisante aux besoins des groupes qu’il abrite. »118 Dès lors, l’espace
n’existe qu’à travers les expériences vécues qu’il engendre. Cela veut
dire clairement que l’espace ne se réduit pas de simples propriétés
matérielles ou métriques. Il est plus que cela. Il s’assimile, pour ainsi
dire, à celui qui l’occupe. De ce fait, il est en perpétuelle construction.
2 - L’espace en construction
Campos est un espace en construction à ciel ouvert ; laquelle
construction n’est jamais achevée. Ourania présente un vaste
programme de construction d’une société idéale ; une cité radieuse
(Campos), une sorte d’eldorado. Campos est une communauté
multilinguistique « Le peuple arc-en-ciel » (Ourania, p.335.) qui tend à
s’uniformiser : « Au début, notre langue (elmen) n’existait pas. Elle s’est
faite petit à petit, avec les nouveaux arrivants. […] Au commencement,
chacun parlait sa langue, l’espagnol, l’anglais, ou le français.» (Ourania,
p.195.) De cette pluralité de langues, nait la langue de
Campos « Elmen ». En effet, la langue Elmen participe de la
construction de l’unité de la République idéale de Campos. Ce qui
fait de cet espace (Campos) l’expression d’un « melting pot » par
excellence. Quand on sait que ses habitants sont « venus d’ailleurs, de
partout, du sud, du nord, du fond du Canada ou de l’Amérique centrale, un
peuple hétéroclite, de toutes couleurs. » (Ourania, 249.) Ainsi, la diversité
culturelle de Campos devient la source de son identité. Pour cette
raison, les frontières ethniques en apparence marquées sont en passe
de devenir floues et de s’entremêler. Une telle solidarité
communautaire forme une véritable barrière à toute forme
d’impérialisme : « le grand propriétaire qui convoitait les biens de Campos
en sera pour ses frais lorsqu’il découvrira que la magie de Campos procédait
de son idéal utopique et non de ses riches matérielles.»119
Au demeurant, la pluralité des « ethnocapes », selon la formule
d’Arjun Appadurai, fait de Campos une société idéale en
Gustave Nicolas Fischer, Psychosociologie de l’environnement social, Paris,
Dunod, 1997.
119
Marina Salles, Op-Cit.
118
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construction, une sorte de « no man’s land ». Le Clézio semble
expérimenter dans son Campos le métissage culturel.
Conclusion
Cette étude s’inscrit, pour l’essentiel, dans la perspective des
approches de l’espace littéraire qui prétend que l’espace n’est jamais
neutre. Adepte de cette vision de l’espace, Weisgerber120conteste la
relégation de l’espace aux sphères de décor et de description. Alors
que la théorie littéraire traditionnelle ne lui conférait qu’une fonction
ornementale ou d’encadrement […]121. Ourania de JMG Le Clézio
appréhende l’espace dans un sens géométrique que l’on doit à Platon
et à Pythagore résumé par Serres dans la rencontre du territoire avec
le Droit. La notion de territoire implique l’idée de limites, de
frontières. D’ailleurs, dans l’œuvre, les différentes communautés de
la Vallée vivent en cercles concentriques. Cette volonté
d’appropriation du milieu de vie, induit une dynamique dialectique
entre l’homme et l’espace, une sorte d’interdépendance. À l’instar de
l’architecte, l’homme donne des dimensions humaines à l’espace.
Dans cet élan, il cherche à le construire afin de le rendre appropriable.
Références bibliographiques
Barthes Roland, L’Empire des signes, Paris, Flammarion, 1970.
Bachelard Gaston, La Poétique de l’espace, Paris, PUF, 1957.
Bakhtine Mikhail, Esthétique et Théorie du roman [1975], traduit du
russe par Daria Olivier, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1987.
Brousseau, M. Des romans géographes, Essai, Paris, L’Harmattan,
1996.
Fischer, Gustave Nicolas, Psychosociologie de l’environnement social,
Paris, Dunod, 1997.
120
121
J. Weisgerber, Espace romanesque, Paris, l’Age d’homme, 1978, p.19.
M. Brousseau, Des romans géographes, Essai, Paris, L’Harmattan, 1996, p.87.
106
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ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org
Garnier Xavier et Zoberman Pierre, Qu’est-ce qu’un espace littéraire ?
Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2006.
Genette, Gérard, « La Littérature et l’espace », Figures II, Paris,
Seuil, 1969, pp.43-48.
Mesmin, Georges, L’enfant, l’architecture et l’espace, Paris,
Casterman, 1973.
Serres Michel, Les Origines de la Géométrie, Paris, Flammarion, 1993.
Weisgerber, J, Espace romanesque, Paris, l’Age d’homme, 1978.
Westphal Bertrand, La Géocritique, Paris, Editions de Minuit, 2007.
Tardiola Giuseppe, Atlante fantastico del medioevo, Roma, De
Rubeis, 1990.
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Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016
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Techniques de création d’espaces en science-fiction : cas de La
peur géante de Stefan Wul
Rosine Brou Digry Gnamien KOUADIO
Université Félix Houphouët-Boigny, Abidjan
Résumé : Contrairement aux œuvres de science-fiction qui proposent des
espaces imaginaires, plus ou moins éloignés de notre planète, La peur
géante a pour cadre spatial la Terre. Toutefois, le narrateur use de
techniques de création propres au genre pour faire de ces lieux référentiels,
des Ailleurs. Si les techniques d’estrangement visent à susciter le sense of
wonder, elles participent efficacement au brouillage spatio-temporel et à la
création originale d’un espace pourtant référentiel.
Mots clé : Création, espace, anticipation, estrangement, sense of wonder
Summary : Contrary to science fiction novels which used to propose
imaginary spaces, more or less far from our planet, La peur géante takes
place on Earth. Nethertheless, the narrator uses science fiction creative
techniques to transforme these known places to Elsewhere. If these
estrangement techniques aim to cause the sense of wonder, they
participate efficaciously to the spatiotemporal jamming. Then, the reader is
often far from imagining that the novel is about his present-day reality.
Key words : Space, science fiction, anticipation, strangement, sense
of wonder
Introduction
Définissant la création comme l’action de créer une œuvre
originale et ou nouvelle à partir de données préexistantes, cette
contribution postule que les espaces en science-fiction sont des
créations à part entière. En effet, en s’appuyant sur les spéculations et
108
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les théories conjecturales des astrophysiciens et des scientifiques, les
auteurs de science-fiction proposent des mondes extraterrestres et
imaginaires plus ou moins crédibles. Le cinéma de science-fiction, à
travers des films tels que Star Trek122, Star Wars123, ᴁon Flux124, etc. a
mis en image et en scène, ces espaces intergalactiques, ces planètes
lointaines et ou imaginaires que l’homme n’a jamais vus.
L’univers de Star Trek, par exemple, met en scène des voyages
interplanétaires tandis que Star Wars se déroule dans une lointaine
galaxie inconnue. Quant à ᴁon Flux, il a pour cadre spatial la Cité-Etat
de Bregna, monde imaginaire dans lequel vivent « protégés » les
rescapés terriens. Ainsi, les auteurs de science-fiction mettent un
point d’honneur à envoyer leurs destinataires vers l’ultime frontière
« to explore strange new worlds, to seek out new life and new civilizations,
to boldly go where no man has gone before »125. Ils promettent donc
l’exploration d’espaces inédits, des Ailleurs totalement inconnus. Or,
avant d’explorer un espace, il faut d’abord que celui-ci existe. Aussi,
le mérite des auteurs de science-fiction est de construire à partir de
matériaux spéculatifs, au demeurant très friables, tout un univers.
Toutefois, si ce type d’espaces non-référentiels foisonne même
dans les romans, il est bien de noter que la science-fiction choisit
parfois pour cadre spatial des lieux référentiels. La planète Terre, les
cinq continents, leurs pays et leurs villes sont autant de cadres de
l’action. Cependant, lorsque l’action se déroule dans des lieux nonimaginaires, le narrateur, pour s’en tenir aux exigences126 de la
science-fiction, met tout en œuvre pour recréer cet endroit connu et en
faire un Ailleurs dont tous les contours échappent au lecteur.
Progressant à contre-courant des fictions mimétiques ou réalistes, le
narrateur déploie alors toute sa verve créatrice.
Ainsi en est-il de La peur géante127, roman de Stefan Wul. Dans cette
œuvre de science-fiction, l’action se déroule sur la Terre et en Afrique
122
Robert Wise, Star Trek, Etats-Unis, Gene L. Coon, 1979.
George Lucas, Star Wars, États-Unis, 20th Century Fox, 1977.
124
Karyn Kuasama, Aeon Flux, États-Unis, Paramount Pictures, 2005.
125
Robert Wise, Star Trek, « pour explorer de nouveaux mondes étranges, découvrir
de nouvelles formes de vie, de nouvelles civilisations, aller hardiment là où aucun
homme n’est jamais allé » (notre propre traduction). Idem.
126
Anticipation, innovation, étonnement, effet de surprise, etc.
127
Stefan Wul, La peur géante, Paris, Denoël, 1993
123
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en particulier. Mais ces lieux référentiels, notamment, Alger et toute
l’Afrique du nord, sont totalement différents de ceux que l’on
connaît. La question que pose cette contribution est de savoir
comment le narrateur parvient à créer ou réinventer des cadres
spatiaux référentiels ou encore quelles sont les techniques d’écriture
science-fictionnelles mises en œuvre pour transformer un espace
référentiel en un autre monde possible ?
En s’appuyant sur la sémiotique narrative et la théorie des mondes
possibles, l’on analyse le texte afin de mettre en exergue les procédés
narratifs explicites et implicites de création spatiale dans cette œuvre
de Stefan Wul.
I - Les matériaux de la création
Pour original qu’il soit, l’espace romanesque ne naît pas ex nihilo. Il
comporte quelques éléments référentiels qui fonctionnent comme des
repères pour le lecteur. Portant la réflexion sur la création artistique,
Unterciner René explique que :
« toute création peut être envisagée selon deux perspectives inverses et
complémentaires qui délimitent un maximum et un minimum dans les
processus créateurs. Au maximum, nous verrons le créateur inspiré, mû
par son inspiration et disposant au gré de cette inspiration, les mots, les
rythmes, les notes, les couleurs, les pierres (…). Au minimum, nous
verrons le créateur aux prises avec un travail où domine l’effort de
construction, la mise en jeu pénible et quasi mécanique des ressources de
métier. »128
La création de l’espace dans La peur géante procède de ces deux
perspectives inverses et complémentaires. Au minimum, on relève les
toponymes référentiels et au maximum, les objets novateurs
disséminés dans les lieux de l’action.
128
Unterciner René, « Réflexions sur la création artistique », Bulletin de
l’Association Guillaume Budé, http://www.persee.fr, mis en
ligne le 30/05/2016
110
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1.1. Le choix des toponymes : entre référentialité
et non-référentialité
Dans une étude129 très documentée, Yves Baudelle fait état de la
guéguerre autour de la question de l’importance ou non des
toponymes référentiels. Pour certains critiques tels qu’Antoine
Compagnon, l’analyse du nom de lieu référentiel n’est aucunement
pertinente.
Pourtant, Henri Mitterand soutient le contraire lorsqu’il explique
que : « c’est le lieu qui donne à la fiction l’apparence de la vérité. (…) Le
nom du lieu proclame de l’authenticité de l’aventure par une sorte de reflet
métonymique qui court-circuite la suspicion du lecteur : puisque le lieu est
vrai, tout ce qui lui est contigu, associé, est vrai »130
Ainsi, le nom du lieu est déterminant dans l’adhésion du lecteur à
la vraisemblance du récit. Par l’entremise du toponyme référentiel, le
récit peut évoluer du régime purement imaginaire au régime réaliste.
Dans La peur géante, la plupart des toponymes sont référentiels : In
Salah, Sahara, (La peur ; p.7), Paris (La peur ; p.17) ; Alger-Marseille (La
peur ; p.28) ; Le Cap, Brazza, Dakar (La peur ; p.29) ; l’Eurafrique (La
peur ; p.31) ; Afrique du nord (La peur ; p.34) ; Russie, la Pologne,
l’Allemagne du nord, la Hollande, la Belgique et l’Angleterre (La
peur ; p.38), etc.
Ces toponymes ancrent de fait, le récit dans la réalité du lecteur.
Par un travail conscient ou inconscient de relation aux références, ce
dernier trace un atlas du monde réel. Les toponymes référentiels
facilitent également la représentation mentale du monde diégétique.
Par conséquent, le lecteur déduit qu’il s’agit de récit réaliste,
contrairement à la majorité des productions science-fictionnelles qui
ont pour cadres spatiaux des lieux imaginaires.
Les toponymes référentiels, tout en ancrant le récit dans le réel et
le vraisemblable, freinent, en quelque sorte, le processus de création
129
Yves Baudelle, « Noms de pays et pays des noms ? Toponymie et référence dans
les
récits
de
fiction »,
Topographies
romanesques,
http://books.openedition.org, généré le 31 octobre 2016
130
Henri Mitterrand, « Le lieu et le sens : l’espace parisien dans Ferragus de
Balzac », Le discours du roman, Paris, PUF, coll. « Ecriture »,
1986, p.194
111
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romanesque. En toute logique, les noms de lieux « Algérie », « Paris »,
« Sahara », etc. ne participent pas à la construction d’espaces inédits.
Aussi, pour créer un monde nouveau à partir de références
existantes, le narrateur s’appuie plutôt sur des néologismes. Le texte
est jalonné de mots inédits, à savoir : Floréthyl (p.7), polyparcours,
stad (p.8), Assoul (p.9), etc. Ces mots désignent respectivement une
pommade, une piscine, une mesure de distance, une marque de
voiture.
Par ces innovations linguistiques, le narrateur insinue que le
monde dont il est question dans la diégèse n’est pas celui du lecteur.
A ce niveau de création au minimum, les indices sont assez faibles.
Le narrateur passe à un niveau de création plus élevé lorsqu’il
propose des technologies très avancées.
1.2. Les objets technologiques, un saut dans le
temps
Rares sont les œuvres de science-fiction qui n’étalent pas leurs lots
de gadgets technologiques. En SF, les machines et les moyens de
transport innovants sont presqu’une exigence dans le texte. Thomas
Michaud, traitant de leur impact sur la société écrit :
« la science-fiction constitue une culture très répandue chez les
ingénieurs de toute la planète, et en particulier dans les grandes entreprises
technologiques. Ces films et romans participent à une globalisation des
thématiques innovantes, en mettant en scène des technologies utopiques. »
131
Bien plus que leur impact sur la société, les objets technologiques
jouent un rôle important dans le récit de science-fiction. Ils
participent, en effet, à la création de l’espace, à la transformation du
cadre spatial référentiel et au brouillage des repères.
Dans le roman de Stefan Wul, les innovations technologiques se
perçoivent premièrement à travers, les moyens de transport. Ainsi, le
131
Thomas Michaud, « La science-fiction : une culture de l’innovation globale »,
http// :www.essachess.com, consulté le 04/07/2013
112
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néologisme « hélitaxis », mot-valise créé par combinaison des mots
« hélicoptère » et « taxi », désigne des hélicoptères servant de taxi ou
de transport en commun. Le lecteur doit déduire que dans cette
Algérie nouvelle, les hélicoptères sont non seulement nombreux mais
très accessibles d’où leur usage au quotidien. L’exemple suivant
traduit cette idée en ces termes : « Des hélicoptères bourdonnaient dans le
ciel bleu comme un essaim d’abeilles métalliques » (La peur ; p.8)
Les agents de police se déplacent, quant à eux, dans une bulle de
plastique : « Une bulle de plastique se posa bientôt à ses côtés. » (La peur ;
p.12). Ici, c’est une toute nouvelle technologie qui est signalée, le plus
subtilement possible. Celle-ci permet de créer des machines délestées
de moteurs et de carrosserie, des engins si légers qu’ils s’apparentent
à des bulles de savon.
Les fusées, symboles par excellence de la science-fiction, ne
manquent pas à l’appel. Dans le roman de Stefan Wul, certes, elles
annoncent l’avancée technologique, mais elles participent surtout à la
transformation de l’espace. En effet, avec les fusées, surgissent des
espaces inédits. Ceux sont entre autres : « le Spatioport », « le
stratoport» (La peur, p.23) ; « l’astroport » (La peur ; p.26). Ces
différents néologismes indiquent que désormais, l’Algérie dispose de
lieux de lancement de fusées.
En lieu et place des aéroports et des gares, il y a ces nouveaux
sites. Et, le plus naturellement possible, les personnages se procurent
des tickets et se rendent au cratère indiqué pour voyager. Les fusées
marquent donc un changement spatial radical.
En plus des moyens de transport, il y a les robots domestiques.
Ces machines, impliquées dans la vie quotidienne des personnages,
informent sur l’espace et le modifie, d’une certaine manière. Le
personnage principal, Bruno Daix vit avec un robot qui lui sert de
majordome et de téléphone : « Le visiophone l’avait cherché dans tout
l’appartement avant d’explorer la terrasse. Sur ses roues caoutchoutées,
l’appareil s’arrêta à un stad de lui et nasilla : « Patron, quelqu’un veut vous
parler ! » (La peur ; p.8). Ce robot cumule plusieurs fonctions ; doté
d’intelligence et de parole, il peut informer son propriétaire et lui
épargner certains efforts. En outre, à travers son écran vidéo, Bruno
Daix peut échanger avec son interlocuteur. Par conséquent, ce robot
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multifonctionnel traduit une réduction du nombre d’appareils et du
personnel domestique.
Dans cette même veine, on trouve la tablette roulante qui remplace
désormais les serveurs humains dans les cafés : « Bouira ne répondit
pas encore : la commande arrivait. La tablette roulante s’arrêta près des deux
hommes et tendit les consommations. Bouira glissa un billet dans la fente ; la
tablette sonna et dit merci avant de s’éloigner pour servir d’autres clients »
(La peur ; p.16)
A travers cette séquence, il apparaît que les machines sont partie
intégrante de la vie quotidienne et qu’elles sont utilisées pour les
tâches domestiques ou humbles, les hommes s’adonnant aux travaux
intellectuels.
Ces deux exemples permettent de déduire que les robots sont
nombreux dans cette société et qu’on les trouve en tout lieu : dans les
lieux privés et les endroits publics. Leur omniprésence dénote d’une
société très industrialisée et très mécanisée.
Toutefois, jusqu’ici, la présence ou la surabondance de moyens de
transport et de machines n’opèrent pas vraiment de changements
radicaux. Ils annoncent juste des innovations fulgurantes dans cette
Algérie proposée par le narrateur. Il procède en fait de manière très
subtile pour recréer l’espace connu par petites touches.
Or, en science-fiction, il importe de faire perdre pied au lecteur, de
le transporter dans un univers autre, un Ailleurs où il ne trouve
aucun repère. Ce faisant, le narrateur suscite le sense of wonder.
Dans La peur géante, le narrateur propose un monde possible ou
plutôt une Algérie future par le moyen de l’anticipation et la
reconfiguration de l’espace référentiel.
II - La construction d’un cadre spatial futuriste
L’anticipation est la marque de fabrique par excellence de la
science-fiction. Dès ses débuts, le genre se propose comme une
réflexion sur ce que pourrait être demain ou ce qui pourrait advenir
dans le futur. A ce propos, Thomas Michaud écrit que : « la sciencefiction extrapole des scénarii futuristes à partir du présent. Elle capte les
potentialités créatrices de la société et élabore des fables souvent empreintes
114
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de mysticisme, qui englobent les nouvelles technologies, devenues les
éléments d’un décor futuriste »132.
Ainsi, les auteurs de science-fiction se sont assignés pour mission
de devancer leur temps pour offrir une vision de l’avenir. Dans La
peur géante, l’Algérie et les autres lieux référentiels présentés ne
réfèrent pas à la réalité contemporaine mais plutôt à un monde
possible du futur.
Pour créer cet autre monde, le narrateur projette le récit dans un
autre temps, dans un futur éloigné.
2– 1 - La projection temporelle ou l’anticipation
La sémiotique narrative aborde la question du temps sous deux
angles, à savoir : le temps de la narration et le temps de la fiction.
Selon Lydie Ibo :
« le temps de la narration c’est l’expression du temps indiqué par les
modes et temps verbaux. Il s’agit notamment de déterminer les valeurs des
temps verbaux et d’indiquer sur l’axe temporel l’antériorité, la
concomitance ou la postériorité, par rapport au temps de référence. C’est ce
que Gérard Genette appelle analepse et prolepse. »133
En science-fiction, comme dans la plupart des récits, les temps
utilisés sont ceux du passé, et notamment l’imparfait et le passé
simple. La peur géante s’ouvre d’ailleurs sur cet incipit : « L’année 2157
vit la plus grande catastrophe affectant l’humanité depuis les temps
bibliques. L’attaque, car c’en était une, commença de façon insidieuse par
quelques pannes de réfrigérateurs. » (p.7).
Dans ce court paragraphe préliminaire, les deux temps du récit
sont utilisés. Mais l’on remarque également une date indiquant le
temps de la fiction. En effet, comme l’explique Lydie Ibo : « le temps de
la fiction détermine l’époque pendant laquelle se situe l’aventure racontée. Le
132
Thomas Michaud, Télécommunications et science-fiction, Paris, Marsisme.com,
2008, p.397
133
Lydie Ibo, « Approche comparative de la narratologie et de la sémiotique
narrative », Revue du Cames, Université de Bouaké, Nouvelle série B,
Vol. 008 n°1, 2007, p.114
115
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temps de la fiction correspond donc au temps de la diégèse, le temps dans
lequel se déroule l’histoire simulée »134
La plupart du temps, les récits écrits au passé, correspondent à des
événements ayant eu cours dans le temps passé. Cependant, en
science-fiction, cela procède autrement. Les auteurs racontent des
histoires qui n’ont pas encore eu lieu au moment de la publication de
l’œuvre.
Dans Leçons de Stylistique135, Frédéric Calas explique que
l’anticipation est perçue lorsqu’un événement est narré « avant le
moment où il devrait prendre place dans la fiction. »136. Dans les récits
classiques, l’anticipation ne concerne qu’un bref passage de la diégèse
(cas de rêve ou de prophétie).
Si ce procédé est rare dans les autres types de fiction narrative, en
science-fiction, c’est tout le récit qui est anticipé. De ce fait, la sciencefiction présente un cas de narration très singulier. A ce propos, Irène
Langlet souligne que : « Si ce que nous désignons par « science-fiction » a
longtemps été appelé « littérature d’anticipation », ou « anticipation
scientifique », c’est que le traitement du temps, en l’espèce le rapport au
futur, y est fondamental. »137
En effet, alors que le récit est narré aux temps du passé (passé
simple, imparfait, plus-que parfait), les faits se situent dans un futur
lointain pour le lecteur contemporain. Ainsi, concernant le roman qui
nous intéresse, le récit se situe en « 2157 » alors que le roman a été
publié en 1957. Il s’agit d’une projection temporelle de 200 ans, soit
deux (2) siècles.
L’écart temporel est non seulement grand mais surtout
déterminant. En effet, par ce procédé, l’auteur marque une nette
différence entre lui et le narrateur. Ce faisant, il distingue le lecteur
du narrataire. Alors que l’auteur et le lecteur, personnes réelles se
trouvent dans le temps réel de la publication de l’œuvre, le narrateur
et le narrataire se trouvent dans un temps fictif, quelques temps après
les faits racontés. La construction temporelle science-fictionnelle
134
Lydie Ibo, Op.cit., p. 114
Frédéric Calas, Leçons de stylistique, Paris, Armand Colin, 2013
136
Idem., p.97
137
Irène Langlet, La science-fiction. Lecture et poétique d’un genre littéraire, Paris,
Armand Colin, 2006, p.227
135
116
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souligne effectivement toute la sophistication de la création dans ce
genre particulier.
Pour revenir au texte à l’étude, il faut dire que cette date, placée en
première ligne – dès l’incipit – projette d’emblée l’histoire dans le
futur et amorce le processus d’estrangement138, ou d’étrangisation. Elle
annonce le changement radical et l’exode du monde référentiel. Ces
quelques chiffres (2157) ainsi agencés disent implicitement au lecteur
qu’il doit s’attendre à voir une société totalement différente de celle
qu’il connaît. De fait, cet autre temps implique un autre lieu, un
ailleurs. Le narrateur, en projetant son récit dans un futur très
éloigné, pose les fondements de la création d’un monde possible.
Thomas Michaud partage cette assertion lorsqu’il écrit que : « la
science-fiction constitue une forme de littérature utopique dans la mesure où
elle propose des représentations de mondes possibles imaginaires. Les mondes
décrits dans la science-fiction participent à l’extrapolation de possibles à
partir du réel et génèrent parfois une praxéologie ». 139
Comme il ressort dans les propos de Thomas Michaud,
l’anticipation ou la projection futuriste participe à la création de
monde possible. Par conséquent, en extrapolant à partir de données
contemporaines, le narrateur crée un monde correspondant à un
devenir possible de l’Algérie et du monde.
2– 2 - La reconfiguration de l’espace référentiel
Pour les hérauts de la théorie des mondes possibles, une fiction ne
renvoie pas au monde réel mais à un monde possible qu’ils désignent
par le groupe nominal « monde central ». David Lewis, en 1978,
choisit d’appliquer cette théorie philosophique à la fiction, et plus
particulièrement à la théorie de la fiction. Selon lui, les espaces
diégétiques ne sont pas des répliques exactes des lieux référentiels
mais plutôt d’autres mondes ou des propositions possibles de ces
mondes. Abondant dans le même sens que David Lewis, Nancy
Murzilli explique que :
138
« Le cognitive estrangement implique, pour le lecteur de ce type de textes, de se
« rendre étranger à lui-même et à son monde de référence, en exploitant des
connaissances pour ce faire », Irène Langlet, Op.cit., p.25
139
Thomas Michaud, Op.cit., p.394-395
117
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« un monde possible est un ensemble complet de façons dont le monde
aurait pu être. Cela signifie que toute phrase modale se voit assigner une
valeur de vérité par rapport à un monde, il n’y a pas de lacune de valeur de
vérité. On suppose donc que la notion de possibilité est déterminée, et que
l’on peut dire pour toute phrase si elle est vraie ou fausse dans un monde
possible dont un est le monde actuel »140
Ainsi, si des éléments du monde fictionnel ne correspondent pas
au monde référentiel, l’on ne peut pas déduire que l’un des mondes
est faux par rapport à l’autre. Il s’agit plutôt d’une proposition de
monde possible. En science-fiction et, plus particulièrement, pour La
peur géante, il est plus approprié de parler d’une re-création originale
d’un cadre spatial référentiel.
Dans La peur géante, le premier niveau d’estrangement est la
recomposition ou la disposition toute nouvelle des lieux et endroits
de l’action. Le narrateur refuse radicalement de faire du réalisme à la
Balzac ou à la Flaubert. Il s’agit ici d’offrir au lecteur une autre
disposition de l’espace. Ce passage du roman met en exergue ce
procédé :
In Salah, capitale du Sahara et deuxième ville d’Afrance, dressait de
toutes parts à l’assaut du ciel ses immeubles éclatants de blancheur.
Bizarrement surmonté d’un jardin-terrasse, chaque bâtiment ressemblait à
un géant glabre, coiffé d’une chevelure de feuillage. Partout, des ponts de
plastique franchissaient d’un seul élan des rues taillées en abîmes et d’où
montait déjà le murmure de la circulation (La peur ; p.7).
A travers cette séquence descriptive, on note qu’In Salah, simple
oasis, est devenue la capitale de tout le Sahara. En outre, l’Algérie et
la France forment un seul et même pays qui est désigné par le
toponyme non-référentiel « Afrance ». Par ce toponyme, le narrateur
unit non seulement deux continents (l’Afrique et l’Europe), mais
aussi deux races (les Noirs et les Blancs). Ici, au-delà de l’Algérie, c’est
l’univers entier qui est redessiné ou recréé.
140
Nancy Murzilli, « De l’usage des mondes possibles en théorie de la fiction »,
Klesis, Revue philosophique, 2012, n°24, p.330
118
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Transcendant les réalités de son temps, le narrateur invente un
autre monde en insérant de nouveaux lieux dans le paysage
référentiel, provoquant ainsi le dépaysement du lecteur :
C’est l’ancien pont flottant Alger-Marseille. Il repose maintenant par le
fond, mais n’a rien perdu de son utilité. Vous pourrez peut-être en parler
dans vos articles, car c’est un véritable chapelet d’anciennes villes
flottantes. Il contient quarante ponts roulants, vingt voies ferrées, dix
autoroutes et traverse trois cents piles qui, anciennes usines
maréthermiques, sont aujourd’hui autant de relais touristiques (La peur ;
p.28)
Le pont flottant ainsi que les villes flottantes sont des innovations
spatiales qui transforment l’espace référentiel. Ils soulignent
l’évolution sociale et urbaine de l’Algérie.
En outre, le caractère hyperbolique des nombres dans cette
séquence (40 ponts, 20 voies ferrées, etc.) marque explicitement la
distance entre ce monde fictif et le monde référentiel. En effet, par
cette surenchère, le narrateur rappelle les deux siècles qui séparent les
deux univers. Ces nombreuses décennies justifient la métamorphose
de l’Algérie. Il ne s’agit donc pas du pays magrébin des années 50,
mais bien d’une probable Algérie, celle du futur.
Ainsi, en anticipant et en extrapolant sur les réalités de son temps,
le narrateur crée une autre Algérie. Comme avec un jeu de puzzle, il
se permet de repositionner et de déplacer les pays et les continents à
sa guise, les agrémentant de détails inédits qui participent
efficacement à la reconfiguration de l’espace référentiel.
Par diverses techniques (l’anticipation, l’innovation technologique,
etc.), le narrateur crée ou re-crée un espace existant. Toutefois, cette
création originale n’est pas gratuite. Elle vise à surprendre
agréablement le lecteur. L’enjeu de toute production sciencefictionnelle est de susciter l’effet d’émerveillement que les AngloSaxons nomment le sense of wonder.
119
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III - Le sense of wonder ou la déstabilisation du lecteur
La science-fiction, à travers le processus d’estrangement, recherche
en fait le sense of wonder ou encore l’étonnement, la déstabilisation du
lecteur. Plusieurs moyens permettent d’aboutir à cet effet.
Dans le texte à l’étude, le narrateur va y arriver en transformant
radicalement l’espace policé et connu du début de la diégèse. A la
faveur du déluge qui survient dans l’intrigue, l’Algérie développée et
futuriste laisse place à un espace post-cataclysmique, totalement
différent du monde empirique du lecteur. En effet, des capitales
entières ont disparus comme l’explique ce passage du texte :
« La géographie avait été bouleversée. Les mers avaient sagement
réintégré leur lit, mais le niveau était monté de cinquante stads,
submergeant la plupart des capitales, situées dans les vallées ou sur le
littoral. Le verrou de Gilbratar et le barrage sicilotunisien ayant sauté, la
Méditerranée orientale paraissait pour longtemps reconquise par les eaux.
Il en était de même pour la mer du Japon et le golfe du Mexique, naguère
asséchés par les mêmes techniques. » (La peur ; p.69)
La catastrophe s’étendant à toute la planète, les pôles ne sont pas
épargnés :
« Quant aux pôles, ils étaient absolument libres de glace. L’arctique
ballottait mollement ses eaux verdâtres, à peine moins froides, cependant,
qu’avant la catastrophe. Et le continent antarctique se montrait à nu tel
qu’on ne l’avait jamais vu auparavant. Les montagnes elles-mêmes avaient
secoué de leurs épaules de roc le manteau blanc qui les couvrait depuis
toujours. » (La peur ; p.69)
Il apparaît dans ces passages que le narrateur met l’accent sur un
nouvel aspect de la Terre, une représentation inédite de la planète.
Les bouleversements dus au déluge sont le prétexte à la création
d’une nouvelle Terre, la présentation d’un autre monde au lecteur.
Par ailleurs, le narrateur ne s’en tient pas à ces changements. Pour
amplifier le dépaysement du lecteur, il le fait passer des lieux
« connus » à des endroits méconnus. En effet, de la surface de la terre,
120
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les personnages descendent dans les souterrains puis dans les fonds
sous-marins, comme il apparait dans cette séquence :
« La chaussée mobile amorça une courbe allongée et se pliant en
marches d’escalier métallique, les plongea dans les entrailles de la ville
souterraine. Saturée d’étonnement, Kou-Sien renonça à l’espèce de lucidité
involontaire qui lui faisait noter tous les endroits où elle passait. Elle se
laissa guider comme une enfant, sans se soucier des méandres, des
descentes, des détours successifs du vaste labyrinthe. Elle n’aurait jamais
supposé que le sous-sol d’In Salah fût si compliqué. » (La peur ; p.84)
Ainsi, pour mettre en œuvre leur stratégie de contre-attaque, les
humains descendent dans les souterrains. La stratégie narrative mise
en œuvre ici consiste à focaliser l’attention du lecteur sur l’étrangeté
et la complexité du cadre spatial.
Implicitement, le narrateur demande au lecteur de ne plus tenter
de se représenter l’espace, mais de s’abandonner tout comme le
personnage Kou-Sien qui « renonça à l’espèce de lucidité involontaire qui
lui faisait noter tous les endroits où elle passait».
De cette séquence narrative citée plus haut, se dégagent deux
champs lexicaux que sont la descente (entrailles, souterraine,
descente) et l’égarement (étonnement, méandres, labyrinthe,
compliqué). Ces deux champs distincts participent activement au
dépaysement et donc au sense of wonder.
Mais ce sentiment est exacerbé lorsque le personnage principal,
Bruno Daix descend dans les fonds abyssaux pour combattre les
Torpèdes, les ennemis publics. Dans ces profondeurs inexplorées et
méconnues des Terriens, le héros découvre un monde inénarrable :
« Une cité ? De quel nom humain affubler cet assemblage de géométries
hallucinées ? Colonnes torses tournant sans fin sur elles-mêmes comme
pour visser les eaux ou battre la mer en neige. Cubes géants percés d’une
multitude de trous, d’ouvertures mobiles comme des bouches démentes et
qui paraissent siffler en silence, baiser l’eau, la boire, la recracher, dire
« a », « o », puis d’autres voyelles, cracher des anneaux de fumée, oui : de
fumée ! Gober un poisson jaune, en recracher deux verts plus quatre bulles
de gaz qui montent en dansant, oui : quatre exactement, l’une orange,
l’autre argentée avec en son sein une bulle plus petite et plus sombre
comme le grain d’un grelot » (La peur ; p.150)
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Cet ultime lieu de l’action est le summum de l’étrangeté. Il est
bizarre, indescriptible et inédit. Les qualificatifs de cet espace ne sont
pas ceux employés ordinairement. De fait, le narrateur crée un espace
nouveau, hors du cadre de vie des humains. Ici, il ne s’agit plus de
mettre l’accent sur les innovations ou les reconfigurations d’un lieu
existant, mais plutôt d’entrainer le lecteur dans un endroit créé de
toutes pièces, un cadre spatial né de l’imagination du narrateur.
Conclusion
Cette immersion dans l’univers de la science-fiction a permis de
montrer comment à partir de matériaux référentiels, à savoir les lieux
et toponymes réels, le narrateur parvient à créer un monde nouveau.
En effet, tout en situant l’action sur la Terre et plus précisément en
Afrique du nord, le narrateur de La peur géante modifie plusieurs
éléments du cadre de référence pour en faire un Ailleurs, conforme
aux lieux habituels de la science-fiction. Dans un premier temps, il
projette le récit dans un futur lointain, créant une distance de deux
siècles. Le cadre temporel ainsi établi, le narrateur se livre à plusieurs
extrapolations aboutissant à une création inédite de l’espace. Le
lecteur, au fil du récit, perd tous ses repères et se retrouve, comme le
héros, loin de la terre ferme, dans un lieu indescriptible, inénarrable,
en somme, une création originale du narrateur.
Références bibliographiques
Corpus
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Ouvrages consultés
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de l’Association Guillaume Budé, n°2, http://www.persee.fr, mis en ligne
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123
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Non-lieux dans le roman africain postcolonial francophone :
formes et enjeux
Adama COULIBALY
Université Félix Houphouët-Boigny, Abidjan
Résumé : À la question de l’évolution du roman africain francophone
postcolonial, cette contribution donne une inflexion spatiale postulant un
itinéraire vers… des non-lieux. L’ancrage très urbain du roman africain
souligne que des lieux nouveaux apparaissent à côté ou se substituent au
lieu carcéral de la prison. Ces lieux nouveaux épousent bien des contours des
non-lieux dont Marc Augé parle dans Non-lieux, introduction à une
anthropologie de la surmodernité (Seuil, 1999.). Comment lire ces nonlieux qui fleurissent dans le roman africain ? Quelles implications en tirer ?
Dans
cette
tentative
de
réappropriation
littéraire
d’une
notion
anthropologique, l’étude porte sur trois romans dont les fictions sont bâties
autour de lieux de transit (de non-lieux) tel l’hôtel dans Le cavalier et son
ombre (Boris Diop), la route dans Les pieds sales (Edem Awumey) et le
conteneur dans Made in Mauritius (Amal Sewtohul). La vérification de
cette hypothèse d’une topographie liquide comme non-lieux s’articule
autour de trois axes : un cadrage théorique qui restitue le paradigme en en
précisant le niveau cognitif et les implications (sémantique, mémorielle,
littéraire…) ; une analyse du déploiement des figures spatiales du bar, de
l’hôtel et du conteneur dans les textes : des formes de l’horizontalité, du
rhizome, de l’éphémère, de la mobilité spatiale, entres autres. Le troisième
axe touche la question de l’identité fictive ou mouvante du sujet africain à
partir de cet espace nouveau.
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Mots clés : Espace, non-lieux, roman africain, conteneur, bar, hôtel,
éphémère.
Abstract : As to the evolution of the francophone postcolonial African
novel, this contribution gives a spatial inflection advocating a route to ...
non-places. The very urban anchor of the African novel emphasizes that new
places appear alongside or replace prison. These new places espouse many
contours of non-places (non-lieux) which Marc Augé speaks of in Non-lieux,
introduction à une anthropologie de la surmodernité (Seuil, 1999). How to
read these non-places that flourish in the African novel? What implications
drawn? In this attempt at literary reappropriation of an anthropological
concept, the study focuses on three novels whose dramas are built around
transit locations (non-place) as the hotel in Le cavalier et son ombre (Boris
Diop) the road in Les pieds sales (Edem Awumey) and the container in
Made in Mauritius (Amal Sewtohul). The verification of this hypothesis of a
liquid topography as non-places is articulated around three axes: a
theoretical framework that restores the paradigm by specifying the cognitive
level and the implications (semantics, memorial, literary ...), an analysis of
the deployment of spatial figures of the bar, the hotel and the container in the
texts: forms of horizontality, the rhizome, the ephemeral, spatial mobility,
among others. The third axis touches the question of fictitious or shifting
identity of African subject from this new space.
Keywords : Space, non-places, African novel, container, bar, hotel,
ephemeral.
Introduction
Où va le roman africain francophone postcolonial ? À cette
question d’histoire littéraire, cette contribution donne une inflexion
spatiale importante, à la fois parce que la critique s’est convaincue
que notre époque est plus celle de l’espace que du temps ou même de
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l’histoire, mais aussi parce que l’urbanité affirmée de ce roman
autorise à tenter de cerner ce que la ville apporte à sa connaissance.
Le roman africain francophone postcolonial va en effet vers… des
non-lieux.
Ces non-lieux, lieux de passage, fleurissent dans le roman africain,
depuis La vie et demie au moins, produisant un renouvellement ou une
réorientation de l’écriture de l’espace. Comment lire ces espaces du
transit ? Quelles implications en tirer ? Pourquoi inondent-ils les
romans jusqu’à souvent venir se placer dans le discours péritextuel
(dans le titre par exemple) ?
Pour répondre à ces interrogations, l’analyse porte sur trois
romans dont les fictions sont bâties autour de lieux de transit (de
non-lieux) tel l’hôtel (Boubacar Boris Diop, Le cavalier et son ombre :
1999, 286p.), la route (Awumey Edem, Les pieds sales : 2009) et le
conteneur (Amal Sewtohul, Made in Mauritius : 2012, 306 p.).
L’hypothèse de cette topographie liquide (route, hôtel et autres)
comme non-lieux est une tentative de réappropriation littéraire (de
type géocritique) d’une notion du champ anthropologique visant à
« interroger l’importance du texte dans la construction du lieu, [et] de
passer de la spatialité du texte à la lisibilité des lieux.»(Bertrand
Westphal : 2007, p.18.)
À partir d’un cadrage théorique du non-lieu, une analyse des
figures lisibles dans les textes permet de mieux interroger les
implications de cette émergence des lieux du transit, à la fois pour la
lisibilité des textes mais peut être aussi pour l’intelligence du
romanesque africain…
I.
Non-lieu : notion de l’anthropologie de la
surmodernité
Qu’est-ce que le non-lieu ? Que signifie la négation d’une essence
qui n’est bien souvent appréhendée que par rapport à sa
fonctionnalité ou sa fonctionnalisation ? Augé conceptualise le nonlieu dans un essai (Non-lieux : introduction à une anthropologie de la
surmodernité :1992.) paru en 1992. S’il positionne la notion dans une
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théorie du quotidien141 et postule comme De Certeau que « le lieu
s’accomplit par la parole » (Michel de Certeau, 1990, p.99.), il prend
une double distance vis à vis de l’auteur de L’Invention du Quotidien
pour spécifier le non-lieu tel qu’il l’entend.
D’une part, alors que pour De Certeau, les lieux sont des être-là
(immobiles) auquel l’espace ouvert et virtuel, (un plan géométrique)
assure un faire par le croisement des mobiles, Augé s’appuie sur
l’approche narratologique qui affecte à l’espace le trait de l’englobant
(enchâssant) et le lieu (enchâssé) celui de l’action. D’autre part, alors
que Michel de Certeau parle du non-lieu, comme « pour faire allusion
à une sorte de qualité négative du lieu, d’une absence du lieu à luimême que lui impose le nom qui lui est donné», (Ibid. p.108.) Augé
fait valoir le non-lieu comme forme historique et dialectique du lieu
anthropologique, celui du lien au sol et à l’action.
Son travail est une lecture d’une des particularités de l’ère
postmoderne qu’il appelle la sur-modernité (d’autres nomment
postmodernité)142. La sur-modernité est une société de la
surproduction et de l’excès. Son analyse avance trois formes de cet
effet de surabondance et de saturation qui sont « l’accélération de
l’histoire », la surabondance spatiale fonctionnelle comme un leurre
et une saisie du Sujet individualiste. Saturation de l’histoire mais
aussi saturation de l’espace « corrélati[ve] du rétrécissement de la
planète » (Ibid.p.44). Les non-lieux seraient des formes ou les figures
spatiales de l’excès de notre contemporain. …différents des lieux
anthropologiques :
« Les non-lieux, ce sont aussi bien les installations nécessaires à
la circulation (voies rapides, échangeurs, aéroports) que les
moyens de transport eux-mêmes ou les grands centres
commerciaux, ou encore les camps de transit prolongé où sont
parqués les réfugiés de la planète. » ( Ibid. p.48.)
En référence à l’essai de Michel de Certeau, L’invention du quotidien, 1. Arts de
faire, Paris, Gallimard, 1990, 349p.
142
La surmodernité ne pose donc pas le postulat d’un « effondrement d’une idée du
progrès ». Gilles Lipovestsky et Baudrillard aussi établissent le constat de l’excès de
notre contemporain, le premier pour le poser comme arrière-plan de son analyse du
«procès d’individuation» et le second comme fondement d’une perte de l’ontologie
à travers les excès de l’image dans les medias.
141
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Composés de deux réalités complémentaires, c’est-à-dire celle
d’espaces constitués à certaines fins (transit, transport, commerce,
loisir…) mais aussi des rapports contractuels des individus à l’espace,
il s’agit d’espaces « où ni l’identité, ni la relation ni l’histoire ne font
[plus] réellement sens. »(Ibid. p.111.) Dans un rapport à d’autres
formes excessives postmodernes, le non-lieu propose une analyse
figurative de l’archipellisation, différente d’une appréhension ou une
compréhension systémique globale.
La définition qu’Augé donne du non-lieu peut se cerner en deux
moments : celui d’un un rapport dialectique et historique au lieu
anthropologique et dans un contrat à un certain type d’espace. Le non
lieu est un espace de l’anonymat, de la surface ou de l’horizontalité et
de l’éphémère, du transit. Ainsi établi sous la bannière de la relation
(affective et historique), le lieu ancien, dit anthropologique, signifiait
par la mémoire qui se développe autour des espaces et des lieux dans
la relation entre l’homme au local. Le non-lieu est un déplacement de
cette relation ou plutôt sa réévaluation.
Dans une crise évidente à une mémoire lourde du lieu, la
conséquence est que ce non-lieu implique une lecture horizontale à la
terre qui le rapproche du rhizome deleuzien. Dans Mille Plateaux,
Gilles Deleuze et Félix Guattari affectent en effet cinq principes utiles
au rhizome : celui de la connexion (avec des chainons sémiotiques de
toutes sortes), le principe d’hétérogénéité, de multiplicité, de rupture
asignifiante, de cartographie (avec une possibilité d’entrées
multiples) et de décalcomanie (effet de réseau (Gilles Deleuze et Félix
Guattari, 1980 : pp.13-20). Ce rhizome « antigénéalogique » prolonge
une dynamique de l’archipel, de la protubérance et de la surface…
Or malgré le potentiel analytique que semble présenter la notion
dans un contexte de globalisation avec les identités recomposées, les
rhizomes, le non-lieu ne semble pas être l’objet d’une appropriation
des études littéraires… La seule exploitation, à notre connaissance,
est dans Écritures du non lieu, où Timo Obergöker parle de lieux
nouveaux, de non-lieux qui serait une « topographie d’une mémoire
absente » (Timo Obergöker : 2004, p. 25.). Le substantif sert plus la
cause d’une métaphore de l’anéantissement que celle d’une
exploitation.
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Telle que présenté, à grands traits, il est vrai, comment rattacher ce
non-lieu à la problématique du roman africain ? Quels ajustements
effectuer et comment lire la nouvelle spatialité émergente qu’il
promeut ?
II.
Trois figures de non-lieux du roman africain
postcolonial
Tel que livrés, les espaces dont il est question ici se logent dans
une topique de l’urbanité. Comment se posent-ils comme des nonlieux et, surtout dans le cas spécifique de notre corpus, quelle
dynamique les inscrit dans cette nouvelle topique ? Pour répondre à
ce questionnement, l’analyse s’arrête sur l’Hôtel Villa Suleiman
Angelo (Le cavalier et son ombre) ; le conteneur (Made in Mauritius) et la
route (Les pieds sales). Leur centralité, la récurrence de leurs
occurrences dans les économies textuelles y confortent l’idée du nonlieu comme indice de lecture de la spatialité.
L’intrigue principale de Le cavalier et son ombre est simple. Après
huit ans de séparation, Lat Sukabé reçoit une lettre de détresse de
Khadidja, sa compagne, qui lui demande de venir la chercher à
Bilenty. Dans une petite paisible ville de l’Est, il est à l’hôtel, le Villa
Suleiman Angelo, où il attend un passeur pour aller de l’autre coté du
fleuve à Bilenty. L’essentiel de ce récit est cette attente dans cet hôtel,
lieu d’énonciation, lieu de l’énoncé mais avec une transitivité faible et
lente… Les pieds sales est l’histoire d’une longue marche, celle d’Askia
qui partit du petit village de Nioro pour se retrouver aujourd’hui à
Paris. À Paris, il tente de retrouver les traces de son père (un certain
Askia Mohammed). Dans son taxi, une cliente lui révèle avoir
photographié ce dernier, "L’homme au turban" (p.11). Dès lors
débutent les pérégrinations dans la ville lumière pour retrouver le
père, l’image ou la photo du père.
Le récit de Made in Mauritius s’articule autour d’un conteneur où
Laval, le narrateur-personnage principal, a été conçu en 1959 quelque
part à Hong Kong. Dans la précipitation et pour éviter la honte et le
déshonneur, Lee Kim Chan (père) et Lee Ying Song (la cousine de son
père) se sont mariés et ont embarqué pour Port Louis à Maurice avec
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un conteneur, « véritable caverne d’Ali Baba » chargé de
marchandises. Laval nait ainsi à Port Louis et grandit dans ce
conteneur qui sert tour à tour de dortoir pour toute la famille, de lieu
d’expositions de vieilleries pour une liquidation au Champ de
Mars(p.101) mais aussi de socle de la plate-forme sur laquelle se fera
la proclamation officielle de l’indépendance de l’île (p.125). Le
conteneur participera à la révolte de étudiants jusqu’à sa peinture en
rouge pour soutenir l’orientation idéologique de Maurice (p.187).
Plus tard, il accompagne Laval à Adélaïde et y prend l’allure d’un
musée diurne et d’un bar clandestin nocturne (p.248).
L’hôtel, la route et le conteneur remplissent ainsi bien le
contrat primaire du non-lieu comme figure du passage ou de l’entredeux. Composé d’un étage unique, avec vingt chambres aux portes
vertes, l’hôtel Villa Suleiman Angelo est un lieu de passage où Lat
Sukabé vient attendre l’arrivée du passeur143 pour aller porter secours
à Khadidja à Bilenty. Escale, lieu de repos et d’attente pour
poursuivre le périple, le bout du chemin étant plus loin. Cet espace
est directement évoqué par 51 occurrences directes et de nombreux
substituts lexématiques.
« Caisson métallique parallélépipédique conçu pour le
transport de marchandises par différents modes de transport », le
conteneur est directement présent avec 162 occurrences dans Made in
Mauritius. On y retrouve aussi des substituts comme « boite de
métal » (12 fois) et même « matrice de métal » (5 fois) dans le sens le
plus dénoté pour Laval qui y a été conçu et y a grandi. Le conteneur
fut sa chambre, son foyer et son terre natale…Tout le long du récit, il
est transporté çà et là, soit avec un bateau (de Hong Kong à Maurice
et plus tard de Maurice en Adelaïde en Australie), soit en camion,
dans chacune de ces villes. On ne saurait indiquer le nombre de
personnages qui sont passés dans ce lieu, tour à tour lieu du privé,
lieu public144… Ainsi à une certaine époque, le conteneur fut-il un lieu
d’échanges de noms des chevaux drogués entre parieurs et
bookmakers (pp.113-115). À Adelaïde, il cumule le jeu de privé et du
public en été, à la fois, chambre à coucher de Laval et Feisal, mais
L’intrigue de la longue attente pour une traversée n’est pas sans rappeler le
synopsis de El barquero, un western de Gordon Douglas paru en 1970…
143
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aussi musée diurne (Laval y expose son travail d’artiste dont son
tableau Made in Mauritius) et de bar nocturne.
Dans son analyse de l’image-mouvement, Deleuze recommande
de prendre en compte des nuances importantes dans la saisie du
mouvement. Ainsi faut-il « extraire des véhicules ou des mobiles le
mouvement qui est en la commune, d’extraire des mouvements la
mobilité qui en est l’essence. »(Gilles Deleuze : 1983, p.37.) Les trois
figures du non lieu engagés dans ces récits mettent à nu une forme (le
véhicule), la translation (le mouvement) et la force motrice, l’énergie
qui en serait le principe de mobilité restera à déterminer.
Le conteneur est ainsi le véhicule alors que la route et l’hôtel sont
des étapes sur l’axe de la translation. Lieux de passage, au sens
spatial, entre l’ici et l’ailleurs, mais aussi lieux de passage temporel
entre le présent et le passé. En effet, les trois récits sont construits par
le brassage de nombreux flash-back qui donnent la profondeur
historique de ces récits. Au sens temporel, on part de l’hôtel, accroché
au présent de Lat Sukabé pour se retrouver dans les contes de
Khadidja
« De retour à l’hôtel »(Ibid. p.66.) « Assis dans le restaurant miteux
de l’Hôtel Villa Angelo, j’entends monter, lentement, la voix intense
de Khadidja. Elle raconte. » (Ibid. p.76)
Ces techniques d’ellipses spatio-temporelles sont fortement
utilisées aussi dans Made in Mauritius ou Les pieds sales. Ce roman
d’ailleurs le confine en technique d’écriture "en pas" feuillets où les
chapitres, très courts, excèdent rarement les huit pages.
La relation contractuelle (Non-lieu/homme) met en évidence une
modalisation de l’éphémère et de la mobilité. Avec le non-lieu,
l’utilisateur est toujours tenu de prouver son innocence, dit Augé
(Augé, Op. Cit. p.128.). Dans La Villa Angelo, Lat Sukhabé est client
(et non propriétaire) ; sur la route, Askia est marcheur voire passant
(sous le regard et les quolibets des sédentaires des villages et villes
traversés), à Paris, sans abri, il est clandestin et squatter dans un
bâtiment abandonné et taximan. Le conteneur noue un contrat plus
complexe. Conçu pour transporter les marchandises, les objets, il a été
acheté à Hong Kong, par l’oncle (Le Grand Lee) pour son neveu pour
contenir et transporter les articles avec lesquels il ouvrirait sa
boutique à Maurice. Avec les économies, ils y avaient entassé
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les gommes Great Wall, les lampes à huile, les volants
de badminton, les poupées en plastique, les bocaux (…),
les draps de lits aux gros motifs, les moustiquaires, le
poison pour rats, les pinceaux, les flasques thermos, tout
un inventaire étourdissant. »(p.23) et aussi des « paquets
de cendriers en fer-blanc, et des fleurs en plastique, et des
verres avec des motifs de papillons, et des crayons de
couleur, et des brosses à dents, et des nappes de table en
plastique (p.25-26).
Ce lieu d’entreposage de toutes les pacotilles vendables devient le
lieu d’une sédentarité conjoncturelle qui fait donc sens. À Maurice,
« comme il y a si peu de place disponible, toute la famille dort dans le
conteneur, qui se trouve dans l’arrière cour de la boutique. »(p.47)
Cette situation voulue comme passagère, le temps que les choses
s’améliorent, va durer toute la jeunesse et l’adolescence de Laval.
Plus tard, de nouveaux objets viennent confirmer ce statut passager
de lieu. Le conteneur cette chambre à coucher devient une sorte
d’hôtel, mais qui bouge d’un lieu à l’autre (figure de
l’escargot…crustacé). Cette relation contractuelle de l’éphémère et de
l’horizontalité… dans Made in Mauritius, fait valoir la promiscuité, la
précarité du lien et lieu comme une forme annonciatrice des
bidonvilles. Il n’est pas surprenant que le conteneur termine son
parcours dans le bidonville de Port Louis à Adelaide (Australie).
Dans une homonymie toponymique, cette banlieue d’Adélaide à
« l’existence des plus précaires, (…) toujours à la merci du grand raid
de la police australienne » (p.294.) a repris le nom, capitale de
Maurice
On observe que la place de cet espace du transit dans Made in
Mauritius et dans Les pieds sales les fait remonter jusqu’au lieu
péritextuel du titre. Une telle combinatoire, justement brise le
relationnel de l’espace à l’homme : ces espaces substituent des lieux
de transit au terroir mais il semble que cette remontée au titre
entraine une question de la place de mémoire...
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Sans prétendre à l’exhaustivité, ces trois espaces confirment une
topique de l’urbanité qui inonde le roman africain postcolonial
francophone. Quels enjeux à cette présence, quelle esthétique à ces
représentations ?
III- Enjeux du non-lieu dans le roman africain francophone
Pourquoi, dans l’espace du roman africain, les auteurs font-ils
de plus en plus émerger ces lieux auréolés des attributs de
l’anonymat, de l’éphémère, de la mobilité ? Pour quels enjeux ? J’en
esquisserai juste quatre.
1.
Expression du contemporain
Dans ce contemporain, le non-lieu montre que l’arbre vertical,
généalogique a été remplacé par l’horizontalité. Dans cette
perspective essentiellement horizontale, il n’est pas excessif
d’analyser le conteneur, l’hôtel et la route comme de véritables
rhizomes qui émergent, en donnant sens à la ville. Rhizomes comme
bulbes, tubercules voire protubérances dans un rapport d’isotropie à
l’espace globale de la ville. La géocritique propose justement isotropie
comme ensemble d’espaces dont le réseau n’entretient pas de lien
hiérarchique mais de complémentarité. L’érection des non-lieux en
objet d’étude ne les constituent donc pas en lieux de domination mais
en lieux de constat de la dynamique de mobilité des villes : ce sont
des lieux de transit, des lieux de l’éphémère... Cette dynamique
imprime les métaphores du flux, du liquide et du réseau comme les
outils de lecture qui ramène et consacre à la ville une qualité
rampante. Excès, surabondance, dans « une perception plus ou moins
claire de l’accélération de l’histoire et du rétrécissement de la
planète » (Augé : Op. Cit. p.149) sont dès lors une rhétorique
signifiante et appropriée. Les trois romans restituent en exubérance la
remontée de ces non-lieux jusqu’au niveau paratextuel, moins comme
un effet de hasard que l’air du temps.
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2.
Une dialectique du local et du global
Les hôtels donnent une autre inflexion à cette analyse. Le niveau
discursif établit "un écart entre home et hôtel" comme le rappelle
Patrick Imbert (Patrick Imbert : 2004, 341 p.) À coté d’une conception
très anglo-saxonne de l’hôtel, l’approche très ethnocentriste pose que
l’on ne transporte pas son pays natal ou sa terre natale à la semelle de
souliers. Ainsi l’hôtel résonnerait comme un dépassement du local,
du relationnel pour montrer le détachement du lien entre l’homme et
la terre. Une lecture deleuzienne définit justement le territoire, ce que
Augé nomme lieu anthropologique, comme « l’attribut de toutes les
forces diffuses à la terre comme réceptacle ou socle » (Deleuze et Félix
Guattari : 1980, p.395). Ce qui est affirmé ainsi est le paradigme du
déplacement. Augé précise déjà que l’espace du voyageur est
l’archétype du non-lieu (Augé Non-lieux, op. cit. p.110).
Le conteneur, la route partagent avec l’hotel Villa Angelo, les traits
de l’anonymat et de l’indifférence… Ils questionnent l’habiter, posent
la question du lien à la terre natale (le local) : discours entre la maison
de fer (Iron cage) et la maison qu’on porte partout avec soi…
3.
Un enjeu d’histoire littéraire du roman africain
Typologiquement, la route, le conteneur et l’hôtel apparaissent –
nous venons de le démontrer – comme des lieux de plus en plus
privilégiés des romans, à coté ou après peut-être la prison lieu
naguère emblématique des romans politiques. La productivité de ses
espaces est telle que Laval a élu domicile dans le conteneur donnant
le sentiment que typologiquement Made in Mautritius est un roman
du non-lieu ; Le cavalier et son ombre peut être un roman de l’hôtel,
Boris Diop faisant du Villa Angelo le principal ici de l’énonciation de
cette œuvre. Les pieds sales, un roman de la route. Le constat n’est plus
celui du simple déplacement dont on retrouve les traces dans les
textes anciens comme Soundjata et sa mère allant en exil dans
l’épopée de Tamsir Niane. On pourra bien appliquer à l’exil de
Soundjata, et par extension à la vision et aux rapports à la terre
natale, terre des ancêtres que bien des textes de la littérature
véhiculent, la lecture de l’objet-voyageur que John Urry reprend à
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Lury. Cet « objet voyageur supporte bien le voyage, puisqu’il conserve
son sens immanent, maintenant une relation authentifiée avec son
lieu d’origine » (John Urry : 2005, p.75)… Dans ces textes analysés, le
déplacement problématise l’être au monde sous le régime de
l’éphémère et simulacre, aucune prophétie n’ayant plus valeur d’un
destin glorieux à venir ou d’une téléologie à tenir…
Si la tendance d’une urbanité littéraire romanesque n’est plus à
démontrer (Cf. Florence Paravy : 1999), depuis La vie et demie (Sony
Labou Tansi, 1979), Les crapauds-brousse (Tierno Monénembo, 1979,
186 p), elle convoque avec tellement de récurrence les non-lieux, qu’il
faut en entrevoir une exploration systématique et peut-être poser
l’hypothèse d’en faire un outil taxinomique de périodisation. Ces
non-lieux peuvent être un aéroport ou ses environs comme dans
Bleu, Blanc, Rouge (Alain Mabanckou : 1998) ; un hôtel (La vie et demie;
Le cavalier et son ombre) ou même un bar (dans les sept premiers
romans de Tierno Monénembo, mais aussi dans Temps de chien
(Patrice Nganang,: 2001) ou encore Verre cassé (Alain Mabanckou :
2005), etc. Dans cette approche, on remarquera un dépassement du
palais et peut-être de la prison dans les romans de fictions politiques
au profit d’autres figures spatiales plus individualisantes avec
souvent le même résultat sur le sujet africain, un sujet traumatique.
4. Un enjeu postcolonial au double sens politique et
de la question du Sujet
On se demandera enfin pourquoi la plate-forme servant à la
proclamation de l’indépendance de Maurice est hissée sur un
conteneur, objet hétéroclite, objet sémiotique fort du transit ou de la
transition ? On se demandera aussi pourquoi, il finit son périple en
porte drapeau des rebuts de Port Louis à Adelaïde… Question
postcoloniale … Spécifiquement, à partir de l’Hôtel, Le cavalier et son
ombre érige une véritable historiophagie : celle des versions
périphériques toujours contestatrices de l’Histoire officielle (celle du
personnage d’Angelo Suleimaan, celle du Cavalier dont la statue
commémorative est celle d’« une quelconque canaille», tué par un
simple fonctionnaire et son ombre, le Dieng Mbaalo, bandit…). Dans
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un contexte où «l’histoire du pays était une infâme succession de
trahisons et de lâchetés, dont il ne reste aujourd’hui que des
mensonges éhontés » (p.116), une thématisation du non-lieu de l’hôtel
comme lieu du sens produit une polarité fuyante qui ne s’accomplit
jamais « palimpseste où se réinscrit sans cesse le jeu brouillé de
l’identité et de relation» (Marc Augé : ibid. p.101). L’histoire ne
s’inscrit plus dans une perspective verticale mais dans un jeu de
forme lisible dans l’impersonnalité ou l’effet de vacuité ou de vide
autour du Villa Angelo que Lat-Sukabe fréquente, habite. Le non-lieu
prend posture postcoloniale proche de la figure du bateau négrier de
Nganang. Inscrivant le roman de l’émigration dans l’ordre de
l’histoire, il en réfute la nouveauté dans la littérature africaine et fait
valoir la métaphore significative du bateau négrier qui permet de le
cerner ». (Patrice Nganang : 2007, p.235.)
C’est une telle lecture qui autorise à installer ces non-lieux du
roman africain dans la rhétorique du « procès d’individuation » du
Sujet africain. Volontairement, les textes analysés ici ont porté sur des
sujets individuels, mais l’analyse pourra s’ouvrir aussi aux nouvelles
tribus (M. Maffesoli), celles-là qui sont une « interférence particulière
entre « l’appartenir à » et le voyager » (John Urry, Op. Cit. p.145.),
selon le mot de John Urry.
L’analyse de la route, de l’hôtel ou du conteneur comme lieux ou
non-lieux d’une nouvelle spatialité restitue les nuances de la ville, ou
le dissémine, au sens de l’éclater, comme énoncé et comme lieu
d’énonciation… des non-lieux qui deviennent des « ici » de
l’énonciation qui dépossèdent les écrivains. Ces non-lieux engendrent
le récit et l’entretiennent dans ses articulations sociales et politiques…
CONCLUSION
Marc Augé faisait observer dans Pour une anthropologie de la
mobilité que « les frontières ne s’effacent jamais, elles se
redéfinissent » (Marc Augé : 2009, p.16). S’« il est maintenant
largement reconnu que le mouvement humain définit fort souvent la
vie sociale dans notre monde contemporain» (Arjun Appadurai :
1996, 2001, p.263), les romans du non-lieu finalement ne sont récits
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dans Les pieds sales, Made in Mauritius ou Le cavalier et son ombre que
de la somme des histoires des « Je » en circulation : circulation ou
translation des hommes mobiles et des objets. Les romans
n’échappent plus au constat que la circulation est au centre de
l’espace.
On ne saurait terminer sans observer que la permanence de
l’institution de ces non-lieux en lieux d’énonciation finit par produire
les contours d’une sorte de lieux de mémoires narratives (Pierre
Nora) dont il faudra interroger les sens ne serait-ce qu’au regard de
l’actualité récente où l’Histoire (politique) tend à rattraper et à
s’imposer lieux de passage…)
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culturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2001.
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WESTSPHAL Bertrand, La géocritique, Réel, Fiction espace, Paris, Ed.
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Les non-lieux ou réflexions sur une anthropologie du
quotidien chez Michel Houellebecq
Yaya TRAORE
Université Félix Houphouët-Boigny/Abidjan
Résumé : La modernité et par extension la postmodernité ont introduit
une nouvelle relation entre l’homme et le milieu, se traduisant par
l’infléchissement d’une dynamique de décloisonnement interdisciplinaire, de
changement de notre rapport au monde, surtout avec l’émergence de types
nouveaux d’espaces. La littérature n’est pas en reste de cette nouvelle donne,
de manière qu’elle se conforme à ce qui était alors considéré comme le champ
exclusif des sciences sociales et humaines, à l’image de l’anthropologie. Dans
la présente contribution portant sur La Possibilité d’une île, La carte et le
territoire et Soumission de Michel Houellebecq, nous nous livrons à un
exercice de type anthropologique, qui consiste à une lecture de l’espace
diégétique à travers l’appel de concepts, tels que « les non-lieux» et « les flux
culturels globaux », apanages de l’anthropologie contemporaine.
Mots
clés :
Espace,
non-lieux,
anthropologie,
mobilité,
contemporanéité, postmodernisme.
Abstract: From modernity to postmodernity, a new relationship is
introduced between man and the environment, deflecting a dynamic
interdisciplinary decompartmentalisation, changing our relations to the
world with the emergence of new kinds of spaces. Literature is not left out of
this new situation, so that it conforms to what was then considered as the
exclusive field of social and human sciences, like anthropology. In this
contribution on La Possibilité d'une île, La carte et le territoire and
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Soumission of Michel Houellebecq, we engage in an anthropological
exercise, which involves reading the diegetic space, through the call concepts
such as "non-places" and "global cultural flow" appendages of
contemporary anthropology.
Keywords:
Space,
non-places,
anthropology,
mobility,
contemporaneity, postmodernism.
Introduction
Les mutations en cours au sein des sociétés contemporaines ont
profondément influencé nos modes de vie et notre rapport au monde.
Dans ce contexte constamment en évolution, ces changements
nécessitent chaque jour de nouveaux paradigmes. Dans une
perspective spatiale, ces avant-gardes conceptuelles portées par les
sciences humaines et sociales telles que l’anthropologie ont impacté
notre appréhension de l’espace. Les concepts tels que « les non-lieux »
et « les flux culturels globaux », à l’origine, apanages de l’anthropologie
sont ainsi devenus des paradigmes opératoires dans certaines
disciplines, telle que la littérature.
Forgé par Marc Augé, le non-lieu n’est pas l’espace de routine de
l’anthropologie qui est fixé sur la socialité, l’histoire et l’identité. C’est
ainsi que l’anthropologue écrit : « Le non-lieu est donc tout le contraire
d’une demeure, d’une résidence, d’un lieu au sens commun du terme »145.
Pour mettre en relief la dichotomie inhérente à ces deux modalités
spatiales, à la suite de Marc Augé, Emer O’Beirne parle de « world of
provisional residences rather than permanent homes »146. Cette révolution
145
Marc Augé, Non-lieux : introduction à une anthropologie de la surmodernité,
Paris, Seuil, Coll. « La librairie du XXIe siècle, 1992, Quatrième de couverture.
146
Emer O’Beirne, « Navigating Non-lieux in Contemporary Fiction : Houellebecq,
Darrieussecq, Echenoz, And Augé », in Modern Language Review 101, n°2, 2006,
pp. 388-401. Notre traduction : « Monde des résidences provisoires plutôt que des
maisons permanentes ».
140
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épistémologique introduite par Marc Augé avec les non-lieux
s’articule sur l’éphémérité et le transitoire. Arjun Appadurai, dans
une autre perspective, donne du relief à ces dimensions théoriques et
critiques de paramétrage de l’espace avec « les flux culturels
globaux », infléchissant la dynamique de la mobilité dans un monde
globalisé. Tout compte fait, il s’agit de fournir des coordonnées de
paramétrage du contemporain, de proposer une nouvelle grille de
lecture de notre quotidien.
La littérature n’est pas en reste de cette nouvelle donne, si bien
qu’elle se conforme, à qui mieux mieux, à cet aggiornamento du
prédicat spatial, imposant un regard différent sur le monde
diégétique. Dans la présente réflexion portant sur quelques romans
de Michel Houellebecq, il s’agit de mettre à contribution cet apport de
l’anthropologie à la lecture de l’espace diégétique. Nous interrogeons
ainsi les effets cumulés de cette révolution conceptuelle sur la lecture
de l’espace du roman à partir de La Possibilité d’une île, La carte et le
territoire et Soumission147. Il s’agit surtout de comprendre les nouvelles
modalités de l’espace qui sont convoquées et leurs incidences sur les
romans houellebecquiens. En d’autres termes, quel est l’apport de ces
nouveaux paradigmes par rapport au sens de l’œuvre ? À quelle
nécessité répond la convocation de ces non-lieux ? Quels sont leurs
enjeux diégétiques dans cette trilogie romanesque de Michel
Houellebecq ?
Il s’agira de faire une taxinomie de ces non-lieux à travers leurs
attributs particuliers et fonctions usuelles, tout en montrant que la
mobilité que promeuvent les concepts appaduraisiens est un attribut
ontologique de ces nouveaux paradigmes de spatialité. Pour ce qui
concerne les non-lieux, Marc Augé propose en guise de définition de
cette catégorie spécifique d’espace, produits des mutations de nos
sociétés :
Pour se référer au corpus d’étude, on se rapportera aux abréviations suivantes :
La Possibilité d’une île (PI), La carte et le territoire (CT) et Soumission (Sm).
147
141
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Les non-lieux, ce sont aussi bien les installations nécessaires à la
circulation accélérée des personnes et des biens (voies rapides, échangeurs,
gare, aéroports) que les moyens de transport eux-mêmes (voitures, trains ou
avions). Mais également les grandes chaînes hôtelières aux chambres
interchangeables, les supermarchés ou encore, différemment, les camps de
transit prolongé où sont parqués les réfugiés de la planète. 148
Emer O’Beirne abonde dans le même ordre d’idées. Il propose
pour sa part : « Contemporary topographies characteristics of what he calls
"supermodernity" – namely those urban, peri-urban, and interurban spaces
associated with transit and communication, designed to be passed through
rather than appropriate, and retained little or no trace of our passage as we
negotiate them. »149. Il s’ensuit que les non-lieux, de façon générale,
sont au cœur du mouvement car ils sont enclins à la mobilisation de
certaines dynamiques, – dans le sens de passage continu – qui ne
permet pas la mémorisation de notre traversée. Ce principe de
mobilité sui generis qui les imprègne justement implique ce qu’Arjun
Appadurai considère comme les flux culturels globaux, pour traduire
l’idée de la circulation continue, déterminées par le suffixe commun scape. En partant des non-lieux, l’étude veut appréhender le monde
actuel à l’aune des paysages disjonctifs mis en perspective par ces
148
Marc, Augé, Non-lieux : introduction à une anthropologie de la surmodernité,
Op. cit., Quatrième de couverture
149
Emer, O’Beirne, « Mapping the Non-lieu in Marc Augé’s Writing », in Forum
for Modern Language Studies, Vol. 42, n°1, 2006, pp. 38-50. Notre traduction:
« Ces topographies contemporaines sont caractéristiques de ce qu’il [Augé] appelle
la « surmodernité » – à savoir que ce sont des espaces urbains, péri-urbains et
interurbains, associés aux transports en commun et à la communication, ils sont
conçus par nécessité de mobilité plutôt que d’appropriation, si bien qu’ils conservent
peu ou aucune trace de notre passage. »
142
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paradigmes que sont « les ethnoscapes, les mediascapes, les technoscapes,
les financescapes et les ideoscapes. »150.
I - Les non-lieux du changement
Ce que nous convenons de nommer les non-lieux de changement
sont marqués par la fixité et sont rythmés par le croisement des
mouvements humains. Ils se caractérisent de ce fait par une sorte de
magnétisme dont l’effet induit attire les sujets humains. Ces non-lieux
s’incarnent dans les lieux de passage éphémère et transitoire, se
modélisant par leur fixité. Comme tel, ils traduisent des relations de
contrat locatif. La dénomination que nous proposons dans l’intitulé
ci-dessus a l’avantage de mettre l’accent sur la fonction usuelle de ces
endroits, en tant qu’entités locatives de passage temporaire. Cette
première catégorie est marquée par sa dimension immobilière. Cette
catégorie de non-lieux se déploie dans l’œuvre comme des
constructions immobilières diverses comprenant des salons de
massages, des bars, des night-clubs, des hôtels, etc. Le passage qui
suit est le prototype d’un parc hôtelier, apparaissant comme une
métaphore de l’habitacle transitoire édifié à cette fin : « Sur place je
m’installai à la villa Eugénie, une ancienne résidence de villégiature offerte
par Napoléon III à l’impératrice, devenue un hôtel de luxe au XXe siècle. »
(PI, p. 340) Plusieurs hôtels se rencontrent çà et là dans l’œuvre, ces
maisons de passage temporaires font désormais partie de la vie des
personnages qui défilent dans les romans. Ils jalonnent le réseau
routier : « Jed raccrocha, puis réserva une chambre à l’hôtel Mercure
sur le boulevard Auguste-Blanqui » (CT, p. 14). À ce catalogue nonexhaustif des hôtels, il convient d’adjoindre d’autres non-lieux qui
pullulent, tels que les « bars » et les « boîtes branchées », devenus des
cadres organiques de rencontre et de passage. On ne peut se rendre
compte du caractère transitoire de cet endroit, seulement qu’en
150
Arjun Appadurai, Après le colonialisme : les conséquences culturelles de la
globalisation, Paris, Payot, 2001, p. 68.
143
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faisant un recoupement des informations fournies dans le passage.
Toute utilisation de ce lieu est assujettie à un contrat de location qui
donne droit à l’usager d’en disposer. C’est un archétype locatif dont
la vie est consubstantielle à notre contemporanéité, il est opposé au
lieu traditionnel de l’anthropologie qui est investi de caractéristiques
affectives et délimité à partir de ses dimensions identitaires,
relationnelles et historiques. Il en ressort que cet espace est
indissociable de son usage contractuel, puisqu’il est destiné à se
prêter aux villégiaturistes, aux aventuriers qui campent dans ces
contrées. C’est ce qu’on peut reconstituer à travers l’interprétation de
plusieurs énoncés.
Des hôtels aux bars, tous ces espaces s’alignent, comme on peut le
deviner, au besoin de cette attente de changement ou de renouveau
du corps et de l’esprit. Leur nécessité est sans équivoque, car le repos,
les loisirs et la musique que distillent ces débits de boissons ont des
effets renaissants et bienfaisants dans la conservation du corps et de
l’esprit. C’est ce qui ressort de la fréquentation des bars, night-clubs,
salons, cafés, restaurants, etc. et de tous les espaces de rencontres
circonstanciées. Aussi divers, nombreux et variés qu’ils puissent
paraître, tous ces non-lieux sont réservés à un usage règlementaire et
temporaire, selon l’occasion et la nécessité. L’œuvre est saturée de ces
occurrences : « La saison touristique ne battait pas encore son plein, et je
trouvai facilement une chambre à l’hôtel Beau Site, agréablement situé dans
la cité médiévale ; le restaurant panoramique dominait la vallée de l’Alzou. »
(Sm, p. 164). On retrouve dans la suite de ce passage, un autre indice
qui pourrait être convoqué pour interpréter ce besoin de relaxation
dont tous les personnages sont particulièrement friands. « La D 840
qui traversait le village continuait en direction de Rocamadour. J’avais déjà
entendu parler de Rocamadour, c’était une destination touristique connue. »
(Sm, p. 166)
144
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À ces aspects touristiques usuels qu’on leur reconnaît, ces
nouveaux espaces incarnent l’espoir d’une resocialisation du
personnage houellebecquien dont le trait majeur est l’obsession d’un
mal de vivre. Il est en proie à la solitude, à l’angoisse dans un
contexte social où l’amour, la chaleur humaine semblent totalement
absents comme le témoigne, du reste, les personnages qui peuplent
les romans de Michel Houellebecq. Il n’y a plus de famille, la maison
familiale n’étant plus un refuge, ce sont ces non-lieux, des espèces de
cadres domotiques éphémères et tumultueuses de rencontres, qui se
substituent à l’univers affectif du domicile, de la résidence.
Ainsi l’objet de la quête des personnages houellebecquiens semble
ouvertement lié à cette hantise, permettant de mettre en évidence des
personnages qui sont mus en permanence par la recherche effrénée
de détente et de renaissance. D’ailleurs, la nature des rapports dans
ces endroits et l’ambiance qui a lieu, donnent à voir des pratiques qui
risqueraient de porter atteinte aux bonnes mœurs. L’énoncé en ces
circonstances prend une tonalité ouvertement amorale, voire
pornographique. La prolifération de ces lieux propices au libertinage
et à la jouissance à outrance, appelés par pudeur les lieux de
changement, est un prétexte pour le romancier de dresser une
critique sociale de la dépravation des mœurs. Il suffit de parcourir
l’œuvre houellebecquienne pour réaliser le ressassement des scènes
exhibitionnistes qui sont couvertes dans ces maisons closes, où toutes
les catégories d’âge sont souventes fois impliquées dans ces parties
de plaisir aux allures de soirées libertines. L’articulation de la trame
narrative des romans autour de personnages errants permet de
donner du relief au tourisme. Ce motif se déploie à travers la création
de club de vacances, de centres spécialisés dans la relaxation,
traduisant un appendice de l’économie globalisée actuelle, et qu’il
semble opportun de corréler aux financescapes dont parle Appadurai.
145
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Le processus conduisant au changement s’opère par une mobilité
qui se construit autour des non-lieux fixes, ils sont susceptibles
d’enclencher le déplacement d’un lieu à un autre. Ceux-ci
fonctionnent comme des traits d’union ou encore des « espaces
“entre” », pour reprendre Lucie Hotte151. Ces changements d’échelle
spatiale sont également portés par les espaces de transit, notamment
les autoroutes, les gares et les aéroports. Ces cadres locatifs de transit
sont particulièrement denses dans La Possibilité d’une île. Toute chose
que tous les autres romans confirment. Les parcours autoroutiers qui
se dressent sont, de ce fait, parsemés de coups d’arrêt qui invitent les
passagers à marquer une pause : « Une solution se présenta, sur la
bretelle de l’autoroute A2, entre Saragosse et Tarragone, à quelques dizaines
de mètres d’un relais routier où nous nous étions arrêtés pour déjeuner,
Isabelle et moi. » (PI, p. 72) Ce fragment introduit un décor narratif, qui
indique le fait que le parcours autoroutier est lui-même incubateur de
non-lieu, mais aussi que celui-ci représente un axe d’où partent cette
catégorie d’espaces contemporains : « Peu après être reparti je pris
conscience que ma jauge de carburant était basse, à peu près ¼ ; j’aurais dû
faire le plein à la station. Je me rendis compte, aussi, que l’autoroute était
déserte. » (Sm, p. 127). La station-service de carburant figure comme
un de ces espaces de passage qui jonchent nos croisières dans le
monde globalisé. Il illustre l’impossibilité des rencontres dans le
nouveau paysage planétaire et non-identitaire. Le lecteur, transformé
en randonneur dans le décor urbain ou de la campagne, rencontre au
détour d’une avenue, des échangeurs, à l’image de celui de la M 45 et
de la R 2 (PI, p. 460), pour dire comment les indices de non-lieux sont
récurrents. Les longs plans autoroutiers, donnent lieu à un langage-
151
Lucie, Hotte, « La mémoire des lieux et l’identité collective en littérature
franco-ontarienne », in Anne Gilbert, Michel Bock et Joseph Yvon Thériault
(dir.), Entre lieux et mémoire : l’inscription de la francophonie canadienne dans la
durée, Les Presses Universitaires de l’Université d’Ottawa, 2009, p. 350.
146
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moniteur à l’usage de l’utilisateur. À partir de signes topographiques,
il prescrit la conduite dans le parcours de la cité. En effet, tous les
signaux et symboles urbanistiques qui sont dans les villes sont autant
de guides, de prescriptions de localisation routière. Ils constituent des
boussoles commandant ainsi la conduite et l’attitude de l’usager. On
lira, par exemple,
Un peu après Taracon je ralentis légèrement pour aborder la R 3 puis la
M 45, sans réellement descendre en dessous de 180 km/h. Je repassai à la
vitesse maximum sur la R 2, absolument déserte, qui contournait Madrid à
une distance d’une trentaine de kilomètres. Je traversai la Castille par la N
1 et je me maintins à 220 km/h jusqu’à Victoria-Gasteiz avant d’aborder les
routes plus sinueuses du pays Basque. J’arrivai à Biarritz à onze heures du
soir, pris une chambre au Sofitel Miramar. (PI, p. 135)
Il en est de même pour les gares, les aérogares et pour tous les
autres points de passage temporaires. À titre d’exemple d’aérogares,
nous avons ceux de Zwork (PI, p. 116), d’Arrecife (PI, p. 116), de
Madrid (PI, p. 116), de Roissy (PI, p. 116), de Barajas (PI, p. 116), etc.
pour ne relever que quelques-unes parmi la multitude de stations
aéroportuaires qui relient les différentes agglomérations que visitent
les personnages. De fait, tous les non-lieux auxquels nous avons fait
allusion agrémentent d’une part la relation contractuelle et offre
d’autre part l’opportunité d’escapades évasives. C’est ce motif de
distraction qui fonde leurs caractères échangistes.
On a pu voir dans cette première catégorie de non-lieux des
espaces de transit fixes. Ce sont des « espaces entre », appréhendés en
tant que des portions locatives immobilières assurant la fonction de la
conservation, de la renaissance. Ils sont, en outre, des incubateurs de
changement d’échelle. Parmi les non-lieux, il en existe cependant qui
opèrent exclusivement sur le principe du mouvement dans une
perspective de mobilité.
147
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II - Les non-lieux de la mobilité
Le lecteur de l’œuvre de Houellebecq ne saurait être indifférent au
nombre impressionnant de véhicules qui y circulent. Il en déferle de
toutes les marques et de toutes les séries : du nécessaire à l’utilitaire
jusqu’aux véhicules de luxe. Tout se passe comme si les voitures
étaient des actants, revêtus d’attributs humanoïdes. Du coup, les
automobiles se substituent aux personnages, recouvrent des fonctions
actancielles, prennent des attributs de noms propres et opèrent
comme tels dans la diégèse. Si le lecteur pourrait éventuellement
émettre des réserves sur la spatialité du véhicule, le narrateur de La
carte et le territoire lui indique quelques éclairages qui pourraient ne
pas être inutiles : « Avec son statut classiquement assimilée par la
jurisprudence à celui de domicile individuel, la voiture demeurait un des
derniers espaces de liberté, une des zones d’autonomie temporaire offerte aux
humains en ce début du troisième millénaire. » (CT, pp. 290-291) Ces
indications ne sont cependant pas de simples détails narratifs.
Plusieurs véhicules confirment ce panorama, rien qu’à observer
l’amplitude des allusions aux marques de véhicules. La liste nonexhaustive que nous fournissons ici est composées de voitures variées
et diverses : elle part d’une gamme de véhicules exceptionnels dont
les décapotables Chevrolet (CT, p. 10), la Lexus (CT, p. 141), la
Bumgati Veron 16.4 (CT, p. 51), la limousine Mercedes (CT, p. 51), la
Jaguar X J (CT, p. 241), la Porsche 911 Carrera à des automobiles moins
cotés. En effet, à côté de ces voitures de luxe, dites « les grosses
cylindrées », il y a de modestes et discrètes telles que la Peugeot
Partners des Techniciens de Scène de Crime (CT, p. 245), des Toyota
et autres. À celles-là, il convient d’ajouter les omnibus tout-public, à
l’image des taxis-autos que met si justement en relief Jed Martin
lorsqu’il voulut en emprunter : « Comme il s’y attendait, Atoute refusa
nettement de le conduire au Raincy, et Speedtax accepta tout au plus de
l’emmener jusqu’à la gare. “Nous ne desservons que les lignes parfaitement
sécurisées, monsieur” indiqua pour sa part le réceptionniste de Voitures
148
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Fernand Garcin. » (CT, p. 17)
En qualité et en nombre, la récurrence des indices s’accumulent et
annoncent la prolifération des véhicules à travers le roman. Le
signalement de la marque du véhicule constitue un indicateur. À
titre d’exemple, la mise en évidence de la marque “Mercedes” dans
l’énoncé en est la preuve : « Le lendemain, son père passa le chercher dans
sa Mercedes. » (CT, p. 51). Dans la même veine, plusieurs autres
passages vont de cette occurrence. Pas vraiment besoin de rappeler
qu’il s’agit d’une voiture. Tout se passe comme si le lecteur
souscrivait au code de l’énonciateur ou comme s’il avait une culture
de l’automobile : « Il serait dans la vie comme il était dans l’habitacle à la
finition parfaite de son Audi Allroad A6, paisible et sans joie, définitivement
neutre. »
(CT,
p.
260)
D’autres
automobiles
apparaissent
distinctement, et cette apparition provoque un effet de tension
favorable à un nœud narratif. Le fragment narratif qui suit ici illustre
cette tension narrative : « Dès qu’il ouvrit la porte de sa Safrane, Jasselin
comprit qu’il allait vivre un des pires moments de sa carrière. » (CT, p. 263)
Finalement, on a l’impression que le personnage s’efface pour céder
l’initiative des actions aux voitures. Dans le même élan, le narrateur
nous fait percevoir une autre voiture à travers l’œil de Jed « Une seule
voiture y stationnait pour l’instant, une Maserati Gran Turismo de couleur
vert d’eau ; Jasselin nota à tout hasard son numéro d’immatriculation. »
(CT, p. 271) De ce simple fait, on s’aperçoit que les véhicules décident
et orientent la logique de la narration. Certains passages du roman
s’offrent littéralement comme des catalogues automobiles :
Jed fut peu surpris de voir Jasselin arriver au volant d’une Mercedes classe A.
La Mercedes Classe A est la voiture idéale du vieux couple sans enfant, vivant en
zone urbaine ou périurbaine, ne rechignant à s’offrir une escapade dans un hôtel de
charme ; mais elle peut convenir à un jeune couple de tempérament conservateur –
ce sera alors leur première Mercedes. Entrée de gamme de la firme de l’étoile, c’est
une voiture discrètement décalée ; la Mercedes Berline Classe C, la Mercedes
berline Classe E sont davantage paradigmatiques. La Mercedes est en général la
voiture de ceux qui ne s’intéressent pas tellement aux voitures, qui privilégient la
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sécurité et le confort aux sensations de conduite – de ceux aussi, bien sûr, qui ont
des moyens suffisamment élevés. Depuis plus de cinquante ans – malgré
l’impressionnante force de frappe commerciale de Toyota, malgré la pugnacité
d’Audi – la bourgeoisie mondiale était, dans son ensemble, demeurée fidèle à
Mercedes. (CT, p. 344)
La focalisation sur la voiture suffit à dire que l’énonciateur
anticipe ainsi sur la situation sociale du couple Jasselin. Cette
prolepse se confirme dans la suite de l’énoncé. La démarche narrative
est similaire dans l’extrait de La Possibilité d’une île ci-dessous.
L’énoncé joue aussi bien la même fonction diégétique de revue
spécialisée de l’automobile que le précédent relevé : « Elle avait choisi
une Mitsubishi Space Star, véhicule classé par L’Auto-Journal dans la
série des “ludospaces”. Sur les conseils de sa mère, elle avait opté
pour la finition Box Office. » (PI, p. 137) Ces indications renvoyant
aux voitures sont également nombreux dans Soumission où leur
examen permet de réaliser la proéminence du dispositif automobile.
On se rend compte que ces non-lieux opèrent sur la formule narrative
du collage. Dans ce texte, ces discours prennent le prétexte de la
publicité automobile et permettent de lire cet attribut de l’énoncé. À
titre d’illustration :
J’avais eu des velléités de la faire, comme en témoigne l’achat de ce
Volkswagen Touareg, contemporain de celui des chaussures de randonnée.
C’était un véhicule puissant, doté d’un moteur V8 diesel de 4,8 litres à
injection directe common rail qui lui permettait de dépasser 240 km/h ;
taillé pour les longs parcours autoroutiers, il pouvait se prévaloir de réelles
aptitudes au franchissement. (Sm, p. 126)
En outre dans le même texte, on lit plus en avant un autre passage
qui finit de convaincre de la concentration métatextuelle jouant sur le
150
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registre d’une foire dédiée à l’automobile :
Sylvia était au volant d’une Mitsubishi Pajero Instyle, et ma profonde
stupéfaction, les sièges avant étaient recouverts de housses imitation
léopard. Le Mitsubishi Pajero, je l’appris à mon retour en achetant le horssérie de L’Auto-Journal, est « un des tout-terrains les plus efficaces en
milieu hostile ». Dans sa finition Instyle il est équipé d’une sellerie en cuir,
d’un système audio Rockford Acoustic 860 watts doté de 22 haut-parleurs.
(Sm, pp. 188-189)
Le constat est le même dans La Possibilité d’une île où le récit des
Daniel nous permet de rencontrer une gamme de voitures aussi
prestigieuses les unes que les autres. Le personnage principal,
vraisemblablement d’origine sociale modeste, a fait fortune dans le
show-biz. Désormais, il est en mesure de donner forme à ses
fantasmes, il brûle la politesse à tout le monde. Objet de fantaisie,
voire de fanfaronnade, posséder une voiture n’est plus une question
de nécessité, c’est-à-dire pour des besoins liés à sa fonction
utilitariste. On s’achète une voiture juste pour la frime, pour paraître :
« Mon coupé Mercedes 600 SL roulait sur le sable ; j’actionnais la
commande d’ouverture du toit : en vingt seconde il se transformait en
cabriolet. » Partant, observons attentivement les considérations que
livrent d’autres passages :
Sur ses conseils, j’achetai une Bentley Continental GT, coupé « magnifique et
racé », qui selon L’Auto-Journal, « symbolisait le retour de la Bentley à sa vocation
d’origine : proposer des voitures sportives de très grand standing ». Un mois plus
tard, je faisais la couverture de Radical Hip-Hop – enfin, surtout ma voiture. La
plupart des rappeurs achetait des Ferrari, quelques originaux des Porsche ; mais une
Bentley ça les bluffait complètement. Aucune culture, ces petits, ces petits cons,
même en automobile. Keith Richards, par exemple avait une Bentley, comme tous
les musiciens sérieux. J’aurais pu prendre une Aston Martin, mais elle était plus
chère, et finalement la Bentley était mieux, le capot était plus long, on aurait pu y
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ranger trois pétasses sans problème. Pour cent soixante mille euros au fond, c’était
presque une affaire ; en tout cas, en crédibilité racaille, je crois que j’ai bien
rentabilisé l’investissement. (PI, pp. 46-47)
Sans se limiter au collage de passages empruntés aux magazines
automobiles, l’énonciateur y ajoute son propre commentaire
métanarratif. L’énoncé permet donc d’observer un narrateur
manifestement démesuré, arrogant et snob, qui n’a d’yeux que pour
le paraître puisqu’il se dégage que le standing social se mesure à
l’aune de la voiture que l’on possède. Ayant plus tard commencé à
éprouver des regrets de la forfanterie à laquelle l’exposait sa voiture,
voilà qu’il se ravise. La confession qui est faite exprime cette prise de
conscience comme pour faire table-rase sur son passé tonitruant
devenu éreintant : « Je revendis la Bentley, qui me rappelait trop Isabelle,
et dont l’ostentation commençait à me gêner, pour acheter une Mercedes 600
SL – voiture en réalité aussi chère que discrète. Tous les Espagnols riches
roulaient en Mercedes – ils n’étaient pas snobs, les Espagnols, ils flambaient
normalement ; et puis un cabriolet, c’est mieux pour les gonzesses. » (PI, p.
102)
Décidément le snobisme s’est emparé de tous les personnages,
puisque tout au long de la lecture, s’enchaînent des voitures
distinctives et onéreuses comme la Chevrolet Corvette (PI, pp. 104 et
105). Sous le même regard d’un narrateur manifestement démesuré,
cet autre fragment illustre une telle affectation : « comme pour toutes les
Mercedes à partir d’une certaine puissance, à l’exception de la SLR Mac
Laren, la vitesse de la 600 SL est limitée électroniquement à 250 km/h. » (PI,
p. 135) Le procédé énonciatif autorise à considérer des passages sous
l’égide d’une communication publicitaire, destinée à promouvoir les
voitures. Cela confère un statut social à celui qui est propriétaire de
ces voitures, distinguant les individus dans l’arène social :
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D’abord il ne vivait pas à Beverly Hills, il vivait à Santa Monica ;
ensuite il ne possédait qu’une Ferrari Modena Stradale (version
légèrement surmotorisée de la Modena ordinaire, et allégée par
l’emploi de carbone, de titane et d’aluminium) et une Porsche 911
GT2 ; en somme (…) il est vrai qu’il envisageait de remplacer sa
Stradale par une Enzo, et sa 911 GT2 par une Carrera GT. (PI, p.
128).
Eu égard à tout ce qui a été mis en évidence, quelques constats
semblent
se
présenter
de
la
quête
systématique
d’indices
automobiles. Il se dégage des plans : les voitures qui semblent
relativement modestes notamment les Toyota, les Volkswagen et les
Peugeot, et les véhicules haute de gamme au coût élevé. Cela dénote
de ce que la valeur sociale de l’individu se mesure à l’aune de la
valeur marchande de son parking, de manière que la voiture revêt
une fonction actancielle et sémantique. En d’autres termes, le
véhicule constitue le baromètre social à l’aune duquel se mesure la
place de tout individu dans le chapiteau de la société. En substance,
l’étude des automobiles en tant que non-lieux, espaces générés par la
modernité et les mutations en cours dans nos sociétés, montre que la
symbolique de la voiture dans le texte dépasse, de loin, sa fonction
mobilière et son rôle utilitaire qui lui sont intrinsèques. Avec
l’intrusion du discours publicitaire dans le roman (ici le collage de
catalogues d’automobiles), on a ainsi une distanciation entre le
narrateur et le contenu narratif. Ce qui implique également une
remise en cause des règles du discours narratif et une précarisation
du bon usage face à l’invasion des pratiques médiatiques et en
particulier celle de la publicité. Le rejet du conformisme du langage
publicitaire qui infiltre ainsi la narration permet de dresser une
critique de la société de consommation, ses travers et ses excès.
Les non-lieux apparaissent, en outre, comme des indicateurs de
153
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mesurabilité de la réflexion analytique contemporaine dans nombre
de domaines. C’est pourquoi, Augé écrit, à juste titre :
Les non-lieux pourtant sont la mesure de l’époque ; mesure quantifiable
que l’on pourrait prendre en additionnant, au prix de quelques conversions
entre superficie, volume et distance, les voies aériennes, ferroviaires,
autoroutières et les habitacles mobiles dits “moyens de transport” (avions,
trains, cars), les aéroports, les gares et les stations aérospatiales, les grandes
chaînes hôtelières, les parcs de loisirs, et les grandes surfaces de
distribution, l’écheveau complexe, enfin, des réseaux câblés ou sans fil qui
mobilisent l’espace extra-terrestre aux fins d’une communication si étrange
qu’elle ne met souvent en contact l’individu qu’avec une autre image de
lui-même.152
Au terme de l’analyse des voitures, il semble que d’autres
opérationnalités de la mobilité interviennent dans le récit. Celle-ci se
dessine à travers les ideoscapes, en ce qu’ils « sont des concaténations
d’images, mais ils sont souvent directement politiques et en rapport avec les
idéologies des États et les contre-idéologies de mouvement explicitement
orientés vers la prise du pouvoir d’État ou d’une de ses parties. »153 Ce
regard inspire, par ailleurs, l’idée de financescapes, en ce sens qu’il
porte les versions financière et économique de la domination du
monde d’aujourd’hui. C’est du moins ce qu’on déduit de
l’interprétation du fragment discursif ci-dessous relatant l’épisode
d’un voyage de l’énonciateur dans un avion :
Ainsi, le libéralisme redessinait la géographie du monde en fonction des
attentes de la clientèle, que celui-ci se déplace pour se livrer au tourisme ou
152
Marc, Augé, Non-lieux : introduction à une anthropologie de la surmodernité,
Op. cit., pp. 101-102.
153
Arjun, Appadurai, Après le colonialisme : les conséquences culturelles de la
globalisation, Op. cit., p. 72.
154
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pour gagner sa vie. À la surface plane et isométrique de la carte du monde
se substituait une topographie anormale où Shannon était plus proche de
Katowice que de Bruxelles, de Fuerteventura que de Madrid. Pour la
France les deux aéroports retenus par Ryanair étaient Beauvais et
Carcassonne.
S’agissait-il
de
deux
destinations
particulièrement
touristiques ? Ou devenaient-elles touristiques du simple fait que Ryanair
les avait choisies ? Méditant sur la topologie du monde, Jed sombra dans un
assoupissement léger. (CT, p. 148)
Manifestement l’évocation dans l’œuvre de ces références n’a pas
qu’un but anecdotique. De ce qui précède, on note bien qu’ils
permettent de mettre en évidence la vision cauchemardesque du
monde que le romancier peint dans son œuvre ; vision dont le
libéralisme représente la force motrice. Les flux culturels bifurquent
tous les mouvements narratiques et imprègnent la narration. À
présent, intéressons-nous à un autre passage, extrait de Soumission :
Le TGV pour Poitiers était annoncé avec un retard indéterminé, et des agents de
sécurité de la SNCF patrouillaient le long des quais pour éviter qu’un usager ne soit
tenté d’allumer une cigarette ; en somme mon voyage commençait plutôt mal, et
d’autres déconvenues m’attendaient à l’intérieur de la rame. L’espace réservé aux
bagages s’était encore réduit depuis mon dernier déplacement… le bar Servair qu’il
me fallut vingt-cinq minutes pour atteindre, devait me réserver une nouvelle
déception : la plupart des plats d’une carte pourtant courte était indisponibles. (…)
J’avais acheté Libération, un peu par désespoir dans un Relay de la gare. Un
article finit par attirer mon attention à peu près à la hauteur de Saint-Pierre-desCorps : le distributivisme affiché par le nouveau président semblait, finalement,
moins inoffensif qu’il n’était apparu au premier abord. (Sm, pp. 209-210)
Nonobstant la longueur de l’extrait ci-contre, il est intéressant à
plusieurs titres car il concentre toutes les dimensions des flux
culturels globaux énoncés plus haut à partir de la suffixation -scape.
155
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Les financescapes s’incarnent dans l’énoncé dans la mobilisation des
flux financiers, encore que le distributivisme, en tant qu’idéologie
politico-sociale dont parle l’énonciateur, est illustratif des ideoscapes.
C’est dire que l’œuvre houellebecquienne est en concurrence avec la
plupart des concepts anthropologiques contemporains. Le lecteur
peut également faire l’expérience de plusieurs autres espaces régis
par la relation contractuelle et au cœur desquels est inscrit le principe
de mouvement.
Il y a lieu d’observer que derrière chaque marque ou nom de
véhicule se cache toute une entreprise. Chacune de ces voitures porte
en elle toute une histoire qui rappelle des faits singuliers, des
évènements du passé ou des personnalités, en particulier des
ingénieurs, qui sont à l’origine de la création de ces firmes devenues,
aujourd’hui, des multinationales. Dans la construction de ce récit, le
déploiement de ces voitures sur l’espace du roman, crée un effet de
dramatisation dans lequel ces multinationales s’incarnent dans les
anthroponymes, jouent des rôles d’acteurs. Transposé sur « le
domaine de la lutte » qu’est devenu l’environnement contemporain,
l’on assiste ainsi entre ces véhicules et firmes, à une bataille féroce, où
transparaît des multinationales livrées dans la conquête du monde.
En d’autres termes, ce sont Ferdinand Porsche, Louis Renault, les
frères Opel, Robert Peugeot, Alfa Romeo, Mitsubishi, André Citroën,
Enzo Ferrari, Jaguar, AUDI, Jyujiro Mazda, BMW, Maserati, Henry
Ford, Soichiro Honda, Ferruccio Lamborghini, Mercedes, etc., qui
sont ainsi dressés les uns contre les autres sur l’arène de la
compétition capitaliste, engagée dans la lutte effrénée pour le
contrôle du marché mondial de l’automobile.
D’autres opérations narratives de ces non-lieux se font par le
truchement de la métaphorisation, à travers la protubérance des
indications médiatiques. C’est
du moins ce qu’on
pourrait
reconstituer dans le recoupement d’éléments du champ sémantique,
156
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inscrivant de nombreux passages dans une telle perspective. Parmi
les non-lieux de cette modalité que nous avons analysés, à partir des
locatifs référentiels, il y en a qui sont redevables à leurs propriétés
métaphoriques. Ce sont ces relations que l’intitulé “les non-lieux
métaphoriques” propose d’appréhender.
III - Les non-lieux métaphoriques
À l’image des précédents, les portions locatives désignées en tant
que métaphoriques se déterminent également par un principe de
mouvement. Comme on a pu le constater jusqu’ici, les mouvements
se sont opérés dans une dynamique référentielle et géographique.
Dans le présent axe de la réflexion, il s’agit plutôt d’appréhender le
déplacement dans une perspective métaphorique. Les non-lieux de
cette envergure sont investis par le simple fait qu’ils « se définissent
par les mots ou les textes qu’ils nous proposent »154. C’est justement pour
renchérir ce constat qu’Augé affirme que « Certains lieux n’existent que
par les mots qui les évoquent, non-lieux en ce sens ou plutôt lieux
imaginaires, utopies banales, clichés. »155.
Ils sont perçus dans le récit aussi bien sous l’angle des
interférences discursives avec des messages performatifs que par des
interférences télématiques. Sous la forme médiatisée, de nos jours, la
problématique des non-lieux est portée par les flux technologiques de
l’information et de la communication, qui déterminent les rapports
culturels globalisés à l’échelle mondiale. D’essence disjonctive, tous
ces flux globaux sont représentés dans le récit houellebecquien de
manière
qu’ils
structurent
les
relations
transpatiales
et
interpersonnelles. Appadurai a appréhendé l’ensemble de ces
dispositifs culturels à l’aune des concepts de mediascapes, de
technoscapes, de financescapes et d’ideoscapes. C’est d’ailleurs cette
154
Marc, Augé, Non-lieux : introduction à une anthropologie de la surmodernité,
Op. cit., p. 120.
155
Idem, p. 121.
157
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catégorie précise que nous avons appelé les non-lieux métaphoriques
et, dans leurs manifestations à travers le texte, ils sont en concurrence
avec les concepts d’Appadurai. Si bien qu’ils opèrent par les
indicateurs topographiques que le lecteur rencontre dans le récit. Ces
énoncés procèdent de façon prescriptive à travers un discours allusif.
On en lit dans le fragment : “optimisme, générosité, complicité, harmonie
font avancer le monde”. Certains encore adoptent la forme de graffiti
insérés de façon casuelle et impromptue dans le tissu narratif. Ce sont
des expressions, telles que “PRÉPARER LA GUERRE CIVILE” (Sm, p.
69). Ces allusions sont littéralement des discours prohibitifs avec des
mentions péremptoires comme dans ce passage : « L’image se gelait
alors, cependant que s’inscrivait, en lettres capitales sur l’écran, le message
suivant : “JUST SAY NO. USE CONDOMS” » (PI, p. 390)
Toujours articulés sur le principe de mouvement, des non-lieux
revêtent plusieurs facettes dont certaines ont en communs l’usage de
procédés et de moyens télématiques. Dans cette dynamique, par
exemple, ceux-ci arborent, pour les uns, des figurations de
technoscapes et les autres celles de mediascapes. Le récit permet de les
distinguer dans leur variété et leurs aspects particuliers. Sous lesdites
apparences, les non-lieux mobilisent tous les supports multimédias
incluant les technologies de l’information et de la communication. Ils
manifestent exactement tels que « des réseaux câblés ou sans fil qui
mobilisent l’espace extra-terrestre aux fins d’une communication si étrange
qu’elle ne met souvent en contact l’individu qu’avec une autre image de luimême. »156 En ces attributs également, l’on rencontre dans le texte des
passages narrés dominés par « la distribution des moyens électroniques
permettant de produire et de disséminer de l’information (journaux,
magazines, chaînes de TV et des studios cinématographiques »157. Ils
apparaissent ainsi sous la forme de la surabondance des mass-médias
156
Marc, Augé, Non-lieux : introduction à une anthropologie de la surmodernité,
Op. cit., p. 102.
157
Idem., p. 71
158
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qui interfèrent dans le récit. De tels types de fragments faisant
allusion aux univers médiatiques se rencontrent de toute part.
L’extrait suivant en est un exemple édifiant : « Au milieu d’eux il y
avait cinq journalistes, sélectionnés par Savant, appartenant à deux agences
de presse – l’AFP et Reuters – et à trois networks qui étaient CNN, la BBC,
et il me semble Sky news » (PI, p. 287). Il se rencontre de nombreuses
références aux organes de presse écrite et des magazines. Citons entre
autres « Le Monde », « Le canard enchaîné », « Libération », « Historia »,
« le JD », « Humanité », « Marianne », « Lolita », « Le Figaro », « Elle »,
« Télérama », etc.
À côté de la profusion des non-lieux caractérisés par la métaphore
et les jeux médiatiques divers, l’espace, ou plus exactement ce qui
convient d’être appelé ici les non-lieux, se déploie derrière les
inscriptions et autres discours à caractère gnomique qui se faufilent
dans le texte induisant les non-lieux métaphoriques. Ces expressions
sentencieuses apparaissent dès lors comme des guides d’emploi à
l’usage aussi bien de l’utilisateur que du lecteur et servent à indiquer
le contrat locatif. En d’autres termes, ce ne sont pas ces discours, en
tant que tel, qui constitueraient les non-lieux, encore moins la
conduite que ceux-ci imposent à l’usager. Plutôt, c’est le modus
operandi des espaces de cette modalité qui fait d’eux des non-lieux. Ici,
il apparaît que l’espace (le non-lieu) préfigure et configure son
rapport, ses codes et caractéristiques. La relation que le passager
entretient avec ces espaces métaphoriques est commandée par le
discours qui paramètre et impose le type de contrat qu’ils impliquent.
À l’évidence, cette catégorie spécifique d’espaces échappe à la
perspective
anthropologique
de
la
spatialité :
si
le
lieu
anthropologique est aménagé par l’utilisateur lui-même qui en
détermine le lien, le non-lieu par contre, s’impose à lui et établit le
type de contractualité. L’espace s’arroge ainsi la place de sujet et le
passager devient objet. Ce faisant, le voyageur dans le monde
contemporain se mue en passager. Ce constat sur notre société
159
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devenu plus friable et inquiète rejoint le procès de la modernité fait
par les intellectuels se réclamant du postmodernisme, notamment sur
l’émiettement de la société contemporaine. En fait, l’individu est en
permanence un étranger dans le monde qu’il habite. Le paradigme
du voyage prend tout son sens, puisque le voyageur est censé ne pas
se sédentariser dans le milieu qu’il campe. Manifestement, par ce
simple jeu topographique dans l’énoncé avec les non-lieux
métaphoriques, tout semble se régir par le contractuel, le transitoire
et l’éphémère, si bien que c’est l’espace qui dicte ses conditions,
prenant ainsi une certaine préséance sur le personnage.
Au regard de ce type de relation de ravalement de l’homme par
l’espace que met en scène les romans de Michel Houellebecq, il
ressort un sentiment d’aliénation du spatial sur l’humain. En effet, le
sujet humain dans l’espace contemporain est littéralement dominé et
réduit au rôle de figurant. C’est ce que cette anthropologie du
quotidien dans les romans de Michel Houellebecq aura permis
d’illustrer à travers une relation dysphorique entre l’humain et le
milieu. C’est pourquoi, il y a une tension permanente entre l’individu
contemporain et le milieu dans les romans de Michel Houellebecq.
Conclusion
Au terme de cette étude, il ressort qu’en adoptant le point de vue
de l’anthropologie contemporaine, il nous semble avoir revisité le
spectacle de nos vies quotidiennes, mises en scène dans les romans de
Michel Houellebecq, à travers les nouveaux types d’espaces que le
nouvel environnement de nos habitus a créé de toute pièce. On y
retrouve les non-lieux du changement, puis ceux de la mobilité, pour
aboutir à ceux relevant du métaphorique. Autrement dit, si nous
considérons les espaces de routine de l’anthropologie, auxquels
viennent s’ajouter ces nouvelles modalités spatiales, appréhendées
dans le cadre de cette étude sous le sceau des non-lieux, on peut
affirmer, comme pour paraphraser Augé, que notre époque est
160
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productrice d’expériences innombrables d’espaces. C’est aussi dire
que la problématique spatiale, en vogue actuellement dans toutes les
disciplines dont la littérature, est labile et en constante mutation à
l’image de la société elle-même. À juste titre, car, en abordant la
question dans la perspective des « flux culturels globaux », ils
ouvrent sur des formes inédites de spatialité et de nouvelles
modalités d’espaces, infléchissant d’autres perspectives critiques en
relation avec les questions d’intermédialité. Il semblerait que l’on n’a
pas encore fini d’apprécier toutes les modalités du spatial. Toutefois,
cette étude a permis de mettre en relief quelques aspects déplaisants
de la société contemporaine que le romancier dresse le portrait le plus
vraisemblable et le plus abject. Cette étude aura donc permis de
montrer que l’œuvre romanesque houellebecquienne peut être
considérée comme un tableau critique des excès que les produits de
nos modes de vie ont engendrés. Notre constat sur l’œuvre de Michel
Houellebecq réconforte ainsi le diagnostic inquiétant établi par Emer
O’Beirne sur la crise de la société contemporaine lorsqu’il écrit que :
« They are the product and agent of a contemporary crisis in social
relations and in the construction of individual identities through such
relations. »158.
Bibliographie indicative
APPADURAI, Arjun, Après le colonialisme : les conséquences
culturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2001.
AUGÉ, Marc, Non-lieux : introduction à une anthropologie de la
surmodernité, Paris, Le Seuil, Coll. « La librairie du XXIe siècle », 1992.
Emer, O’Beirne, « Mapping the Non-lieu in Marc Augé’s Writing », Loc. cit., pp.
38-50. Notre traduction: « Ce [les non-lieux] sont le produit et l’agent d’une crise
contemporaine des relations sociales et dans la construction des identités
individuelles par le biais de telles relations. »
158
161
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- Pour une anthropologie de la mobilité, Paris, Payot &
Rivages, Coll. « Manuels Payot », 2009.
HOTTE Lucie, « La mémoire des lieux et l’identité collective en
littérature franco-ontarienne », in Anne Gilbert, Michel Bock et Joseph
Yvon Thériault (dir.), Entre lieux et mémoire : l’inscription de la
francophonie
canadienne
dans
la
durée,
Ottawa,
Les
Presses
Universitaires de l’Université d’Ottawa, 2009, pp. 337-363.
HOUELLEBECQ, Michel, - La Possibilité d’une île, Paris, Fayard,
Livre de poche, 2005.
- La carte et le territoire, Paris, Flammarion, J’ai lu, 2010.
- Soumission, Paris, Flammarion, J’ai lu, 2015.
MÉÏTÉ Méké, Barbey d’Aurevilly : éléments pour une analyse
topologique aurevillienne, Abidjan, Les Éditions Baobab, Coll. « Critique
et recherche », 2013.
O’BEIRNE Emer, - « Navigating Non-lieux in Contemporary
Fiction : Houellebecq, Darrieusseq, Echenoz, And Augé », in Modern
Language Review 101, n°2, 2006, pp. 388-401.
- « Mapping the Non-lieu in Marc Augé’s Writing », in
Forum for Modern Language Studies, London/New York, Vol.
42, n°1, 2006, pp. 38-50.
VAN WESEMAEL, Sabine et VIARD, Bruno (dir.), L’Unité de
l’œuvre de Michel Houellebecq, Paris, Classiques Garnier, Coll.
« Rencontres », 2013.
162
Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016
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Pour une expérience de la spatialité du corps propre
Alléby Serge Pacome MAMBO
CeRES-Université de Limoges
Résumé : Cet article porte une réflexion sur l’espace du corps propre
dans sa double acception phénoménologique et sémiotique. Sur la base des
théories de la perception sensible posées par Maurice Merleau-Ponty et
Edmond Husserl et la récupération qu’en a fait la sémiotique greimassienne
(et post-greimassienne), dite sémiotique phénoménologique, nous voulons
postuler le corps non plus simplement comme entité de spatialisation mais
bien plus comme lui-même espace primaire interagissant avec lui-même
étant à la fois l’ici et l’ailleurs pour lui-même puis l’ici pour l’ailleurs
qu’il pose comme espace. Au prétexte d’une manipulation dans un exercice
thérapeutique qui l’exemplifie, cette réflexion présente ensuite les
paradigmes et d’une pratique spatiale du corps une expérience pratique dans
sa structure narrative et figurative.
Mots Clés : Schéma corporel – homéomorphisme spatial – localisme –
corps-espace – manipulation
Abstract: This article reflects on the own body as space, in it double
sense of phenomenology and semiotic. Based on theories of sensitive
perception proposed by Maurice Merleau-Ponty and Edmond Husserl and it
application in semiotic of Greimas (and post-Greimas) wich called
phenomenological semiotic, we would like to recognize the own body not just
as un tool of spatialization, but in point of fact as a primary space
interacting with itself, as here and elswhere for itself then as here as elswhere
that it spatialize. Through a manipulation in a course of therapy as an
example, this study emphasize on the paradigms of a spatial pratic of the
own body in its narratives et figuratives structures.
163
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Key words: Body diagram – spatial homeomorphism – localisme –
body-space – manipulation
Introduction
Lorsqu’on aborde la notion d’espace, celle-ci semble d’abord se
donner à nous comme une évidence, un « allant de soi ». Une telle
accoutumance
se
justifie
par
l’influence
conceptuelle
et
définitionnelle des sciences dites exactes, la physique et les
mathématiques notamment, d’une part, et des sciences sociales
(géographie, sociologie, etc.) d’autre part. Avec les réflexions dans la
philosophie transcendantale et la phénoménologie de la perception
principalement, la notion d’espace s’est trouvée élargie mais surtout
profondément bouleversée. C’est d’ailleurs ce que constate Miklos
Vetö, notamment sur la philosophie kantienne. Il fait remarquer que
« l’esthétique transcendantale kantienne a profondément modifié le statut
métaphysique traditionnel du temps et de l’espace. Temps et espace cessent
d’être des catégories empiriques pour devenir les principes sui generis de la
sensibilité a priori. »159 Il existe cependant un dénominateur commun à
toutes ces formes d’espace, c’est que parler d’espace c’est avouer
nécessairement un point de vue, une intentionnalité, voire une instance
de sa saisie. Ainsi, la question de l’espace implique non seulement le
postulat d’une étendue mais aussi celui d’une axiologie construite
autour d’un observateur-judicateur (un simple point de vue
159
Vetö MIKLOS, « L'eidétique de l'espace chez Merleau-Ponty », Archives de
Philosophie3/2008 (Tome 71) p. 407-438. URL : www.cairn.info/revue-archivesde-philosophie-2008-3-page-407.htm.
164
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énonciatif ou un personnage): l’espace, en effet, est d’abord espace
par rapport à ego et du point de vue de ego. Toute description
d’espace, à quelque niveau du discours où l’on tente de
l’appréhender, c’est-à-dire aussi bien à l’intérieur de l’univers
littéraire, au niveau grammatical ou même dans le monde réel
phénoménal, définit nécessairement et systématiquement une
instance du point de vue, du point d’où l’on spatialise en quelque
sorte. En effet, à l’espace énoncé, espace référentiel, plus saisissable et
très souvent thématisé, dans l’univers littéraire par exemple, à travers
les lieux et les non-lieux, coexiste à un niveau supérieur de tout
discours un autre espace, énonciatif celui-ci. Cet espace est subtil et se
confond généralement avec les instances énonçantes ainsi qu’a pu le
démontrer Jean-François Jeandillou dans son article « Voir le point de
vue »160.
Et c’est ici qu’évoquer les théories de l’espace prend un intérêt tout
particulier. En effet, si les notions de grandeur (étendue) et de valeur
semblent être une évidence dans la tentative de définition de ce que
peut être l’espace, ce qui l’est moins, c’est de répondre à la question
de savoir : où commence l’espace pour ego qui le saisit ? La question
est fondamentale. Théoriser l’espace, n’est-ce pas aussi et d’abord
réfléchir sur « le là » où tout commence, l’espace primitif qu’occupe
ego et d’où naissent en quelque sorte tout autre espace quel qu’il soit
(physique, psychique, sémantique, etc.) ?
Cet article se propose d’aborder le corps-énonçant en tant
qu’instance d’énonciation dans son double mode d’existence
sémiotique, c’est-à-dire en tant qu’enveloppe et mouvement161 espace
160
Jean-François JEANDILLOU, «Voir le point de vue » in L’espace énonciatif dans
les poèmes descriptifs de Roussel, Poétique, n°171, Editions du Seuil, 2012.
161
Voir notamment Jacques FONTANILLE, « Sémiotique du corps : enveloppe et
mouvement » http://www.unilim.fr/pages_perso/jacques.fontanille/textespdf/Csemiotique_corps1998_2000.pdf
165
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et dynamique spatiale. Postuler une spatialité du corps propre, c’est
avant tout et suivant Merleau-Ponty, faire l’expérience de cette
spatialité162.
Aussi
au
prétexte
d’une
pratique
kinesthésique
traditionnelle faisant une expérience particulière de l’espace corporel,
nous tenterons de saisir le sens profond de cette spatialité à travers
les interactions du corps-espace avec lui-même et avec un autre.
I - De l’espace au corps à l’espace du corps.
1.
Sur la notion de l’espace
La notion d’espace est une notion difficile dans son appréhension,
au point où, pour la cerner, l’on se trouve très souvent contraint de la
conceptualiser. Ainsi, on définira l’espace par rapport à une
opération, dont la plus inéluctable est la saisie intentionnelle.
L’espace donc « se pratique », c’est-à-dire qu’il ne nous advient que
lorsque s’opère sur lui, virtuellement ou physiquement, une
intentionnalité (visée/saisie intentionnelle) ou une intention. En effet,
agir, créer, imaginer, visualiser ou même concevoir un espace fait
intervenir, à un niveau ou à un autre, de quelque manière, « ego »,
soit pour le déterminer, sinon au moins pour le saisir, même si
certaines conceptions de l’espace tendent à remettre en question le
principe de l’égocentrisme, notamment avec l’espace « mythique » de
Cassirer et l’espace géométrique (euclidienne et non-euclidienne). Les
162
Voir l’expérience de la perception de la main chez MERLEAU-PONTY
dans « De la spatialité du corps propre et la motricité » (pp. 127-183) in
Phénoménologie de la perception.
166
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réserves que nous émettons ici sur ces deux dernières conceptions
tiennent d’une part à la question de la saisie intentionnelle et d’autre
part au procès du sens de l’espace (à son axiologie) qui, tous deux
relèvent fortement d’une sémiotique subjectale. Le seul exemple du
langage du cube comme objet sémiotique pourrait suffire à y engager
ce contre-argument.
Le constat est que le concept de spatialité tend très souvent à faire
interagir l’espace-dit avec un sujet. Une première objection peut être
émise sur la nature même des entités mises en présence.
2.
Sur les interactions sujet/espace
Cette interaction se constate à différents niveaux sémiotiques de la
mise en discours de l’espace. Il y a la dimension syntaxique ou
grammaticale où l’énoncé spatial est défini et référencé dans le
déploiement des déictiques : l’ici/l’ailleurs. Au niveau discursif,
l’énonciation de tout espace se fait par la distribution de schèmes
positionnels (les déictiques), notamment par la mise en discours d’un
espace par une instance énonçante qui en est le point de
référentialisation.
Sur la notion ici/ailleurs : l’ici est toujours le lieu d’où l’on met en
discours et/ou l’on observe un espace. Mais l’ici peut aussi s’afficher
comme l’ailleurs de ce qui le met en discours, autre que son ailleurs
conventionnel. Au niveau simplement grammatical, la question se
mure dans les faiblesses des deixis d’énonciation. Il faut remonter
donc à un niveau figuratif pour élargir la question en posant le sujet
comme sujet-corps, sujet percevant, dans ses deux dimensions
(enveloppe et mouvement) pour réaliser une autre expérience de
spatialisation. Lorsque l’on admettra le sujet énonçant de l’espace
comme un sujet de perception, un corps en espace, l’on comprendra
167
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et pourra admettre plus simplement que le sujet corps ne fait plus
que définir ou occuper simplement un espace, mais mieux, il est
également l’espace.
En effet, certains de nos actes qui posent le corps comme objet ou
cible sont assez éloquents à ce propos : une mère qui donne le bain à
son enfant en parcourt chaque centimètre carré de son corps, un
masso-thérapeutre qui parcourt le corps de son patient, un couturier
qui prend les mensurations de son client, etc., sont autant de
pratiques sémiotiques qui obligent à pointer le curseur du concept de
la spatialité encore plus sur le sujet que sur l’espace qu’il énonce. Et si
tout espace interagit avec un sujet qui le thématise et lui donne sens,
il sera maintenant facile d’admettre que le premier espace avec lequel
tout sujet interagit est d’abord son espace-corps. C’est bien ce que
montre l’expérience merleau-pontienne de la perception de la main.
Mais nous y reviendrons. Ainsi, à un niveau plus superficiel du
discours, au niveau discursif, se pose l’épineuse question des deixis
d’énonciation : existe-il finalement un véritable ICI en opposition à
un ailleurs qui en serait spatialement éloigné ? Jusqu’où s’étend
l’espace de l’ICI et où commence celui de l’AILLEURS ?
La phénoménologie de la perception et la sémiotique de la
méréologie aident en partie à répondre à cette question : l’espace
corporel ne se définirait plus par rapport à un sujet-percevant
seulement, mais aussi par rapport à toute instance qui débraie l’une
ou l’autre de sa partie pour la poser comme espace perçu et senti.
Merleau-Ponty pose ici aussi la problématique de la découverte
(l’exploration) d’une partie de son corps par un sujet percevant. La
sémiotique méréologique également inscrit le sens du langage du
corps comme formant un tout mis en discours, dans un procès à la
fois de dissociation des parties puis de résolution de ses
hétérogénéités.
168
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Afin de saisir cette réalité nous ferons dans le prochain point
l’expérience d’une pratique kinesthésique pour en observer les
différentes manipulations de l’espace corporel.
II - Pragmatique et sémiotique spatiale du corps.
1.
De la spatialité du corps
Le concept d’espace s’est souvent trouvé au cœur des réflexions de
la philosophie et les sciences humaines. Y envisager une analyse,
revient tout d’abord à faire l’épreuve d’une diversité de concepts et
donc nécessairement d’une distinction et d’une sélection préalable,
tant la notion est diffuse et transversale. L’espace nous suit, nous
poursuit même et jamais ne nous quitte, pas plus que nous ne le
quittons. Car, pour emprunter l’expression de Claude Zilberberg, « il
n’y a pas de négation de l’espace. Subjectivité ou objectivité, l’espace est donc
partout. »163 En clair, tout est espace et tout est spatialisable. Les
recherches sur la question ont néanmoins permis de définir quelques
grands concepts d’espace, auxquels tout énoncé « espace », dans une
situation donnée, fait au moins référence. Nous noterons ici à titre
d’exemple et de façon non exhaustive l’espace ambiant, l’espace
géométrique, l’espace mythique, l’espace perceptif, etc.
Il a été admis tout d’abord avec Leibniz un espace définissable en
termes de « possibilité de coexistence ». Avec Hjelmslev, cette
conception s’étend et se précise avec la coexistence d’un sujet de
Claude Zilberberg. Contribution à la sémiotique de l’espace. Nouveaux Actes
Sémiotiques [en ligne]. Prépublications, 2008 - 2009 : Sémiotique de l'espace.
Espace et signification. Disponible sur :
<http://revues.unilim.fr/nas/document.php?id=2696> (consulté le 14/11/2011).
163
169
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perception par rapport auquel tout espace est énoncé. Il définit en
effet un espace perceptif avec le corps comme étant l’élément central
et régisseur qui l’organise et l’énonce par rapport à lui. Par
opposition à un espace qu’il dit « objectivement » pensé et qui dénote
la relation entre deux objets, l’espace perceptif par rapport au sujet
est un espace subjectif. Le sujet y procède par hiérarchisation et par
taxinomie. Hjelmslev remarque à ce propos que
Une relation entre deux objets peut être pensée objectivement, c’est-àdire sans égard à l’individu pensant, et elle peut être pensée subjectivement,
c’est-à-dire par rapport à l’individu pensant. Dans le système sublogique,
l’idée commune de « au-dessus » et de « au-dessous » est une relation entre
deux objets pensée objectivement, alors que l’idée commune de « devant » et
de « derrière » est une relation entre deux objets pensée subjectivement.164
La notion d’espace est donc liée au corps et surtout à la perception.
Mais si pendant longtemps, cette acception a fondé et dominé parfois
même notre vision sur la notion d’espace, nous pouvons désormais
avec la phénoménologie contemporaine définir le corps lui-même
comme espace. Les deux prédicats de positionnement et de
perception qui fondaient la conception Hjelmslevienne de l’espace
n’ont cependant pas été rejetés par cette incursion conceptuelle du
corps-espace de la phénoménologie. Bien au contraire, celle-ci a tenté
de régler le problème en amont justement en s’attaquant au préalable
au problème du corps, de son positionnement par rapport à lui-même
et donc de sa perception propre pour ensuite le poser comme espace
à part entière et non plus comme faisant partie d’un espace perçu.
164
Louis Hjelmslev, La catégorie des cas : étude de grammaire générale, Munich,
W. Fink, 1972, pp. 112-113.
170
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Merleau-Ponty, dans Phénoménologie de la perception, propose une
description de cette « spatialité du corps propre ». Il la définit d’abord
sur
deux
caractéristiques
majeures,
c’est-à-dire
systémique
(méréologique en sémiotique) par le lien étroit entre les parties et
schématique par la solidarité étanche entre ces parties qui forment une
entendue « indivise » et saisissable dans sa globalité par un « schéma
corporel. »165
De ces propos définitoires de la spatialité, nous pouvons
remarquer que l’espace du corps, dans la pratique thérapeutique sur
laquelle nous fondons notre analyse, est doublement pensé et
doublement thématisé.
Soit le scénario suivant :
Prenons l’exemple d’une pratique thérapeutique de l’une de ces
cultures indigènes, comme celles du chaman que décrit Claude LéviStrauss dans son Anthropologie structurale (1958), notamment en
Afrique. Il s’agit du traitement de la jambe fracturée d’un sujet
anthropomorphe par un praticien traditionnel qui, pour les besoins
de la cure fait intervenir un second sujet, animal celui-ci. Le praticien
reproduit la pathologie sur le sujet animal en vue de le faire interagir
sur le procès de la guérison avec son patient.
Observons d’abord les différents espaces en présence et leurs
implications. Le thérapeute, dans un premier temps, fait face à un
espace somatique, un espace physique tenu par le volume
physionomique corporel du patient. C’est le « corps-souffrant » qui est
immédiatement perceptible par lui en tant que porteur de la
pathologie. La notion de contact est ici nécessaire et intrinsèquement
liée et manifestée par une extéroceptivité spatiale tenue, d’une part
165
Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, Paris, Gallimard, 1945, p.
127
171
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entre le corps traité et l’espace ambiant dont il se distingue nettement
et dont il n’est plus simplement une composante, mais bien distinct
de lui, et d’autre part par le contact d’un autre corps-espace qui est
celui du thérapeute. Merleau-Ponty apporte cette précision en ces
termes : « L’espace corporel peut se distinguer de l’espace extérieur et
envelopper ses parties au lieu de les déployer parce qu’il est l’obscurité de la
salle nécessaire à la clarté du spectacle. »166
A ce premier niveau, le praticien procède du corps malade comme
d’un espace à investir, comme pour toute thérapie somatique
d’ailleurs. C’est un espace essentiellement kinesthésique que le
thérapeute se définit dans un premier temps. C’est par cette
« mécanique » que paradoxalement le praticien donne au corps une
spatialité ou sinon lui donne le sens de sa spatialité. C’est donc lui qui
par son contact au corps malade lui définit et lui fait prendre
conscience de sa spatialité, mais ici seulement dans le processus du
traitement ; un premier moment de cette spatialisation ayant été déjà
accompli par la présence sur le corps de la pathologie. En clair, cette
première forme de spatialité du corps se définit par rapport à un
extérieur et surtout par rapport à un contact, une action sur le corps.
Merleau-Ponty est également de cet avis :
Si l’espace corporel et l’espace extérieur forment un système pratique, le
premier étant le fond sur lequel peut se détacher ou le vide devant lequel peut
apparaître l’objet comme but de notre action, c’est évidemment dans l’action
que la spatialité du corps s’accomplit et l’analyse du mouvement propre doit
nous permettre de la comprendre mieux. 167
166
167
Idem, p. 130.
Ibidem, p.130
172
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L’espace corporel se définit donc par la double interaction de la
présence à l’ailleurs et du mouvement. Ensuite, se trouve dans un
second temps, une deuxième forme d’espace de ce même corps qui,
cette fois, est un espace non plus somatique mais un espace
psychique du corps. A cet autre niveau de l’expérience du corps
souffrant, le malade devra parvenir à se démarquer de l’espace
corporel somatique pour enclencher un processus cognitif de son
corps. C’est ce qu’il convient d’appeler le « corps vécu ». Le sujet en
effet doit vivre son espace corporel malade dans la suite du
traitement et non plus le considérer dans son état physique comme
étant une partie de son corps fracturée. Ce transfèrement spatial du
corps est également un autre niveau de saisie de la spatialité du corps
dans le programme narratif du traitement thérapeutique. La spatialité
du corps malade est donc une spatialité dynamique et saisissable au
niveau syntagmatique, c’est-à-dire que sa spatialité n’est définissable
que dans une relation occasionnelle ou de l’instant dans laquelle le corps
s’inscrit avec d’autres éléments (espace ambiant du cabinet de soin
par exemple, un autre corps-espace comme celui du praticien, ou
encore celui du sujet-animal que cette thérapie principalement
nécessite). Nous y reviendrons plus loin.
Nous aborderons à présent une caractéristique principale de la
spatialisation du corps-traité en médecine et dans tout traitement
thérapeutique : le localisme.
2.
Localisme/localisation comme schème spatial
L’énoncé spatial du corps est fondamentalement une sémiologie
médicale. Tout le processus médical employé sur un patient, depuis
le diagnostique jusqu’à l’intervention curative vise à définir un
espace préalable d’action pour le médecin. Cette opération dépasse
173
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de loin le fait d’une simple spatialisation du corps, mais applique une
technique spécifique qu’est celle de la ‘’localisation’’ de la pathologie
dans le « schéma corporel ». L’on pourrait même parler de
‘’localisme’’ médical, car la localisation lui emprunte non pas la forme
mais plutôt la philosophie. Le localisme, en effet, se conçoit comme
une philosophie, dont l’idéologie générale se fonde sur l’hypothèse
selon laquelle,
Les expressions spatiales sont plus fondamentales, grammaticalement et
lexicalement, que diverses espèces d’expressions non spatiales, […] car elles
servent de modèle structurel aux autres expressions. La raison en serait,
comme l’ont avancé très plausiblement certains psychologues, que
l’organisation spatiale est au fondement même de la connaissance humaine 168
Si, au départ pour les localistes, cette assertion beaucoup plus
centralisée sur le langage et la cognition ne rendait compte que de la
relation entre le discours verbal et son espace, elle est désormais aussi
vraie pour toute activité humaine. C’est lui qui, comme soutenant
l’énoncé dans le langage, soutient également l’action humaine. Il est,
comme l’explique métaphoriquement Denis Bertrand, la charpente
qui soutient tous les autres discours qui n’ont rien à voir avec
l’espace. L’espace donc préexiste à tout. Mais un autre aspect du
localisme qui sera pour nous d’un très grand intérêt dans cette étude,
est son caractère de sélection et d’orientation. De fait, le localisme
procède naturellement par sélection et par orientation du discours.
L’espace soutient, « façonne et modèle l’univers signifiant. »169 Le
168
John Lyons, Sémantique linguistique, Paris, Larousse, 1980, pp. 338-344.
Denis Bertrand. De la topique à la figuration spatiale. Nouveaux Actes
Sémiotiques [en ligne]. Prépublications, 2008 - 2009 : Sémiotique de l'espace.
Espace et signification. Disponible sur :
<http://revues.unilim.fr/nas/document.php?id=2759> (consulté le 14/11/2011)
169
174
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discours prend sens en fonction de l’univers sémantique dans lequel
il est orienté. Denis Bertrand donne une belle illustration à ce sujet
quand il évoque le lien entre métaphore et spatialité. Il affirme que
L’espace est évidemment au premier plan, dans les métaphores dites
« d’orientation » (le bonheur, la santé, la domination, la vertu, la rationalité
sont « en haut », et leurs contraires sont « en bas ». Et il poursuit, « C’est
ainsi qu’un substrat spatial commande de manière quasi-générale les
métaphores dites « ontologiques », par lesquelles le recours à une substance –
spatialisée, délimitée, quantifiée, etc. – permet de former l’aperception d’un
concept, d’une idée, d’une émotion sans bord, insaisissable autrement.170
La spatialité forme l’aperception d’un concept, dit-il. Et c’est ici
que le concept de localisation en médecine rejoignant celui du
localisme nous intéresse.
La localisation en effet, on l’aura compris est une expression
concrète, spécifique et pragmatique du localisme. Elle opère non plus
dans le langage, mais sur le corps souffrant une sorte de
hiérarchisation et de sélection du segment corporel sur lequel il faut
agir. Ensuite, elle possède cette faculté d’orientation, nous l’avons vu,
qui donne à la fois à l’émetteur une zone délimitée à son discours et
au récepteur une zone sémantique à explorer. Par analogie donc, et
pour le cas atypique de cette pratique thérapeutique que nous nous
proposons d’analyser, ces deux substrats seront de mise. La première
manifestation est dans l’isomorphisme spatial entre les deux corps :
sujet malade et son double animal.
170
Denis Bertrand. De la topique à la figuration spatiale. Nouveaux Actes
Sémiotiques [en ligne]. Prépublications, 2008 - 2009 : Sémiotique de l'espace. Espace
et signification. Disponible sur : <http://revues.unilim.fr/nas/document.php?id=2759>
(consulté le 14/11/2011)
175
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III - Isomorphisme et aspectualisation spatiale du corps
L’un des procédés les plus expressifs de cette thérapie et qui la
rend assez mystérieuse est l’application d’un isomorphisme spatial
plus ou moins formelle entre le sujet et son double. Nous entendons
par isomorphisme, la contigüité formelle et même structurelle entre
deux données a priori non consubstantielles. L’isomorphisme spatial
des corps-espaces va consister en ce que le sujet-praticien (SPR)
reproduit la même pathologie du sujet humain malade (SHM) sur la
même sphère schématique corporelle d’un sujet double, ici un animal
(SDA). Les formes, les dimensions, les conditions de cette reproduction
étant tout naturellement négligeables. La jambe donc pour « la
jambe » (la patte). Mais ce qui est assez curieux, voire mystérieux
dans cette situation est que toute autre partie du corps du sujet
double sélectionnée qui ne serait pas la « représentation » formelle de
l’espace malade sur le schéma corporel du sujet pourrait mettre à mal
tout le système thérapeutique et en compromettre les résultats. D’où
la contingence et le caractère primordial d’un isomorphisme spatial
des corps dans le programme narratif du traitement.
1. Aspectualisation spatiale et le jeu du double
embrayage
Nous voulons maintenant à ce niveau de notre réflexion lire une
certaine orientation sémantique apportée à l’espace du corps, que le
contingentement de l’isomorphisme établi sur les segments spatiaux
corporels mis en relation dans le procès de cette pratique a pu laisser
deviner. En effet, l’exigence d’une parfaite concordance des corps
comme élément fondamental, comme cela a pu être constaté plus
haut, traduit en réalité une volonté sous-jacente d’aspectualiser le
corps-espace dans le procès de la thérapie.
176
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L’aspectualité, de fait, se définit comme le « point de vue du sujet sur
le procès » qui en module le contenu sémantique ou celui d’un
prédicat171. Autrement dit, l’aspectualité peut s’appréhender comme
l’action cognitive d’un sujet sur un prédicat énonciationnel (énoncé
ou énoncif) pour l’inscrire dans une perspective sémantique
intentionnalisée.
Dans le procès de la thérapie, nous remarquons cette orientation
spatiale du corps. Ici, l’aspectualisation spatiale se réalise sur le jeu
des points de vue des deux principaux sujets-actants inscrits dans le
procès de la thérapie (SPR et SHM). Une première aspectualisation
spatiale est d’abord envisageable du côté du thérapeute (SPR), qui
pourrait se lire comme une mise en situation du sujet-malade (SHM).
Cette opération essentiellement pragmatique de l’entre deux corps est
tenue par la mise en relation de l’espace corporel du malade (EHM), sa
jambe fracturée notamment, avec un corps étranger, en l’occurrence
une patte d’animal (EDA), avec lequel le premier cité n’a, a priori, rien
en commun, et pourtant avec lequel il est indirectement ‘’amené’’ à
entretenir un rapport de contigüité à la fois physionomique et
sémantique. A ce premier niveau de l’aspect spatial du corps, SPR
dans l’énonciation spatiale du corps opère une manipulation
cognitive sur SHM. Ainsi, par une opération factitive fondée sur le
faire-croire et dans la foulée, le faire-faire (non pragmatique ici), SPR
entend
activer
par
cette
disposition
spatiale,
un
processus
transformationnel modal chez SHM, pour l’amener à fusionner les
deux espaces de la pratique thérapeutique en un. Nous pouvons dès
à présent nous situer sur le point de vue de SHM pour observer un
second moment de l’aspectualisation spatiale. Celle-ci est une simple
probabilité et est fortement liée à la première orientation donnée par
SPR. Elle dépend en réalité du résultat de la phase de manipulation et
de la prise en charge de SHM du programme factitif. SHM, pour ce faire,
171
Joseph Courtès, Précis de sémiotique littéraire, Paris, Nathan, 2000.
177
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doit passer une opération intermédiaire de transformation de son
statut de sujet d’état à un sujet de faire dès ce premier niveau du
programme thérapeutique : (SHMe = SHMo).
L’aspectualisation spatiale du point de vue du thérapeute est
inscrite dans la première étape de ce schéma. Cette étape est d’abord
pragmatique avant de se décliner en une opération d’injonction
cognitive présumée au sujet-malade qui le décrypte. Il est alors
évident qu’à ce stade déjà, l’axe de la guérison dans le programme
thérapeutique, dont le rôle principal d’actant opérateur était jusque-là
tenu par SPR, est littéralement débrayé sur le programme narratif de
SHM qui devra, dès lors, l’assumer entièrement. Et cela passe par un
programme axiologique d’appropriation des valeurs modulatrices de
son statut d’‘’être’’ [malade] à un nouveau statut de ‘’faire’’ [la
thérapie] : PNg = F [SHM (SHM-T U g) ; (PNg = syntaxe narrative de la
guérison / SHM-T = état second (2) de thérapeute acquis par SHM / g = le
processus de guérison).
Il est alors aisément envisageable que la suite de l’opération du
traitement est liée à cette étape cruciale du programme, en ce sens
que la réalisation des étapes (2) [SHMe = SHMop] et (3) Fa [SHM (EHM =
EDA)] dépend de cette conjonction préalable du sujet-malade avec ces
nouvelles valeurs modales et son appropriation de l’axe de la
guérison. Le programme narratif de cette thérapie point vers deux
possibilités envisageables :
 L’échec du traitement, qui voudra dire que l’étape (2) ne s’est
pas réalisée au cours de l’opération ;
 Le succès de la thérapie, qui préfigurerait au fait que les étapes
(2) et (3) se sont enclenchées normalement et réalisées au cours de
l’opération.
La première possibilité étant dès lors sans intérêt, c’est avec la
seconde possibilité que nous poursuivrons notre observation. Cela
voudra alors dire que le sujet-malade, désormais aussi « thérapeute »
178
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de lui-même (SHM-T), aura procédé à la fois à un embrayage spatial et
ensuite à un embrayage subjectal. Nous parcourrons donc ces deux
notions pour en observer l’implication sur l’axe de la guérison.
1 – 1 - Par débrayage spatial d’abord
Les opérations de débrayage et d’embrayage sont étroitement liées
à l’aspectualisation. Après avoir analysé les différents aspects de
l’espace corporel sur le double point de vue du thérapeute et du
malade, nous voulons à présent observer l’opération d’embrayage
qui régit cette fois le rapport entre EHM et EDA. Celle-ci, comme nous
l’avons compris, est différente de celle que nous venons d’analyser en
ce sens qu’elle lie désormais les deux sujets malades dans un
embrayage spatial des deux corps, alors que précédemment, on
observait une mise en relation, donc une manipulation de SPR.
Le Dictionnaire raisonné de Greimas et Courtès présente le
débrayage spatial comme
Une procédure qui a pour effet d'expulser hors de l'instance de
l'énonciation le terme non-ici de la catégorie spatiale et de fonder ainsi en
même temps et l'espace « objectif » de l'énoncé (l'espace d'ailleurs) et l'espace
originel — qui n'est reconnaissable que comme une présupposition topique
— de l'énonciation. Si l'on considère l'espace d'ailleurs comme un espace
énoncif, on voit que la projection du terme ici, simulant le lieu de
l'énonciation, est également possible, et qu'à partir de cette position un
espace d’ici, d’ordre énonciatif, peut se constituer172.
172
A. J. Greimas et J. Courtès, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du
langage, Paris, Hachette supérieur, 1993, p. 81
179
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Nous concernant, le problème de la présomption spatiale ne se
pose plus. Le programme narratif du discours de l’espace dans la
thérapie établit très clairement cette distinction : l’espace originel
(EHM) étant représenté par le corps malade et l’espace énoncif (EDA)
constitué par le corps du sujet double. Cependant la configuration de
l’axe de cette mise en relation de l’espace originel avec l’espace
énoncif dans le processus de la thérapie et surtout de sa prise en
charge par le sujet-malade nous oblige à regarder plutôt du côté de la
procédure inverse du débrayage. Le sujet, en effet, ne procède pas par
débrayage vers l’ailleurs, ou si oui, cette étape constituerait un instant
transitoire pour un embrayage vers cet espace. C’est bien une
procédure d’embrayage spatial que le discours du corps-espace met
en scène dans cette étape de la thérapie. Observons donc ce qu’il en
est.
Greimas et Courtès signalent que « par une procédure inverse, les
[spatialités] énoncives et énonciatives débrayées pourront, ensuite, être
embrayées afin de produire l'illusion de leur identification avec l'instance de
l'énonciation : il s'agit alors de l'embrayage [spatial.] »173
L’embrayage est donc une procédure dont la finalité est de
produire une illusion d’identification avec ce avec quoi l’instance
d’énonciation est mise en relation. C’est justement cette opération qui
ce produit lors de l’embrayage spatial. Tout d’abord, le processus de
débrayage qui le précède n’est en réalité qu’une procédure de
projection faite par le sujet-malade (SHM-T) de lui-même, c’est-à-dire
de son espace corporel (EHM) sur l’autre (EDA), par une opération
d’association de celui-ci au programme de la thérapie. Le sujetthérapeute, en effet, (SPR) étant sorti de ce programme en tant
173
Idem.p.81
180
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qu’actant opérateur, a établi une connexion entre ceux qui
constituaient pour lui deux espaces énoncifs. Dès lors, (EHM) et (EDA),
devenus les deux seules instances spatiales du discours, l’un procède
par débrayage sur l’autre dans l’énonciation. Si, selon sa définition,
l’embrayage procède par identification, le débrayage lui, dans son
principe même procède par distinction immédiate du « je » d’un
« non-je », de « l’ici » d’un « non-ici », etc. Ainsi, dans le procès de la
thérapie, il y a débrayage par le fait d’une distinction nette au départ
entre le « moi » / « l’ici » du sujet anthropomorphe et « l’autre »
/ « l’ailleurs » de l’animal avec qui il est désormais en interaction sur le
plan physique et cognitif. La distinction qui entretient ici ce
débrayage est d’ordre ontologique et physionomique : le sujetmalade, malgré la similitude de la pathologie et la similitude dans
l’emplacement réalise bien qu’il n’est pas cet animal et que sa jambe
est bien une jambe et non une patte d’animal. Le débrayage spatial
donc est une étape brève qui doit par la suite le conduire à un
embrayage et non l’empêcher. Car, en effet, la distinction entre l’ego et
l’alter est une étape vers une probable ‘’prise ensemble’’. Tel grosso modo
fut l’esprit du cogitatum : c’est en effet parce que je puis d’abord me
sentir et me concevoir comme ontologiquement existant et comme
n’étant pas l’autre, que l’autre finit par exister pour moi, et peut être
même dans une seconde phase, m’identifier à lui. Cette étape du
débrayage conduit donc en toute logique vers l’embrayage sans
lequel l’axe de la guérison ne serait pas réalisé.
Par l’embrayage spatial d’abord, (EHM) s’identifie à (EDA) par un
acte mental de minimisation ou encore des aspérités différentielles
négligeables. Cette opération transpire une centralisation cognitive
du sujet. Il ramène l’espace de l’ailleurs à lui et l’intègre
cognitivement pour produire l’opération d’identification. Pour ce
faire, EHM
doit perdre ses propres qualités de corps humain par
dépossession et tendre vers EDA par appropriation des qualia.
181
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Nous l’exprimerons par cette formule mathématiques des
conditions d’existence qui suit : EHM = EDA, si et seulement si VMH => 0
et EHM = EDA <=> VMH – VDA = 0. Aussi, dira-t-on que, lorsque la
charge des valeurs du corps humain par rapport aux dites valeurs
animales tendent vers la valeur nulle, l’embrayage spatial tend à se
réaliser. Si le principe est toléré et admis, cette dynamique peut
s’inscrire dans une configuration par tensivité des valeurs en jeu.
Cette
première
opération
d’embrayage
spatial
débouche
naturellement sur l’embrayage du corps-sujet.
1 – 2 - Par embrayage actantiel du corps-sujet, ensuite.
Pour mieux comprendre cette opération d’embrayage subjectal, il
faut se référer à une double présence du corps chez le sujet. C’est ce
qu’on a pu lire dans la conception du lieu du corporel que Denis
Bertrand énonçait dans le ‘’deuxième étage’’ de son article De la topique
à la figuration spatiale. Il y fait la mise au point suivante : « Le lieu du
corporel qui, loin de renvoyer au dualisme corps/esprit du sujet, établit le
corps que l’on vit (et non le corps que l’on a) comme condition d’inscription
spatiale. Il s’agit du corps-mouvement, fait de dilatation et d’expansion,
d’orientation et de perspective. La visée d’espace fait corps avec le corps
vivant. »174
Après la dualité ontologique établie entre le corps et l’esprit
notamment dans le processus de débrayage où la distinction était
essentiellement corporelle, nous en arrivons à cet autre niveau où la
fusion de ces deux entités chez le sujet-malade devient une nécessité.
174
Denis Bertrand, Loc. cit. Nouveaux Actes Sémiotiques [en ligne].
Prépublications, 2008 - 2009 : Sémiotique de l'espace. Espace et signification.
Disponible sur : <http://revues.unilim.fr/nas/document.php?id=2759> (consulté le
14/11/2011)
182
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Il s’agit non plus du corps du sujet par opposition à son esprit et
distinct d’un autre corps-objet, mais plutôt du « corps que le sujet vit »,
c’est-à-dire celui dans lequel il se positionne, celui vers lequel il tend
dans un mouvement d’embrayage cette fois. Tout se présente comme
si le sujet-malade voulait intégrer en son corps propre le corps de
l’autre. Il fait mouvement vers lui, donnant à son corps-espace, une
nouvelle dimension. L’ailleurs n’existe plus pour lui et plus qu’en lui.
Comme le dit Merleau-Ponty, « sa spatialité n’est [plus] comme celle des
objets extérieurs ou comme celles des sensations spatiales une spatialité de
position, mais une spatialité de situation. »175 C’est donc cette adaptabilité
aux situations, cette flexibilité du corps qui permet l’embrayage
spatial, permet au sujet de situer son corps dans un double et de
s’identifier à lui. Il représente en l’autre son corps en le projetant sur
lui, mais mieux, il l’investit, le possède, se l’approprie. L’opération
d’embrayage subjectal est le nœud du processus de guérison de la
thérapie. De son degré d’identification et d’intégration du corps du
second sujet dépendra sa guérison. Le représentant dans une fonction
mathématiques de la condition d’existence ou plutôt de la condition
de réalisation de l’état de guérison f de SMH, on écrira alors que f de
SHM est égale à g (la guérison) si et seulement si SHM = SDA. Ce qui sous
entend que SHM, en dépit de sa nature anthropomorphique, devra
s’identifier pleinement à SDA, espèce animale, en partageant les mêmes
qualités que lui. Les deux sujets, en leurs valeurs, fusionnent dans un
processus dynamique qui s’inscrit dans le temps de la convalescence.
Nous écrirons alors cette fonction comme suit :
f (SHM) = g ; si et seulement si VHM – VDA = 0 ;
Donc : f (SHM) = g <═> VHM – VDA = 0
On dira alors que lorsque :
175
Maurice Merleau-Ponty, Op. Cit., « La spatialité du corps propre et la motricité »,
p. 129.
183
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 VHM – VDA = 0, il y a embrayage total par pleine
identification ;
 VHM – VDA > 0, il y a eu embrayage partiel par sous
identification ;
 VHM – VDA < 0, il y a eu embrayage partiel par sur
identification.
On comprend alors que le sujet, pour parvenir à la réalisation
totale de sa guérison devra, par le biais d’un embrayage subjectal
total, s’identifier pleinement à l’animal. La valeur de la guérison est ici
déterminée par la combinaison de ses deux valences intense et extense.
Nous pourrons représenter tout ceci dans un schéma tensif mettant
en rapport le potentiel de rétablissement du sujet et son degré
d’identification à l’animal, la première se mesurant dans le temps et la
seconde en teneur et en intensité. Ces deux fonctifs rétablissement et
identification seront donc respectivement projetés sur les grandeurs de
l’extensité et de l’intensité représentable dans un schéma tensif.
2.
Cette
Embrayage spatial du corps et figurativité
étape,
nous
l’avons
dit,
est
la
première
grande
transformation de ce qu’on pourrait désigner comme étant le
« syntagme de la guérison » dans le programme narratif de la
thérapie. La dynamique syntaxique à ce niveau s’enclenche, comme
nous avons pu le constater, dans l’embrayage spatial du corps que
nous avons noté plus haut. Rappelons-le à toutes fins utiles, l’espace
corporel du sujet malade ayant intégré celui du sujet-clone (EHM <═>
EDA), le sujet-malade s’est approprié le corps de celui-ci. La fusion
spatiale s’est donc réalisée à partir de cet instant par les schèmes
pathologique et situationnel identifiables chez ces deux espacescorps. Cette situation se trouve figurativisée d’abord, par la croyance
que le sujet-malade a en son corps, présent en l’autre et en le corps de
l’autre vécu par lui. Sur le plan actorial, le sujet-thérapeute s’éclipse
de la scène de la thérapie par la mise en relation des deux corps-
184
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espaces. Dès lors, il épouse un statut nouveau qu’est celui
d’ « officiant »176 de la thérapie, mais non plus de « thérapeute », dans
le sens pragmatique qu’on pourrait donner à ce terme, dans une cure
où la méthode de base reste kinesthésique. Cette élision actantielle et
actoriale est en réalité une délégation cognitive de compétences. Le
sujet malade, désormais propulsé au devant d’une scène sur laquelle
il devient l’acteur principal, par acquisition modale, passe de l’état
SHM à un état SHMop puis progressivement à SHM-T où il devient son
propre thérapeute.
Ensuite, il y a que l’espace physique naturel dans la thérapie est
également commun à ces deux sujets. En effet, dans la pratique,
l’animal et le sujet, ne partagent pas que la pathologie et l’espacecorps (physionomique) de la pathologie. Ils partagent également
l’espace ambiant du traitement, c’est-à-dire le cabinet thérapeutique
qui les lie encore plus que la pathologie. Cet espace naturel constitue
pour eux l’interface figurative commune de cette interaction. Le sujet
humain se voit poser le même garrot qu’à l’animal et appliquer les
mêmes substances. La présence physique continue des deux sujets
sur le même espace devient ainsi le socle de cette identification,
qu’elle force d’ailleurs. Le sujet humain est ainsi tenté de ressentir de
façon cognitive et parfois même physiquement, les mêmes douleurs
que l’animal et mêmes appréhender ses gestes. La dynamique de
dédoublement est ainsi à son summum. Le sujet, par une disposition
surnaturelle, parvient à vivre le corps étranger. On pourra alors
parler d’une fusion métaphysique des corps dans leur spatialité. Elle
est en fait le nœud de cette thérapie. Tout converge vers cette
dynamique de la fusion des deux espaces. Les manipulations
176
Claude Lévi-Strauss, Anthropologie Structurale, Paris, Plon, 1974. Lévi-Strauss
utilise cette terminologie, notamment à la page 221 du livre, pour désigner le
thérapeute d’une cure des indigènes Indiens de l’Amérique Australe. Il l’a préférée à
une toute autre dénomination par le caractère indirect de l’action du thérapeute sur le
corps malade, comme il l’explique à la page 219.
185
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modales factitives du « faire croire » opérées par le thérapeute ont
ainsi atteint le but recherché. Le sujet ne fait plus la distinction, du
moins sur le plan cognitif, entre son corps propre et le corps de
l’autre, même si les différences et les oppositions physiques et
physionomiques qui l’y invitent sont nombreuses.
Conclusion
A la suite des travaux de Maurice Merleau-Ponty sur la spatialité
du corps propre, nous nous sommes donné pour objectif principal,
dans les limites qu’impose cette réflexion, de fixer ce postulat en
proposant une étude pragmatique du corps-espace. C’est donc à la
fois dans sa dimension phénoménologique et sémiotique que cette
étude nous invite à saisir cette spatialité. Aussi, mettant à
contribution une thérapie indigène et sa pratique d’une spatialisation
dynamique du schéma corporel, nous avons voulu saisir le sens
profond du discours corps propre dans son interaction avec un autre
espace en présence qui se trouve être à la fois espace de « l’ailleurs »
et espace du « même ». Les différentes opérations modales et
actantielles révélées au niveau profond de cette interaction ont
permis d’établir que le corps peut être un espace hautement signifiant
et capable d’investissement axiologique. Le corps, que nous
l’habitions ou que nous le possédions, que nous le vivions ou que
nous le pratiquions, que nous le portions ou que lui nous transporte,
est manifestement spatialisant. Il est en effet cet espace par lequel
nous survient tout autre espace dans notre champ de présence. De la
sorte, notre corps est inéluctablement à la fois l’espace de notre
présence et notre présence dans l’espace.
186
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Références bibliographiques
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(consulté
le
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Topologie élémentaire des espaces littéraires
Jean-Marie KOUAKOU
Université Félix Houphouët-Boigny, Abidjan
« S’il est vrai que la perception éclipse la structure,
infailliblement un schéma conduira le sujet à “oublier”, dans
une image intuitive, l’analyse qui le supporte (…) C’est au
symbolisme à interdire la capture imaginaire. Par contre, il
n’y a pas lieu d’occultation du symbolisme dans la topologie,
que Lacan met en place désormais, parce que cet espace est
celui-là même où se schématisent les relations dans la
logique du sujet. »177
Résumé : Dans cet article, nous postulons deux niveaux d’appréhension
des espaces littéraires : d’une part, nous distinguons les espaces qui sont
donnés par l’écriture. Ce sont des espaces géographiques (sites, villes,
paysages, maisons, routes, pays, etc.), lieux dont le référent est soit tiré de la
‘’réalité’’, soit tiré d’un imaginaire propre à l’auteur de l’ouvrage. D’autre
part, nous distinguons les espaces qui sont construits par la lecture. Ce sont
des espaces abstraits qui tiennent de l’ordre des architectures topologiques et
géométriques que le lecteur peut lui-même opérer. Les seconds se déduisent
des premiers mais s’en distinguent du point de vue formel. Nous postulons
ainsi, à côté des méthodes de lecture critique usuelles de la spatialité
littéraire que sont la géographie littéraire, la géocritique et la géopoïétique,
une topologie de géométrie littéraire en laquelle s’écrit une rhétorique de
l’ouvert et de l’abstrait.
177
J.A.M., « Table commentée des graphiques », Jacques Lacan, Écrits 1, Éditions
du Seuil, Coll. Points Essais, 1999, p. 552.
189
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MOTS-CLÉS :
Topologie ;
géométrie ;
écriture ;
lecture ;
configuration ; figuration ; figure ; espace ; lieu.
Abstract: In this article, we postulate two levels of understanding of
literary spaces: firstly, we distinguish the areas that are given through
writing these are geographical areas (sites, cities, landscapes, houses, roads,
country etc.), places whose referent is either taken from the ‘‘reality’’, or
taken from an own imagination to the author of the book. On the other hand,
we distinguish the areas that are constructed by reading. These are abstract
spaces that take on the order of topological and geometrical architectures that
the reader can make himself. The latter are derived from the first but differ
from the formal point of view. We postulate and, alongside conventional
methods of critical reading of literary spatiality that are literary geography,
geocriticism and geopoïetique a literary geometry topology in which writing
is a rhetoric open and abstract.
Keywords: Topology; geometry; writing; reading; configuration;
figuration; figure; space; place.
Introduction
Michel Collot, à partir d’un point de vue historique en rapport
avec les implications méthodologiques observables, à la différence –
par exemple, de Christine Baron qui a « évoqué les fondements
théoriques d’une rencontre entre littérature et géographie et les
problèmes épistémologiques qu’une telle perspective soulève » –
, s’est demandé, en un article publié sur le site Fabula178, s’il est
aujourd’hui possible de concevoir et de pratiquer une véritable
« géographie littéraire. » Cette question, il l’a construite sur la base
178
Michel Collot, « Pour une géographie littéraire », Fabula-LhT, n° 8, « Le partage
des disciplines », mai 2011, URL : http://www.fabula.org/lht/8/collot.html, page
consultée le 13 mars 2016.
190
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des relations qui existent entre littérature et espace – dans les textes
littéraires du moins – et il a, dès lors, tenté de définir une espèce de
(ce qu’il a appelé) géographie littéraire. C’est parce que, selon lui, une
évolution des pratiques et des formes d’écriture a incontestablement
eu lieu et qui a conduit à un véritable « tournant spatial » au sein des
sciences sociales et humaines. Et cela, ajoute-t-il, « plaide en faveur
d’une meilleure intégration de la dimension spatiale dans les études
littéraires, à trois niveaux distincts mais complémentaires à [s]es
yeux : celui d’une géographie de la littérature, qui étudierait le contexte
spatial dans lequel sont produites les œuvres, et qui se situerait sur le
plan géographique, mais aussi historique, social et culturel ; celui
d’une géocritique, qui étudierait les représentations de l’espace dans
les textes eux-mêmes, et qui se situerait plutôt sur le plan de
l’imaginaire et de la thématique ; celui d’une géopoétique, qui
étudierait les rapports entre l’espace et les formes et genres littéraires,
et qui pourrait déboucher sur une poïétique, une théorie de la
création littéraire. »179
Ce sont des perspectives intéressantes et surtout pertinentes au
regard de ce que, dans les fictions narratives, l’on nous a
appris jusqu’ici d’admettre voire de tenir comme vrai : à savoir
justement,
qu’il
n’y
a
pas
d’action
en
dehors
de
l’espace géographique qui la soutient ; ou bien que, dans les pièces
dramatiques
également,
tout
indique
que
l’action
s’y
joue
nécessairement sur une scène, une estrade, un lieu. De ces points de
vue, il serait totalement justifié de postuler l’indissociation des
pratiques. Mais il y aurait, en plus, le fait que cette géographie, avec
sa part de récursivité, peut apporter à la critique littéraire d’énormes
outils et moyens d’analyse. Pour ma part, je proposerai cependant ici
une autre voie en ajoutant une certaine propédeutique à la diversité
de ces approches. Et, sans les renier, je compte n’inscrire que
179
Ibid.
191
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l’évidence d’une possible convergence entre littérature et géométrie,
et en particulier avec une branche de cette dernière, la topologie qui,
elle, comme on s’en doute forcément, s’appuie sur des outils encore
plus indiscutables quoique se situant avant tout sur un plan
symbolique non formalisé au niveau du texte. Cela, je l’envisage donc
non point au niveau de l’écrit mais je le situe dans l’unique capacité
et compétence lecturale à pouvoir établir, à partir du contenu écrit,
des formes spatiales, un système spatial de relations schématisées
dans la logique de la symbolique imaginaire du sujet lisant qu’il est.
C’est que la topologie, s’il l’on s’en tient à la plupart des
définitions premières qui lui sont consacrées, – et notamment à celle
de Roberto Harari –, la topologie est donc, selon ce dernier du moins,
une branche de la géométrie dont la singularité est l’existence de
rapports non métriques. Ce qui importe dans cette discipline
[soutient-il], ce n’est pas la fonction de mesure, mais le rapport en jeu
entre les éléments qui composent – par exemple – une certaine
surface apte à la déformation continue. »180 Cette définition est
confirmée par Alain Herreman qui, dans La topologie et ses signes,
évoque lui-aussi « des propriétés vérifiées par des êtres géométriques
considérés indépendamment de leurs longueurs, de leurs angles… »
À l’aune des équations d’homologies de Poincaré, on peut ainsi
estimer que les termes en jeu « ne sont pas des nombres, ni même des
grandeurs "impossibles", "imaginaires" ou "idéales, mais des espaces
dont toute notion de grandeur a été écartée »181 ; et aussi qu’« un
énoncé
ou
spatiale. »
182
un
dessin
topologiques
identifient
une
relation
Disons qu’il s’agit d’une espèce d’espace autre en
180
Roberto Harari, Les noms de Joyce. Sur une lecture de Lacan, Paris, Montréal,
L’Harmattan, Coll. La Philosophie en commun, 1999, p. 20.
181
Alain Heremann, La topologie et ses signes. Éléments pour une histoire
sémiotique des mathématiques, Paris, Montréal, L’Harmattan, 2000, pp. 10-11.
182
Rudolf Arnheim, La pensée visuelle, Flammarion, Champs, 1976, p. 116.
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quelque sorte qui ressortirait à l’intelligible plutôt qu’au sensible 183 ;
qui assurerait le passage d’un espace géographique référentiel à un
espace symbolique construit. Ce serait du moins un espace qui ne se
tiendrait cependant donc que sur une base subjective susceptible de
pouvoir traduire en schéma – sur le seul plan symbolique – ce que le
lecteur lit en tentant de circonscrire ce contenu, de le localiser en un
ailleurs. Car il ne s’agit pas certes, puisque c’est un système non
graphique qui est ainsi en construction, « de recréer l’expérience mais
plutôt de la schématiser. »184
Penser la spatialité en littérature ne pouvant justement se faire en
termes de grandeurs, la perspective de géométrie topologique, que
j’envisage ici d’emprunter, m’apparaît comme une possibilité
supplémentaire d’exploration intéressante dans la mesure où les
espaces géographiques que produisent les textes littéraires ne sont
jamais rendus en tant que tels, y compris même en contexte réaliste.
Ils sont toujours en effet construits, architecturés dans une intention
sémantique et/ou symbolique en rapport avec les objectifs du
rédacteur du livre : soit en termes de volume, c’est-à-dire d’espace ;
soit en termes de plan, de surface donc. Et, du côté de la lecture, une
évidence soutenue de ce que « lire, c’est reconnaître entre les mots
des systèmes de relations. » C’est ce que soutenait Charles Mauron.
Sauf que, du point de vue de la topologie que j’envisage ici, ces
183
Dans le sens où, selon Platon, « les mathématiques nous détournent du sensible et
nous invitent à considérer les rapports intelligibles. » Daniel Beresniak, Le ʺgai
savoirʺ des bâtisseurs. Essai sur l’esprit de géométrie, Paris, Éditions Detrad, 1983,
p. 82.
184
« En prolongeant [en effet] le projet carnapien d’une construction des apparences,
Goodman accepte son idée de science mais modifie de manière sensible ses
objectifs : “La fonction d’un système constructionnel n’est pas de recréer
l’expérience mais plutôt de la schématiser. Bien qu’une carte soit tirée
d’observations à partir d’un territoire, la carte manque de courbes, de couleurs, de
sons, d’odeurs et de vie, et quant à la dimension, de forme, de poids, de température
et sous la plupart des autres rapports, elle peut se révéler aussi dissemblable de ce
qu’elle schématise qu’on peut l’imaginer. »
Cité par Xavier Verley, « Carnap, Le symbolique et la philosophie, Paris, Budapest,
Torino, L’Harmattan, 2003, pp. 104-105.
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systèmes ne consistent pas en « construction logique, rapports
syntaxiques, figures de style, composition de rythmes et de sons »185 ;
ils consistent plutôt en une mise en place spatiale de ces relations.
Mais il faudra certes penser cette spatialité littéraire sans pour autant
que le critique ne puisse être soupçonné de vouloir inféoder l’une (la
littérature voire sa critique) à l’autre (la géométrie et sa topologie).
Car, pour le littéraire, ce qui importe finalement, il faut le reconnaître,
c’est la « dimension subjective et imaginaire, difficile à cartographier,
si ce n’est à l’aide d’une « carte mentale. »186 L’effort ne sera donc pas
ici guidé par le souci d’écrire une terre en la géo-graphant, à la manière
du géographe, ni de la mesurer en la géo-métrant, à la manière du
géomètre.
Il s’agira en fait pour moi de voir, d’une part, comment l’action en
contexte littéraire (narratif surtout) est une spatialité à saisir sur un
double axe – de lecture et d’écriture – et, d’autre part, où ce type
d’action se localise nécessairement. Ce qui fait que, en cela, il y aurait
toujours un rapport avec l’espace à appréhender même si, dès lors,
hors de l’écrit, une telle spatialité prend position hors de l’espace
textuel et/ou diégétique qui l’engendre. Cela est vrai. Mais n’oublions
pas néanmoins ce qu’en dit Milner qui – fondé sur les théories
lacaniennes – nous apprenait quant á lui que « de l’hors-espace,
“certaines topologies font métaphore.” »187 Un double axe me permet
ainsi de tenter de déterminer comment, à partir des rapports que la
topologie géométrique est ainsi susceptible de pouvoir construire
dans et à partir de l’esprit critique, on pourrait esquisser une
topologie des espaces littéraires fondamentalement abstraite et
figurative à la fois : l’un de ces axes ressortit à la capacité de la lecture
de pouvoir construire une figure – en guise d’aire topologique –
185
Charles Mauron, Des métaphores obsédantes au mythe personnel, Paris, José
Corti, 1963, p. 41.
186
Michel Collot, « Pour une géographie littéraire », Loc. Cit.
187
Cité par Roberto Harari, Les noms de Joyce, Op. Cit., p. 223.
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qu’une telle lecture tenterait de tracer par un processus de
visualisation abstraite, poussée qu’elle serait, en fait, par un désir
d’intellection figurale ; l’autre ressortit à la compétence de l’écriture
elle-même, en tant que cette dernière serait ouvrage d’architecture
découpant, déconstruisant et reconstruisant, au sein de l’espace
géographique dont elle dispose, le référentiel géographique qu’elle
poïétise, en sa posture de producteur du texte : c’est-à-dire, en
l’occurrence, à partir d’une posture d’où elle serait logiquement
supposée être l’instance qui assemble, en un ensemble reconstruit, un
groupe de variétés ayant des propriétés homologiques selon sa
propre logique d’appréhension voire de compréhension.
Procédant du phénoménal, le pouvoir de l’écriture se tiendrait en
conséquence dans l’ordre du nouménal platonicien188, c’est-à-dire
dans celui de la réalité intelligible. Il est vrai que, autant toute écriture
est en effet et, par conséquent, un effet de
construction-
déconstruction, donc d’architecture, parce qu’elle est avant tout
activité de scription, autant toute lecture est davantage encore œuvre
d’architecture. Et, même si, reconnaissons-le, ces deux opérations,
tenues entre réalité et pensée, ne se conçoivent pas nécessairement de
la même manière, il reste que « l’architecte [lecteur] travaille, de toute
façon, dans le possible. »189 On pourrait ainsi distinguer, d’une part,
les constructions qu’opère ce fameux lecteur découpant dans
l’organisation des espaces référentiels, que l’écriture lui donne à lire,
des aires symboliques qu’il se configure et reconfigure afin de se faire
des représentations schématiques – des actions y figurant – sur la
Le noumène (en grec ancien νοούμενoν / nooúmenon) est un terme employé à
l'origine par Platon pour désigner les « Idées », c'est-à-dire la réalité intelligible (par
opposition au monde sensible), accessible à la connaissance rationnelle.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Noumène. Consulté le 20 avril 2016, à 18h59.
188
189
« Ce concept [dit Jan Sebestik] relève de la priméité peircienne (la secondarité
relevant de la réalité et la tercéité de la pensée) et se rapporte à la possibilité d’une
mesure. » Jan Sebestik, « Présentation », Cahiers de Philosophie du langage :
Pensées du possible », n°4, Paris, Montréal, L’Harmattan, 2000, p. 5
195
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base de relations qu’il établit lui-même pour aider son intellection de
l’œuvre ; et, d’autre part, les constructions que l’écriture à son tour
opère, à partir de son référentiel géographique, elle qui ne peut
donner son objet spatial en totalité, parce qu’étant dépourvu de la
compétence du pouvoir faire voir ce référentiel.
I - L’abstraction figurale : les espaces de la lecture
Le texte littéraire est, du fait de cette incompétence visualisante,
parfois tenté – comme d’un lieu commun pourtant – par un captivant
recours à l’image visuelle qu’il insère bien souvent sous forme
d’illustrations diverses, et ce depuis le Moyen-âge déjà. Face à ce que
son outil de mot ne peut faire voir, il se trouve en effet contraint à
rechercher la matérialité visible pour faire voir. L’abondance, voire la
fréquence de tels artifices typographiques intégrés au narratif
littéraire, a ainsi logiquement conduit Trung Tang à convenir de « la
nécessité d’opérer une articulation intime entre la question de la
textualité et celle de la matérialité, entre le visible et l’invisible. »190
C’est parce que tout texte littéraire est, en quelque sorte par nature,
généralement conduit à dériver et à adopter – certes relativement –
une posture d’art de l’espace. Mais le lecteur lui, non plus, n’est pas
en reste. Chez lui aussi, tenu par ce lisible de sa condition (ayant
affaire à des mots qui ne lui renvoient que des signifiés sans référents
concrets), se cache en effet la tentation du visible, celle de pouvoir
saisir une image visuelle, même en pensée, par un procès de capture
imaginaire : il lui faut alors mettre en image, par un effort de lecture
visuelle ; transformer la matière sémiotique discursive et linguistique,
à laquelle il a affaire, en matière (certes au niveau de la représentation
mentale) iconographique ou visuelle : en image. Mais il ne peut certes
Tring Tang, « L’image dans l’espace visuel et textuel des narrations illustrées de
la Renaissance : morphologie du livre, topographie du texte et parcours de lecture »,
Le livre et ses espaces (Dir. Alain Milon et Marc Perelman), Presses Universitaires
de Paris 10, 2007, p. 104.
190
196
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le faire que de manière abstraite, topologique, du point de vue
géométrique.
Pour en témoigner, relisons ensemble d’abord – en se situant, bien
entendu, dans la posture de ce lecteur soucieux de configurer et de
disposer le texte qu’il lit en surface ou en figure géométrique
représentable dans l’espace – ce court passage extrait de la scène 2 de
l’acte II de Britannicus.191 Entendons bien : pour un tel lecteur il s’agit
de pouvoir capter imaginairement en image visuelle quelque chose
qui n’existe pas au niveau de l’écriture et de s’en faire une idée
visuelle. Tout se passe ainsi dans son pouvoir figural. Mais il s’en
tient à un plan de topologie où il ne disposerait que de fils (ou de
cordes) abstraits qu’il trace selon les relations possibles lui permettant
de disposer une figure géométrique spatialisant les objets de sa
lecture. Quant au texte en question, il renvoie exactement au moment
de l’enlèvement de Junie (fiancée de Britannicus) par l’Empereur
Néron, le rival politique de Britannicus. C’est plus précisément la
scène où s’opère le nœud (terme intéressant aussi la topologie)192,
moment clé de la tragédie au 17ème siècle, entre le politique et
l’affectif. Est-ce un hasard, une coïncidence que le nœud s’y trouve si
justement coïncider avec le choix de notre texte ? Toujours est-il que,
à le lire, on peut discerner des tracés imaginaires caractérisés par des
relations de vision – de regard – qui associent les points que sont ici
les personnages. Voici donc le texte où Néron décrit le passage de
Junie conduite par les gardes, devant ses yeux :
NÉRON
Excité d’un désir curieux,
Cette nuit je l’ai vue arriver en ces lieux
191
Jean Racine, Britannicus, Paris, Larousse/SEJER, 2004, p. 72.
« Nous avons signalé que, lorsqu’on aborde la topologie, la géométrie entre en
ligne de compte. Lorsqu’on se réfère aux nœuds, une première image, presque
obligatoire, nous évoque le nœud marin ou des nœuds semblables. Il s’agirait de
prendre des cordes pour les soumettre à une certaine manipulation. »
Roberto Harari, Op. Cit., p. 21. Signalons par ailleurs que selon les mathématiques,
la théorie des nœuds est l'étude des plongements de cercles (dimension 1) dans
un espace à trois dimensions.
192
197
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Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes,
Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes :
Belle, sans ornements, dans le simple appareil
D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil.
Que veux-tu ? Je ne sais si cette négligence,
Les ombres, les flambeaux, les cris et le silence,
Et le farouche aspect de ses ravisseurs
Relevaient de ses yeux, les timides douceurs.
Quoiqu’il en soit, ravi d’une si belle vue,
J’ai voulu lui parler, et ma voix s’est perdue :
Immobile, saisi d’un long étonnement,
Je l’ai laissé passer dans son appartement.
J’ai passé dans le mien…
Rien, en apparence n’indique en fait qu’une architecture, une
configuration géométrique se construit devant nos yeux…de lecteur
voyant, de lecteur non aveugle. Du reste, le sujet narrant193 lui-même
– celui qui parle (Néron) – semble ne décrire que ce qu’il voit. Et
pourtant son récit se spatialise, sans doute à son insu, puisque
l’intention d’inscrire son action dans l’espace ne semble pas être sa
véritable préoccupation. Mais, on peut bien observer quand-même
que, dans cette scène où rien ne se passe véritablement, tout y est –
du début jusqu’à la fin – traversé par l’œil de Néron qui se trouve en
situation de perception volontaire continue. Or, ce dernier ne fait pas
193
J. M. Adam a déjà démontré le caractère narratif des séquences dramatiques où
un sujet parlant – par exemple au cours d’un monologue, raconte quelque chose.
198
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que voir : il regarde. Et son regard trace des lignes invisibles qui
relient le sujet voyant à l’objet de sa perception. Ces lignes, le lecteur
les trace avec Néron parce qu’elles lui permettent de considérer la
lisibilité du fait qu’il observe en le visibilisant autrement. On mesure
dès lors l’importance relative de l’empirique soumis ici à l’ordre du
système de relations formelles que le lecteur construit certes
imaginairement.
La lecture peut dès lors procéder à des réductions par parcimonie.
Et elle ne conserve que ce système de représentations puisé dans
l’espace immédiatement global et géographique du Palais impérial à
partir de quoi se détachent, à ses yeux, une aire, un plan sur lequel se
déplace l’objet de perception, en tant qu’ensemble pertinent. Il s’agit
donc d’un regard – celui de Néron – qui constitue l’action en fait.
C’est du moins son voir intentionnel qui a lieu et qui est opératoire
comme le dirait Deleuze. Son regard est en fait ici figuré par la lecture
et sa figuration constitue un récit spatial, une configuration spatiale
d’un ordre que le lecteur s’autorise de disposer, par topologie, à
travers des figures géométriques. Le paradoxe consiste dans ce que ce
regard, situé au niveau de l’écriture, n’est pas que dans la durée si
l’on se situe bien entendu dans l’ordre lectural de cet improvisé
topologue lecteur : le regard de Néron ne relève pas que du
temporel pour ce lecteur ; c’est-à-dire qu’il ne représente pas que la
durée pendant laquelle Néron scrute continûment la beauté et
l’aspect de Junie. C’est un regard qui est aussi et surtout spatialité et,
en cela, spatialisé, par ce lecteur particulier. On distingue en effet
trois positions, structurées spatialement par ce regard, desquelles
découlent donc trois fils (dont se sert la topologie géométrique)
dessinant la relation entre lesdits points (de perception et du perçu)
pour construire une figure géométrique. C’est, en quelque sorte, une
sorte d’architecture d’intellection du fait littéraire lu. Soit donc :
(A)Le point où se situe le point de perception = Néron (Point de
départ de la construction et donc de la figure);
(B)Le point où apparaît Junie à l’entrée du Palais
(C)Le point où disparaît Junie : l’entrée dans son appartement
199
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A vers B (A regarde B) ; A vers C (A regarde C); De B à C s’écrit le
parcours – du point de vue de A, l’œil de Néron suivant Junie des
yeux – : le parcours de Junie conduite par les gardes. C’est une ligne
non orientée.
La lecture a alors affaire à un champ de regard décrivant une
surface délimitée par trois lignes-droites (dont deux sont vectorisées
selon l’orientation de l’œil de Néron).Telle que décrite, la scène est
structurée par ce regard qui se dessine au travers du champ qu’il
couvre dans un plan à deux dimensions (même si intervient le temps,
du fait du déplacement de Junie dans l’espace). C’est sous la forme
d’une figure qu’est le triangle-rectangle à qu’il apparaît en fin de
compte : A orientée vers B par le regard de Néron ; A orientée vers C
par le regard de Néron. Et enfin, comme Junie est en mouvement, le
regard de A se déplaçant progressivement de B vers C construit une
troisième ligne-droite. Les trois lignes-droites se présentent ainsi avec
un point A qui est le/et au départ de la construction :
C (Entrée de l’appartement de Junie)
A
B (Entrée de Junie dans le Palais)
(Position de Néron regardant)
Les tracés, qui permettent de définir la figure, construisent une
aire dont les points extérieurs délimitent le champ : c’est une surface
qu’on observe dès lors. On entre, à ce niveau, dans les théories
ensemblistes selon lesquelles on devrait être capable de déterminer si
200
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les éléments contenus dans cette surface ont les mêmes propriétés. Il
s’agit de l’ensemble (Er : Ensemble Regard) ici fermé : c’est-à-dire
topologiquement équivalent à un cercle dans la mesure où la
déformation continue de la courbe est déterminée par l’orientation du
regard de Néron qui se retourne et revient à lui-même, désormais à
genoux, suppliant Junie. En cet ensemble, il y a, en principe, un
contenu d’éléments. Malheureusement, ce qui se trouve à l’intérieur
de la surface est vide. Le contenu passe après pour Néron qui voit
certes un contenu du Palais dans lequel il se trouve en fait mais
auquel,
jamais,
il ne fait
référence. Ce
qui
compte
alors
immédiatement, pour notre géomètre-lecteur imageant, c’est l’autre
plan spatial, l’architecture qu’il construit par déduction et sur la base
de ce regard triangulaire. Il se trouve du reste très bien conforté dans
sa démarche d’autant que Néron lui-même ne voit rien d’autre que
Junie, et d’ailleurs que très accessoirement, ses gardes. Toute la
surface spatiale parait ainsi vide de ses autres contenus dès lors que
rien n’y renvoie jamais à l’espace-Palais.
Dans ce contexte, ce que le lecteur retient, en définitive, se déduit
de la relation de l’œil de Néron aux différents points observés par lui
(B et C) sans oublier que la continuité de la droite définie par le
déplacement de Junie est une association de points ; de ses pas en
l’occurrence qui font intervenir la dimension temporelle. De sorte que
de B à C, A est successivement lié à B1, B2, B3…Bn le dernier point de B,
jusqu’à ce qu’il atteigne le point C en son premier point qui ferme
ainsi l’ensemble (Er): là s’achève donc l’ensemble (Er) déterminé par
les lignes frontières du champ de regard de Néron puisque tout
s’achève notamment par ce moment-limite du regard où : « Je l’ai
laissé passer dans son appartement. J’ai passé dans le mien…» Néron
ne voit plus rien ; il ne la voit plus dès lors. Et si l’on poursuit la
lecture, on constate du reste que ce voyeur se contente, à partir de cet
instant, de la seule image de Junie détachée du corps physique.
Appelons donc cet ensemble qui se ferme sur lui-même Er : c’est-à-
201
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dire l’Ensemble-Regard où l’action ne se conçoit plus en dehors de ce
qui la figure. C’est un ensemble clos. La droite BC n’est pas vectorisée
car l’œil de Julie n’est pas pris en compte dans le mécanisme
producteur de cette spatialité symbolique. Julie est objet de regard,
perçue. D’ailleurs, « Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de
larmes », elle ne regarde pas le point C, sa destination immédiate.
Ainsi
se
dégage
en
tout
cas
une
première
possibilité
d’interprétation purement abstraite fondée sur la compétence
intellectuelle de pouvoir figurer l’action au sein de l’espace pour le
lecteur voyant. Cet espace n’est pas construit par l’architecte du texte,
je l’ai déjà signalé ; il n’est pas de l’ordre de l’écrit ni de celui de
l’écriture. C’est au travail du lecteur qu’il surgit et se manifeste à la
conscience. Il est purement imaginaire c’est-à-dire, en l’occurrence,
du seul ordre de la représentation géométrique abstraite : de la
topologie donc. Un tel lecteur, conduit par le besoin de figurer de
manière symbolique et spatiale, peut désormais pouvoir saisir, par
réduction graphique, et dégager une Figure : il découvre alors, au
moyen de la sémantique symbolique qu’il a ainsi mise en place, que
l’union (amoureuse) recherchée par Néron avec Junie est le fil qui
permet les tracés qu’il a donc conçus. Le regard de Néron se
matérialise ou se concrétise par ce qui le permet : l’amour-désir qu’il
croit ressentir. C’est du reste parce qu’il s’agit de désir que l’ordre
représentatif tient des sens et non pas de la logique du cœur.
Une telle figure est donc opératoire. Car, ne l’oublions pas, il s’agit
d’une tragédie qu’on lit au moment où elle se noue à travers ses fils.
Indice de lecture ? Peut-être. Car la tragédie se joue ici à trois (NéronBritannicus-Junie) autour de deux pôles : le politique et l’affectif.
Chacun de ces pôles est en soi clos ; et définit un cercle. D’où un
entrelacs à trois cercles qui n’est pas sans rappeler les nœuds
borroméens auxquels Lacan tient tant pour structurer les relations
202
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RSI (Réel-Symbolique-Imaginaire) dans ses séminaires. Car les cordes
qu’on assemble ainsi relient les trois points-personnages jusqu’à les
enfermer dans un cercle à chaque fois. Cet entrelacs combine en tout
cas topologie des surfaces et topologie des nœuds dans la mesure
où « il permet, les trois étant liés, que le dénouement de l’un implique
la séparation des autres. »194 Ce qui est du reste au fondement de la
tragédie classique laquelle ne peut plus, dès lors, avoir lieu s’il n’y a
pas nouement justement :
P (politique)
Néron
A1 (affectif)
Britannicus Néron
A2 (affectif)
Junie Britannicus
Junie
(P) est un ensemble composé de la relation triadique liaisondéliaison Néron-Agrippine-Britannicus (Agrippine) ; (A1) propose le
même
type
de
relation
et
met
ensemble
Néron-Junie-
Britannicus (Agrippine) ; et enfin, dans (A ), il y a, selon l’ordre
2
institué, Britannicus-Junie (Agrippine) -Néron. Chacun de ces
ensembles est une ligne de cercle qui passe dans un autre ensemble
par le point Agrippine.
P
A1
A2
L’effort de mettre en abyme le fonctionnement de l’ensemble en
était donc un. Mais il aura fallu chercher cette spécularité ; et la
194
Roberto Harari, Op. Cit., p. 24. Voir, par ailleurs tout le développement
important qu’il fait dans cet ouvrage à propos des nœuds borroméens sur la base des
séminaires de Lacan.
203
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trouver. Elle indique une piste au moins : celle de comprendre ce
texte comme un espace géométrique fondé sur la logique triangulaire
qui se referme. Car, le nœud se trouve précisément à ce niveau,
comme je l’ai déjà dit. Il se loge en un espace d’accueil, un local
physique : la salle du Palais où se trouvent Néron, les gardes et Junie.
Cet espace visible, le lecteur le lit à travers un plan autre, purement
imaginaire :
un
plan
géométrique
de
l’ordre
d’une
surface
topologique qu’est le triangle-rectangle. Ce dernier est vide car le
point de perception (Néron qui est l’expérient195) et le point perçu
(Junie, l’objet du regard) se trouvent tous deux sur les lignes
frontières de la surface, non pas à l’intérieur. Et, de surcroit,
Britannicus qu’on aurait pu situer au point d’angle susceptible de
permettre la constitution du rectangle, est absent : il est exclu de la
surface. Tout autant qu’Agrippine d’ailleurs (la mère de Britannicus)
qui apparaît comme le troisième terme dans chaque relation, pour
former le cercle, l’ensemble-forme ici signifiant : pertinent dans
chaque cas.
Cela implique la question de la relation dedans-dehors qu’on est
dès lors obligé de se poser si la topologie demeure, bien entendu,
notre seul moyen d’analyse. Le contenu de la surface vide ressemble
ici à celui de l’extérieur tout aussi vide. Le vide devient ainsi
opératoire en tant qu’il s’institue dans l’ordre de la métonymie. Junie
peut alors être considéré comme l’objet a lacanien : Néron la voit ; il
tente par le regard de la toucher. Il n’y arrive pas ; l’objet lui échappe
par sa présence-absence, un trou les sépare et crée un manque,
« Le percepteur d’un acte de perception involontaire sera aussi appelé l’expérient,
suivant l’école typologique parisienne représentée entre autres par Lazard, Feuillet
et Bossong ; le percepteur d’un acte de perception volontaire s’appellera également
l’observateur. »
Renata Enghels, Les modalités de la perception visuelle et auditive. Différences
conceptuelles et répercussions sémantico-syntaxiques en espagnol et en français,
Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 2007, p. 3.
195
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fondement de la métonymie qui se note ici par la corde-regard qui lie
sans toucher. Pourquoi donc, ou plutôt, en quoi y-aurait-il
métonymie ? La métonymie, en son principe, tout autant que dans sa
forme, divise une entité, la séparant d’elle-même pour justement
déterminer, par un tel exergue de fraction, la co-présence des deux
parts séparées qu’elle considère de fait comme faisant partie du
même objet par la contigüité qu’elle instaure au moyen du
déplacement. L’ordre métonymique ne relève pas de celui de la
substitution. Il tient de celui de la contigüité entre une absence et une
présence vide. C’est pourquoi, Jacques Siboni, relisant Lacan, a bien
raison de nous rappeler – en faisant bien plus simple il est vrai – que
c’est le manque qu’il faut souligner, non la compensation. En effet,
écrit-il,
« La métonymie, ce n’est pas la partie pour le tout comme on le lit
communément dans les dictionnaires, c’est – en particulier dans le
discours lacanien – l’élision d’une fraction du discours effectivement
prononcé. Cette définition est bien plus précise et inclut la
précédente. Ainsi l’exemple classique “Je vois trois voiles dans le
port” est bien la métonymie de “Je vois trois bateaux à voile dans le
port”. “Je bois un verre” est bien la métonymie de “Je bois le liquide
contenu dans un verre.” 196
Un autre texte, celui de Claude Simon, tiré de La Bataille de Pharsale
et, plus précisément de la section O., peut aussi aider à comprendre
ces architectures complexes parce qu’elles ne sont pas écrites et
qu’elles sont le fruit de la capacité représentative du lecteur. À la
différence près, cependant, que le narrateur (architecte de l’intérieur
du texte) lui donne ici un sacré coup de main, un sacré coup
Jacques Siboni, “Le désir est la métonymie du manque à être”, 16 octobre 2006.
Document: #l060901. Présenté à Paris le 15 septembre 2006 au colloque “Angoisse
et désir” du Centre de Recherche en Psychanalyse et Écritures.
196
205
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métalinguistique qu’il reçoit comme une opportune mise en abyme, à
décoder du point de vue de l’énonciation. Il lui dit en effet comment,
par parcimonie, parvenir à une réduction visuelle de la construction
de l’action de percevoir, en définissant, par ce fait, l’espace du regard.
Voici ce passage où se combinent donc pouvoir architectural de la
lecture et pouvoir tout aussi architectural de l’écriture :
Repartir, reprendre à zéro. Soit alors O la position occupée par
l’œil de l’observateur (O.) et d’où part une droite invisible OO’
rejoignant l’œil à l’objet sur lequel est fixé le regard, une infinité
d’autres droites partant du même point entourant OO’, leur
ensemble engendrant un cône qui constitue le champ de vision de
O. debout sur le côté d’une place plantée d’arbres et où s’ouvre
une bouche de métro, le cône de vision figuré (selon une coupe
verticale) par l’angle TOF, T correspondant au bord du trottoir
devant un immeuble, la lettre F à l’une des fenêtres du premier
étage de cet immeuble, ceci lorsque O. regarde naturellement en
face de lui, l’angle TOF (dont la bissectrice est OO’) pivotant de
haut en bas autour de son sommet (à la manière d’un faisceau de
projecteur) selon que le regard de O. se dirige vers tel objet (O’,
O’’, O’’’) qui peut être tour à tour une terrasse du café au rez-dechaussée de l’immeuble, une fenêtre située au cinquième étage du
même immeuble, ou tout autre point ; un second cône, plus
ouvert, entourant le cône principal de vision et englobant une zone
dans laquelle les objets (par exemple, en position normale, O.
regardant droit devant lui : le ciel, le soleil, ou encore le sol aux
pieds de O. et jusqu’à une certaine distance de celui-ci) se trouvent
dans cette frange imprécise d’où seules de vagues perceptions de
lumières, d’ombre, d’immobilité sont reçues…) 197
197
Claude Simon, La Bataille de Pharsale, Paris, Éditions de Minuit, 1969, pp. 181182.
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Que peut-on y lire ? D’abord un impératif, si l’on veut bien
justement
ne
faire
que
lire :
il
nous
instruit
de
recourir
impérativement à la géométrie, et à la topologie ; et il institue qu’il
faut alors chercher à considérer les fils qui lient le percevant au perçu,
chacun de ces derniers constituant un point dans l’espace pour
configurer visuellement l’action. Dès lors, ce texte s’imageant (sur le
plan symbolique s’entend) se présente désormais comme une surface
ou un volume à représenter spatialement sur la base des relations
entre points, droites, courbes, etc., qui se configurent ici et ainsi.
C’est, en principe le travail du lecteur. Le narrateur (auteur du texte)
ne fait que l’aider ici, à travers son écriture, à construire l’image
topologique (le cône de vision) par un explicite énoncé de décodage
topologique de ce qui reste si encodé au niveau de la dimension
textuelle et diégétique. S’ensuit un espace, un cône non concret du
point de vue de l’écriture, une immatérialité matérialisée grâce aux
relations topologiques institués entre les points expérient (E) et perçus
(P).
C (Ciel)
I (immeuble)
F (Fenêtre du 5ème)
O
T (Trottoir)
La Bataille de Pharsale se réduit ainsi, au niveau de la lecture, à ce
champ de perception visuelle d’un personnage, pour ce qui est de sa
« Section O. » Mais, si l’on se situe au niveau global, celui du livre lui-
207
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même pris dans sa totalité, on observe une répétition symétrique de
ce fonctionnement spatial. Le champ de vue qui intéresse ici la
lecture, en effet, est celui d’un personnage qui reste pourtant plutôt
préoccupé à autre chose, et précisément à rechercher l’emplacement
exact du champ de bataille : c’est-à-dire, en somme, des lieux
géographiques référentiels. Or le lecteur, quant à lui, il ne s’intéresse
qu’aux relations topologiques entre les composants et non pas à leur
spatiale localisation géographique. Il s’agit donc de deux types de
préoccupations spatiales. Au niveau de l’écriture, on peut ainsi
distinguer des lieux géographiques : le mont Krindir, les abords du
village où a lieu le match de football, le site de Pharsale lui-même, la
Grèce d’un mot ; puis la place parisienne sur laquelle donne
l’appartement du narrateur, les musées visités un peu partout en
Europe, etc. Alors que la lecture, de son côté, ne s’occupe, en lieu et
place, que de tenter de déterminer les liens entre lesdits lieux
géographiques qui ne comptent plus en tant qu’ils sont lieux donc,
mais en tant qu’ils sont points reliables entre eux et donc en tant que
possibilités de tracés topologiques pour le lecteur. Lecture et écriture
construisent ainsi chacune, à leur manière, une spatialité propre
quoique sans réelle autonomie.
II - Les espaces de l’écriture : espaces physiques, espaces
géographiques
Je peux ainsi déduire que, s’il a d’abord été question, pour moi, de
tenter de définir comment l’action se spatialise en tant qu’elle est ici
structurée d’un point de vue topologique par la lecture, il peut
maintenant être question, tout autant pour moi, de tenter de voir
comment la spatialité est aussi un fait de localisation de l’action dans
l’espace géographique au niveau de l’écriture elle-même. Cela me
208
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ramène à des entités plus concrètes relevant de la dimension
référentielle. Les espaces de la lecture sont des espaces dont la
construction et l’architecture échappent en principe à celui qui les
décrit, c’est-à-dire à l’écriture elle-même précisément. Les espaces de
l’écriture ont, quant à eux, certes un nom sans quoi ils ne peuvent
d’ailleurs être dits existés : par exemple «le mont Kindir, cette colline
là-bas »198 dont on peut supposer que le lecteur a pu faire
l’expérience. Mais, dès lors qu’il y a intention d’en faire un objet
littéraire, ils sont eux-aussi re-nommés, c’est-à-dire en quelque
sorte déconstruits et reconstruits : l’auteur leur affecte des qualités
sémantiques ou symboliques, à travers des images par exemple et des
quantifieurs, des ajusteurs voire des adjectifs. Il ne s’agit plus alors
d’un espace en soi mais d’un espace reconstruit au niveau du texte
lui-même lequel peut d’ailleurs ne considérer que des morceaux
suffisamment représentatifs de l’ensemble pour lui, c’est-à-dire par
rapport aux objectifs de son énonciateur. Tout est donc spatialité
réinventée à chaque fois, qu’il s’agisse du niveau lectural ou de celui
de la scription.
Je propose que nous relisions ensemble Immortelle randonnée199 , en
guise d’exemple, pour nous faire une idée plus explicite de ces
procès. Il s’agit d’un long récit conté par Jean Christophe Ruffin, un
récit de pèlerinage qui a conduit ce dernier de la France jusqu’à Saint
Jacques de Compostelle, en Espagne, à partir de la ville frontière
Hendaye. C’est une histoire complètement ancrée dans un espace
géographique, celui des pèlerins qu’on dit le chemin du pèlerin : « le
Chemin du Nord », celui qu’il a suivi depuis Hendaye, sur près de
800 km parcourus à pied, et que le lecteur suit également avec lui
mais seulement avec ses yeux…de lecteur, traversant donc tour à
tour, avec ce personnage, depuis la frontière française, Irún, San
198
Claude Simon, La Bataille de Pharsale, p. 35.
Jean Christophe Ruffin, Immortelle randonnée. Compostelle malgré moi,
Éditions Gallimard, Folio, imprimé en Espagne, 2013.
199
209
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Sébastian, Bilbao, etc. De ce point de vue géographique, une telle
situation intéresse mon analyse car elle conjoint espace géographique
référentiel
(dont
traite
l’écriture)
et
espace
topologique
sémantiquement opératoire (que construit la lecture).
L’intérêt de lire un tel ouvrage à l’aune de la topologie littéraire
tient, en réalité donc, de ce que ce livre institue d’abord un chemin
concret, un itinéraire, qui est à considérer comme un espace
géographique d’abord, situé au niveau de l’écriture. Mais il reste,
cependant, constitutif d’un monde presqu’en soi, c’est-à-dire
constitutif de quelque chose qui, se situant sur un autre plan, relève
des théories ensemblistes et se définit alors comme un objet
retravaillé dans sa dimension topologique au vu des relations que le
narrateur affecte à ses constituants : c’est le monde des Jacquets. Tout,
en effet, y est décrit par rapport aux liens que les composants (les
pèlerins) ont, d’une part, entre eux, qui les spécifie ensemble, les rend
pertinents ; et de l’autre, par rapport aux liens avec l’ensemble spatial
référentiel qui les contient, étant même parfois agis par cet ensemble.
Car, de la plume de Ruffin lui-même, il est dit que « chaque fois qu’il
s’est agi de prendre une décision, j’ai senti le Chemin agir
puissamment en moi et me convaincre, pour ne pas dire me vaincre. »
(p. 26) Ou bien encore, ajoute-t-elle : « Ils n’ont pas pris le Chemin, le
Chemin les a pris. » (p. 25) On a alors l’impression de voir un espace
clos qui détermine les marcheurs de manière particulière puisque,
entre eux, se distingue en effet le « vrai pèlerin » du « faux pèlerin. »
« Le vrai se reconnaît à ce qu’il dépense le moins possible.» Tout se
passe, en fin de compte, un peu comme s’il s’agissait d’ériger une
clôture, un cercle, à peu près comme quand, nous rappelle Michel
Serres en train de définir les origines de la géométrie,
« Pour le locus, au bilan, le pagus fait la somme terminale
du templum, du campus et du hortus : le champ résulte enfin du
210
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temple et du camp ; il restera longtemps la résidence d’un
dieu et l’enceinte ou le bastion de résistance retranchée contre
tout envahisseur. »200
Il ne s’agit certes pas ici d’une bâtisse fermée. Ni de volume : le
chemin est une aire de surface ouverte et orientée horizontalement :
c’est une route. On y marche simplement pour atteindre une
destination. En cela, il pourrait s’agir de deux lignes parallèles qui
constituent ses frontières et ses tracés extérieurs avec, pour point de
départ
Hendaye
et,
pour
point
d’arrivée,
Saint-Jacques
de
Compostelle. Ce chemin est de fait caractérisé par l’horizontalité de
ses lignes qui le démarquent, qu’on peut donc tracer, et qui se
déforment continûment au gré des bifurcations et des détours pour
être à la fois droite et cercle dans la mesure où il est constitutif d’un
ensemble, celui des pèlerins. Mais il est surtout à plat, aplati : c’est un
aplat malgré le paysage montagneux, malgré « le froid de l’air
d’altitude, la fatigue de l’ascension. » (p. 206.) L’orientation de la
marche est en fait tractée par la destination finale, du point de vue
géographique : elle obéit à un objectif de traversée et d’arrivée qui se
construit dans le chemin horizontal, c’est-à-dire dans l’horizontalité.
La montagne est pourtant un indice. Elle indique déjà une
verticalité que la lecture doit dès lors, désormais, prendre en compte.
En effet, il est écrit – à l’intention du lecteur – et il lui est même
suggéré que, plongé dans l’esprit du pèlerin, il doit voir, tout autant
que ce dernier, que « le Chemin s’élève et s’efface. Il devient par
instant presqu’invisible, comme une simple trace, une ligne virtuelle
qui effleure la montagne. » (p. 206.) Davantage : « son esprit enjambe
les montagnes et tend un fil à travers les vallées. » (p. 207.) Est-ce un
200
Michel Serres, Les Origines de la géométrie, Flammarion, Champs, 1993, p. 14
et p. 51.
211
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subtil renvoi métalinguistique au fil à plomb, le symbole de la
verticalité ? Toujours est-il que l’horizontal cède ainsi le pas au
vertical. Ou, tout au moins, admettons qu’il coexiste avec lui puisque
la cession reste partielle. Il se noue à lui d’un mot. Dans ce contexte, le
Chemin dérive, lui aussi à son tour, vers les nœuds borroméens : le fil
lui aura permis de se déformer continûment et de s’immatérialiser en
une figure géométrique abstraite tout en conservant les traits de son
itinéraire marchant : il est à la fois inscrit dans la dimension physique
et dans la dimension projetée de la pensée du marcheur tout orienté
ici vers son but spirituel et/ou philosophique lequel est justement
situé en hauteur.
La perspective change dès lors. Et, du coup, on comprend
pourquoi il est noté – sans doute à titre d’abyme – qu’« ouvrir un
pèlerinage vers l’ouest, c’était rééquilibrer une chrétienté que tout
portait jusque là à se déplacer vers deux sanctuaires orientaux : Rome
et Jérusalem. »201 La conjonction des deux espaces a alors lieu. Elle fait
de ce chemin un lieu ; c’est-à-dire quelque chose qui permet « une
relation entre un espace et une fonction. »202 Le Chemin devient le
lieu de l’élévation. Le pèlerinage reprend ainsi son sens ancien –
religieux (« une belle tranche de chrétienté »203) même s’il se revêt
aussi, dans ce livre, d’une acception philosophique initiatique voire
mystique parce qu’inscrite « dans l’antre du gourou »204 ou parfois
201
Immortelle randonnée, p. 176.
Nathalie Léger, « Le lieu de l’archive », préface de Philippe Artières,
Dépouillement, subst. masc., Institut Mémoires de l’édition contemporaine, 2013.
203
Immortelle randonnée, p. 167.
204
Ibid., p. 125. Peut-être faudrait-il y voir du pythagorisme si on considère en effet
que « « de façon générale les philosophes présocratiques formaient des sectes, qui
partageaient de nombreux traits avec les sectes modernes (prééminence d'un
gourou, pratiques à vocation mystique, etc.). Cela est encore plus vrai pour les
Pythagoriciens chez qui l'aspect mystico-religieux était central. »
202
http://www.cosmovisions.com/Pythagorisme.htm., Consulté le 10-04-2016 à
22h40.
212
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« sur les traces d’Alphonse II et de Bouddha. »205 C’est justement
pourquoi, le schème de la hauteur institué par le narrateur et, du
reste, compris comme tel par le lecteur, domine de plus en plus la
description des lieux et pourquoi donc, logiquement, la réduction
symbolique se matérialise ici logiquement sur cette base. En effet, dit
J. C. Ruffin, « un lieu a symbolisé pour moi cette nouvelle étape du
chemin : le monastère de Cornellana. J’y suis parvenu au terme d’une
longue étape qui m’avait mené d’abord à Grado. La ville, sur une
hauteur, est le siège d’une foire très animée. » (p. 184.) En réalité,
l’espace physique parcouru par le marcheur se transmue ici en un
espace métaphorique imaginaire : c’est un espace de quête initiatique
voire ésotérique qui ne trouve sans doute sa formule que dans l’effort
de transhumance, d’élévation, d’une verticalité haute qui est pourtant
en même temps retournée vers la profondeur du bas, vers l’intérieur,
vers le primordial. D’où cette recommandation donnée par le pèlerin
à lui-même. Car, en effet, souligne le texte,
« Il faut que le pèlerin soit enfin seul et presque nu, qu’il
abandonne les oripeaux de la liturgie, pour qu’il puisse monter
vers le ciel. Toutes les religions sont confondues dans ce face-àface avec le Principe essentiel. Comme le prêtre aztèque sur sa
pyramide, le Sumérien sur sa ziggourat, Moïse sa pyramide, le
Christ au Golgotha, le pèlerin, dans ces hautes solitudes, livré aux
vents et aux nuées, abstrait d’un monde qu’il voit de haut et de
loin, délivré de lui-même en ses souffrances et vains désirs, atteint
enfin l’Unité, l’Essence, l’Origine. Peu importe en quoi ce nom
s’incarne. » (p. 208.)
205
Ibid., p. 175.
213
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On comprend, dans ces conditions, qu’une figure se redessine. Elle
présente un plan, celui du religieux, ou du mythe que « la pensée
géométrique pénètre » et qui est permis par « la description fidèle des
espaces sacrés [qui, selon Michel Serres,] implique exactement les
deux épures mêmes à quoi la Grécité naissante nous a obligé. »
Découvrons-là donc, avec Serres nous expliquant justement que :
« Vu en plan, l’espace sacré croît en sainteté, à mesure qu’on y
pénètre, saint, saint des saints, autel, arche : initiation vers
l’omphalos ou le centre du monde. Cette pénétration planaire
projette simplement la montée sur la montagne sainte, le long de la
pyramide, sur l’échelle de Jacob… » 206
Pour nous proposer ce schéma planaire désignant le sens BasHaut :
Axis mundi
Mais c’est par le fait du lecteur et par celui de la lecture. De leur
seul fait. La figure prend, ici encore, la forme du triangle dont la base
–
horizontale – correspond à la marche physique, au parcours
itinérant, et, ses côtés, à la valeur axiologique du monastère contenant
la projection en pensée du pèlerin (le Jacquet, comme on dit, pour
206
Michel Serres, Les Origines de la géométrie, Op. Cit., p. 130-131.
214
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ceux qui vont à Compostelle) orientée et tendue vers le Ciel. On
pourra y rattacher toute la charge symbolique que l’ésotérisme
chrétien ou d’un tout autre ordre (qu’importe !) affecte à cette figure.
Reste cependant, il est vrai, que la ligne PO n’est pas complète : c’est
parce que le pèlerin n’atteint jamais pleinement cette réalité ultime,
indéfinissable, peut-être à l’image de ce Tao que la pensée chinoise
nous dit si éloigné mais dont le caractère de transcription qui le
désigne indique qu’il est « la voie, le chemin, ce qui y mène. » Du
moins pourrait-il au moins s’agir de ces lignes de fuite, ces lignes
d’horizon qui semblent toujours hors d’atteinte mais sur lesquelles le
regard reste ici accroché ; avec lesquelles il est du moins en lien
continu par une évidente tension visuelle et de pensée.
À partir de là, peut s’observer une certaine configuration de
l’espace de lecture et de l’écriture à la fois, puisque lecteur et
scripteur sont ici tenus, ensemble, par cette conjonction involontaire
qui les unit. Cette figure découpe l’espace global qui la contient sur
une aire définie et déterminée en ses frontières par les lignes (PO),
(PM), (MO-OM) disposées à partir des 3 points (P, M, O). La première
ligne est vectorisée dans le sens P vers M ; la seconde est doublement
vectorisée dans le sens où elle détermine une ligne axiologique (de
valeur), c’est-à-dire de représentation : M valant pour O. et viceversa. Une architecture se présente ainsi. Elle tient cependant des
deux architectes que sont donc le lecteur et le scripteur.
O (objectif spirituel)
P
(Pèlerin Jacquet)
M
(Monastère de St Jacques de Compostelle)
215
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Bref, de l’horizontal au vertical, le fil continûment déformé du
Chemin a donc ici noué au moins trois cercles d’espaces, à travers
une espèce « d’espace [qui] formera un cercle stérile avec ses lignes
droites, ses pans coupés, ses croisements aigus »207 : il s’agit d’un
espace physique de nature géographique, d’un espace religieux et
d’un autre, philosophique ; espaces auxquels on ajoutera donc une
ultime, d’ordre mystique, sans doute de la nième dimension. On y
devine le nouement borroméen, au fondement de certains séminaires
lacaniens, qui relie tous ces espaces l’un à l’autre, et dont aucun fil ne
saurait donc être détaché des autres sans que l’édifice ne s’écroule
donc.
Au bout du compte, il faudra peut-être convenir que cet édifice est
bien de l’ordre d’une construction intérieure dont le texte, à lui tout
seul, ne saurait avoir l’apanage mais que le lecteur partage avec lui.
Un principe d’antonomase208 structure en fait la relation et favorise le
déplacement du champ du texte à l’intériorité du lecteur : un nom,
produit d’une architecture individuelle, valant pour des noms
d’entités géographiques communes. La mise en espace de l’action, du
point de vue de ses liaisons topologiques, par le lecteur, est en effet
impliquée par ce que le texte met en surface : ce texte, à ciel si ouvert,
oblige son lecteur à une forme de reconnaissance spatiale d’essence
topologique. Il est vrai que, pour ce lecteur, un vide existe ainsi qui
devait être compensé : « car, écrire, c’est dire qu’il y a la place pour
écrire. »209 De ce vide, il se saisit justement pour architecturer, en un
lieu intérieur à lui, ce qui n’est donc pas écrit par le texte. Dans ces
conditions, conséquemment, il est possible de déduire que lire c’est
Robert Misrahi, Construction d’un château intérieur. Traité du bonheur, Paris,
Éditions du Seuil, Points, 1981, p. 87.
208
« Ce terme désigne en rhétorique la figure de style consistant à traiter un nom
propre comme un nom commun. »
Paul Laurent Assoun, Littérature et psychanalyse, Paris, ellipses / éditions
marketing, 1996, p. 53.
209
Robert Misrahi, Construction d’un château intérieur, Op. Cit., 8.
207
216
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peut-être aussi se dire qu’il y a donc la place – au sein de l’écriture –
pour structurer des abstractions et se construire des espaces du là où
loger sa lecture ; du là où circonscrire son activité d’appréhension. Du
moins s’il reste admis que ce lecteur veut bien rester conforme à
l’exercice spatial qu’il tente ainsi de mettre en place.
C’est parce que lui aussi, en fait, avait donc son mot à dire, sa
figure à construire. Sans doute parce que, justement, l’espace
imageant et figuratif des littéraires lui offre en effet, s’il ouvre bien les
yeux, la Figure, le fait qui a lieu, comme dit si bien Deleuze. Ou bien,
si l’on préfère : c’est parce que l’impératif de figuration n’échappe pas
à son devoir. Ou est-ce parce que, du moins, il voudrait proposer, à sa
propre
intellection,
une
traduction
spatiale
de
son
mode
d’appropriation des espaces littéraires qu’il comprend ainsi sous un
mode symbolique ? Toujours est-il que le vide devient, pour lui, le
lieu du réfléchissement d’un exercice intérieur. Le vide est son lieu,
son domaine de compétence figurale. C’est un lieu qui se comprend
alors en le tenant à côté de ceux de la page et du texte : des
frontispices par exemple. Ou peut-être en dessous voire en deçà.
Quelque part en tout cas. Sans doute en dessous, mais en masque
sûrement. La construction architecturale et topologique opérée par le
lecteur de textes littéraires est bien, en cela, découverte, éclairage,
lumière…de sens ou même, peut-être, de l’âme de ces textes se
découvrant dans leurs invisibles topologies : « Écrire n’est donc rien.
Tout juste un rien de lumière »210, nous disait, avec raison, Misrahi.
Mais tout cela, est-ce finalement peut-être parce que l’entreprise
d’écrire, pour un littéraire, a toujours ce quelque chose –
paradigmatique – d’allégorique, voire de métaphorique qui la
transmue nécessairement : c’est-à-dire, cette opération de traduction
qui ancre le fait au-delà de ce qu’écrire donne à voir ou à lire et le
situe, tenu par cet impératif, en profondeur, au-delà de sa surface
210
Ibidem.
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apparente, pour dépasser le plan et construire des espaces ? Il est vrai
que, ici, s’est autorisé et invité le transrationnel dans un champ que
l’on était en droit de croire, en réalité, maîtrisé ; et que, dès lors, il
faudrait comprendre que géométrie et topologie entament, en ce lieu,
leur œuvre de déconstruction pour construire, en lieu et place, des
architectures symboliques nouvelles (par rapport à l’espace transcrit
au niveau de l’écrit). Elles sont en fait guidées par une perception
d’essence phénoménologique qui n’entraine que la possibilité
métaphorique. Métaphore dont le recours, nous dit-on, est sans doute
donc déterminant, comme dit Michel Roux, du « caractère arbitraire
de la séparation entre imagination et pensée rationnelle. »211 C’est une
Vérité, à laquelle ce dernier nous assigne de nous conformer ! Mais on
le serait de toute façon – en foi de quoi du moins – bien inspiré que
nous sommes de ne vouloir ni de ne devoir l’ignorer. Ne serait-ce du
seul fait de ce qu’elle nous rappelle et enseigne : à savoir donc, que, à
l’image des «Pères du désert [qui] ont aussi fait des colonnes,
d’arbres, de fonds de vallées, de cellules, etc., des déserts, [et] qui ont
trouvé dans le désert des valeurs d’ascèse [et] entrepris une démarche
volontaire, [il nous faut comprendre] autrement dit, [qu’] ils ont
effectué une lecture finalisée du paysage et lui ont attribué des
valeurs de dénuement, là où d’autres n’auraient vu que le néant et
d’autres encore un désert vivant. »212
C’est, apparemment, ce que notre lecteur géomètre a sans doute
tenté de matérialiser au moyen d’une topologie, il est vrai, à ne
considérer qu’à son niveau le plus élémentaire pour nous, littéraires,
qui ne sommes pas des géomètres avisés.213 Mais ce lecteur devrait se
Michel Roux, Géographie et complexité, Paris-Montréal, Éditions L’Harmattan,
1999, p. 46.
212
Ibidem.
213
Je m’en tiens à cette première dimension pour tenir compte de la meilleure
adéquation possible voire soutenable avec le registre littéraire. Car, on le sait, « la
topologie en basses dimensions est fortement géométrique, comme le reflètent
le théorème d'uniformisation en dimension 2 — toute surface admet une métrique
211
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sentir à tout le moins fort légitimé, notamment par ces quelques
vérités lacaniennes que j’ai citées en exergue de mon propos. D’elles,
il aura en effet au moins appris à abstraire, du magma brut de
l’écriture, un domaine imaginaire et abstrait, figuré, car non contraint
par la limitation référentielle que les géographes assignent
notamment aux espaces que l’on reconnait – dans les écrits littéraires
– à travers moult désignations, signifiants et qualifications
linguistiques qui les nomment sous le visage de lieux référentiels :
villes, pays, sites, routes, maisons, etc. À côté de ces derniers, la
présence des espaces topologiques est en réalité une présence
ambigüe parce que paradoxale. Elle se reconnait, à travers les vides
laissés par l’écriture, aux espaces engendrés du fait de la lecture ellemême. Et, à ce titre, une telle spatialité ne saurait être nommée du fait
qu’elle reste seulement à l’état de construction, d’architecture de
lecture, de virtualité et donc de puissance d’être. Mais sans doute
jamais à l’état d’être véritable.
Achevons sur ce domaine privilégié que nous convenons donc de
réserver au lecteur. C’est un point d’honneur et de légitimité qu’on
riemannienne de courbure constante, ce qui permet une classification en trois
géométries : sphérique (courbure positive), plate (courbure nulle) ou hyperbolique
(courbure négative) — et la conjecture de géométrisation de Thurston (démontrée
par Perelman) en dimension 3 — toute 3-variété peut être découpée en morceaux
dont chacun n'a que huit géométries possibles.La topologie en dimension 2 peut
être étudiée comme une géométrie complexe en une variable (les surfaces de
Riemann sont des variétés complexes de dimension 1) — par le théorème
d'uniformisation, toute classe conforme de métriques est équivalente à une unique
métrique complexe — et la topologie en dimension 4 peut être étudiée du point de
vue de la géométrie complexe en deux variables (surfaces complexes) ; cependant,
une variété de dimension 4 n'admet pas toujours de structure complexe. »
Topologie géométrique de Wikipédia en français (auteurs)
http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Topologie_g%C3%A9om%C3%A9trique&
action=history, consulté le 03 avril 2016 à 3 h 54.
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lui reconnaît ainsi. Car c’est bien là, pour conclure en effet de ce
décentrement ou contournement opéré, c’est là où précisément, ce
lecteur se construit vraiment son propre espace intelligible…Qui est
donc de lecture lequel s’établit en fait sur celui – plus sensible – de
l’écriture ; sur ce peu – du moins – que cette dernière lui laisse
d’inoccupé au niveau de sa surface. Librement, il est vrai. Parce que,
en effet, pour ce lecteur, pourrait-on dire, « il y aurait [dès lors] une
danse des formes »214à opérer en ces espaces aérés, potentiels,
quoique masqués par l’écriture. En ces lieux du déploiement et de la
plénitude des relations qui tiennent donc de la logique même de ce
lecteur qui écrit lui-aussi à son tour, en même temps que le scripteur
du texte, et qu’il assume pourtant être en séparant, distinguant, et
discriminant, il ne conservera, au bout du compte, que les lignes, les
architectures propres – termes que j’entends au sens du grec
« krinein » et que Kant utilise dans sa Critique de la raison pure.
C’est en ces lieux que se détermine donc finalement une espèce de
topologie littéraire qui, toujours – par l’entremise de son lecteur – ne
pourra que chercher à analyser ; c’est-à-dire que tenter d’en dénouer
la complexité : « analyse, analýo, [voulant] dire “je dénoue”. » Et il est
vrai que, si l’on poursuit avec Harari qui énonce une telle vérité, une
topologie pourrait être tentée de re-nouer en même temps. Car « il en
est bien ainsi : il s’agit de dénouer, et de permettre un nouveau
renouement. Il n’y a pas dé-nouement sans re-nouement. »215
La figuration des espaces opérée par l’écriture est, de ce point de
vue, toujours concurrencée par la figure d’un espace abstrait qui s’y
engendre de l’œil du lecteur et qui échappe ainsi à la main de l’écrit.
Même si cela se tient, quand bien même il est vrai, sur les bases de
cela qui ressortit justement au domaine de la graphie textuelle. Entre
géographie du sensible (du ressort de l’écrit) et géographie de
214
215
Robert Misrahi, Construction d’un château intérieur, Op. Cit., p. 89.
Roberto Harari, Op. Cit., p. 224.
220
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l’intelligible (du ressort du lu), voici donc où il nous faudrait peutêtre loger l’espace de la critique sur les espaces littéraires puisque,
comme le soutient Michel Serres, « l’espace de la géométrie reproduit
une sorte de chemin mystérieux, d’échelle de Jacob qui met en
communication la chose et sa représentation, le champ et le plan. »216
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223
Coll.
Ouverture
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Espace imaginaire et Idéologie : la problématique du centre et
de la périphérie dans Le Rebelle et Le Camarade Président de
Venance Konan
Adama SAMAKE
Université Félix Houphouët Boigny
Cocody-Abidjan
Résumé : L’espace est un concept transdisciplinaire. Il fait l’objet d’une
littérature abondante. Toutefois, l’espace littéraire est verbal. Il est du ressort
de la langue et de la parole. Aussi, le mode de représentation de l’espace est-il
un processus de condensation idéologique. La présente réflexion entend
montrer comment son traitement dévoile la question de l’inégalité sociale de
développement et de gestion dans l’œuvre romanesque de Venance Konan :
Le Rebelle et le Camarade Président. L’art de Venance Konan réside dans
la symbolisation et le travail sur l’espace. En faisant de la figuration spatiale
le noyau structurateur de l’action dramatique, il définit l’espace romanesque
comme une langue qui suppose une stratégie de communication. Celle-ci
porte ici sur les dangers du discours politique identitaire qui est une source
de marginalisations sociales et d’affaiblissement du capital humain.
Mots-clés : Espace imaginaire – Idéologie – Centre – Périphérie –
Discours politique identitaire.
Abstract: Space is a transdisciplinary concept. It is the subject of an
abundant literature. However the literary space is verbal. It is the
responsibility of the language and speech. Therefore, the mode of
representation of space is an ideological condensation process. This reflection
intends to show how his treatment reveals the issue of social inequality of
development and management in the novels Venance Konan: Le Rebelle et le
Camarade Président. The art of Venance Konan is the symbolization and
work on space. By spatial figuration structurateur the core of dramatic
action, it defines the novel’s space as a language that implies a
communication strategy. This here concerns the dangers of identity politics
224
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discourse that is a source of social marginalization and weakening of human
capital.
Keywords : Imaginary space – Ideology – Center – Periphery –
Identity politics discourse.
Introduction
L’espace est un concept transdisciplinaire. Il fait l’objet d’une
littérature abondante. Cela a l’inconvénient de lui donner un vaste
champ sémantique. En effet, si en philosophie il est une catégorie de
connaissance, une des formes de l’intuition sensible, un système de
lois réglant la juxtaposition des choses relativement aux figures,
grandeurs et distances… et permettant la perception (chez Kant)217,
en mathématiques, il se définit comme un ensemble muni d’une
structure, une surface affectée à une activité particulière. Les
typographes le conçoivent comme un petit caractère servant à séparer
les mots d’un blanc, quand les physiciens en font un milieu à quatre
dimensions déterminant un phénomène.
En littérature, il se présente également comme une notion
surchargée de significations. Il peut être considéré comme domaine,
liberté, texte, étendue, territoire. Toutefois, l’espace littéraire est
verbal. Il est du ressort de la langue et de la parole. Genette peut
affirmer : « L’espace romanesque est un espace verbal créé de toutes pièces,
caractère conforme à la fois à la nature des beaux-arts et, (…) à la notion
même d’espace ».218 Méïté Méké précise que « Cependant, cet espace
(romanesque) se distingue de ceux propres au cinéma et au théâtre car ces
espaces relèvent beaucoup plus de l’ordre du visuel et de la perception
auditive que de l’entremise des mots imprimés comme le récit
romanesque. »219
Or, Dominique Zahan et Makhily Gassama s’accordent pour dire
respectivement que toute parole est force vitale, parce qu’elle
217
- Termes usités dans la version électronique du Grand Robert de la langue
française, 2ème édition dirigée par Alain Rey.
218
- Gérard GENETTE, « La littérature et l’espace » in Figures II, Paris, Seuil,
1972, p. 45.
219
- Meïté MEKE, « Langue et représentation spatiale chez Barbey d’Aurevilly » in
En-Quête N°1, Abidjan, PUCI, Mai 1997, p. 44.
225
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suppose un germe générateur220 et que « Le mot est loin d’être un
élément vulgaire de la civilisation ; il constitue son âme, son souffle divin ;
c’est à lui qu’elle doit l’éternité de son rayonnement. C’est pourquoi la
langue maternelle est aussi précieuse que la civilisation à laquelle nous
appartenons.»221 Mieux, Mémel Fôté enseigne que «Parler, ce n’est pas
seulement exprimer l’identité de sa personne individuelle. C’est aussi
s’inscrire dans la mémoire de la communauté et inscrire la mémoire de sa
communauté dans la mémoire des hommes. »222 Parler revient, en d’autres
termes, à supporter le poids d’une culture et d’une civilisation.
Par conséquent, l’espace littéraire porte la marque de l’histoire et
d’un projet socio idéologique extra textuel. Le mode de
représentation de l’espace est un processus de condensation
idéologique ; idéologie entendue selon l’acception de Pierre Ansart223,
c'est-à-dire un discours orienté par lequel une passion cherche à
réaliser une valeur ; réalisation qui se fait dans le champ politique qui
est par nature conflictuel. Aussi, Zadi Zaourou affirme-t-il : « Les
espaces (…) ne sont jamais neutres, non seulement parce qu’ils sont habités
par des agents que traversent de multiples contradictions, mais aussi et
surtout parce que l‘impact des situations créées et vécues par ces
personnages est tel que ces espaces eux-mêmes finissent par être de véritables
réalités symboliques »224. Henri Mitterand225, Youri Lotman226, Michaïl
Bakhtine227, Michel Butor228, Roland Bouneuf229, Jean Weisgerber230
220
- Dominique ZAHAN, La dialectique du verbe chez les Bambara, Paris, Mouton
et CO, 1963.
221
- Makhily GASSAMA, Kuma : interrogation sur la littérature nègre de langue
française, Dakar – Abidjan NEA, 1978, p. 18.
222
- Harris MEMEL-FOTE, Esclavage, traite et Droits de l’homme en Côte d’Ivoire
de l’époque précoloniale à nos jours, Abidjan, CERAP, 2006, p. 46.
223
- Pierre ANSART, La gestion des passions politiques, Paris, PUF, 1974.
224
- Bernard ZADI Zaourou, « Littérature et Dialectique : Application de la
dialectique matérialiste à l’étude de la prose littéraire », in Revue du CAMES, Serie
B. Vol. 03, N° 002, 2001, p.3
225
- Henri MITTERAND, Le discours du roman, Paris, PUF, 1980.
226
-Youri LOTMAN, La Sémiosphère, Limoges, Presses Universitaires de Limoges,
1999.
227
- Michaïl Bakhne, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978.
228
- Michel BUTOR, Butor, « L’Espace du roman » in Essais sur le roman, Paris,
Gallimard, 1964, pp. 48-55.
226
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confirment alors que l’étude de l’espace ne doit pas se limiter à une
démarche topographique mais exige une topologie qui dégage ses
valeurs symbolique et idéologique.
Cette pratique est très féconde dans la littérature africaine
d’expression française. Car celle-ci est essentiellement vouée à la
question de l’aliénation. C’est pourquoi, Jean Pierre Makouta
M’boukou soutenait que : « Tout texte négro-africain, publié ou inédit, est
engagé. Chacune de ses pages, chacun de ses paragraphes, chacune de ses
lignes, chaque terme qui le composent sont engagés, et portent comme
marque de la misère des hommes qu’il défend. »231
Venance Konan est l’une des grandes plumes africaines
contemporaines à privilégier le traitement de l’espace dans l’écriture.
Son œuvre Le Rebelle et le Camarade Président232 revisite les
meurtrissures de l’Afrique, un fait de guerre précisément, à partir
d’une représentation particulière de l’espace. La problématique
consiste, pour nous, à savoir comment le traitement de l’espace
dévoile la question de l’inégalité sociale de développement et de
gestion ; quels sont les fondements idéologiques de l’organisation de
l’espace dans cette œuvre.
Par une approche sociocritique relevant de l’école de Vincennes de
Claude Duchet, nous tenterons de reconstituer la topographie de
cette œuvre, d’en discerner la signification et la valeur topologique
pour en dégager les enjeux idéologiques.
I – Une cité, deux mondes
Le couple conceptuel centre et périphérie est ici utilisé dans le sens
des économistes des inégalités de développement.233 Les historiens
marxistes ont, par l’entremise du matérialisme historique, certes
- Roland Bourneuf, Réal Ouellet, L’univers du roman, Tunis, Cérès, 1998.
- Jean Weisgerber, L’espace romanesque, Lausanne, L’Age d’homme, 1978.
231
- Jean Pierre Makouta M’Boukou, Introduction à l’étude du roman négroafricain de langue française (Problèmes culturels et littéraires), Abidjan, Dakar,
1980, p. 170
232
- Venance Konan, Le Rebelle et le Camarade Président, Abidjan, Frat Mat
éditions, Avril 2013.
233
- Amin Samir, Le développement inégal : essai sur les formations sociales, Paris,
Editions de Minuit, 1978.
229
230
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approfondi sa réflexion en étudiant l’économie capitaliste234 et en
distinguant « l’économie-mondiale » (le marché de tout l’univers, le
commerce du genre humain) de « l’économie-monde » (fragments
d’humains qui échangent entre eux à l’intérieur d’un même système).
Mais sa forme contemporaine est le fait de ces économistes. Il ne
s’agit donc pas de distinguer le milieu (centre) de l’extérieur (la
périphérie). Il est plutôt question de l’opposition de deux espaces
dans un système. Le centre fait référence à celui qui commande et la
périphérie à ceux qui subissent. Le centre et la périphérie impliquent
donc des relations dissymétriques. Christian Grataloup, dans un
article intitulé « Centre/Périphérie », précise :
Pour que ce couple ait un sens, il faut qu’il y ait relations entre les deux
types de lieux, donc des flux (de personnes, de marchandises, de capitaux,
d’informations, de décisions…) et que ses relations soient dissymétriques
(solde déséquilibré des flux, hiérarchie des relations de pouvoir…). Le centre
est central justement parce qu’il bénéficie de cette inégalité et,
réciproquement, la ou les périphérie(s) sont caractérisée(s) par un déficit
qui entretient leur position dominée. 235
La société textuelle de Le Rebelle et le Camarade Président regorge
d’une multiplicité d’espaces. Mais, le système centralisateur de la
trame événementielle est un espace-pays africain anonyme doté de
trois espaces-pays frontaliers : le Mandeso et le Fakinasso au Nord, et
le Freeland à l’Est. En d’autres termes, la médiatisation des relations
interpersonnelles est soutenue par l’organisation spatiale. Cet espacepays se singularise par une fracture socio économico politique. Ce
processus d’aliénation est avant tout la résultante d’une succession de
pouvoirs arbitraires. Excepté celui du « Père de la Nation », ceux de
l’héritier, du Général Noël et du Christ de Vava se fondent sur la
gabegie, le népotisme, le détournement de deniers publics et une
mauvaise répartition des richesses. Ainsi, l’agent social qui part à
Paris fait l’état des lieux à Lasso et Kodja, en ces termes : « Mes frères,
commença-t-il, le pays est gâté. D’abord, ils ont fini de voler tout l’argent du
- Lire les ouvrages suivant de Fernand Braudel : Ecrits sur l’histoire, Vol.1-2,
Paris, 1991 et La dynamique du capitalisme, Paris, 1988.
235
- Christian Grataloup, « Centre/Périphérie » in http// www.hypergeo.eu/spip.php?
Article 10 Consulté le 05 Mars 2016.
234
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pays. Il n’y a plus rien dans les caisses de l’Etat. Ils ont tout volé pour se
construire des palais dans la capitale, dans les villages de leurs pères et de
leurs mères. Ils ont tout volé pour s’acheter des quatre-quatre ». (p. 51) Cela
a pour conséquence l’extrême paupérisation de la masse qui entraine
la dépravation des mœurs : la prostitution, le détournement des
mineurs, l’homosexualité, la pédophilie, la chute des garants moraux
de la société : « Les prêtres au pays se baisent entre eux et baisent les
enfants ». (p. 52) La déconstruction sociale résultante du cynisme des
hommes politiques est décrite par cet autre agent social anonyme
avec humour :
Mais cela n’a pas suffi à leur bonheur. Alors, ils ont commencé à baiser
nos femmes pour que nous sachions que ce sont eux les maîtres. Ça nous a
fait mal, mais on a fini par s’y faire (…). Quand ils ont vu que ça ne nous
faisait plus mal, ils se sont alors mis à baiser nos grandes filles (…). Quand
ils ont vu que ça ne nous faisait plus mal, ils se sont mis à baiser nos filles
de quatorze et treize ans. Quand ils ont vu que ça ne nous faisait plus mal,
ils se sont mis à baiser nos garçons. Eh ! Mes frères. En ce moment même
au pays, on ne sait plus qui est garçon, qui est fille ». (p. 51)
C’est dire que l’espace-pays se caractérise par l’affaiblissement du
capital humain. L’écriture de Venance Konan se focalise sur sa
scission pour amplifier l’idée de décomposition du corps social.
Ainsi, les lexèmes Nord et Sud sont abondamment usités. Cette
toponymie rigide participe de l’idéologie ségrégationniste qui fait des
nordistes des allogènes et des sudistes des autochtones. En d’autres
termes, les rapports entre le Nord et le Sud sont des rapports inégaux.
L’usage des topolectes Nord, Sud fait progressivement place à des
désignateurs signifiants : Nordiste, Sudiste ou aux présentatifs
emphatiques « gens du Nord », « gens du sud ». Ainsi, la
bipolarisation spatiale dévoile non seulement des catégories sociales
mais surtout des identités. Ce qui précède autorise à dire qu’il y a une
fragmentation de l’identité nationale en identités nordiste et sudiste.
Le narrateur passe d’une évocation topolectale à une toposémie
inductive au sens où l’entend Diandué Bi Kacou Parfait :
« La toposémie inductive » est un syntagme nominal, une conjonction double
d’autant que le substantif « toposémie » est lui-même une composition à laquelle
229
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l’on adjoint l’adjectif « inductive » qui signifie ici « dénotatif », c'est-à-dire que la
notion que l’adjectif « inductive » qualifie n’est pas à « dénotation nulle » ; elle a un
référent dans le monde physique extratextuel. La « toposémie » est constituée de
« topos » qui signifie lieux et de « sème » qui renvoie selon George Mounier à
l’unité sémantique minimale résultant de l’analyse des signifiés. (…) La toposémie
serait donc l’ensemble des noms de lieux dans le texte romanesque développant des
paradigmes extra-textuels donnant à la fiction romanesque une dénotation non
nulle. (…) Tout toposème et tout topolexème est un toponyme. La toposémie est pardelà tout la capacité qu’à un toponyme de s’adapter à des espaces extra-textuels. Le
toponyme devient une métaphore englobante. La toposémie est inductive quand
plusieurs indices topolectaux désignent avec précision un espace extra-textuel
donné. La différence entre un toponyme et un toposème réside dans le type de
rapport avec l’extra-texte. Alors que le toponyme s’identifie et repose dans la diégèse
fictionnelle, le toposème par sa construction renvoie à l’extra-texte bien qu’il relève
lui aussi de la fiction.236
L’authenticité de la citoyenneté est fonction de l’espace occupé,
mieux de l’espace dont on est originaire : « Les Nordistes furent déclarés
allogènes, puisqu’ils étaient presque tous installés au Sud, sur les terres
ancestrales des gens du Sud, et ceux qui étaient restés au Nord étaient pour
la plupart accusés de venir en réalité des pays voisins du Nord. » (p. 53)
Puis, ils « sont déclarés incompétents et chassés de la fonction
publique ». (p. 100)
En somme, la topographie de la société textuelle de Venance
Konan dispose les espaces en espace du pouvoir (économique et
politique) et en espace populaire. Le Sud, espace du pouvoir (le
centre), est un espace de grands intérêts. Ils éveillent des convoitises,
parce qu’ils concentrent toutes les richesses. Le Nord, espace
populaire (la périphérie), a un taux de paupérisation très élevé : « Les
paysans du Nord étaient plus pauvres que ceux du Sud ». (p. 103)
Le co-texte, particulièrement le titre, le confirme. Car comme le dit
Henri Mitterand, « le titre désigne l’ensemble du texte qui le suit. »237 La
classification de Leo Hoek permet d’en faire une analyse efficiente. Ce
- Diandue Bi Kacou Parfait, « La dialectique de l’espace identitaire dans Allah
n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma » in En-Quête N°15, Abidjan, EDUCI,
2006, p. 135.
237 - Mitterand, Henri, « Les titres des romans de Guy des Cars » in
236
Sociocritique (Sous la Direction de Claude Duchet), Paris, Fernand Nathan,
1979, p. 90.
230
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dernier « distingue (…) entre deux sortes de titres : le ‘‘titre subjectal’’, qui
désigne le sujet du texte, exemple Amour de ma vie, et ‘‘le titre objectal’’,
qui désigne le texte en tant qu’objet, c'est-à-dire en tant qu’appartenant à
une classe donnée de récits, exemples Aventures de…, Révélations
sur…, Histoire de…, etc. »238 De cette classification, l’on retient que Le
Rebelle et le Camarade Président est un titre subjectal.
Leo Hoek propose, par ailleurs, un découpage des monèmes
constitutifs du titre qu’il appelle opérateurs. Il l’entreprend sur la
base d’une catégorisation qui lui permet de relever « l’animé humain
(considéré pour sa condition, exemple La Demoiselle d’Opéra, ses
qualifications, sa situation narrative), l’inanimé (opérateurs objectaux, par
exemple Les Gommes), la temporalité (indications de durée et d’époque, par
exemple Chronique du règne de Charles IX ou La semaine Sainte), la
spatialité (par exemple Le labyrinthe ou Notre-Dame de Paris),
l’événement (ce qu’on pourrait appeler les opérateurs ‘‘narratiques’’, ou
encore factuels, par exemple La Débâcle ou La Curée)239. Ce qui précède
autorise à dire que le titre de l’œuvre de Venance Konan se fonde sur
des opérateurs animés humains : le Rebelle et le Président. Ceux-ci
déterminent non seulement un statut social ; mais également
implicitement des espaces. Ici, le Rebelle (Lasso) occupe un espace
marginal (le Nord). Le président réside dans un palais et ne contrôle
que la zone Sud du pays.
L’espace est, par conséquent, le nœud de l’action dramatique. Il ne
sert pas uniquement à ancrer le récit dans un cadre référentiel. Il
participe aussi à la signification du récit qui a pour sociogramme
générateur la lutte contre la gestion calamiteuse du pouvoir qui
repose sur un discours identitaire. En somme, le sociotexte est
soutenu par une structure spatiale construite comme un réseau de
relations d’opposition, d’antagonisme entre un pôle dominant (le
Sud) et un pôle secondaire dominé (le Nord). Il en découle que la
construction spatiale est crisogène.
238
- Mitterand, Henri, « Les titres des romans de Guy des Cars » in
Sociocritique (Sous la Direction de Claude Duchet), Paris, Fernand Nathan,
1979, p. 91.
239
- Idem, pp. 92-93.
231
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II – Un espace crisogène
Nous sommes redevable à Diandué Bi Kacou Parfait de
l’usage du terme espace crisogène qu’il définit comme suit : « Espace
crisogène : espace portant consubstantiellement la crise. Espace comportant
dans ses strates profondes les germes d’une crise. Espace générateur de
crises. »240
Dans la dialectique de la société, la crise nait d’un conflit. C’est
donc une forme d’antagonisme parce que : « il y a antagonisme lorsque
dans des conditions déterminées, une contradiction évolue et atteint un
degré tel que ses deux termes ne peuvent plus cohabiter à l’intérieur de cette
unité dialectique ».241 Zadi Zaourou précise : « Dans un texte littéraire,
tout comme du reste dans la vie réelle, toute guerre, tout assassinat ou toute
tentative de meurtre etc. constitue sans nulle doute le signe de la
manifestation phénoménologique d’une contradiction antagonique qu’il
reviendra bien sûr au critique d’identifier, de formuler et d’analyser
correctement.242 »
L’espace romanesque de Venance Konan donne l’image d’une
société balafrée, meurtrie par des manifestations phénoménologiques
de la lutte des contraires : les agressions, le banditisme, les
assassinats. En conséquence, le front social est en ébullition.
L’écriture s’investit dans la représentation de cet espace de guerre. En
effet, la société du roman dévoile un univers concentrationnaire qui
amplifie la criminalisation et la destruction de l’État. La fracture
politique entraîne une fragmentation de la nation. Car Cette gestion
calamiteuse a pour conséquences la dislocation des ramifications
sociologiques du pouvoir, c'est-à-dire les Appareils Idéologiques
d’État (AIE) que sont : la famille, la presse, surtout l’école et la justice.
L’instance narrative décrit le processus d’accumulation
quantitative qui en résulte : « Les gens du Nord n’apprécièrent pas cette
confiscation du pouvoir et à l’appel de leur leader charismatique qui s’était
réfugié à l’étranger, ils furent les premiers à manifester leur opposition au
Général. Celui-ci réprima leurs manifestations dans le sang. Ses militaires se
mirent à violer les femmes du Nord, à piller et à exécuter des gens du Nord
240
- Diandué Bi Kacou Parfait, Op.cit., p. 133.
- Zadi Zaourou, Op. Cit., p. 8
242
- Idem, p. 8
241
232
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dans les rues en les qualifiant de bandits aux grands boubous pouilleux. »
(p. 53) Les Appareils d’État (AE) et les Appareils Idéologiques d’État
(AIE) étant aux mains des sudistes, les Appareils Répressifs d’État
(ARE) sont en alerte maximale pour maintenir ‘‘la norme’’. Ici, la
norme est « le résultat d’une réconciliation obtenue par la force, parfois
celle des armes » : « La normalisation est le fait de se soumettre, contre sa
volonté ou sous l’emprise d’une idéologie autoritaire, à une norme ou un
paradigme donné. Il y a des victimes consentantes et des victimes
sanctionnées sans avoir forcément tort. »243 Cette pratique
d’embrigadement des libertés fondamentales entraine des révolutions
de palais : les coups d’Etat du Général Noël et du Général Béou et la
rébellion du Mouvement Patriotique pour la Libération de l’Afrique
(MPLA) dirigé par le sergent-chef Issé : « (…) un groupe de rebelles, en
provenance du Fakinasso, avait attaqué la capitale durant la nuit (…). Une
heure plus tard, le ministre rappela pour annoncer que d’autres groupes de
rebelles avaient occupé les deux principales villes du Nord du pays, là où
étaient entreposés les avions de guerre et où il venait de faire transférer
l’armement lourd. » (p. 127)
Le Nord adhère au combat des rebelles. Il devient très tôt leur
bastion. Fakinasso (pays frontalier au Nord) fait partie de l’espace de
guerre. Car c’est dans cet espace-pays que se conçoit, s’organise et
prend forme cette rébellion armée. En effet, c’est à Gaoual (espaceville) que le recrutement de soldats mercenaires constitués de
déserteurs de l’armée se fait. Ces soldats exilés adhèrent donc au
projet de déstabilisation du régime du Camarade Président. Il en
découle que l’espace participe de l’action révolutionnaire. Il ne sert
pas uniquement à ancrer le récit dans un cadre référentiel. Il participe
aussi de la signification du récit : la lutte pour la liberté.
La guerre oppose ainsi le Nord (espace-région) au Sud (espacerégion). C’est dire qu’il y a une guerre des espaces. Mais le récit de la
guerre se focalise sur le Sud, la capitale et les principales villes de la
zone au nord. L’affrontement dans la capitale se fait également sur la
base d’une occupation rationnelle des espaces-quartiers. Les bas- Séry Bailly, « L’art et la politique entre normalisation et liberté » in in Revue de
Littérature et d’esthétique négro-africaines N° 11, Actes du colloque avec table
ronde sur: Esthétique et politique : de la laideur à la beauté, Abidjan, EDUCI, 2009,
p. 33.
243
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quartiers et les bidonvilles (espaces-prolétaires) sont privilégiés par
les rebelles. Ils ceinturent les quartiers huppés (espaces-bourgeois)
contigus au camp militaire. L’antagonisme installe le chaos : « C’était
le chaos total dans la capitale et il avait gagné les autres villes de la zone dite
loyaliste. Tout le monde attaquait tout le monde et les forces dites
impartiales, au milieu, ne savaient plus qui protéger, qui séparer. » (p. 259)
En somme, la socialité de Le Rebelle et le Camarade Président est
construite sur des espaces tragiques et dysphoriques qui médiatisent
la banalisation de la violence sous toutes ses formes.
III – Enjeux idéologiques
La liberté est le substrat de l’œuvre de Venance Konan. Il conçoit
l’écriture comme une quête, « la tentation naturelle chez un créateur (…)
de prendre sa part des tourments et des aspirations de sa société »244. Aussi,
dédie – t-il son œuvre aux victimes des crises africaines dans son
épigraphe : « A toutes les victimes de toutes les absurdités de l’Afrique ».
Mais, il choisit d’évoquer la problématique de la liberté à partir du
paradigme de sa négation. Le Rebelle et le Camarade Président, « dans
cette logique, tisse avec le vaste champ sémantique des antonymes de
la liberté : arrestations, clandestinité, tuerie, suicide, imposture… ».245
Manifestement, Venance Konan a une très grande connaissance des
réalités socio économico politiques africaines. Son roman puise son
souffle dans la symbolisation et le travail sur l’espace qui confère une
densité à l’imaginaire tout en actualisant cette problématique de la
survivance identitaire des cultures minoritaires. Pour lui, celle-ci
exige la reconnaissance des droits de l’homme de valeur universelle,
la liberté soutenue par une forte expression de la solidarité entre les
peuples. Si « l’espace est un facteur de construction des identités »
selon les termes d’Adama Coulibaly, trouver des solutions
244
- Les termes sont de Mongo Beti, « Choses vues au Festival des arts africains de
Berlin Ouest (du 22 Juin au 15 Juillet 1979 » p.54
245
-Kouamé Kouamé, « Sony Labou Tansi et le problème de liberté : l’exemple de
La vie et demie » in En-Quête N°8, Abidjan, EDUCI, 2001, p. 176
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alternatives pour engager les individus et une société meilleure
nécessite la fondation d’espaces intégrateurs.
Par l’entremise de cette œuvre, Venance Konan se propose de
critiquer les démocraties émergentes des pays africains. Il s’évertue à
repenser le fonctionnement de ces États, et questionne le monde
politique pour déceler les mécanismes de propagation des conflits. En
réinterrogeant les catégories traditionnelles du politique à travers la
représentation d’espaces identitaires conflictuels, il constate que le
discours politique identitaire est une source de marginalisations
sociales et d’affaiblissement du capital humain.
Pour lui, les intellectuels ont pour mission de favoriser le passage
des sociétés déchirées d’aujourd’hui aux sociétés réconciliées de
demain, en participant à la naissance d’une civilisation universelle
qui suppose le respect des droits des peuples à l’autodétermination.
Car la liberté vraie réside dans la conjonction de nos différentes
faiblesses.
La société de référence convoquée, à cet effet, est la Côte d’Ivoire.
Car la description des pays frontaliers de l’espace-pays anonyme que
sont le Mandeso, le Fakinasso, le Freeland montre qu’il s’agit
respectivement du Mali, du Burkina Faso et du Libéria. D’un point de
vue thématique, Mandeso provient du malinké ou bambara. Il est
constitué de deux substantifs : ‘‘mande’’ faisant allusion à l’empire du
Manden de Soundiata Kéïta dont les habitants sont les Mandens ; et
« so » qui renvoie à la ville, au territoire, au village. Le Fakinasso a
pour capital Gaoual, anagramme de Ouaga (dougou). Et Freeland qui
signifie littéralement en anglais terre de liberté, terre libre comme
« libreville », fait référence à l’histoire du peuplement du Libéria. Ce
pays, à l’abolition de l’esclavage, fut peuplé par les esclaves
affranchis qui décidèrent de revenir sur leur terre natale. C’est le lieu
de dire que dans l’histoire récente de la crise ivoirienne, le Burkina
Faso fut accusé d’avoir hébergé les soldats déserteurs qui ont fomenté
la rébellion. Le Général Noël est un personnage référentiel. Il
orchestre un coup d’Etat comme le général Robert Gueï le 24
Décembre, à la veille de Noël : « Lorsque le général Noël fit son coup
d’Etat », « on appela le général Noël ‘‘Papa Noël’’. (p. 95) Le leader
charismatique du nord et le Christ de Vava font référence à Alassane
Ouattara et Laurent Gbagbo qui avait pour pseudonyme le woody de
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Mama. Le discours politique identitaire de référence est par
conséquent l’ivoirité. Boa Thiémélé Ramsès précise son origine et son
instrumentalisation par le politique, dans un article : L’ivoirité entre
beauté et laideur :
L’ivoirité originelle est culturelle. Son géniteur s’appelle Niangoran Porquet,
un homme de culture. (…) L’ivoirité selon son géniteur, est ce que, en 1974 les
Ivoiriens devaient apporter comme valeurs spécifiques au patrimoine culturel de
l’Afrique. (…) Malheureusement, le développement politique de l’ivoirité est
contemporain de plusieurs débats et de certains événements sociaux politiques
qui vont rejaillir sur la réception même du concept. La réception de la version
politique de l’ivoirité a lieu dans un contexte particulièrement idéologique voire
démagogique.246 (pp.11-12)
Venance Konan fait de Le rebelle et le Camarade Président une
contribution à ces débats. Il recherche les causes profondes du mal
ivoirien. Pour lui, le discours politique identitaire est source de
conflits, de dérapages incontrôlables, parce qu’il entraîne la
discrimination et l’exclusion qui sont de graves atteintes à la cohésion
nationale. C’est dire qu’une identité ne se décrète pas politiquement,
et ne doit pas être soumise au carcan d’une volonté politique de
circonstance. La souveraineté réside dans l’intégration, et non dans
l’assimilation et l’alignement. La conception essentialiste de l’identité
rime avec le jeu de l’ethnicité, de la religiosité qui est un frein à la
régularité, à la transparence dans la gestion des affaires, et au respect
des procédures, des citoyens et de l’État de droit. Bandaman Maurice
affirme à juste titre, dans Côte d’Ivoire : chronique d’une guerre
246
- Boa, Thiémélé Ramsès, « L’ivoirité entre beauté et laideur » in Revue de
Littérature et d’Esthétique Négro-africaines, Actes du colloque avec Tableronde sur : Esthétique et politique : de la laideur à la beauté, Abidjan, EDUCI,
2009, pp. 11-12
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annoncée247 : « Tout appel à un peuple qui n’exalte pas le goût de l’effort, du
sacrifice, du désintéressement, du travail pour son pays, mais s’appuie sur la
primauté d’un groupe sur un autre conduit toujours et partout à
l’éclatement de la nation ». En somme, le discours politique identitaire
est un frein à la bonne gouvernance et à la concorde intérieure.
En dénonçant le discours politique identitaire, l’esthétique de
l’écrivain ivoirien rencontre celle de Diégou Bailly dans La traversée
du guerrier.248 Toutefois, l’art de Venance Konan réside dans la
symbolisation et le travail sur l’espace. En faisant également de la
figuration spatiale le noyau structurateur de l’action dramatique, il
définit l’espace romanesque comme une langue qui suppose une
stratégie de communication. L’inscription des agents sociaux dans
des réseaux spatiaux conflictuels obéit à l’objectif de dévoiler et
dénoncer « un univers ambigu et absurde où la pratique du pouvoir et les
actes humains orientent vers un anti-pouvoir et une anti-société »249. Il y a
donc volonté de renforcer l’effet réel de la trame événementielle pour
toucher le maximum de conscience possible. Car il y a urgence dans
l’élaboration d’une identité collective : socle de toute identité
politique et de toute souveraineté. On comprend dès lors pourquoi
Mario Vargas affirmait que « la chance de la littérature, c’est d’être
associée aux destins de la liberté dans le monde : elle reste une forme
fondamentale de contestation et de critique de l’existence ».250
Conclusion
Le Rebelle et le Camarade Président est un roman de témoignage sur
la crise ivoirienne. Il dévoile une esthétique de la binarité qui repose
sur la fictionnalisation de la problématique du centre et de la
périphérie dans la vie d’une nation. Il se veut une contribution au
- Bandaman Maurice, Côte d’Ivoire : chronique d’une guerre annoncée,
Abidjan, publié en collaboration avec le quotidien 24 heures, 2004.
248 - Damien, Bédé, « Mythe, pouvoir et société dans La vie etdemie » in En247
Quête N°9, Abidjan, EDUCI, 2002, p. 81
249
250
- Damien Bédé, Idem, p. 81.
- in Revue Le monde l’éducation 2000.
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débat de la survivance identitaire des cultures minoritaires et du
discours politique identitaire dans les démocraties émergentes.
Venance Konan montre ainsi que l’écrivain doit être un créateur,
un inventeur, un consolidateur de ce supplément d’âme nécessaire à
la préservation de l’équilibre social. A ce titre, Le Rebelle et le Camarade
Président est un hymne à la liberté. Car elle se veut l’expression d’une
lutte contre les dérives meurtrières de la guerre. Cette entreprise
confirme la préoccupation de Tanella Boni dans son article intitulé
Vivre, apprendre et comprendre : « Les écrivains parlent-ils d’autre chose
que de la vie ? Ces dernières années, il est vrai, les guerres et les violences de
toutes sortes, ont envahi aussi l’espace de l’écriture, faisant partie intégrante
désormais des univers imagés. La mort, la souffrance et le chaos ont donc fait
irruption sur la page blanche, venant de très près de la vie réelle. Mais écrire
est-il autre chose qu’une lutte incessante contre la mort ambiante ? »251
Références bibliographiques
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BAILLY Diégou, La traversée du guerrier, Abidjan, CEDA, 2004.
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in in Revue de Littérature et d’esthétique négro-africaines N° 11, Actes du
colloque avec table ronde sur: Esthétique et politique : de la laideur à la
beauté, Abidjan, EDUCI, 2009.
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Gallimard, 1978.
BANDAMAN Maurice, Côte d’Ivoire : chronique d’une guerre
annoncée, Abidjan, En collaboration avec le quotidien 24 heures, 2004.
BRAUDEL Fernand, - Ecrits sur l’histoire, Vol. 1, Paris, Flammarion,
1969.
- La dynamique du capitalisme, Paris, Flammarion, 2014.
251
-Tanella BONI, « Vivre, apprendre et comprendre » in Notre Librairie N°144,
Paris, ADPF, 2001, p. 7
238
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BOA Thiémélé Ramsès, « L’ivoirité entre beauté et laideur » in
Revue de Littérature et d’Esthétique Négro-africaines, Actes du
colloque avec Table-ronde sur : Esthétique et politique : de la laideur à la
beauté, Abidjan, EDUCI, 2009
BONI, Tanella, « Vivre, apprendre et comprendre » in Notre
Librairie N°144, Paris, ADPF, Avril-Juin 2001.
BUTOR Michel, « L’Espace du roman » in Essais sur le roman, Paris,
Gallimard, 1964.
DAMIEN Bede, « Mythe, pouvoir et société dans La vie et demie »
in En-Quête N°9, Abidjan, EDUCI, 2002.
DIANDUE Bi Kacou Parfait, « La dialectique de l’espace
identitaire dans Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma » in EnQuête N°15, Abidjan, EDUCI, 2006.
GASSAMA Makhily, Kuma : interrogation sur la littérature nègre de
langue française, Dakar – Abidjan NEA, 1978.
GENETTE Gérard, « La littérature et l’espace » in Figures II, Paris,
Seuil, 1972.
GRATALOUP
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« Centre/Périphérie »
in
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www.hypergeo.eu/spip.php? Article 10 Consulté le 05 Mars 2016.
KONAN Venance, Le Rebelle et le Camarade Président, Abidjan, Frat
Mat, Avril 2013.
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liberté : l’exemple de La vie et demie » in En-Quête N°8, Abidjan,
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La structure du texte artistique, Paris, Gallimard, 1973.
MEÏTE Méké, « Langue et représentation spatiale chez Barbey
d’Aurevilly » in En-Quête N°1, Abidjan, PUCI, Mai 1997.
239
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d’Ivoire de l’époque précoloniale à nos jours, Abidjan, CERAP, 2006.
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SAMIR Amin, Le développement inégal : essai sur les formations
sociales, Paris, Editions de Minuit, 1978.
WEISGERBER Jean, L’espace romanesque, Lausanne, L’Age
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ZADI Zaourou Bernard, « Littérature et Dialectique : Application
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du CAMES, Ouagadougou, Série B. Vol. 03, N° 002, 2001.
ZAHAN Dominique, La dialectique du verbe chez les Bambara, Paris,
Mouton et CO, 1963.
240
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ANNEXE : Le lieu scénique et l’espace poétique dans les
spectacles rituels africains
Marie-José HOURANTIER
Ecole Normale Supérieure d’Abidjan
La dramaturgie théâtrale considère deux lieux qui constituent
l’espace théâtral organisé par le Metteur en scène : le lieu scénique et
l’espace poétique.
Le lieu scénique est l’espace configuré aux yeux des
spectateurs par les décors, accessoires, acteurs en mouvement.
L’espace poétique, est un espace d’invisibilité, un ailleurs
présent dans le discours des personnages. Dans la dramaturgie
classique du 17ème siècle, on ne représentait pas, par exemple,
certaines batailles sur le lieu scénique, comme la bataille du Cid,
difficile à traiter, ou obéissant à un souci de bienséance. Aujourd’hui,
on attend un numéro d’acteur, rapportant un récit avec brio, sans
lésiner sur la gestuelle, osant convoquer tous les temps et les espaces.
Les spectacles en Afrique, issus des rituels traditionnels ne
séparent pas ces deux lieux, intimement imbriqués. Ils traduisent une
mystique qui ne divisent pas deux plans aussi réels l’un que l’autre et
où la communion avec le monde des Esprits règle le quotidien. La
géométrie spatiale réunit les discours des personnages d’ici et
d’ailleurs, portant leurs discours spécifiques. Mes mises en scène
inspirées de ces réalités, expliquent et enrichissent la connaissance de
la société africaine et de ses cheminements initiatiques.
Organisation de l’espace
Le lieu scénique du rituel traditionnel africain regroupait deux
plans : celui du divin et celui de l’humain et de la réunion
consensuelle des forces supérieures, de l’auditoire et du meneur de
rite, naissait l’action rituelle efficace. Le sol et le ciel, domaine des
divinités, devenaient présents et sensibles dans le cercle rituel
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traditionnel. Au cours de transes, ils s’exprimaient par le geste et la
parole sur le lieu- même de l’action théâtrale : la métamorphose des
personnages avait cédé la place à un génie qui prenait possession
d’un corps et d’une voix.
Le cercle rituel inspire toujours certains spectacles : il est
constitué par les acteurs sur scène formant un demi-cercle prolongé
par le public qui forme un deuxième demi- cercle. Cette image du
rond est ressentie comme un soutien pour
se rassembler sur soimême. Il s’agit de s’affirmer du dedans, avant d’affronter un groupe
qui nous engendre constamment ou nous détruit.
L’espace poétique, domaine de l’imaginaire, s’implique sur le
lieu scénique qui devient aussi un lieu de démystification où tout est
donné à voir, où l’on montre les techniques, où l’on suit la chute des
masques : dans « Ma Sogona ma laide » (1), Sogolon danse la danse
du Toroféré, projetée dans l’invisible comme la fleur du figuier qui
n’est vue que par le regard troisième sous forme d’or. Ce lieu double
est habité, vécu, piétiné ; les acteurs s’y traînent comme pour mieux
s’imprégner des vibrations telluriques.
Le lieu scénique est créé rituellement au début du spectacle, juste
avant l’installation des acteurs, pour le préparer mystiquement à la
rencontre des deux plans :
Traditionnellement, un acteur trace au début du spectacle,
symboliquement avec de la poudre de kaolin, l’espace salle-scène,
devenant alors sacré.
L’espace se construit ensuite avec des objets, des accessoires
qui définiront le jeu des acteurs et la trame de la fable. Le corps de
l’acteur et son costume devient aussi espace : les « bilokos » (2)
accessoires que l’on porte sur soi à l’instar de Lucky (En attendant
Godot), chargé de tous les colis de Pozzo, indiquent son état de
déchéance, sur un chemin de servitude. L’arbre squelettique, rendezvous avec l’invisible Godot, rappelle à la fois une potence et une
croix, ainsi qu’un arbre de Vie, relié à l’autre Monde, signe d’ espoir
et salut. Chaque spectacle, a ses objets forts, son décor symbolique. Ils
sont investis d’un pouvoir diffus, d’une capacité d’agir sur chacun. Le
lieu scénique fonctionne alors à la manière d’un voyage initiatique,
jalonné de signaux (les accessoires) qui orientent l’action.
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L’Africain continue toujours à capter les forces qui dorment en
toute forme et s’identifie « magiquement » avec ces formes.
Les transes- psychodrames
En mettant en scène des désirs et leurs conflits, l’acteur fuit la
réalité du lieu scénique vers un monde symbolique, rempli de
potentialités compensatrices ; dans une sorte de stratégie de
protestation, une thérapie des opprimés, le théâtre-rituel fait passer
par la transe, les personnages à problèmes, sortant d’un passé pesant,
d’un lieu coercitif ; l’acteur donne à voir la lente construction du
monstre qui sommeille en lui. Il vit l’acte présent et la conscience
jaillira au bout d’un travail sur soi-même quand le personnage aura
suffisamment balayé, lessivé, frotté et qu’il verra plus clair autour de
lui. Et ce travail n’est pas renvoyé dans un espace poétique mais
exprime sans tabou ni pudeur ce retrait des masques.
L’espace des spectateurs
Les spectateurs font partie intégrante du jeu. Les acteurs
circulent en permanence dans la salle et représentent la participation
du public ou l’image sociale de ce public. Cet espace se manifeste sur
le plan sonore par des vociférations, des questionnements, des
acquiescements ou rejets.
Les spectateurs doivent se sentir pris à l’intérieur du cercle
rituel pour suivre le traitement de ce qui peut être leur problème.
Toutes les poses sociales de la salle sont démasquées sur scène avec
les doubles caricaturés.
Une liaison permanente existe entre la salle et la scène, l’une
complétant l’autre et permettant une meilleure appréhension des
réalités à plusieurs faces. L’espace des spectateurs, refermant le cercle
rituel, est l’espace de la normativité, espace positif connoté
« euphoriquement », contrairement à l’espace scénique, négatif,
connoté « dysphoriquement » et correspondant à la transgression
d’une norme.
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L’évolution des lieux scéniques
Les lieux éclatent à certains moments de l’action en particulier
au cours des psychodrames où les personnages exploitent toute l’aire
de jeu sans plus tenir compte de l’organisation préalable. Un seul et
même espace réunit alors tous les antagonistes qui sont tenus de
s’affronter. Un espace nu ne les oriente plus.
Dans les pauses poétiques, les personnages agrandissent leurs
espaces à la mesure de leurs désirs : soit ils s’élèvent en grimpant sur
des accessoires, soit ils se laissent conduire au hasard d’une danse.
Dans ces instants d’exaltations, les personnages cherchent à se
rapprocher, à découvrir des zones inconnues qui alimenteraient leurs
rêves d’évasion.
Parfois la nudité des lieux où aucun élément de décor ne distrait,
donne libre cours à l’imagination des acteurs qui vivent ainsi les
situations les plus incongrues. Le spectateur de son côté ne se laisse
pas prendre par des détails anecdotiques qui le détourneraient de
l’axe essentiel de sa réflexion. D’autant plus que son attention doit
rester toujours en éveil du fait que les différents lieux fonctionnent en
même temps et le sollicitent constamment.
L’action jouée sur un lieu a une répercussion immédiate sur un
autre, tandis que d’autres proposent des actions parallèles quand
l’espace-salle poursuit indépendamment son jeu, au rythme du
quotidien.
Enfin, à d’autres moments, certains personnages sont enfermés
dans un monde clos à l’image de leur réalité et ils ignorent totalement
les autres présences. Chacun vit sans tenir compte de l’autre, le
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drame de sa vie. L’acteur restreint alors chaque fois un peu plus son
espace vital jusqu’à l’absorption complète de son personnage.
Lieux étroits, oppressants comme des prisons ; espaces à la
taille des élans, des fantasmes qui se libèrent. Les lieux suivent
l’évolution des personnages, orientent le regard du public, tracent des
sentiers qui mènent tous vers la salle, lieu de la grande lumière. C’est
là que réside la réponse, au cœur de chaque spectateur qui devrait se
sentir entamé et bousculé dans ses certitudes. C’est là qu’il s’inscrit de
plein pied dans sa société et l’interroge.
Bibliographie sélective
Hourantier Marie-Josée, Ma Sogona Ma laide, Paris, L’Harmattan,
2001.
2- L’Art de porter sur soi tous les accessoires utiles au voyage.
Bibliographie
Du rituel à la scène chez les Bassa du Cameroun, en collaboration
avec Jacques Scherer, Nizet, Paris, 1979
Du rituel au théâtre-rituel, l’Harmattan, Paris, 1984
Pièces de théâtre-rituel de MJHourantier :
Le chant de la colline suivi de A l’aube de la conscience, NEA
Dakar, 1990
Orphée d’Afrique, L’Harmattan, Paris, 1991
Mises en scène de Les Mains veulent dire et La Rougeole arc-en ciel,
NEA, Dakar, 1991
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Table des matières
INTRODUCTION ........................................................................................................... 9
MEKE MEITE ...................................................................................................................... 9
LA VILLE A L’OEUVRE ........................................................................................................ 13
BEATRICE N’GUESSAN EPOUSE LARROUX .................................................................. 13
PROMENADES STENDHALIENNES : CES LIEUX DE RAVISSEMENTS ET DE PRIVATIONS .... 35
MEITE MEKE .................................................................................................................... 35
ESPACE ET GENERICITE DANS UN PEDIGREE DE PATRICK MODIANO ............................. 53
KASSOUM KONE .............................................................................................................. 53
L’ENTRE-DEUX OU LE « DEDANS-DEHORS » DANS LA FICTION D’HELENE CIXOUS ........ 72
ANICET MODESTE M’BESSO ............................................................................................ 72
ESPACE : SYMBOLISME ET SEMANTIQUE .......................................................................... 92
PRINCE ALBERT GNACABI KOUACOU ........................................................................... 92
TECHNIQUES DE CREATION D’ESPACES EN SCIENCE-FICTION : CAS DE LA PEUR GEANTE
DE STEFAN WUL ..............................................................................................................
108
ROSINE BROU DIGRY GNAMIEN KOUADIO .................................................................. 108
NON-LIEUX DANS LE ROMAN AFRICAIN POSTCOLONIAL FRANCOPHONE : FORMES ET
ENJEUX .............................................................................................................................
124
ADAMA COULIBALY .................................................................................................... 124
LES NON-LIEUX OU REFLEXIONS SUR UNE ANTHROPOLOGIE DU QUOTIDIEN CHEZ
MICHEL HOUELLEBECQ .................................................................................................. 139
YAYA TRAORE .............................................................................................................. 139
POUR UNE EXPERIENCE DE LA SPATIALITE DU CORPS PROPRE ....................................... 163
ALLEBY SERGE PACOME MAMBO ................................................................................. 163
TOPOLOGIE ELEMENTAIRE DES ESPACES LITTERAIRES .................................................. 189
JEAN-MARIE KOUAKOU .............................................................................................. 189
ESPACE IMAGINAIRE ET IDEOLOGIE : LA PROBLEMATIQUE DU CENTRE ET DE LA
PERIPHERIE DANS LE REBELLE ET LE CAMARADE PRESIDENT DE VENANCE KONAN ...
224
ADAMA SAMAKE .......................................................................................................... 224
ANNEXE : LE LIEU SCENIQUE ET L’ESPACE POETIQUE DANS LES SPECTACLES RITUELS
AFRICAINS .......................................................................................................................
241
MARIE-JOSE HOURANTIER ......................................................................................... 241
246