Les Cahier du Grathel N° 04
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Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org L’ESPACE Sous la direction du Professeur Méité MEKE ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL /Décembre 2016 N°04/ 2016 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Comité de rédaction Directeur de publication : Prof Philip Amangoua ATCHA Rédacteur en Chef : Dr Adama Samaké Rédaction en Chef Adjoint : Kobenan Casimir Secrétaires de rédaction : Kouadio Rosine, Coulibaly Arouna, Adelaide Serifou Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Comité scientifique international Mosé CHIMOUN Prof. Titulaire, Université Gaston Berger, Sénégal Clément Palaï DILI Maître de Conférences, Université de Buea, Cameroun Pierre FANDIO Prof. Titulaire, Université de Buea, Cameroun Dahouda KANATÉ Associate professor, University Hobart and Williams Smith Coleges, USA Jean Marie KOUAKOU Prof. Titulaire, Université Félix Houphouet Boigny, Côte d’Ivoire Georice Berthin MADEBE Directeur de Recherche, HDR, Université Oumar Bongo, Gabon Pierre N’DA Prof. Titulaire, Université Félix Houphouet Boigny, Côte d’Ivoire Florence PARAVY Maître de Conférences, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, France Komlan Gbanou SELOM Maître de Conférences, Université de Calgary, Canada Josias SEMUJANGA Prof. Titulaire, Université de Montréal, Canada Comité de lecture Adama COULIBALY, Prof Titulaire, Univ. FHB de Cocody Bi Kacou Parfait DIANDUE, Prof. Titulaire, Univ. FHB de Cocody Jean Marie KOUAKOU, Prof Titulaire, Univ. FHB de Cocody Méké MÉITÉ, Professeur Titulaire, Univ. FHB de Cocody Deho Roger TRO, Prof. Titulaire, Univ. Alassane Ouattara de Bouaké Philip Amangoua ATCHA, Prof. Titulaire, Univ. FHB de Cocody Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Sommaire INTRODUCTION ........................................................................................................... 9 MEKE MEITE ...................................................................................................................... 9 LA VILLE A L’OEUVRE ........................................................................................................ 13 BEATRICE N’GUESSAN EPOUSE LARROUX .................................................................. 13 PROMENADES STENDHALIENNES : CES LIEUX DE RAVISSEMENTS ET DE PRIVATIONS .... 35 MEITE MEKE .................................................................................................................... 35 ESPACE ET GENERICITE DANS UN PEDIGREE DE PATRICK MODIANO ............................. 53 KASSOUM KONE .............................................................................................................. 53 L’ENTRE-DEUX OU LE « DEDANS-DEHORS » DANS LA FICTION D’HELENE CIXOUS ........ 72 ANICET MODESTE M’BESSO ............................................................................................ 72 ESPACE : SYMBOLISME ET SEMANTIQUE .......................................................................... 92 PRINCE ALBERT GNACABI KOUACOU ........................................................................... 92 TECHNIQUES DE CREATION D’ESPACES EN SCIENCE-FICTION : CAS DE LA PEUR GEANTE DE STEFAN WUL .............................................................................................................. 108 ROSINE BROU DIGRY GNAMIEN KOUADIO .................................................................. 108 NON-LIEUX DANS LE ROMAN AFRICAIN POSTCOLONIAL FRANCOPHONE : FORMES ET ENJEUX ............................................................................................................................. 124 ADAMA COULIBALY .................................................................................................... 124 LES NON-LIEUX OU REFLEXIONS SUR UNE ANTHROPOLOGIE DU QUOTIDIEN CHEZ MICHEL HOUELLEBECQ .................................................................................................. 139 YAYA TRAORE .............................................................................................................. 139 POUR UNE EXPERIENCE DE LA SPATIALITE DU CORPS PROPRE ....................................... 163 ALLEBY SERGE PACOME MAMBO ................................................................................. 163 TOPOLOGIE ELEMENTAIRE DES ESPACES LITTERAIRES .................................................. 189 JEAN-MARIE KOUAKOU .............................................................................................. 189 ESPACE IMAGINAIRE ET IDEOLOGIE : LA PROBLEMATIQUE DU CENTRE ET DE LA PERIPHERIE DANS LE REBELLE ET LE CAMARADE PRESIDENT DE VENANCE KONAN ... 224 ADAMA SAMAKE .......................................................................................................... 224 ANNEXE : LE LIEU SCENIQUE ET L’ESPACE POETIQUE DANS LES SPECTACLES RITUELS AFRICAINS ....................................................................................................................... 241 MARIE-JOSE HOURANTIER ......................................................................................... 241 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org INTRODUCTION Méké MEITE Université Félix Houphouët-Boigny, Abidjan La notion d’espace ou le concept de la spatialité est plurivoque. En effet, sa représentation est au centre des préoccupations de plusieurs disciplines comme l’anthropologie, l’astrologie, la géographie, la littérature, les mathématiques, la physique, la psychologie. Elle est, de ce fait, devenue interdisciplinaire, transdisciplinaire, pluridisciplinaire. Dans le domaine des arts et de la littérature, les travaux de Maurice Blanchot (L’espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955), de George Matoré (L’espace humain, l’expression de l’espace dans la vie, la pensée et l’art contemporain, Paris, La Colombe, 1962) et d’anglo-saxons (Edward T .Hall, Garden city, New York, Doubleday, 1959) ont donné une impulsion aux études littéraires relatives au paradigme de la spatialité, envisagée sous plusieurs angles. Cependant, le point de départ est que le mot « espace » relève d’une originalité de la géographie qui, par conséquent, serait spécialiste de l’espace comme l’histoire serait spécialiste du temps. Si l’espace est considéré comme ce que la géographie étudie ou ce dont elle explique l’organisation (Scheibling, 1994), il reste que la notion d’espace est floue, « creux et vide » (Scheibling). Lipietz (1977) parle de « bric à broc informe » là où Derruau en 1996 avance la formule « d’auberge espagnole ». En géographie physique et en géographie humaine, l’espace est rarement défini, ni comme objet d’étude (géographie = science de la spatialisation), ni comme mesure (géographie = science de la localisation). En conséquence, malgré le fait que la géographie soit spécialiste de l’espace, il n’en demeure pas moins que le vocable est flou puisqu’aucun géographe n’est, en fait, réellement d’accord avec un autre sur la signification du mot. Que recouvre donc la notion d’espace ? D’un point de vue intuitif, la notion d’espace est bien perceptible. En effet, « l’espace est manifeste en tant que réalité immanente. Il structure les relations entre les êtres et les choses. Chacun de nous s’identifie à un espace sur les plans cognitif, objectif, rêvé… De ce fait, 9 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org l’espace peut être pris comme territoire, domaine, étendue, liberté, texte. (Méké Méité, Langue et représentation spatiale chez Barbey d’Aurevilly, Abidjan, revue En Quête N°1, PUCI, 1997, p, 52) La dimension polysémique est si obsédante que plusieurs disciplines ont proposé des approches définitionnelles. Il en est ainsi de la géographie évoquée supra, de la littérature, de la philosophie où selon Lévy (1996), « la catégorie philosophique (de l’espace) est donc un espace de type leibnizien (une structure relationnelle entre existants) enrichi par les mutations de la physique (Einstein) et de l’épistémologie contemporaine. » On le constate, ce mot espace dont on ne sait pas comment il devient concept ou paradigme est employé par d’autres que les géographes, les astronomes, les philosophes (Leibniz), les physiciens (Einstein), les mathématiciens, les littéraires par le biais de la géo critique ou l’éco critique qui tous, à leur niveau et à leur manière, conceptualisent l’espace… Toutefois, postulons « un principe de précaution. » La connaissance d’un concept, la définition qu’on en donne est spécifique à une science donnée, à la discipline qui l’utilise et de ce fait, il n’est pas nécessairement toujours possible de la transposer telle quelle dans une discipline voisine. On en déduit, alors, que ce que « espace » signifie en topologie, en géographie ne veut pas forcément dire la même chose en littérature ; la portée sémantique du concept variant selon que l’on passe d’un domaine de connaissance à un autre. A priori, nous pensons avec raison que l’espace est un concept qui englobe l’univers selon la formule d’Hervé Régnault. Pour lui, « on ne sait pas si l’espace est infini ou pas, on ne sait pas quelle forme il a…, on sait juste qu’il n’a pas grand-chose à voir avec l’expérience psychologique qu’on a de lui et qu’il demande une intellection beaucoup plus qu’une perception. » (H. Régnault, L’espace, une vue de l’esprit ? Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1998, p 34) En somme, l’espace relève de l’ordre du physique, du sensible, du virtuel. On peut lui associer alors les termes d’étendue, de lieu, de place, de territoire, de volume, de longueur, de grandeur,… toutes notions qui relèvent de ce qui a trait à la qualité d’espace, au contenant, au contenu, au microcosme et au macrocosme… 10 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Les travaux, ici répertoriés, portent sur « l’espace littéraire », une expression bien commode pour évoquer aussi bien l’espace textuel que la spatialité du texte. En nous appuyant sur les travaux de Blanchot, l’on peut admettre que l’espace littéraire est le lieu d’émergence des œuvres. Fort de cela, les espaces analysés traitent de l’espace urbain, de l’espace itératif, de l’espace symbolique, de l’espace du corps, des non lieux.et de l’espace idéologique. En effet, pour Béatrice Nguessan-Larroux, propose une spatialité de la ville évoluant à travers « mutations génériques et perception poétique variée. » Méké Méité inscrit son analyse « Les promenades stendhaliennes… » dans cette occupation de l’espace urbain parisien. Quant à la perception poétique de l’espace, elle est mise en relief par Kassoum Koné à travers Espace et généricité dans un Pedigree de Patrick Modiano. Ici, la spatialité obéit à une exploitation plurielle du fait de son caractère itératif. L’espace est également analysé en tant que frontière à partir d’un dedans/dehors. Là, dans cette étude, Anicet Modeste M’Besso et Prince A. Gnacabi Kouacou évoquent la territorialisation de l’espace chez Hélène Cixoux et J.M.G. Le Clézio. Le symbolisme et la sémantisation de l’espace se lisent dans l’analyse proposée par Rosine Brou Kouadio. Elle évoque les techniques de création d’espaces en récit de science –fiction. Adama Coulibaly et Yaya Traoré ont recours, quant à eux, aux non lieux, s’appuyant sur les travaux de Marc Augé et Appadurai. Les non lieux ou lieux de transit comme l’hôtel, la route,… structurent les textes de trois auteurs africains : Boubakar Boris Diop, Awumey Eden, Amal Sewtohul) et un auteur français, Michel Houellebecq. Dans la représentation de la spatialité, Alléby Serge P. Mambo indique que le corps est un espace. L’espace théâtral n’est pas en reste. Marie José Hourantier y analyse l’espace en tant que spectacle rituel africain. Celui-ci n’a de sens que par rapport au lieu scénique et à l’espace poétique. Quant à Jean Marie Kouakou, son étude postule deux niveaux d’appréhension des espaces littéraires. Il propose « une topologie de géométrie en laquelle s’écrit une rhétorique de l’ouvert et de l’abstrait. » Son travail traduit une convergence entre littérature et géométrie qui laisse lire une idéologie qu’Adama Samaké développe fort à propos. L’espace est « un processus de condensation 11 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org idéologique ». Tel se lit son analyse du roman de Venance Konan : Le Rebelle et le Camarade Président. 12 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org La ville à l’oeuvre Béatrice N’GUESSAN épouse LARROUX Université Félix Houphouët-Boigny, Abidjan Résumé : Cette étude porte sur la ville en tant qu’espace produit. L’urbain, cet environnement à la fois perçu, vécu et conçu offre à qui sait l’observer ou l’éprouver une poésie qui lui est propre. La ville, selon Pierre Sansot, a un caractère naturant qui permet d’établir une complicité entre l’homme et la ville. La poésie constitutive de l’urbain exige d’autres voix et voies que celles proposées par le langage des poètes. A partir d’un corpus allant du XIXe siècle au XXIe siècle, l’étude examine comment la ville, notamment la rue, autrefois traitée sous la plume des poètes de la modernité, évolue dans son approche à travers mutation générique et perception poétique variée. Mots clés : Ville - urbain - espace naturant - peintre de la vie moderne - la rue – flâneur - promeneur - marcheur - bohème - poème en prose - socioautobiographie– intimité / extimité - hypermarché – ruines - hüzün. Abstract: This article deals with the city as a product of human activity. Urban spaces are both experienced by the mind and the body. For the good observer, the city is endowed with a poetry of its own. According to Pierre Sansot, the natural aspect of the city allows to build an emotional bond between men and cities. This specific quality of urban poetry asks for a different approach. Resting on a corpus of literary works from the 19th to the 21th century, we will examine how the city, especially the street, formerly depicted by the « modern poets »is considered differently by contemporary poetic studies, as generic and perceptive changes go by. 13 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Key-words: City – urban spaces – painter of modern life – street –stroller – walker – artistic bohemian– prose poem – socioautobiography– intimacy/extimacy – hypermarket – ruins –hüzün. Introduction Pour une désignation qui tienne compte de l’aspect relationnel de l’espace, Philippe Hamon, comme il le fit pour l’ironie, le personnage et l’idéologie, a parlé d « effet-espace ». On se propose de prélever de ce grand massif désigné comme « espace » pour des commodités d’analyse, l’espace urbain qui lui-même forme un ensemble complexe. Il s’agira, non pas d’examiner la ville et ses territoires dans les sens politique et institutionnel que leur confère Marcel Roncayolo1 mais de s’arrêter sur un élément de l’urbain qui, au demeurant, s’appréhende comme un des nombreux territoires de la ville. On se proposera de voir comment, indépendamment de la vision qu’en eurent les modernes au dix-neuvième siècle depuis Baudelaire ou les surréalistes à leur suite, l’imaginaire sans cesse renouvelé des écrivains donne lieu à une forme de poéticité propre à l’espace urbain, notamment à la rue, et cela jusqu’à nos jours. Essence même de cette poéticité, la rue autorise une forme de topophilie urbaine qui apparaîtrait comme le pendant pratique de la topo-analyse de Bachelard2. Appréhender cette poéticité commande également de comprendre ce qu’est l’urbain. C’est l’occasion de revenir aux thèses développées par le philosophe et sociologue Pierre Sansot cependant que nous nous appuierons sur des auteurs aussi divers que Zola, 1 Marcel Roncayolo, La Ville et ses territoires, Gallimard, « folio », 1990. Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, PUF, [1957], 1983. S’appuyant sur la force productrice de l’imaginaire des hommes, le philosophe propose « une étude systématique des sites de notre vie intime ». La topo-analyse à laquelle elle donne lieu s’appuie notamment sur une poétique de la maison. 2 14 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Camus, Annie Ernaux, Jacques Réda ou encore Orhan Pamuk. Avec eux (entre autres), la ville s’émancipe de la vision baudelairienne et, telle Protée, se prête alors à des remodelages poétiques et génériques. I - Poétique de la ville Cette qualification fait écho au titre de Pierre Sansot pour qui « le poétique n’est pas seulement une qualité du langage des poètes, il est d’abord une qualité de la nature »3. Ce postulat qui donne le primat à la nature fait songer aux thèses d’un romantisme inspiré des forces poétiques dérivant des formes et des couleurs de la nature. Sauf que le poétique de Sansot s’adresse à l’urbain, cet environnement à la fois perçu, vécu et conçu. Pour le critique, la ville possède un caractère naturant qui structure l’homme dans un rapport de complicité réciproque. Cette qualité interdit de la définir dans un rapport déterministe tel que l’entendait Emile Zola avec son concept de lieumilieu. 1 - Légitimité d’une esthétique La ville à laquelle fait référence le sociologue est l’objet produit, déjà là et imposé à l’homme. C’est celle là-même qui servit, naguère, les thèses des poètes de la modernité comme Baudelaire en peintre de la vie moderne, et qui inspira le Rimbaud des Illuminations ou le Verhaeren des Villes tentaculaires. La ville, par la voix des poètes, a conféré une dignité littéraire à la bohème et à l’errance, aux gens de peu selon la formule de Sansot4 ainsi qu’à certains territoires comme la zone, les passages, la rue : 3 4 Pierre Sansot, Poétique de la ville, Méridiens Klincksieck, 1988. Pierre Sansot, Les Gens de peu, Paris, PUF, 1991. 15 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org La rue assourdissante autour de moi hurlait, Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse, Une femme passa, d’une main fastueuse Soulevant, balançant le feston et l’ourlet […] Cette strophe d’A une passante de Baudelaire tire sa poéticité d’une part, du télescopage entre l’espace sonore, handicapant pour le descripteur dans le premier vers, et le jeu de contrastes entre les deux hémistiches du deuxième vers, et d’autre part, de la soudaineté d’une apparition. Le « Je » lyrique réussit le tour de force de rassembler en un quatrain l’agression des sens, la sensualité à la fois de la rue et de la femme, l’éphémère, essence des curiosités esthétiques du théâtre urbain. Parce que la rue s’offre et s’impose à nous, dans la mesure où elle est « présence obscène (ce qui se présente devant la scène) des grandes métropoles »5, le poète donné ici comme glaneur de tout ce qui relèverait d’une poésie de la rue ne peut qu’être aussi généreux que la rue. Au don de la rue ne peut que correspondre celui du poète. Le titre du poème se trouve ainsi motivé. On pourra étendre cette observation au romancier de la ville, principalement au regard fort exercé de celui qui, au XIXe siècle, conjugue littérature et architecture. L’haussmannisation encourageait à égaler l’architecte dans le bâti même du texte, voire à le surpasser. Entre autres exemples, on songe ici à la propre composition de Zola, à travers croquis et dessins, de cette place singulière de la Bourse, dans les ébauches de L’Argent6. Nul doute que l’espace sonore constitué des voix des boursicoteurs, du tintement à la fois réel et imaginaire de l’argent, des rumeurs, des cancans, ait conduit à une féerie responsable de la perte du héros Saccard « tombé sur le pavé » 5 Jeanne Brody (dir), La Rue, Toulouse, PUM, 2005. Olivier Lumbroso, Les Manuscrits et les dessins de Zola : l’invention des lieux, Les Editions Textuel, 2002. , Zola, la plume et le compas. La construction de l’espace dans Les Rougon-Macquart d’Emile Zola,Champion, 2004. 6 16 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org parisien quelques années plus tôt7. On pourrait retenir encore, dans l’entre-deux-guerres, le regard unanimiste porté par Jules Romains sur Paris dans un chapitre célèbre du 6 octobre des Hommes de bonne volonté : « Paris à cinq heures du soir ». A partir d’un regard diffracté, Paris s’offre au jeune Bastide poussant un cerceau depuis les hauteurs de Montmartre, rappelant ainsi que la ville s’entend aussi comme un territoire. L’aspect ludique de ce cerceau renvoie à une métaphore de la ceinture parisienne qui encercle en son intérieur les différentes visions de la capitale8. Si la ville doit généralement son statut poétique au travail des poètes, elle peut également se soustraire à leurs regards et proposer selon Pierre Sansot, un langage propre qui dévoile sa poéticité. 2 - Poéticité de la ville C’est à travers un langage et une expressivité propres que la ville dit sa poéticité. Expressivité et langage vont de pair avec les comportements qui ont valeur de discours. On se souvient, juste après la noce des Coupeau dans L’Assommoir, de la compagnie formée par Coupeau, Gervaise et leurs amis du quartier de La Goutte-d’Or visitant Le Louvre. Pudeur, gravité du visage, rires en coin, émerveillement, étonnement, silence et bruits mêlés traduisent un déclassement dû à l’ignorance du langage artistique : M. Madinier se taisait pour ménager un effet. Il alla droit à la Kermesse de Rubens. Là, il ne dit toujours rien, il se contenta d’indiquer la toile, d’un coup d’œil égrillard. Les dames, quand elles eurent le nez sur la peinture, poussèrent de petits cris ; puis, elles se détournèrent, très rouges. Les hommes, rigolant, cherchant les détails orduriers. « Voyez donc ! répétait Boche, ça vaut l’argent. En Emile Zola, L’Argent, Classiques de poche, 2003. Voir le premier chapitre de l’œuvre et le motif récurrent du pavé dans l’itinéraire de Saccard. Je me permets de renvoyer à mon article,« Par où commencer ? Sur L’entrée en fiction de L’Argent », in Littératures, n° 64-65, Toulouse, PUM, pp. 227-242. 8 Jules Romains, Le Six octobre, Livre de Poche, 1973. 7 17 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org voilà un qui dégobille. Et celui-là, il arrose les pissenlits. Et celui-là, oh ! Celui-là… Ah bien ! Ils sont propres ici !9 Dans les galeries du Louvre, résonne la voix de la Goutte-d’Or reconnaissable à une gouaillerie spécifique et véritable sceau de ce lieu. A la prudence observée en début de visite, fait place le langage façonné par le quartier du dix-huitième arrondissement quand les humeurs et les comportements trahissent une méconnaissance de l’écart existant entre monde réel et représentation artistique. Tout ceci participe d’un imaginaire populaire découlant d’une culture enracinée dans un quartier déterminé. Ainsi se lit une poéticité façonnée et conditionnée par la ville : « Si l’homme est à l’image de sa ville, la ville est tout autant à l’image de l’homme : édifiée par lui, marquée en tous ses lieux par son travail, ses peines et ses joies, tout ce que la présence humaine dépose sur les pierres »10. Ces thèses de Sansot s’apparentent à celles développées par Henri Lefèbvre avec la démarche marxisante en moins et la conscience politique en plus.11 L’imaginaire des hommes est tributaire de la production de la ville. Celle-ci, résultat du travail humain, révèle, de façon souterraine, les forces productives qui en sont à l’origine S’il faut mettre au compte de la production de l’espace la poésie qu’elle secrète, s’y intègrent forcément les pratiques qui la révèlent. II - Eloge de la rue 1 - Rue/boulevard Qu’elle soit provinciale ou qu’elle appartienne à une capitale, c’est par la rue que « le poids de l’urbanité » s’apprécie. La notion de « poids » incite à relativiser et à prendre en compte d’autres éléments Emile Zola, L’Assommoir, Gallimard, 1978, p.102. Pierre Sansot, Op.cit, p.24. 11 Henri Lefèbvre, La Production de l’espace, Anthropos, 1974. 9 10 18 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org d’urbanisation. En effet, la ville se manifeste également par ses artères, ses avenues, ses boulevards, notamment dans le cas de Paris ainsi que le souligne Jean-Dominique Goffette en préface à un numéro de Romantisme consacré aux Grands Boulevards : Dispositif fonctionnel et spectaculaire, ils s’imposent comme le centre de la vie parisienne à la charnière de la Révolution de juillet 1830 qui fixe pour longtemps les images de Paris, capitale mondiale de la révolution. Les poètes, les écrivains et les artistes captivés, les ont perçus et représentés, au fil du siècle, comme le foyer de la vie moderne12. L’ouverture de La Curée de Zola par le retour d’une promenade aux Bois de Maxime et Renée, est un indicateur des nouveaux lieux de pouvoir de la bourgeoisie du XIXe siècle. Les grandes artères sont le lieu avant tout de l’expression aristocratique. On expliquerait ainsi la répulsion des aristocrates pour la rue car elle est territoire de la populace. Là s’exerce en toute impunité la violation de l’espace péricorporel, assimilée à de la prostitution. La République acquise naguère au prix de barricades accorde au peuple le pouvoir par l’occupation de la rue. Ce déplacement des lieux aristocratiques du pouvoir vers la rue – davantage territoire des gueux, des artisans, des commerçants – est la première raison du poids de l’urbanité de la rue. Certains auteurs contemporains prennent soin de marquer du sceau de cette dualité (grande artère/rue) leur imaginaire spatial. Annie Ernaux est désormais associée à Cergy-Pontoise, son lieu de résidence souvent convoqué dans ses récits et entretiens. Mais elle se définit également par la rue constitutive de la vie extérieure. Le Journal du dehors ne dit pas autre chose qui fait de la rue et des gens de peu l’essentiel de sa matière13. Toutefois l’imaginaire de l’écrivaine s’enrichit également des boulevards et des édifices des beaux quartiers dans une approche mentale de son propre espace vital : 12 Romantisme, Revue du Dix-neuvième siècle, Les Grands Boulevards, Paris, Armand Colin, 2006, p. 3. 13 Annie Ernaux, Le Journal du dehors, Gallimard, 1993. 19 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Expérience : parcourir par la mémoire le territoire qui m’entoure, décrire et délimiter ainsi l’étendue de l’espace réel et imaginaire qui est le mien dans la ville (…). Je me promène dans la rue qui conduit à la tour Belvédère et aux colonnes de l’esplanade de la Paix, d’où se dévoile un immense horizon, avec, en toile de fond, les ombres de Défense et de la Tour Eiffel14. Il importe de remarquer aussi que la fréquentation de telles artères est réservée à un monde finissant chez certains auteurs. Les Cloches de Bâle de Louis Aragon mentionne, par exemple, des promenades du petit Guy de Nettencourt avec son grand-père maternel Edouard de Nettencourt de la vieille noblesse décadente en ce début du XXesiècle. Il en est de même pour le petit Jeannot des Voyageurs de l’impériale, conduit au Bois par son vieux grand-père déclinant, l’individualiste Pierre Mercadier. En revanche, et toujours chez Aragon, la rue est investie par les anarchistes et les militants dans une appropriation révolutionnaire. C’est encore un itinéraire populaire qui est requis pour la marche funèbre accompagnant les époux Lafargue, ces militants communistes dans Les Cloches de Bâle. Cependant, Aragon communiste se souvient dans le même roman de sa période surréaliste. L’appel de la rue permet alors au personnage de Catherine Simonidzé d’expérimenter la déambulation surréaliste. On admet alors que l’ordonnancement variable de la rue puisse, chez un même auteur, participer de « l’effet idéologie ». Tout porte à croire que le microcosme urbain détient des pouvoirs insoupçonnés comme celui de dresser une géographie sentimentale des lieux d’un écrivain. On doit, par exemple, à Camus de belles présentations des villes algéroises et principalement une célébration paradoxale des rues oranaises « vouées à la poussière, aux cailloux et à la chaleur ». L’extravagance d’un bric-à-brac insoutenable, dont se plaignent les Oranais ou certains esprits désireux de reproduire l’ordre occidental, recèle d’innombrables trésors. Il suffit de « descendre dans la rue » pour les dénicher15. C’est encore la rue (algéroise, cette fois), comme une « madeleine », qui tient lieu de 14 Annie Ernaux, La Vie extérieure, Gallimard, 2000, pp. 97-98. Albert Camus, L’Eté [1954], Editions Rombaldi, 1979. Lire le bref chapitre « la rue », intégré à la section « Le Minotaure ou la halte à Oran », pp. 129-133. 15 20 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org cordon ombilical entre Meursault et son enfance, trahissant une humanité du personnage. Le bruit de la rue, assimilé à une voix puissante, touche, par un effet d’écho, le tréfonds du personnage et réalise paradoxalement une rupture et une communion. La rupture qui consacre l’extériorité du personnage au tribunal où comparaît Meursault est communion avec l’espace extérieur à ce même tribunal. A la fin, je me souviens seulement que, de la rue et à travers tout l’espace des salles et des prétoires, pendant que mon avocat continuait à parler, la trompette d’un marchand de glace a résonné jusqu’à moi. J’ai été assailli des souvenirs d’une vie qui ne m’appartenait plus, mais où j’avais trouvé les plus pauvres et les plus tenaces de mes joies : des odeurs d’été, le quartier que j’aimais, un certain ciel du soir, le rire et les robes de Marie. Tout ce que je faisais d’inutile en ce lieu m’est alors remonté à la gorge et je n’ai eu qu’une hâte, c’est qu’on en finisse et que je retrouve ma cellule avec le sommeil16. 2- Marcher/ Se promener/ Flâner : petite histoire d’un trio La rue doit être saisie à l’intérieur d’un réseau urbain. Elle ne peut laisser indifférent tant elle fait partie intégrante de l’individu puisqu’elle se situe dans le prolongement de la maison. A partir de plusieurs facteurs (points cardinaux, longueur, largeur, fréquentation), Balzac attribue une physionomie à la rue. Cette qualité conditionne les trajets, détermine des valeurs sociales. C’est que la rue sollicite des actions multiples. Henri Mitterand l’a illustré avec Ferragus de Balzac. On sait, de la contradiction entre la rue Soly, la rue Ménars et la rue de Bourbon la brillante étude réalisée par le critique qui dégage une narraticité des lieux, une sémantique de la rue et une toposémie fonctionnelle révélant les valeurs souterraines de l’espace parisien.17 Albert Camus, L’Etranger, Editions Rombaldi,1979, p. 71. Henri Mitterand, « Le lieu et le sens : l’espace parisien dans Ferragus, de Balzac », in Le Discours du roman, PUF, 1980. Voir le chapitre « sémantique de la rue », pp. 195-197. 16 17 21 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Il faudrait sans doute se référer à l’histoire littéraire pour comprendre ce que la rue doit à la fortune de trois verbes. Il s’agit de marcher, se promener et flâner qui ne recouvrent pas les mêmes significations. Un premier critère sémantique oppose l’actif à l’inactif. Marcher est plus actif que se promener qui l’est moins que flâner (rappelons d’ailleurs que la marche est une discipline olympique). Un autre critère oppose le but au non but ou encore le mouvement orienté au non orienté. La marche, en général orientée, vise un but plus que les deux autres. La flânerie est, quant à elle, livrée au hasard. On compte dans la littérature des marches, des promenades et des flâneries célèbres, depuis le Rousseau des Rêveries jusqu’au Baudelaire du Spleen de Paris et au Jacques Réda des Ruines de Paris. Le type du flâneur étant originellement masculin, il a fallu de l’ingéniosité à « l’écriture-femme » pour retirer à la flânerie sa spécificité masculine.18 La flânerie et la bohème génèrent la thématique de la foule et/ou de la solitude présente dans la poésie et la littérature révolutionnaire. La poésie surréaliste qui a tiré profit des curiosités esthétiques du peintre de la vie moderne exploite, quant à elle, les multiples pouvoirs de la rue. Cette dernière permet de dresser la géographie sentimentale d’un auteur, comme on l’a vu pour Camus. Dans la littérature d’aujourd’hui, la récupération de ce motif littéraire donne lieu à des écrits singuliers. Ainsi, le dernier texte d’Alain Mabanckou, Petit piment est un hommage aux errants (une autre action de type dysphorique, différente de flâner) de Pointe-Noire et se veut un roman tintamarresque, un roman de la clameur, du bruit de la rue. Pointe-Noire regorgerait, selon l’auteur, de quartiers romanesques à l’image du quartier Rex ou de l’avenue Catherine Nesci, Le Flâneur et les flâneuses, les femmes et la ville à l’époque romantique, Grenoble, Ellug, Bibliothèque stendhalienne et romantique, 2007. La flâneuse existe et Catherine Nesci montre qu’elle se construit en contrepoint du modèle féminin balzacien à partir d’une expérience de l’urbain. Soulignons également le geste féministe d’Aragon proposant dans les années trente, dans le roman d’obédience réaliste-socialiste, la déambulation du personnage féminin alors que la période surréaliste associait la flânerie au genre masculin. Anicet ou le panorama, roman, Le Paysan de Paris mettent surtout en avant des hommes. Cette déambulation féminine appartient dans l’itinéraire du personnage féminin à une période transitoire. Car la flâneuse d’Aragon est un être en mutation ; elle précède la militante communiste, femme d’action et non de rêveries. 18 22 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org de l’indépendance.19 C’est également à la ville et à ses « djobeurs » du marché de Fort de France que rend hommage, dans une langue flamboyante, Chronique des sept misères de Patrick Chamoiseau, pour ne rien dire de son chef-d’œuvre Texaco. III - De l’appel de la rue à la rue comme métaphore de l’écriture. Si le poids de l’urbanité se mesure au pouvoir de la rue, il incombe de définir précisément ce qu’est l’urbain. Pierre Sansot y répond en l’envisageant en trois points : 1) l’urbain renvoie aux objets essentiellement produits et consommés dans les villes avant leur propagation dans le pays. 2) Ces objets excèdent leur fonction d’utilité puisqu’ils supposent un style de vie propre à la ville. 3) Enfin ces objets possèdent des qualités poétiques qui leur sont propres et prennent en compte l’éclat de la ville. Ce sentiment d’urbanité inhérent à la rue est de plus en plus perçu par les écrivains et analysé sous une lumière singulière par un certain nombre de critiques et d’urbanistes. 1 - Réinvestissement sémantique de l’urbain Dans la dédicace à Arsène Houssaye qui fait office de préface aux Petits poèmes en prose, Charles Baudelaire l’interpellait sur l’écriture capable de rendre compte des « plus hautes brumes de la rue ». La « prose poétique, musicale et sans rime » devait s’ouvrir aux « mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience » pour dire les « villes énormes »20. Un type d’expression devait ainsi procéder de la fréquentation des lieux de la modernité. Cette difficulté, née de l’articulation entre forme et contenu, est celle-là même qu’éprouvent diversement certains auteurs contemporains. Annie Ernaux, sous l’influence des thèses développées par Pierre Bourdieu dans La Distinction21, érige la 19 www. rfi.fr/emission/20160703-mabanckou-ecrivain-franco-congolais-petitpiment-man-booker-prize-2015. Voir Petit piment, Seuil, 2015. 20 Charles Baudelaire, Petits poèmes en prose, in Œuvres complètes, tome 1, édition Claude Pichois, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975. 21 Pierre Bourdieu, La Distinction Critique sociale du jugement, Minuit, 1979. 23 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org socioautobiographie en sous-catégorie du récit de vie. Le concept de « transfuge social » interroge, sous forme d’« ethnotextes », les places sociales dans ses récits de filiation22. Progressivement cependant, l’écriture de l’écrivaine dérive vers l’extérieur, vers plus d’extimité, croirait-on. Comme Baudelaire le fit pour le peintre de la vie moderne ou comme le firent les surréalistes en quête d’insolite, Ernaux, en flâneuse des XXe et XXIe siècles, arpente les rues de Cergy-Pontoise, son lieu de résidence, mais aussi celles de Paris. L’écrivaine pose ses pas dans ceux d’André Breton en expérimentant à nouveau la déambulation surréaliste dans la même rue empruntée par le personnage de Nadja. Des scènes de métro, de R.E.R. défilent sous sa plume. Des voix de marginaux claquent dans la rue. Les graffitis, les affiches publicitaires dévoilent ce discours de la cité que les urbanistes désignent par le terme d’urbatexte. Ces croquis des temps nouveaux font certes suite à l’appel de la rue voulu par Baudelaire. Mais ce nouveau voyeurisme entend exploiter différemment le rapport solitude/multitude ou encore, celui du moi à l’altérité. En éprouvant ces lieux de transit aujourd’hui qualifiés de lieux de la surmodernité23, Annie Ernaux compte bouleverser ce qui est au cœur de l’autobiographie, à savoir la singularité même de l’autobiographe, en faisant se confondre intimité et extimité, filiation, parenté et société. D’autres fois, j’ai retrouvé des gestes et des phrases de ma mère dans une femme attendant à la caisse du supermarché. C’est donc au dehors, dans les passagers du métro ou du R.E.R., les gens qui empruntent l’escalator des Galeries Lafayette et d’Auchan, qu’est déposée mon existence passée. Dans des individus anonymes qui ne soupçonnent pas qu’ils détiennent une part de mon histoire, dans les visages, des corps, que je ne revois jamais. Sans doute suis-je moi- Comme le mot composé l’indique, la socioautobiographie est une autobiographie sociale. Elle est donc forcément collective et s’écarte de la définition de Philippe Lejeune sans être de l’autofiction. 23 Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Seuil, 1992. On renvoie également, du même auteur, à Un Ethnologue dans le métro, Hachette, 1986. 22 24 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org même, dans la foule des rues et des magasins, porteur de la vie des autres24. Cependant Annie Ernaux va plus loin dans le rapport ville / socioautobiographie avec l’hypermarché, dont l’ancêtre, le grand magasin, avait requis Zola pour la rédaction d’Au Bonheur des dames. Regarde les lumières mon amour25 dit, par le titre même, l’éclat de la ville constitutif de l’urbain et de sa poésie comme le suggère Sansot. Généralement situé à la périphérie des grandes villes et habituellement délaissé par les grands écrivains, l’hypermarché est, selon Ernaux, un lieu de mémoire digne d’être représenté en littérature. Inhérent au « paysage familier de tous ceux qui ont cinquante ans », les super et hypermarchés « suscitent des pensées, fixent des souvenirs, des sensations et des émotions ». Et la narratrice d’égrener tous les souvenirs et images liés aux super et hypermarchés de sa vie, illustrant par là le prisme par lequel peut s’élaborer un récit de vie actuel. Perçu comme un « grand rendez-vous humain, un spectacle », l’hypermarché s’intègre à notre quotidien, à notre existence sans que nous prenions la mesure de son « importance sur notre relation aux autres, notre façon de « faire société » avec nos contemporains au XXIe siècle26 ». « La ribote de vitalité » (Baudelaire) dispensée par un bain de foule en ce lieu excède la simple relation du moi à l’autre. Elle s’avère féconde pour l’écrivaine et apparaît comme le prolongement du lieu d’écriture. S’éloigne ici l’image de l’écrivain emmuré dans sa tour d’ivoire tel Montaigne dans sa célèbre bibliothèque. L’hypermarché échappe, dans ce cas de figure, à la qualification de « non-lieu », devenant au contraire le lieu en puissance où s’éprouve encore la propre histoire de l’écrivaine. Ernaux expérimente alors une forme de journal que l’écriture plate adoptée rapprocherait d’un simple registre de commerce n’eussent été ces moments où la narration rejoint le temps de l’écriture à des fins d’analyse. Ici apparaît en filigrane un autre geste, celui de la mère 24 Annie Ernaux, Journal du dehors, Gallimard, 1993, p. 106-107. Voir également La Vie extérieure, Op.cit. 25 Annie Ernaux, Regarde les Lumières mon amour, Seuil, (Raconter la vie), 2014. 26 Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour, Seuil (Raconter la vie), 2014, pp. 11-12. 25 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org tenant scrupuleusement le registre de son café-épicerie d’Yvetot, en Normandie. L’espace de l’enfance resurgit encore à travers la foule de l’hypermarché, rappelant la clientèle, certes modeste, d’Yvetot mais censée représenter le « monde ». Le moi se dit donc de manière détournée, s’incorporant en une espèce de mise en abyme dans le spectacle éclatant offert par l’hypermarché. En définitive, l’éclat de la ville constitutif de l’urbain rejaillit sur Annie Ernaux résolument urbaine malgré les filiations multiples rappelées. La question des places sociales au centre de la socioautobiographie est ainsi pensée différemment au travers de ce grand « rendez-vous humain » qu’offre la ville. La place d’Annie Ernaux n’est pas plus près des provinciaux d’Yvetot que des cercles de sa famille biologique, ni en ville comme pourrait le faire penser son parti pris de l’urbain. Le vrai lieu est dans l’écriture suscitée par des sujets situés « au-dessous de la littérature », ceux frappés en général d’une indignité littéraire, tels le personnel de la rue ou certaines hétérotopies, et servis par l’aspect « alittéraire » d’une écriture blanche comme l’entendrait Barthes. Le choix de l’écriture plate assimilé, comme le souligne Ernaux, à « une entrée en littérature par effraction », est loin de travestir la conception de la modernité baudelairienne. Le journal d’écriture qu’est L’Atelier noir27 de l’écrivaine illustre l’expérimentation douloureuse d’une forme, comme la fit, par le passé, Baudelaire avec le poème en prose. L’attitude est tout autre pour le poète Jacques Réda dont l’intérêt pour la rue échappe a priori à l’éclat qui ressortit traditionnellement à la poésie de l’urbain. L’écriture, pour le poète, épouse avant tout la sinuosité de la rue comme le suggérait Kevin Lynch identifiant la ville à l’écriture : Il n’y a pas de différence entre ma façon d’écrire sur elles [les rues] et leur comportement. Chaque phrase, qu’elle s’annonce rectiligne ou sinueuse, demeure exposée à dévier les intersections. Ou bien elle bifurque, et les mots partent d’un côté, ce qu’ils voulaient exprimer d’un autre »28. 27 28 Annie Ernaux, L'Atelier noir, Editions des Buclats, 2011. Jacques Réda, La Liberté des rues, Paris, Gallimard, 1997, p.60. 26 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Pratiquer la rue implique une soumission à la liberté de celle-ci cependant qu’elle ôte au sujet qui la pratique sa propre liberté. Si cette sinuosité peut épouser, par métaphore, celle de l’écriture, la rue s’éprouve aussi au sens propre, faisant toucher du doigt la corporéité de l’expérience spatiale. Le marcheur, le promeneur ou le flâneur est d’abord un corps en mouvement soumis également à une expérience sensorielle29. Le promeneur mélancolique des Ruines de Paris30 de Jacque Réda qui veut embrasser le vaste monde que constitue Paris intra-muros comme extra-muros est d’abord un homme écartelé entre partir (pour entrer « en rêveries ») ou rester chez soi. Le choix paradoxal des espaces privés de réalité urbaine au sens où l’entend Sansot, comme les ruines, les décombres, les lieux encaissés qui semblent insérer une portion de campagne, de broussaille voire de sauvagerie au sein de la ville, exige de l’énergie, des efforts physiques (monter une rue, entrer dans des lieux encaissés à visibilité réduite) : Avançant comme deux glaneurs dans ces ruines aplaties de la rue de Belleville, nous ne cherchons rien, puis nous ramassons n’importe quoi, enfin des châssis de fenêtre peut-être bien inutilisables mais presque intacts (…) Maintenant ce défoncement de la serrure autorise à descendre. Un escalier conduit jusqu’au petit basin peu profond, où peu d’eau se répercute en cliquetis de clés sous la voûte, et ensuite une galerie d’égout va se perdre dans l’épaisseur. La lueur dispensée d’en haut par la lanterne est de plus en plus en plus faible, car la nuit vient. Alors nous remontons pour embarquer ces fenêtres et quelques cartes postales. Plusieurs sont adressées à Jeanne ou à Louise Forgeron. Elles datent du début du siècle31. Cette exploration par Jacques Réda d’un quartier populaire de Paris s’apparente à une incursion dans une enclave spatiale de la capitale. L’accès à ce lieu de décombres, tout à l’opposé de la pratique d’un Baudelaire, d’un Breton ou d’une Annie Ernaux diminue le 29 Catherine Szanto, « De la promenade considérée comme acte esthétique », in Perception/ Architecture/Urbain, Infolio, (Collection Archigraphy Poche), pp. 173184. 30 Jacques Réda, Les Ruines de Paris, Gallimard, 1977. 31 Ibid. 18-19. 27 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org poète ici comparé à un glaneur, personnage de second plan du monde paysan, comme le botteleur de foin, dans l’imaginaire des ruraux32. Sans véritable itinéraire orienté, le sujet de la quête ignore son objet. Cette attitude pourrait trouver écho dans Le Paysan de Paris d’Aragon, n’eût été la déambulation ou la flânerie absente du poème de Réda (même si les deux personnages du poème vont un peu au hasard dans ces ruines…). Cependant ce qui est glané et l’épreuve requise à cet effet relèvent de l’insolite tout comme le caractère dérisoire des acquisitions accentué par l’approche de la nuit. Mais ces objets hétéroclites d’un autre temps récoltés par ces « glaneurs » sont semblables à des trésors exhumés des ruines. Ils disent l’érosion du temps, feignent la précision d’une description sans véritable motivation. La quête semble ici imiter l’aspect autotélique de l’art. Mais ailleurs dans le recueil, ce sentiment est contrebalancé par la présence de lieux ordonnés comme si Jacques Réda cherchait un compromis entre le désordre, l’accidentel, l’insolite des ruines et l’ordre des hauts sites classiques ou d’une simple rue intégrée à la géographie sentimentale du poète. Ainsi en est-il de la rue des Pyrénées dans le XXe arrondissement : Ce qui me plaît dans la rue des Pyrénées c’est d’abord qu’elle monte et qu’elle tourne, de tronçons en tronçons qui paraissent rectilignes d’après les plans, mais qui finissent par dessiner un immense arc de cercle, de la Porte de Vincennes à Belleville par Ménilmontant. Au palier de la place Gambetta on présume qu’elle s’arrête, mais sans aucune trace de fatigue ensuite elle repart, au contraire même plus fraîche, balancée dans les acacias. Et en second lieu ce sont ces arbres frémissants qui m’attirent (…) Un square d’ailleurs existe secret en surplomb de la rue, accessible par des marches qu’enveloppent les buissons du talus...33 L’euphorie qui ouvre le poème tient au lien affectif singulier qui lie le poète à cette rue. Ce sentiment est motivé par sa forme même. Elle « monte », « tourne », évolue de « tronçons en tronçons » trompeurs car nullement conformes à la topographie des urbanistes. 32 On pourra se référer à la représentation des glaneuses du tableau éponyme ou de celui des Botteleurs de foin de Jean-François Millet, peintre réaliste du XIXe siècle. 33 Jacques Réda, Les Ruines de Paris, Poésie/Gallimard, 1993, p. 91. 28 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org En arc plutôt que rectilignes, les tronçons continuent d’illusionner le poète en semblant clore la rue. Puis la déception est compensée par le spectacle des acacias offert par cette rue qui repart. La promenade évolue dans un paysage qu’on dirait avec figures absentes (le poète finit par s’asseoir dans un square vide) pour se clore sous l’œil observateur d’un enfant venu récupérer un jouet oublié. Cependant, il y a une finalité de la quête ainsi soulignée : « Donc ces haltes occasionnelles dans de tels lieux m’initient, je ne saurais nettement dire à quoi. Car ni je ne succombe à de l’extase, bien sûr, ni je ne médite, je plane dans une sorte de stupeur ». Ce dernier sentiment atteste de l’implication du corps et des sens au cours d’une expérience qui, par la forme de la rue, les attentes déjouées, les surprises, la confusion du sujet, reconduit à sa manière, l’inattendu de la poésie moderne. Peut-être est-ce le propre de la ville que de ménager le promeneur dans ses attentes de la ville : « Si vous pensez à la ville, vous pensez à un royaume d’espaces, parce qu’en fait on doit penser la ville comme recelant un « trésor » d’espaces 34». Cette pensée de Louis Kahn est celle-là même que partage Orhan Pamuk, dans un registre certes différent, lorsqu’il parle du pittoresque si particulier des faubourgs de sa ville natale, Istanbul. 2 - Ville et générécité Quiconque souhaite donner un sens à sa vie s’interroge également, au moins une fois dans son existence, sur le lieu et l’époque de sa naissance. Que signifie être né à tel endroit du monde et à tel moment de l’Histoire ? Cette famille, ce pays, cette ville qui nous sont attribués à la manière d’un ticket de loterie, que l’on nous demande d’aimer et que l’on finit le plus souvent par aimer pour de bon, sont-ils le fruit d’un partage équitable ? 35 34 Louis Kahn, Silence et lumière, éditions du Linteau, 1996. Cité par Thierry Paquot, in Perception/Architecture/Urbain (sous la direction de Chris Younes et Xavier Bonnaud), Infolio, p.17-18. 35 Orhan Pamuk, Istanbul, Gallimard, « Folio », 2007, p. 18. Pamuk a reçu le prix Nobel de littérature en 2006. 29 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Cette question existentielle qui pourrait trouver l’assentiment d’un autre prix Nobel de littérature, Patrick Modiano, sert de point de départ à l’essai doublé d’autobiographie d’Orhan Pamuk. L’écrivain turc réussit le pari de se dire à travers l’Histoire de sa ville natale fondée, non sur l’éclat consubstantiel à la poétique de la ville, mais sur des ordres différents. La beauté d’Istanbul, ramenée à un ordre chromatique particulier – le noir et le blanc – se trouve émiettée au travers d’un discours diffracté. Le noir et le blanc, symptomatiques d’une atmosphère reconnaissable dans les films de gangsters d’époque, reconduisent la tristesse d’une ville et de ses habitants, sentiment consécutif à la chute de l’empire ottoman. Cette semi-obscurité est aussi symbole d’une ville dont les demeures anciennes en bois s’écroulent ou partent en fumée. Une forme de complicité réunit les stambouliotes et leur ville dans une mélancolie qui n’est pas celle des romantiques français. L’auteur la désigne par « hüzün ». Il traduit ce vocable dont l’origine est à situer dans le coran par « mélancolie-tristesse » : Istanbul de son côté, vit le hüzün en tant que grande ville où tout le monde concourt à ce sentiment. Ce qu’ont réalisé la littérature, la poésie et la musique turque, en accordant de l’importance à ce sentiment, en se l’appropriant, et en l’érigeant en victoire, c’est de fonder le hüzün en tant que communauté qui décrit la ville et en tant que centre qui l’unit 36 Ce sentiment « naturant » ressortit, on en convient, à une atmosphère spécifique de la ville, déjà présente dans les récits de voyageurs occidentaux du XIXe siècle, comme dans les films ou les peintures de ces mêmes Occidentaux du début et du milieu du XXe siècle. Dès lors, l’auteur, né en 1952, l’auteur fonde son savoir sur ses propres expériences influencées par des « traces ruiniformes » révélées par l’histoire littéraire turque comme par celle émanant des Occidentaux. Cent cinquante ans avant sa naissance, le regard porté sur Istanbul par Théophile Gautier, par exemple, s’identifie au sien. Cette identité des regards porte sur l’intemporel, c’est-à-dire le « 36 Orhan Pamuk, Op.cit., p. 158. 30 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org hüzün » si particulier qui « sourd de l’intérieur des paysages, des rues et des vues d’Istanbul ». La ville doit aux ruines sa beauté telle que la perçoit, en d’autres lieux Jacques Réda dans Les Ruines de Paris – le « hüzün » en moins. Il s’agit d’un éclat poétique tout autre que celui véhiculé par la tour Eiffel, par exemple. Mais convenons que Sansot reconnaissait aussi au glauque une certaine poéticité. Ainsi en est-il de la ville sous la pluie, à certains lieux déshérités comme la gare, à des types urbains comme la prostituée ou à l’homme traqué. Quant à Orhan Pamuk, l’impression du hüzün participe de sa construction individuelle tout comme cette dernière est tributaire d’une innutrition qui convoque plusieurs cultures ; si bien que le possessif dans la désignation « ma ville » serait contre-indiqué pour qualifier une ville dont la possession serait collective. Le parallélisme établi entre le récit de soi et le récit de la ville qui les fait se confondre vise à expliquer la vocation future d’écrivain. Ainsi la problématique de l’enfant-double posée en incipit de son récit a-t-elle valeur cataphorique en préparant au dédoublement propice à l’imagination. Désintéressé par la recherche d’un temps glorieux perdu (celui d’Istambul, dupliqué par la faillite familiale), le moi se dit de façon détournée au travers de la ville. Le dernier chapitre à valeur conclusive expose le fil conducteur de ce chassé-croisé entre récit de soi et récit de la ville. Dire la ville équivaut à la construire au regard de tous les discours qui ont précédé celui, reconstruit de Pamuk ; tout comme se dire interdit de « présenter son histoire sous une forme de conte » qui en affecterait la crédibilité. Contrairement à Annie Ernaux fuyant la laideur des ruines d’Yvetot après la guerre et retrouvant dans le dehors de la grande ville son existence passée, Pamuk dit la richesse d’une existence présente à partir du hüzün qui se dégage des ruines d’une ville au passé prestigieux. Il rejoindrait en cela Jacques Réda expérimentant la beauté des ruines de Paris. On s’autorise à conclure par cette remarque de Thierry Paquot mettant à distance l’aspect déceptif d’une ville bien souvent réduite au seul caractère hétérogène plutôt que par un travail souterrain sur le contenu et sur la forme, comme le résume le titre de cette étude, « la ville à l’œuvre » : 31 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Une ville n’est ni un plateau technique sur lequel on viendrait brancher une ligne à grande vitesse, un centre commercial, des tours, une autoroute, un parc à thème (…) ni un quadrillage fièrement fonctionnel, mais un « royaume d’espaces », un univers portant en lui d’autres univers imprévisibles, aléatoires, souverains, que chaque promeneur découvre au fur et à mesure, souvent par hasard, toujours avec étonnement et plaisir37. Cette complexité de la ville, qui ne saurait relever d’une hétérogénéité de type cumulatif, fait assurément l’essence d’une modernité. Depuis Baudelaire, de nombreux écrivains n’ont eu de cesse de la poursuivre, en régime versifié comme en régime narratif : que l’on soit du côté de la modernité baudelairienne ou de la socioautobiographie d’une Ernaux, qu’on expérimente l’éclat de la ville tel que l’entend Sansot ou encore les richesses, plus sobres, livrées par les ruines de Paris, et jusqu’au rapport fort étroit qu’un certain récit de vie peut cultiver avec l’atmosphère d’une ville. BIBLIOGRAPHIE Corpus utilisé Aragon Louis, Les Cloches de Bâle, Gallimard, « Folio », 1983. Baudelaire Charles, Petits poèmes en Prose (Le Spleen de Paris), Larousse, « Petits classiques », 2015. Camus Albert, L’Étranger, suivi de Noces, L’Eté, L’Envers et l’endroit, Editions Rombaldi, 1979. Ernaux Annie, Le Journal du dehors, Gallimard, « Folio », 1993. 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Avec Stendhal, le bonheur est bien présent avec son corollaire, la mélancolie. Déjà dans Armance, Octave de Malivert connait un certain bonheur dans ses promenades avec sa cousine bien aimée Armance, dans les bois et les jardins. Le bonheur est aussi à trouver à travers la contemplation d’un lieu, d’un espace, une rencontre intime et autre… Il en est ainsi dans La chartreuse de Parme avec la contemplation et les promenades sur le lac de Côme. Mais dans ce roman, d’autres lieux comme la prison, traduisent des moments de tourmente, d’inquiétude. En effet, la prison de la tour Farnèse a une double fonction : lieu de privation et lieu de la naissance du sentiment amoureux avec les pérégrinations de Fabrice del Dongo. De fait, notre volonté est d’indiquer que l’expression du bonheur stendhalien rencontrera son objet, ici, le lieu à travers la signification qu’il convient d’envisager à travers trois perspectives définies par François Landry à propos de l’imaginaire chez Stendhal : « le discours qu’elle tient, la communication qu’elle établit et l’usage qu’elle fait de la catégorie même de l’imaginaire… » (François Landry, L’imaginaire chez Stendhal : formation et expression, Lausanne, l’âge d’homme, 1982). Mots – clés : Espace – Lieux – Promenade – Bonheur – Mélancolie Abstract: Happiness is a multi-faceted notion according to whether one is materialistic, believing or atheist, even if one finds a common 35 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org denominator: the feeling of well-being, these raptures, these forms of ecstasy Specific that one has with the use of organs of sense. The Internet too, in this era of technology, makes us feel happiness when we have been able to find answers, information in the face of questions. With Stendhal, happiness is present with its corollary, melancholy. Already in Armance, Octave de Malivert knew a certain happiness in his walks with his beloved cousin Armance, in the woods and the gardens. Happiness is also to be found through the contemplation of a place, a space, an intimate and other encounter ... This is so in La chartreuse de Parme with contemplation and walks on Lake Como. But in this novel, other places like prison, translate moments of turmoil, of anxiety. Indeed, the prison of the tower Farnese has a double function: place of deprivation and place of the birth of the sentiment in love with the peregrinations of Fabrice del Dongo. In fact, our will is to indicate that the expression of Stendhalian happiness will meet its object here, the place through the meaning which it is necessary to envisage through three perspectives defined by François Landry concerning the imaginary in Stendhal: "the discourse it holds, the communication it establishes and the use it makes of the very category of the imaginary ..." (François Landry, L’imaginaire chez Stendhal: formation et expression, Lausanne, l’âge d’homme, 1982). Keywords: Space - Places - Walk - Happiness - Melancholy Introduction Nous voulons introduire notre travail par le recours à deux auteurs majeurs du XIX è siècle qui ont donné une approche à la promenade : A. Dumas et Stendhal. Pour le premier, « Il y a trois manières de parcourir la ville. La première en visitant ses monuments par ordre chronologique ; la seconde en la divisant par quartier et en parcourant 36 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org ses quartiers les uns après les autres ; la troisième en allant droit devant soi et en marchant au hasard.»38 Le second, dans l’avant-propos à Armance, écrit : …Si l’on demandait des nouvelles du jardin des Tuileries aux tourterelles qui soupirent au faîte des grands arbres, elles diraient : c’est une immense plaine de verdure où l’on jouit de la plus vive clarté. Nous, promeneurs, nous répondrions : c’est une promenade délicieuse et sombre où l’on est à l’abri de la chaleur, et surtout du grand jour désolant en été.39 Ces propos de Dumas et Stendhal dessinent, voire campent bien déjà le décor du colloque avec la promenade, mise en commun des deux facettes d’une même chose, le bonheur (délicieuse) et la mélancolie (sombre) liés, ici par notre choix de la promenade. Dans cet article portant sur les promenades stendhaliennes…, il ne s’agit pas de faire ou proposer un bréviaire, un guide touristique comme Les Promenades dans Rome, mais de donner une lecture sur un sujet susceptible d’« être une sorte de miroir que l’on promène le long des routes » (Stendhal). La conception de la promenade que nous envisageons se conçoit dans une double perspective, à la fois philosophique et littéraire (cette approche sera précisée ultérieurement) qui la distingue, précisément, pour le promeneur littéraire, du fugueur, du voyageur, du joggeur, du villégiateur, du touriste, éléments et termes liés à la mobilité. Elle s’inscrit donc dans la mobilité d’un sujet, la découverte d’un paysage, d’un lieu qui procure à la fois, un bonheur certain ou un certain bonheur et peut créer, par ricochet, une tristesse, une 38 - A. Dumas, Excursions sur les bords du Rhin, Paris, GF-Flammarion, p.51 39 - Stendhal, Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, T1, 2005, p.85. 37 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org mélancolie ou susciter du blues, dans le sens que l’on donne à l’expression avoir du blues. En effet, il nous paraît évident qu’avec Stendhal, les promenades procurent à la fois du bonheur et de la mélancolie. Comment deviennent-elles des moments de ravissement, de bonheur et comment arrivent-elles à engendrer des privations ? Pour mieux percevoir ces éléments, nous proposons une relation entre le bonheur stendhalien et le lieu comme objet de bonheur et/ ou de mélancolie. Nous nous appuyons sur deux textes majeurs : Armance, La Chartreuse de Parme,… De fait, notre volonté est d’indiquer que l’expression du bonheur stendhalien rencontrera son objet, ici, le lieu à travers la signification qu’il convient d’envisager à travers trois perspectives définies par François Landry à propos de l’imaginaire chez Stendhal : « le discours qu’elle tient, la communication qu’elle établit et l’usage qu’elle fait de la catégorie même de l’imaginaire… »40. I - Éléments de sémantique : Promenade vs fugue, voyage, jogging, villégiature, tourisme….. L’écriture de /ou sur l’histoire de la promenade est une donnée essentielle, voire fondamentale dans la sémantique topologique, en ce sens qu’elle relève à la fois de la pratique en tant que fait social41 et du fait littéraire. En effet, les récits de voyages qui alimentent la découverte du Nouveau Monde déjà au Moyen Âge et au XVIe siècle - F. Landry : L’imaginaire chez Stendhal : formation et expression, Lausanne, l’âge d’homme, 1982. 41 « Comme pratique sociale, la promenade (…) est aussi expérience de rencontre d’un sujet social et d’un milieu. Que le sujet soit conscient ou non de son appartenance à la société n’est pas essentiel, car tout en lui nous y renvoie : son mode de perception, son système de valeurs, sa sensibilité, sa manière de s’approprier l’espace, ses façons de regarder, de marcher, de choisir son itinéraire, ses attentes, etc. » (A. Montadon, Sociopoétique de la promenade, ClermontFerrand, P.U. Blaise Pascal, 2000, p.8) 40 38 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org traduisent cette mobilité qui justifie parfois les récits de conquête territoriale, les expansions, les pélérinages... De fait, la promenade « est avant tout une pratique, étroitement corrélée à des modes de sociabilité. A ce titre, on ne saurait dresser le portrait du promeneur sans tenir compte d’un ensemble de considérants qui déterminent des manières de faire et de sentir. »42 Aussi la retrouve-t-on dans la chose littéraire comme fait social. C’est pourquoi, les figures emblématiques de la promenade dans la littérature du XIXe siècle sont le poète « aux semelles de vent » (Verlaine décrivant Rimbaud) ; l’écrivain voyageur avec Gustave Flaubert et Maxime Du Camp43 ; le romancier solitaire déambulant dans les rues d’une ville donnée avec les histoires afférentes (H.de Balzac, la fille aux yeux d’or) ou, de façon plus globale, « ceux qui partent pour partir » (Baudelaire, le voyage in Les Fleurs du Mal ou encore ceux qui, comme Barbey d’Aurevilly, ne bougent pas beaucoup mais voyagent tout de même par leur mental, leur imaginaire44. Pour mieux appréhender le concept de promenade, plusieurs approches sont à envisager : celle du promeneur ; celle de l’aménagement des promenoirs (cf : la géographie culturelle et l’histoire de l’art) ; celle enfin qui analyse les diverses formes de promenade suivant les catégories sociales : le peuple, la mondanité, l’ouvrier… Pour notre part, nous retenons pour l’analyse, la promenade vue dans la perspective du promeneur et envisagée comme un fait culturel, une entité de la société qui la distingue d’autres faits comme la fugue, le voyage, le jogging, la villégiature, le tourisme, le pélérinage… Nous nous intéresserons également aux 42 Ph. Antoine, Quand le voyage devient promenade, Paris, PUPS, 2011, p7. M. Du Camp : Un voyageur en Egypte vers 1850 : Le Nil, éd. Par Michel Dewachter et Daniel Oster, Paris, Sand/ Conti, 1987 ; G. Flaubert : Voyage en Egypte, éd. Par Pierre Marc de Biasi, Paris, Grasset, 1991. 44 On songe à « cette classe d’écrivains paresseux et superbes qui, dans les ombres de leur cabinet, philosophent à perte de vue sur le monde et ses habitants, et soumettent impérieusement la nature à leurs imaginations », cité par Ph. Antoine, Quand le voyage devient promenade, Paris, PUPS, 2011, p.16. 43 39 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org diverses formes de la promenade chez Stendhal. Mais que recouvre la notion de promenade ? Alain Finkielkraut cité par Janet Beizer, indique fort à propos que : « l’Occident, dans ce qu’il a de beau, est né de la promenade (…) La promenade, c’est une expérience, sensible, spirituelle. Le jogging est le futur du corps. »45 Cette citation prend tout son sens, lorsqu’en 2007, M. Nicolas Sarkozy s’offrit des vacances aux ÉtatsUnis, moins de trois mois après son investiture comme Président de la République française. Ce propos est mis en parallèle dans le New York Times du 21/07/2007 avec une image du Président F. Mitterrand en promenade avec une tenue distinguée tandis que N. Sarkozy est en tenue de jogging. De fait, l’opposition des deux images montre bien que la posture de Sarkozy ne sied pas à son héritage culturel, intellectuel et national. La promenade se conçoit, par conséquent, dans le cadre de la civilité, du bon chic et du bon genre, en un mot du correctement habillé par opposition à la tenue jogging, sportive proprement nord-américain. La promenade est une configuration de la société. Il en est ainsi dans Armance, où elle est le fait de la noblesse. Le temps était magnifique et madame de Bonnivet voulut profiter d’une des plus jolies matinées de printemps pour faire quelque longue promenade. Êtes-vous des nôtres, mon cousin ? dit-elle à Octave. -Oui, madame, s’il ne s’agit ni du bois de Boulogne ni de Mousseaux. Octave savait que ces buts de promenade déplaisaient à Armance. –Le jardin du Roi, si l’on y va par le Boulevard, trouvera-t-il grâce à vos yeux ?-Il y a plus d’un an que je n’y suis allé. (-…) . C’est ainsi que parlèrent les hommes de leur société qui les aperçurent ». (p.110) Dans cet extrait, le point de vue est celui de madame de Bonnivet auquel s’ajoute celui d’Octave de Malivert, les promeneurs les plus en 45 A. Finkielkraut cité par Janet Beizer « le voyage et les autres » in French Global, sous la direction de Christie McDonald et Susan Rubin Suleiman, Paris, Classiques Jaunes, Garnier, 2015, p394. 40 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org vue. Le printemps est la période indiquée, de même que la matinée. L’emploi de l’adjectif qualificatif « magnifique » vient corroborer les éléments relevés afin que la promenade soit agréable. De fait, pour que la promenade se fasse, il faut, du point de vue des promeneurs et du narrateur, des facteurs concordants : le temps, le moment et le lieu choisi : « le jardin du Roi ». La promenade, en tant que principe de mobilité s’oppose à plusieurs autres champs de la mobilité. • Promenade vs voyage Le voyage du latin viaticum, renvoie à ce qui sert à faire la route. C’est l’action de se rendre ou d’être transporté dans un lieu éloigné. La promenade n’est pas un voyage ni le voyage une promenade. Le voyage obéit à un objectif alors que la promenade est une flânerie sans objectif défini, sans but préétabli. En outre, la promenade nous procure du ravissement lié à nos organes de sens ; ce qui n’est pas toujours le cas avec le voyage. Ainsi, l’expression « trouver grâce à vos yeux » fait appel à la vue et paraît procurer du bonheur au personnage d’Octave de Malivert. L’emploi de la négation « ni du bois de Boulogne ni de Mousseaux » restrictif suppose que ces lieux ne procurent pas le même ravissement que « le Jardin du Roi ». Dans Armance, Madame de Bonnivet se rend à ses terres, dans le Poitou, en vue de restaurer le château de Bonnivet. Le voyage est décidé mais il est retardé parce qu’il manque des ouvriers ; ensuite, il est écourté quand l’accident d’Octave de Malivert la décide à revenir à Paris et surtout à Andilly, lieu de convalescence du blessé. Voyage et promenade ne traduisent donc pas la même réalité. Qu’en est-il de la fugue en opposition avec la promenade ? 41 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org • Promenade vs fugue La fugue est le fait de s’enfuir de son domicile, notamment pour un enfant mineur ou un adulte. Elle se caractérise par un départ soudain et des errances aléatoires. Le fugueur n’est, somme toute, pas un « sans domicile fixe » encore moins un vagabond. C’est un individu qui peut soit partir de son domicile ou soit de son lieu de travail ou encore aux détours d’une flânerie. Pour mieux l’appréhender ou le décrire, nous nous appuyons sur le portrait du fugueur fait par le docteur Albert Pitres en 1891 : « (les fugueurs) reviennent chez eux, jurant leurs grands dieux qu’ils ne quitteront plus leurs pénates ; mais un nouvel accès provoque bientôt une nouvelle fugue46. » On le voit le fugueur est bien différent du promeneur distinct du joggeur. • Promenade vs jogging La promenade traduit l’action de se promener ; il s’agit d’aller d’un endroit à un autre pour se distraire ou se détendre. Déambuler ou flâner sont des synonymes de la promenade. En revanche, le jogging est une pratique sportive qui requiert une certaine tenue de sport en vue de se détendre certes mais il ne renvoie pas à la flânerie propre à la promenade. Le joggeur est, par conséquent, vêtu d’une tenue de sport (short, pantalon, polo ou autre) avec pour finalité d’être trempé par la sueur. La pratique du jogging est bien sportive par opposition à la promenade et à la villégiature et au tourisme. A. Pitres : Leçons cliniques sur l’hystérie et l’hypnotisme, Paris, Doin, 1891, t.II, p.269. 46 42 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Promenade vs villégiature/ tourisme Selon Guy Cogeval, « le concept de villégiature implique fondamentalement le repos, contrairement au tourisme, qui implique le mouvement et l’activité. Bien que ces deux formes de voyage aient à leur base l’idée de déplacement(…) le touriste se définit par la mobilité et la nouveauté, alors que le villégiateur, plutôt sédentaire, préfère la stabilité et la routine. »47 Il ressort de cette approche sémantique que la promenade est assez spécifique et différente de la fugue, du voyage, du jogging, de la villégiature et du tourisme. De fait, la promenade est « une expérience, sensible, spirituelle » selon la formule du philosophe A. Finkielkraut. Elle s’inscrit bien dans un héritage culturel, intellectuel et national. En effet, la promenade se situe dans le cadre de la civilité. Elle configure la société. Au XIXe siècle, la promenade fait partie des loisirs de la vie de tous les jours. En ville, la promenade est une activité policée.48 Comment l’appréhender chez Stendhal ? Promenade vs pélérinage II - Les diverses formes de promenades stendhaliennes. Les formes de promenades sont nombreuses et diverses. Nous en énumérons quelques-unes à partir de notre corpus. 47 G. Cogeval : Edouard Vaillart, New Haven, Yale University Press, 2003, p.441 cité par J. Beizer « le voyage et ses autres », French Global… ; sous la direction de Christie McDonald et Susan Rubin Suleiman, Paris, Classiques Jaunes, Garnier, 2015, p. 394. 48 Des manuels existent comme Manuel de la bonne compagnie ou l’Ami de la politesse, Paris, Roret libraire, Ancelle libraire, 1827 ; Chantal, Jean-BaptisteJoseph, Nouveau Traité de Civilité, ou Manuel méthodique de nos devoirs, Paris, chez l’auteur, 1834 ; Lambert, J.J, Madame, Manuel de la politesse des usages du monde et du savoir –vivre, Paris, Delarue, libraire –éditeur, s.d. Ces manuels sont cités par Robert Beck in Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, tome 116, n°2, 2009, p. 167. 43 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org • Promenades mondaines …-Allons le voir, dit madame de Bonnivet, et quelques minutes après on arriva à ce jardin anglais, le seul vraiment beau par sa position qui existe à Paris. On visita le monument d’Abailard, l’obélisque de Masséna ; on chercha la tombe de Labédoyère. Octave vit le lieu où repose la jeune B… et lui donna des larmes. La conversation était sérieuse, grave, mais d’un intérêt touchant. Les sentiments osaient se montrer sans aucun voile. A la vérité, on ne parlait que de sujets peu capables de compromettre, mais le charme céleste de la candeur n’en était pas moins vivement senti par les promeneurs, quand ils virent s’avancer de leur côté un groupe où régnait la spirituelle comtesse de G…. Elle venait en ce lieu chercher des inspirations, dit-elle à madame de Bonnivet ». (p. 111). Au sein de cette société mondaine, la promenade constitue tout comme les spectacles, un loisir dans la vie de tous les jours. Ces promenades de la société mondaine sont le lieu de déambulation autour de ténors comme Mme de Bonnivet ou la comtesse de G…, ces femmes qui influencent la vie quotidienne parisienne et font briller leurs salons. Les promenades mondaines sont le lieu de badineries, de curiosité, de rencontres amoureuses : Un soir, après une journée d’une accablante chaleur, on se promenait lentement dans les jolis bosquets de châtaigniers qui couronnent les hauteurs d’Andilly. Quelquefois de jour, ces bois sont gâtés par la présence des curieux….Par je ne sais quel caprice, madame d’Aumale voulait, ce jour-là, avoir toujours Octave auprès d’elle ; elle lui rappelait avec complaisance et sans nul ménagement pour les hommes qui l’entouraient, que c’était dans ces bois qu’elle l’avait vu pour la première fois : vous étiez déguisé en magicien, et jamais première entrevue ne fut plus prophétique, 44 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org ajoutait-elle, car jamais vous ne m’avez ennuyée, et il n’est pas d’homme de qui je puisse en dire autant » (p153/154) De fait, les promenades mondaines sont le prélude à des promenades plus intimes. • Promenades intimes « Octave racontait ces étranges idées à sa cousine en se promenant dans les bois de Montlignon, à quelques pas de mesdames de Bonnivet et de Malivert » (p.150) • Promenades solitaires « Désespéré de l’évidence de sa disgrâce, il quitta le salon à l’instant. En prenant l’air dans le jardin, il rencontra le garde-chasse à qui il dit qu’il chasserait le lendemain de bonne heure ». (p.223) • Promenades aquatiques • Promenades équestres « Octave prit à son service un valet de pied qui sortait de chez madame d’Aumale ; cet homme, ancien soldat, était intéressé et très fin. Octave le faisait monter à cheval avec lui, dans de grandes promenades de sept à huit lieues, qu’il faisait dans les bois qui entourent Paris, et il y avait des moments d’ennui apparent où il lui permettait de parler. (p.124). Les promenades équestres ont une vertu thérapeutique. « Le lendemain du jour qui fut si heureux pour Armance, mesdames de Malivert et de Bonnivet allèrent s’établir dans le joli château que la marquise avait près d’Andilly. Les médecins de madame de Malivert lui avaient recommandé des promenades à cheval et au pas ;… » (p.136) 45 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Ces formes de promenade structurent le texte stendhalien certes mais comment y voir le bonheur et son corollaire, la mélancolie chez cet auteur ? Quelles en sont les manifestations ? III - Ces lieux de promenades ambivalents : bonheur/mélancolie, les deux faces d’une réalité similaire : le bonheur stendhalien. Equivocité des lieux ou le bonheur stendhalien. Les lieux de promenades évoqués dans notre corpus suscitent une certaine ambivalence. En effet, qu’elles soient collectives ou solitaires, les promenades procurent du bonheur et de la mélancolie. Delà, sans doute, leur ambivalence, leur équivocité. Andilly est le symbole même de cette ambivalence. Lieu du bonheur pour la noblesse, c’est également le lieu de la médisance qui brise des amours presque consommés. Andilly est à la fois le lieu de l’euphorie et de la dysphorie. Ailleurs dans Armance, venir se promener au Jardin du Roi, à Paris procure du bonheur. En effet, la promenade en ce lieu est une sorte de ravissement chère à la noblesse. Madame la Comtesse de G… vint en ce lieu pour y chercher des « inspirations ». De fait, la promenade dans le jardin ou sur les boulevards sont le moyen d’évoquer les théories du Dr Tronchin49 qui se répandent parmi les élites parisiennes, ici, la noblesse représentée par Madame de Bonnivet et la spirituelle comtesse de G… Ces promenoirs, précisément, semblent procurer aux citadins un certain bien-être. Ces promenoirs, fortement recherchés par les classes aristocratiques, sont des lieux de ravissement. On y décèle le développement de la sensibilité olfactive et on y vient pour trouver « des inspirations ». Les promenoirs sont des lieux réputés purs, 49 Tronchin Henri, Un médecin du XVIIIe siècle, Théodore Tronchin (1709-1781) 46 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org comme les jardins afin d’y connaître les vrais plaisirs des sens. Les boulevards jouent la même fonction. On déambule sur ces larges avenues plantées pour mieux respirer. Il y a manifestement un souci hygiénique50, la recherche du bien-être. En outre, Adolphe Alphand, responsable de l’aménagement des bois et des parcs à Paris sous le Baron Haussmann écrit : « On doit considérer comme une nécessité la formation de larges voies et de surfaces plantées, assez spacieuses, assez rapprochées, pour ventiler ces masses de pierre qui semblent percées d’étroits couloirs. »51 Le héros stendhalien est à la recherche du bonheur. Il entreprend une « chasse au bonheur » qui construit la trame de son existence. Le bonheur du personnage stendhalien s’identifie assez souvent à l’amour, mais cet amour ne se limite pas seulement à aimer et à être aimé. La quête de ce bonheur consiste à profiter de l’instant qui passe, à tirer profit du moment présent, à en extraire toutes les joies possibles. Dans la chartreuse de Parme, sur les bords du lac de Côme, la comtesse Pietranera, tante de Fabrice del Dongo, «… avec ravissement retrouvait les souvenirs de sa première jeunesse et les comparait à ses sensations actuelles ». Là, en ce lieu, elle s’entend dire : « la vie s’enfuit, ne te montre donc pas si difficile envers le bonheur qui se présente, hâte –toi de jouir. » (Livre I, chap.2, p.43). Cette recherche du bonheur, essentiellement individualiste requiert de l’énergie et du caractère. Le bonheur stendhalien est une quête, une conquête du personnage qui l’amène à braver des dangers, à se Des thèses de médecine montrent l’importance qu’on accorde à la déambulation pour la santé et les sens de l’individu. On peut consulter à titre d’exemple : Marquez, Pierre Nicolas Marie Omer, De la promenade considérée sous le point de vue hygiénique et thérapeutique, thèse de médecine, faculté de médecine de Montpellier, Montpellier, Ricard frères, 1847 cité Robert Beck in Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, tome 116, n°2, 2009, p170. 51 A. Alphand : Les promenades de Paris- Bois de Boulogne- Bois de VincennesParcs-Squares-Boulevards, Paris, J. Rothschild, 1868 cité par R. Beck op cit, p. 171. 50 47 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org prouver à soi-même surtout, à faire preuve d’audace. Aussi, Julien Sorel s’impose-t-il de s’emparer de la main de Mme de Rênal dans Le Rouge et le noir. Le courage, l’audace ne suffisent pas toujours pour obtenir le bonheur. Si aimer peut procurer à soi du bonheur, il peut arriver que celle qu’on aime ne réponde pas favorablement à notre désir. De là, la naissance de la mélancolie. Par ailleurs, il faut que les âmes qui se désirent soient sur le même diapason sinon c’est la mélancolie. Ainsi, dans Armance, Octave devient-il mélancolique quand il s’imagine chez Armance de la retenue, de la réserve dans « les manières de sa cousine à son égard, et surtout une disposition marquée à la gaîté. Cette découverte lui donna beaucoup à penser, et ce qu’il observa pendant le reste de la promenade le confirma dans ses soupçons. Armance n’était plus la même pour lui. Il était clair qu’elle allait se marier, il allait perdre le seul ami qu’il eût au monde. » (p136/137). La tristesse, l’état de mélancolie sont le résultat d’une incompréhension « de deux enfants charmants, mais un peu fiers… » se disait Madame de Malivert. La force de caractère de l’un et l’autre sont l’apanage du héros stendhalien. Celui –ci voue un véritable culte à la force de l’âme. La mélancolie chez l’un et l’autre se comprend car l’un et l’autre sont sous le joug de la passion sincère certes, mais insuffisamment compris, partagé par l’un et l’autre. Fabrice del Dongo, passionné de Clélia, est une force de l’âme, caractéristique du héros stendhalien. Emprisonné pour un meurtre, la prison, lieu de malheur par excellence, devient pour lui, paradoxalement, lieu de bonheur. Clélia, la fille du gouverneur, nourrit ses rêves et de fait, il préfère rester en ce lieu, confirmant les prédictions de son père spirituel, l’abbé Blanès qui dit : « … ce fut un rare bonheur, car, averti par ma voix, ton âme peut se préparer à une autre prison bien autrement dure, bien plus terrible… » (Livre I, chap.8, p.179). 48 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Le bonheur de F. del Dongo repose sur un récit fait au passé simple, un récit rétrospectif grâce à la mémoire. Par ailleurs, la redécouverte de l’abbé Blanès, les réminiscences et la reprise d’habitudes anciennes structurent le bonheur du personnage. C’est pourquoi, le personnage tient à la prison car là est son bonheur, en ce lieu carcéral : Mais à propos, se dit Fabrice étonné en interrompant tout à coup le cours de ses pensées, j’oublie d’être en colère ! Serais-je un de ces grands courages comme l’antiquité en a montré quelques exemples au monde ? Suis-je un héros sans m’en douter ? Comment ! Moi qui avais tant de peur de la prison, j’y suis, et je ne me souviens pas d’être triste ! C’est bien le cas de dire que la peur a été cent fois pire que le mal. Quoi ! J’ai besoin de me raisonner pour être affligé de cette prison, qui, comme le dit Blanès, peut durer dix ans comme dix mois ? Serait-ce l’étonnement de tout ce nouvel établissement qui me distrait de la peine que je devrais éprouver ? Peut-être que cette bonne humeur indépendante de ma volonté et peu raisonnable cessera tout à coup, peut-être en un instant, je tomberai dans le noir malheur que je devrais éprouver. » (Livre II, chap. 18, p.336) La série de phrases interrogatives, le monologue intérieur, le style direct à l’intérieur du monologue, les oiseaux de Clélia, l’attente incertaine, la réminiscence heureuse procurent du bonheur à l’âme de Fabrice del Dongo. La conscience de l’absence de malheur en ce lieu carcéral, une pensée et une imagination active font du personnage, un être à part dont la force de l’âme est une exception. Il semble appartenir à ces « happy few » stendhaliens qui se heurtent à l’incompréhension des médiocres. 49 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Conclusion « Pour mieux cerner les énigmes du bonheur que procure l’ivresse, il faudrait penser au fil d’Ariane. Quel plaisir dans le simple geste de dérouler une pelote. Plaisir profondément apparenté à celui de l’ivresse comme à celui de la création. Nous avançons ; mais ce faisant, nous ne découvrons pas seulement les méandres de la caverne dans laquelle nous nous aventurons, nous ne jouissons du bonheur de cette découverte que sur l’arrière-plan de cette autre félicité rythmique que procure le déroulement d’une pelote. Cette certitude d’une pelote enroulée avec art, que nous déroulons : n’est-ce pas là le bonheur de toute création, du moins dans l’ordre de la prose ? » (W. Benjamin, « Haschich à Marseille», 1928, Œuvres II, Gallimard, Folio Essais, p.55- traduction légèrement modifiée.) Bonheur et mélancolie sont les deux faces d’une même réalité chez Stendhal, créateur. La quête du bonheur fonctionne vraisemblablement avec son corollaire la mélancolie. Le « beylisme » semble un art de vivre où la recherche des plaisirs est consubstantielle à la tristesse, aux dangers à affronter. Il faut, selon les élans de son cœur, s’en tenir à ce principe simple de la vie. Corpus Stendhal, - Armance, Ed. d’Armand Hoog, Paris, Gallimard, 1975 La Chartreuse de Parme, Préface et commentaire de Pierre-Louis Rey, Paris, Pocket, 1989. Notes : 1 - « Comme pratique sociale, la promenade (…) est aussi expérience de rencontre d’un sujet social et d’un milieu. Que le sujet soit conscient ou non de son appartenance à la société n’est pas 50 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org essentiel, car tout en lui nous y renvoie : son mode de perception, son système de valeurs, sa sensibilité, sa manière de s’approprier l’espace, ses façons de regarder, de marcher, de choisir son itinéraire, ses attentes, etc. » (A. Montadon, Sociopoétique de la promenade, ClermontFerrand, P.U. Blaise Pascal, 2000, p.8) Ph. Antoine, Quand le voyage devient promenade, Paris, PUPS, 2011, p7. 2 - M. Du Camp : Un voyageur en Egypte vers 1850 : Le Nil, éd. Par Michel Dewachter et Daniel Oster, Paris, Sand/ Conti, 1987 ; G. Flaubert : Voyage en Egypte, éd. Par Pierre Marc de Biasi, Paris, Grasset, 1991. 3 - On songe à « cette classe d’écrivains paresseux et superbes qui, dans les ombres de leur cabinet, philosophent à perte de vue sur le monde et ses habitants, et soumettent impérieusement la nature à leurs imaginations », cité par Ph. Antoine, Quand le voyage devient promenade, Paris, PUPS, 2011, p.16. 4 - A. Finkielkraut cité par Janet Beizer « le voyage et les autres » in French Global, sous la direction de Christie McDonald et Susan Rubin Suleiman, Paris, Classiques Jaunes, Garnier, 2015, p. 394. 5 - A. Pitres : Leçons cliniques sur l’hystérie et l’hypnotisme, Paris, Doin, 1891, t.II, p.269. 6 - G. Cogeval : Edouard Vaillart, New Haven, Yale University Press, 2003, p.441 cité par J. Beizer « le voyage et ses autres », French Global… ; sous la direction de Christie McDonald et Susan Rubin Suleiman, Paris, Classiques Jaunes, Garnier, 2015, p. 394. 7- Des manuels existent comme Manuel de la bonne compagnie ou l’Ami de la politesse, Paris, Roret libraire, Ancelle libraire, 1827 ; Chantal, Jean-Baptiste-Joseph, Nouveau Traité de Civilité, ou Manuel méthodique de nos devoirs, Paris, chez l’auteur, 1834 ; Lambert, J.J, Madame, Manuel de la politesse des usages du monde et du savoir –vivre, Paris, Delarue, libraire –éditeur, s.d. Ces manuels sont cités par Robert Beck in Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, tome 116, n°2, 2009, p. 167. 8 - Tronchin Henri, Un médecin du XVIIIe siècle, Théodore Tronchin (1709-1781) 9 - Des thèses de médecine montrent l’importance qu’on accorde à la déambulation pour la santé et les sens de l’individu. On peut 51 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org consulter à titre d’exemple : Marquez, Pierre Nicolas Marie Omer, De la promenade considérée sous le point de vue hygiénique et thérapeutique, thèse de médecine, faculté de médecine de Montpellier, Montpellier, Ricard frères, 1847 cité Robert Beck in Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, tome 116, n°2, 2009, p170. 10 - A. Alphand : Les promenades de Paris- Bois de Boulogne- Bois de Vincennes- Parcs-Squares-Boulevards, Paris, J. Rothschild, 1868 cité par R. Beck op cit, p. 171. 11 - A. Pitres : Leçons cliniques sur l’hystérie et l’hypnotisme, Paris, Doin, 1891, t.II, p.269. 12 - Tronchin Henri, Un médecin du XVIIIe siècle, Théodore Tronchin (1709-1781) 13 - Des thèses de médecine montrent l’importance qu’on accorde à la déambulation pour la santé et les sens de l’individu. On peut consulter à titre d’exemple : Marquez, Pierre Nicolas Marie Omer, De la promenade considérée sous le point de vue hygiénique et thérapeutique, thèse de médecine, faculté de médecine de Montpellier, Montpellier, Ricard frères, 1847 cité Robert Beck in Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, tome 116, n°2, 2009, p170. 14 - A. Alphand : Les promenades de Paris- Bois de Boulogne- Bois de Vincennes- Parcs-Squares-Boulevards, Paris, J. Rothschild, 1868 cité par R. Beck op cit, p. 171. 52 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Espace et généricité dans Un pedigree de Patrick Modiano Kassoum KONE Université Félix Houphouët-Boigny, Abidjan Résumé : En littérature, la thématique de l’espace convoque plusieurs concepts si bien que sa perception et son traitement divergent du théoricien à l’artiste. Dans le genre romanesque et particulièrement dans le genre autobiographique, la spatialité obéit à une exploitation plurielle du fait de son caractère itératif. Cette contribution développe une réflexion sur le mode de lecture de l’espace en rapport avec le genre autobiographique. Son articulation prend en compte l’identification de la topographie ensuite sa représentation spatiale et son fonctionnement enfin son effet d’idéologie. Mots clés : Espace autobiographique, esthétique thymique, clairobscur, topophilie, topophobie. Abstract: The space theme in literature calls together several concepts in order his perception and his treatment differ to the theorist at the artist. In the novel’s gender, the space industry follows diverse exploiting because of his iterative character. This contribution develops a thought on space reading method in keeping with autobiographical gender. His treatment passes to the topography identification, then the space representation and his functioning, at last by his ideology effect. Keys words: Autobiographical chiaroscuro, topophily, topophoby 53 space, thymus aesthetic, Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Introduction Investir la thématique de l’espace requiert une culture approfondie de sa variabilité sémantique. Dans la panoplie du tableau définitoire, l’espace pourrait traduire l’idée de lieu, de milieu, d’environnement, de territoire, de champ, de sphère, et de période etc. Aussi, vu les spécificités disciplinaires, il est nécessaire de faire la distinction entre l’espace géométrique, l’espace géographique, l’espace historique et l’espace littéraire. Dans le champ des genres littéraires, l’espace poétique n’est pas l’espace dramaturgique et celui-ci n’est pas la reprographie de l’espace romanesque. Ainsi pour Bakhtine, « si les principales variantes des genres poétiques se développent dans le courant des forces centripètes le roman et les genres littéraires en prose se sont constitués dans les courants centrifuges ».52On peut en déduire que le traitement de la spatialité est plus étendu dans le roman et le genre autobiographique du fait de leur flexion parfois transgénérique. Par ailleurs, dans les genres narratifs, si l’espace romanesque a une essence fictionnelle, l’espace autobiographique reste l’expression d’un pacte de vérité 53 toutefois ou de restitution du réel. Cependant, les frontières restent poreuses entre la fiction romanesque et la vérité autobiographique. Surtout avec Modiano, l’autobiographie se nourrit du champ de la fiction à travers les intermittences de la mémoire entre un passé mystérieux de l’Occupation et les ressentiments d’une vie de réclusion. C’est pourquoi, Jacques Lecarme estime que « cet espace autobiographique impliquerait dans l’œuvre de tel ou de tel auteur, des interférences entre l’autobiographie et le roman de sorte qu’on lirait sur le mode 52 Mikhaïl BAKHTINE, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1975, p.96 53 Philippe LEJEUNE, Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975 54 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org autobiographique des fictions avouées »54. En clair, le traitement de l’espace autobiographique se nourrit bien des fois de la fiction romanesque. Ainsi dans une contribution sur le rapport entre l’espace et le genre dans Un Pedigree de Patrick Modiano, il convient de s’interroger sur le mode de lecture de l’espace dans l’œuvre autobiographique. Cela revient à s’intéresser à l’exploitation spatiale et à son effet d’idéologie. Une telle investigation exige un relevé topographique puis une analyse de la représentation et du fonctionnement de cet espace autobiographique. On achèvera cette étude avec l’« effet d’idéologie ». I – Identification de la topographie dans Un Pedigree 1- Une homogénéité de l’espace autobiographique La ville de Paris se pose comme un espace homogène dans Un Pedigree qui peut, cependant, être subdivisé en plusieurs compartiments variables. Ainsi, l’espace parisien englobe des microespaces. Viennent en premier lieu les espaces familiaux. L’on relève quai de Conti (P.10) la Cité Hauteville (P.13), quartier Pigalle (P.62), XVème Arrondissement et Auteuil Longchamp (P.111). La présence de l’espace des affaires est notable. Ce sont le service Otto (P.17) et les Champs Elysées (P.33). Les espaces de transit ou de passage sont visibles à travers l’Hôtel avenue Breteuil et Duquesne (P.29), Grand Hôtel au Claridge (P.51), la rue Lauriston (P.56), la rue Lord Byron (P.53) alors que l’espace religieux se dévoile par l’église Saint Martin (P.33) et Saint-Germain-des-Prés : « Nous fréquentons aussi le catéchisme, à Saint-Germain-des-Prés » (P.37). L’œuvre regorge aussi Jacques LECARME, Eliane LECARME-TABONNE, L’Autobiographie, Paris Armand Colin, 1997, P.34 54 55 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org des espaces de démarcation – la Seine (P. 38) - de répression –le Panier à salade (P.16), le siège de la Gestapo (P.16) – des espaces de scolarisation ou de formation à l’instar de l’école de Flo à Montparnasse (P.17), le lycée Henri –IV, la Cité universitaire (P.119). En somme, le macro-espace homogène de la ville de Paris se compose de micro-espaces. L’homogénéité de l’espace participe donc d’un conglomérat de lieux. Il s’agit, en l’occurrence de l’espace familial, l’espace des affaires ou administratifs, espace de transit ou de passage, espace religieux, de démarcation de répression, et l’espace scolaire. On déduit qu’Un Pedigree présente une ville parisienne fortement émiettée à l’instar d’un espace hétérogène. 2- Une hétérogénéité de l’espace Sous cet angle, un espace hétérogène est un ensemble de regroupement spatial éclaté, polymorphe et hétéroclite. Dans Un Pedigree, cette hétérogénéité transparait dans l’éclatement des espaces hors Paris. En première instance, le corpus présente des espaces périphériques, des banlieues parisiennes et autres provinces françaises en tant qu’espace de vie. Il s’agit notamment de Chinon dans la banlieue parisienne (P.28), Annecy(P.68), Jouy-en-Josas (P.69) et Bordeaux (P.101).En deuxième instance, l’œuvre abonde en espaces migratoires. Ce sont des espaces soumis à des mouvements de migrants. Ces espaces sont relatifs aux origines des personnages– Salonique, Londres, Alexandrie, Milan (P.12) – et des espaces de transit ou de passage –Mexique, Canada, l’Afrique Equatoriale, la Colombie (P.31). Au compte de l’hétérogénéité il faut mettre des espaces de travail ou des affaires comme Brazzaville (P.36), Mont Valérien (P.56), 73 56 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Boulevard Hausman (P.64), l’espace de vie comme Le Pas de Calais et l’espace de scolarisation, notamment, le collège de Saint Joseph de Thônes (P.66), l’école Jeanne d’Arc et l’école Communale à Jouy-enJosas (P.35). Il ressort de cet inventaire que l’espace hétérogène dans Un Pedigree se décline en espace de vie familiale, en espace migratoire, en espace de scolarisation, espace biologique et des affaires. 3-La chronotopocité de l’espace de l’autobiographie Le chronotope s’inscrit dans un cadre dialogique de la synergie de l’espace et du temps considérés comme deux unités artistiques capables de traduire le réalisme du discours littéraire et plus précisément des genres narratifs. Bakhtine le définit comme une : indissolubilité de l’espace et du temps (…) comme une catégorie littéraire de la forme et du contenu(…) lieu de la fusion des indices spatiaux et temporels en un tout intelligible et concret. (…) Le temps se condense, devient compact, visible pour l’art, tandis que l’espace s’intensifie, s’engouffre dans le mouvement du temps, du sujet, de l’Histoire ; Les indices du temps se découvrent dans l’espace celui-ci est perçu et mesuré d’après le temps.55 En clair, le chronotope renvoie à l’unité de deux catégories narratives comme éléments indissociables pour appréhender le temps historique, mythologique, culturel et des événements existentiels collectifs ou individuels inscrits dans l’Histoire au travers de l’espace. Jacques LECARME, Eliane LECARME-TABONNE, L’Autobiographie, Paris Armand Colin, 1997, pp.237-238 55 57 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org L’œuvre laisse transparaitre deux grandes catégories de chronotopes. Celle liée au temps historique collectif et celle relative au temps historique individuel. Le chronotope du temps historique collectif transparaît à travers la convocation de la période de l’Occupation et de Révolution. Le chronotope de l’Occupation renvoie à l’occupation de Paris sous la France de Vichy par l’armée du III°Reich pendant la Deuxième Guerre Mondiale. Le chronotope de la Révolution apparaît sous la convocation de la Bastille (P.51), espace de révolution et le procès de Nuremberg(P.57). Le caractère révolutionnaire de ce procès réside dans le changement radical de la conception des notions de crime de guerre et de génocide par une juridiction internationale. Par ailleurs, le chronotope du temps historique individuel s’invite dans le chronotope de la rencontre et de la datation des espaces de vie familiale. Le premier est relatif à la rencontre des deux parents de Modiano et de leurs collaborateurs. Celui de la datation renvoie à une série d’événements de la vie familiale dont l’influence sur son histoire personnelle est notable. Ainsi en est-il de la date de naissance le 30 Juillet 1945 à Boulogne Billancourt. En somme, la recension du chronotope met en relief des espaces de l’Occupation, de la Révolution et enfin des espaces de vie familiale ou personnelle. Le foisonnement de ces espaces suscite l’intérêt d’analyser la représentation et le fonctionnement de l’espace de l’autobiographie. 58 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org II – Représentation et fonctionnement de l’espace de l’autobiographie 1- La représentation spatiale dans Un Pedigree : une description synthétique et minimaliste. La représentation spatiale dans Un Pedigree procède de la présentation de macro-espaces et de micro-espaces. D’abord, le macro-espace dans Un Pedigree revêt le caractère de ville. Ainsi, plusieurs villes participent de l’autobiographie modianienne. Il s’agit en l’occurrence, de Paris, Nice, Bordeaux, Anvers. Certains sont des espaces évoqués contrairement à d’autres qui constituent l’épicentre des évènements. Au compte de ces villes évoquées, Brazzaville, Bournemouth, Budapest « puis il décida de vivre en Mexique »56 ; « nous habitons un petit appartement à la Casa Montalvo »57. Il s’agit, d’une vue d’ensemble de ces espaces évoqués ne bénéficiant pas de discours descriptif détaillé. Cette présentation offre un cas de paralipse, le personnage narrateur Modiano donnant moins de détails par omission d’informations descriptives des villes évoquées. Ensuite les villes qui constituent l’espace de l’intrigue occupent le devant de la scène : « A Londres (…) je suis terrorisé de me trouver seul dans cette ville qui me semble plus grande que Paris »58.De fait, le narrateur se joue de son lecteur à travers la transposition de lambeaux d’informations relatives à l’objet décrit : « je vais à l’école Jean d’Arc au bout de la rue »59. Au lieu de décrire, les caractéristiques spatiales sont mises sous (le) boisseau au profit d’une écriture d’évitement et de chuchotement rappelant l’ordre chromatique dominant du texte : le clair-obscur si spécifique à la « ville sans regard ». Ce qui fait dire à Kristina 56 Patrick MODIANO, Un Pedigree, Paris, 2005, p.31 Patrick MODIANO, Un Pedigree, Paris, 2005, p.33 58 Idem, pp.60-61 59 Ibid, p.35 57 59 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Kohoutova que chez Modiano : « chaque roman invite à un voyage unique à travers des paysages temporels et topographiques en apparence familiers pourtant mystérieux pour fasciner le lecteur et lui faire perdre le pied »60. En termes différents, la monstration spatiale chez Modiano est un paravent fictif qui empêche la traçabilité précise des lieux référentiels. La présentation de la ville de Paris ne peut par conséquent qu’être digne d’intérêt. En effet, Paris transparaît à travers le quai de Conti, des hôtels, les rues, les champs Elysées, des écoles, etc. Cette présentation compartimentée de la ville parisienne s’apparente à un résumé descriptif susceptible de fausser la cartographie référentielle de Paris. L’espace devient alors « pour Modiano une catégorie narrative, qui est dotée d’une fonction fictive et romanesque »61. En clair, l’espace est fortement soumis à une manipulation esthétique. Cependant, cette reprographie spatiale chez Modiano constitue une mise en relief des figures spatiales dominantes. Leur description symptomatique à travers des attraits synthétiques et minimalistes du fait de la prépondérance des résumés descriptifs et du regard paraliptique, dépeint ces espaces avec le manque manifeste de détails et autres compléments d’informations. « Moi malheureusement, j’ai toujours négligé les petits détails »62 dit-il. Pour Modiano, le Paris de l’Occupation est une « ville étrange [qui] semblait absente à elle-même. La ville sans regard, comme disaient les occupants nazis ».63C’est dire que cette sécheresse descriptive, minimaliste, n’est que le reflet du caractère embrumé et mystérieux de cette ville historique. Une telle Kristina KOHOUTOVA, « Rôle du temps et de l’espace dans l’œuvre autofictionnelle de Patrick Modiano », Etudes romanes de Bruno, 31, 2, 2010, p. 44 61 Idem, p.41 62 Patrick MODIANO, Op. Cit. p. 54 63 Verbatim : Le discours de réception du Prix Nobel de Patrick Modiano, htt://www.lemonde.fr/prix-nobel/article/2014/12/07/verbatim-le-discours-deréception-du-prix-nobel-de-patrick-,modiano_453616281772031.html 60 60 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org description laisse transparaitre une esthétique thymique de l’espace dans Un Pedigree. 2- Une esthétique thymique de l’espace Le thymique vise à appréhender le sentiment d’aise ou de mal-être des personnages au vu de leur pratique de l’espace. Le Paris de l’occupation est un Paris revêtu d’un manteau d’insécurité. C’est un espace oppressant où les personnages vivent le sentiment du gouffre. Albert Modiano et son ami Hela H se font rafler par la Gestapo (p.15). Pour échapper à l’anéantissement, les personnages ont recours à des noms d’emprunts. Albert Modiano se fera appeler à la fois Aldo, Alberto et Jean Lagroua. Cette triple identité du personnage illustre le caractère oppresseur de l’Occupation et le statut inquiétant et fantomatique de ces personnages. D’un espace à un autre « des individus fantomatiques dotés de noms d’emprunts, en quête d’une identité fuyante aux antécédents flous et l’avenir incertain dessinent des itinéraires de fuite au sein d’une géographie urbaine ».64 Cela met en relief, le caractère effroyable et monstrueux de Paris, un espace dysphorique habité par des figures censées être humaines. A côté de cet espace déroutant, coexistent des espaces euphoriques, lieux de refuge dans ce Paris de l’Occupation. Ces lieux d’accalmie représentent des espaces de salut pour les personnages afin d’échapper aux déboires de la vie. En ce sens, le bois de Boulogne (p.42), quai Branly (p.49), le café-tabac Malafosse (p.63) deviennent des espaces d’euphorie où le personnage retrouve la quiétude et une certaine béatitude. Aussi, la fuite perpétuelle du danger peut-elle créer chez certains personnages une forme de topophilie telle que perçue par Bachelard. On peut certainement expliquer cet amour ou l’attachement à un espace dans la quête 64 Kristine KOHOUTOVA, Op. Cit. p. 45 61 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org d’Eldorado d’Albert Modiano. « Ce qu’il a cherché en vain, c’était l’Eldorado »65.En effet, Albert Modiano porte le masque d’un personnage migrant, un éternel voyageur. On comprend alors que le kinesthésique mette en relief la quête irrésistible d’un espace de bonheur. Toutefois, le caractère chimérique d’un tel espace l’inscrit dans une sphère utopique. Dans ce même ordre d’idées Patrick Modiano lui-même est soumis à ce conditionnement de l’espace. Dans ce contexte, l’espace de scolarisation se transforme du coup en un espace carcéral « j’avais connu une discipline plus dure dans les collèges précédents, mais un internat ne me fut aussi pénible que celui de Henri-IV ».66Ce caractère dysphorique de l’espace développe alors chez le narrateur personnage un sentiment de topophobie. En un mot, l’espace chez Modiano a perdu son caractère habituel. C’est un espace soumis au tourbillon kinesthésique faisant des personnages des éternels errants. Cette transhumance spatiale leur confère une certaine instabilité. Dans cet espace déconstruit, les relations entre les différents personnages ne peuvent que se complexifier à travers les rapports ambigus qu’ils entretiennent. 3 - Complexité des relations ou rapport ambigu des personnages dans la cartographie du récit modianien La configuration spatiale met en relief des figures d’errance. Cette kinesthésie « impacte » le rapport entre les divers personnages. L’examen des relations entre les protagonistes situera sa complexité et son caractère ambigu. Intéressons-nous d’abord au rapport entre les principaux protagonistes et les personnages secondaires. Homme d’affaire dans le Paris de l’Occupation, Albert Modiano tisse des liens troubles avec des partenaires ambigus. Il tient de longs conciliabules 65 66 Patrick MODIANO, Op. Cit. p. 31 Idem, P.85 62 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org dans les bureaux où il traite des affaires sombres et louches, véritables entorses aux règles sociales du moment : « mon père ne veut pas rentrer tout de suite quai Conti craignant que la police ne lui demande des comptes cette fois-ci à cause de ses activités hors-la-loi dans le marché noir ».67 Les rapports entre les principaux protagonistes et secondaires sont des relations sans lendemains dans un monde où la cohabitation et les rencontres sont le fruit du hasard. Le jugement est sans appel y compris pour ses propres géniteurs : « drôles de gens Drôles d’époque entre chien et loup. Et mes parents se rencontrent à cette époque-là (…) deux papillons égarés et inconscients au milieu d’une ville sans regard ».68 Examinons le rapport entre les principaux protagonistes. Le premier constat est le divorce des parents de Modiano. Albert Modiano contraint alors son fils à une vie de pensionnat ou de réclusion dans de tierces familles. Sa mère, starlette sous l’Occupation vit d’expédients. Elle exige les frais d’entretien à son ex-époux par le fils interposé. De là, découle une forte tension familiale : Ma mère (…) exige que je sonne à la porte de mon père pour lui réclamer de l’argent. (..) Ma mère guette menaçante, sur le palier, le regard et le menton tragique, l’écume aux lèvres. Il me claque la porte au nez. (…) les policiers viennent me chercher.69 La crise de confiance et les désillusions face à l’amour filial ont laissé une blessure incurable. La fratrie est malmenée et la dislocation familiale, à jamais consommée. En somme l’examen de l’espace d’Un 67 Ibidem, P.29 Ibid, P.19 69 Patrick MODIANO, Op. Cit., P.104 68 63 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Pedigree dépeint un univers de contradiction sociale. La représentation se veut synthétique et minimaliste par la sécheresse des informations, thymique par les oppositions spatiales et la tension qu’engendre ce conditionnement spatial dans les rapports des personnages errants. Cette poétique spatiale recèle des effetsidéologies. III - « Effet idéologie » de la poétique spatiale dans le genre autobiographique 1- La récurrence des figures authentiques : une obsession pour le réel Une figure peut s’appréhender comme une représentation. Son caractère authentique réside dans son imprégnation réaliste des faits présentés. Porteuse d’idéologie la récurrence des figures authentiques dans l’esthétique spatiale procède d’une obsession pour le réel. Elle se dévoile sous la mise en texte de l’espace de l’occupation. Espace historique et donc réel, il est inscrit dans la conscience collective. C’est un moment historique de l’histoire de l’humanité. C’est pourquoi, pour Modiano « l’occupation est une sorte de microcosme, de condensation de tout le drame humain, avec à la fois l’horreur et l’élan vital, et le coté aphrodisiaque qu’engendre l’horreur »70. L’Occupation est la marque indélébile de l’histoire en tant que tragédie humaine gravée à jamais dans notre inconscient. Située dans le temps et dans l’espace, l’Occupation tranche avec le fictif pour représenter un espace concret. Elle renvoie à l’invasion de Paris pendant la Deuxième Guerre Mondiale de 1939 à 1945. 70 André DURAND, « Patrick Modiano », Comptoir littéraire, disponible sur www.comptoir litteraire.com 64 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Ajoutons que l’évocation précise des espaces référentiels relève d’une esthétique traduisant l’attachement de Modiano pour le réel. De fait, des espaces référentiels renvoyant à la cartographie de Paris, aux villes de Bournemouth, de Nice, d’Alexandrie, du Mexique, confèrent à l’œuvre des attraits réalistes. Cela relève du fait que ses espaces référentiels sont repérables et localisables dans la cartographie du monde. La convocation de la Bastille référent historique de la Révolution française de 1789 amplifie cet état de fait « Un dimanche matin, nous sommes allées en taxi dans le quartier de la Bastille ».71En outre, la convocation du nom de l’auteur dans l’œuvre comme personnage narrateur confirme l’authenticité de l’espace. En effet, l’œuvre autobiographique se présente comme un espace de vérité. Le jeu ne soutient en ce sens que « pour qu’il y ait autobiographie (…), il faut qu’il y ait identité de l’auteur, du narrateur et du personnage »72 Ainsi, cette convocation du nom de l’auteur constitue un pacte d’écriture et de lecture qui transcende le discours textuel. Sans fioriture, l’auteur se désigne car il s’agit de sa propre vie. Au vu de ce qui précède, le foisonnement des figures authentiques procède de l’obsession de l’auteur pour le réel donnant à son écriture un aspect téléologique bien visible : « après avoir travaillé dans le flou, il a rédigé le procès-verbal de sa vie avant la littérature, une déposition à la police, sèche, rapide, sans apprêt, sans luxe ni fla-flas d’écriture, d’une plume hâtive, distante, méthodique, atone sinon monotone, pour ne risquer d’enjoliver, de diaprer l’odieux et l’innommable »73. Une telle crudité ne peut que dévoiler les diverses transgressions qui sous-tendent les relations spatiales tendues. 71 Patrick MODIANO, Op.cit. P.51 Philippe LEJEUNE, Le Pacte autobiographique, Op.cit., P.15 73 André DURAND, Comptoir littéraire, Op.cit. p.43 72 65 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org 2- Un espace de dégénérescence de violence L’Occupation est un espace de crise laissant défiler toutes sortes de violences. En tant que période trouble, l’Occupation fait le lit de l’insécurité sociale. Cela se traduit d’abord par des assassinats (pp.12 et30) des agressions à domicile (P.110), des rafles. Pour Modiano, « la condition humaine est condensé dans des périodes comme celle-là… l’amour, la mort. Les gens qui disparaissent. »74 Sous cet angle, le Paris de l’Occupation devient une ville vampirique où la désintégration sociale a atteint son paroxysme. Face à cette menace permanente, certaines personnes tenteront de fuir en exil. Ainsi se justifie le caractère hétérogène de l’espace, résultat d’une quête inlassable de refuge afin d’échapper à l’extrême violence imposée par l’Histoire. Les voyages clandestins du père en Afrique et ailleurs, sont l’expression patente de cette oppression. La déchéance sociale qui résulte de ce climat d’insécurité ambiant conduit certains au suicide (P.18, 59) traduction du désespoir, de l’amertume et autres états de dépression psychologiques face auxquels la vie devient éphémère et invivable. Ainsi pour échapper à cette meurtrissure, Modiano fugue. « En Janvier 1960, je fais une fugue du collège ».75 Cette fuite exprime non seulement une topophobie liée au caractère dysphorique de l’espace mais elle s’explique aussi par l’anéantissement de l’homme. En réaction à cette violence : la volonté manifeste de se prémunir contre le labyrinthe étouffant de la vie. On pourrait dire que la fugue est un cri apocalyptique, le chant du cygne annonçant la fin des temps. En outre, la contradiction sociale qu’engendre cette atmosphère délétère trace les sillons des dissensions sociales. Ainsi la fracture familiale qui en découle symbolise l’impossibilité de l’amour dans un espace de guerre et de crise sociale. En somme, les relations tendues, font de l’espace un creuset de violence où tout s’ébranle. 74 75 Idem p.4 Patrick MODIANO, Op.cit. p.63 66 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org 3- Une lecture plurielle de l’espace autobiographique « Le dialogue intérieur, social, du discours romanesque – dit Bakhtineexige la révélation de son contexte social qui infléchit toute sa structure stylistique, sa forme et son contenu »76. Le contexte social concret de l’autobiographie ici est, rappelons-le, Paris de l’Occupation. Or cet espace est réputé pour son caractère trouble et mystérieux. La représentativité d’un tel espace dans une œuvre autobiographique pourrait convoquer une lecture plurielle. D’abord l’espace d’Un Pedigree est fondamentalement hétéroclite. Cette configuration subsume son effet déstabilisateur. En effet, l’éclatement de l’espace confère au personnage le don d’ubiquité. Ce nomadisme spatial, traduit une angoisse existentielle face à laquelle il perd toute sérénité. « Ville sans regard » aux dires des Nazis,77Paris affiche, par cette qualité, un climat d’insécurité. La difficulté à traduire ce monde fantomatique avec ses énigmes inextricables déteint sur l’espace textuel de l’œuvre. En ce sens, la fragmentation du texte réside dans la difficulté de l’auteur à rendre compte d’un monde insaisissable. Traduire alors l’énigme de l’Occupation, c’est aller à la recherche des mots. Cette quête lexématique et la raréfaction du vocabulaire pour dire l’indicible engendrent une esthétique du chuchotement. Il s’agit, de « surfer » sur les mots afin d’exhumer un mystère caché. La forte absence de description symbolise cette esthétique du clair-obscur où la monstration discursive privilégie l’escamotage au détriment du dévoilement ou du déballage. Ce discours de l’absence a un impact sur le récit et entrainent la disparition des lieux intrinsèques à l’espace de l’autobiographie. 76 Mikhail BAKHTINE, Op.cit., p.120 Patrick MODIANO, Op.cit. p.19 77 67 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Nous songeons précisément à certains espaces privés comme la chambre d’enfant et l’espace de séjour. La chambre d’enfant de Patrick Modiano est juste évoquée pour rappeler le dernier moment passé avec son frère Rudy avant sa mort subite dans son pensionnat. Cette carence descriptive pourrait s’expliquer par le décloisonnement de l’espace qui traduit aussi la dénonciation de la confiscation des droits de l’enfant et la violence dont il peut être victime. Par ailleurs, on assiste à une cumulation du discours narratif sur les lieux au travers des regards variés que portent les personnages sur les divers espaces. Par exemple, l’école est pour Albert Modiano, le père, un lieu de socialisation. « Je puis t’affirmer (…) que la vie t’apprendra une fois de plus combien ton père avait raison ».78 A l’opposé, Modiano y voit plutôt l’aspect répressif et carcéral. En somme, l’effet d’idéologie d’une lecture plurielle de l’espace participe de la déstabilisation de l’espace. Cette situation résulte de la liquéfaction des personnages. Elle transparaît également sous l’esthétique du chuchotement à travers le manque de description narrativisée, l’opposition des vues des personnages sur la fonction sociale des lieux. Conclusion En définitive, Un pedigree de Patrick Modiano ouvre des voies heuristiques dans l’approche épistémologique de la spatialité dans le genre autobiographique. Le balisage générique a conduit à l’identification de la topographie qui a dévoilé à la fois une homogénéité, une hétérogénéité et une chronotopocité. Cette déclinaison de la topographie de l’œuvre autobiographique a suscité l’intérêt d’analyser la représentation et le fonctionnement de cet 78 Patrick MODIANO, Op.cit., p.122 68 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org espace hétéroclite. Cet examen a appréhendé la fonction synthétique et minimaliste du discours descriptif dans la représentation spatiale. La fragmentation de l’espace textuel qui en découle, infléchit une esthétique de chuchotement et de clair-obscur. C’est dire l’opacité de l’œuvre autobiographique par sa fonction thymique. Une telle esthétique met en relief le caractère dysphorique, euphorique et utopique de la spatialité du genre. Elle développe doublement une lecture de la topophilie et de la topophobie. Quant à l’examen des relations spatiales tendues, il a levé le voile sur la fonction violente de l’espace insaisissable et destructeur. C’est donc par le truchement du clair-obscur et par une esthétique du chuchotement que le réel innommable est saisi. La représentation spatiale devient problématique par la difficulté de rendre le réel autobiographique sans convoquer l’espace fictionnel. Dans ce contexte, il serait fondé de penser qu’investir la thématique de l’espace et du genre autobiographique de Modiano, c’est faire l’interconnexion entre le réel et la fiction. Bibliographie BACHELARD Gaston, La Poétique de l’espace, Paris, PUF, 1957(1ère éd), 1983 BERR Hélène, Journal, Editions Tallandier, 2008 CAMUS Audrey, BOUVET Rachel (éds.), Topographies romanesques, Presses universitaires de Rennes, Presses de l’université du Québec, 2011. BLANCKEMAN Bruno, Les Récits indécidables. 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C’est cet espace frontière que cette étude met en évidence à partir du dedans-dehors qui régit toutes les fictions cixousiennes. Cet essai sur la frontière montre ce qui marque la limite entre le dedans et le dehors. Mots clés : Frontière, espace, dedans, dehors, porte. Abstract: Les Rêveries de la femme sauvage, like all the work of Hélène Cixous, is written at the border of the book that is not written. Also as a book on Algeria, the homeland that the narrator has never wanted to write about, this fiction represents the border of homeland Algeria. It is this border space that the study shows by “inside outside” which governs all the writing of the Cixous fiction. This essay on the border shows the boundary between the inside and the outside. Key words: border, space, inside, outside, door. 72 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Introduction L’une des particularités les plus frappantes et les plus déroutantes dans la pratique littéraire d’Hélène Cixous réside dans l’entre-deux qui féconde et alimente sans cesse ses fictions. Dans Ayaï ! Le cri de la littérature79, une de ses dernières œuvres consacrées à la littérature comme acte de résistance aux oppressions, Cixous, de fort belle manière, met en lumière cet entre-deux, zone intraduisible et indiscernable d’où part toute son écriture littéraire. « La littérature », affirme-t-elle, « c’est la Colère devenue hymne, rythmes, phrase »80 avant de dire plus loin ceci du lieu même d’où part son écriture et qui va intéresser cette étude. « Nous sommes repliés dans la Grenzland, zone-frontière entre la solitude et la vie en commun dieses Grenzland Zwischen Einsamkeit und Gemeinschat (Journal de Kafka, 25 octobre 1921). C’est là que j’écris. Je suis sous le volcan. Et cependant je tremble de froid. Je mettrais ici un chapitre sur la frontière et ses mots, sur la frontière entre les frontières des langues, sur les intraduisibles qui se groupent aux bords des langues, sur le mot frontière, en français, sur le mot de garde à la frontière du néant Si j’en avais le temps »81 Ces propos cixousiens témoignent amplement de son intérêt pour la frontière : ce lieu de l’entre-deux, ce territoire innommable qui est séparation de deux espaces tout en étant le lien, le pont qui sert de passage de l’un à l’autre. Cixous écrit sans cesse la frontière et à la 79 Hélène Cixous, Ayai ! Le cri de la littérature, Paris, Galilée, 2013. Idem, p. 42. 81 Ibidem, p.43. 80 73 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org frontière, au double sens de l’expression82, sommes-nous tentés de dire, même si elle prétend manquer de temps ici pour développer cette notion. Toutefois, elle écrit aussi pour passer les frontières ainsi que le démontre sommairement l’usage du mot allemand « Grenzland » intégré dans un texte en français. Elle passe de la frontière de la langue française à celle de la langue allemande. Ce mot, qui est en réalité un mot composé – grenze et land –, comme sait le faire le génie de la langue allemande, résume toute la question de l’espace telle qu’elle est formulée dans l’écriture cixousienne. Grenzland exprime littéralement, en effet, l’entre-deux frontière / pays. Pour revenir à la citation, c’est de ce lieu de repli, lieu d’exil, la « Grenzland » : zone frontière entre « la solitude et la vie en commun », que Cixous écrit. Ce lieu dont la traduction littérale est inopérante en français, – car qu’est-ce qu’une frontière / pays ? –, pourrait, malgré tout, se traduire maladroitement par ‘’pays-frontière’’ ou ‘’pays de la frontière’’ ou encore ‘’frontière (du) pays’’. « C’est là », dans cette espèce d’espace – à la fois frontière et pays –, dans ce pays qui n’en est pas vraiment un, qui n’est ni strictement un dedans ni strictement un dehors, à moins d’être un dedans toujours dehors ou un dehors du dedans, que Cixous écrit. Ces livres nous viennent donc de ce lieu de l’entre-deux et en sont, par conséquent, marqués. Ils partent du lieu d’exil de l’auteure pour aller là où, elle, Cixous, ne peut se rendre. Ce terme « Grenzland », emprunté à Kafka, est une sorte de non-lieu, puisqu’il s’agit, en tant que frontière, d’un lieu de passage, d’une zone qu’on ne peut nommer avec précision, mais d’un pays fait de ligne, de fil d’espace pour communiquer de part et d’autre des frontières et situé dans l’entre-deux « solitude » et « vie en commun », dedans et dehors, « vie » et « mort ». Les propos suivants de Cixous sont, d’ailleurs à ce sujet, d’autant plus intéressants qu’ils soulignent Ecrire à la frontière signifie d’une part que son écriture reste à la porte de, à la frontière de…, d’autre part cette expression peut aussi, dans une personnification de la frontière, signifier écrire à quelqu’un. 82 74 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org ce pays-frontière ainsi que l’expérience qu’en fait l’écrivaine lorsqu’elle y séjourne. « La littérature : – Depuis le 13 janvier je passe les mois entre les bords de la vie et de la mort dans cette zone cette bande – lande – frontière, ce pays où l’on voudrait tant aller si on était sûr que le voyageur pouvait en retourner, cette cage où l’on est parfois condamné à demeurer, trop longtemps pas assez longtemps. On peut séjourner en étranger entre la vie et la mort dans un temps à l’arrêt. Pendant ce séjour, je lis ».83 Si cet extrait met en évidence cette bande frontière, il n’en reste pas moins qu’il dit de la lecture qu’elle est le moyen qui permet à Cixous de séjourner dans cet espace de l’entre-deux. Mais au-delà de la lecture, c’est la littérature tout entière, et donc également l’écriture, qui permet d’accéder et de séjourner dans ce territoire de la frontière. La littérature tout entière, ce « téléphone antimort »84, est, chez elle, expression et célébration de la frontière. Et, son écriture fictionnelle reflète de manière permanente ses propos. Elle se nourrit entièrement, en effet, des épisodes d’écritures et de lectures de leur auteure non sans installer le lecteur dans un entre-deux indécidable tant et si bien que ce dernier ne sait plus s’il est dedans, c’est-à-dire dans le livre qu’il est en train de lire, ou bien à l’extérieur de celui-ci. Les Rêveries de la femme sauvage. Scènes primitives, une fiction d’Hélène Cixous à caractère autobiographique et sur laquelle va s’appuyer cette étude, traite remarquablement de cette Grenzland. Cette fiction, à l’instar des œuvres cixousiennes, ramène aux portes de l’Algérie, ce pays natal inconnu dans lequel Hélène Cixous a passé son enfance, et où elle a vécu ses premières expériences, à la fois, d’admission et d’expulsion, du dedans et du dehors. Toute l’œuvre revisite ces années algériennes au moment de la colonisation 83 84 Idem, p. 48. Ibidem, p. 48. 75 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org française en racontant l’impossibilité pour la narratrice, d’origine juive, de connaître l’Algérie alors même qu’elle y vivait. A travers une demande d’hospitalité vaine dont les figures métaphoriques sont la porte et le portail, l’œuvre redit comment, malgré le désir ardent de la narratrice d’entrer dans ce pays natal, celle-ci n’eut droit qu’au dehors de ce pays en raison de son origine juive et de son assimilation aux colons. Son expérience primitive du dedans et du dehors est reprise dans cette œuvre par le biais d’une écriture qui joue la frontière et qui travaille dans l’intervalle. Les motifs de la prison, des barreaux, du jardin, des grilles, de la porte et du portail ne sont jamais loin au détour des pages de cette œuvre d’autant plus que ce sont eux, ces motifs, qui ont délimité l’espace de l’auteure, pendant ses premières années algériennes, et qui ont contribué à faire de ce pays natal une espèce de pays-frontière, c’est-à-dire un espace dans lequel l’on est sans pour autant y être. Toutefois, selon les besoins de l’analyse, l’on aura aussi recours à Philippines Prédelles, une autre de ses œuvres, qui remet en scène l’exclusion vécue par Cixous pendant son enfance en Algérie, tout en soulignant l’espèce de frontière qu’est ce pays. Cet article, en abordant la question de l’entre-deux qu’est la frontière, entend mettre en évidence la théorie spatiale du « dedansdehors » qui sous-tend toute l’œuvre fictionnelle d’Hélène Cixous et qui d’ailleurs la rend inclassifiable et « indécidable »85 comme dirait Jacques Derrida. Il s’agira, tout d’abord, de mettre en évidence, dans Les Rêveries de la femme sauvage, la manière dont l’écriture cixousienne, elle-même, reflète cette théorie spatiale du « dedans-dehors », avant d’en venir à l’Algérie en tant que “pays-frontièreˮ concret, lieu du dedans-dehors cixousien. 85 Jacques Derrida, Genèses, généalogies, genres et le génie. Les secrets de l’archive, Paris, Galilée, 2003, p.27. 76 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org I - Le « dedans-dehors » ou la frontière du livre impossible à écrire Toute l’œuvre de Cixous est marquée par l’expérience à la fois du dedans et du dehors comme le résume, à titre d’exemple, son article intitulé : « Le livre que je n’écris pas »86. Dans cet article, l’auteure soutient que « la chose livre en général [elle] ne l’écrit pas »87, alors même qu’elle écrit sans cesse des livres – en moyenne deux livres par an –. C’est donc qu’à la place du livre à écrire ou à ne surtout pas écrire, s’écrit un autre qui s’approche clandestinement de la frontière du livre qui ne s’écrit pas. Le livre qu’elle ne veut pas écrire ou qui ne se laisse saisir par l’écriture se présente comme un mur, comme une frontière infranchissable ou une porte d’entrée toujours fuyante et donc introuvable. De la sorte, le livre qui finit par s’écrire demeure à la frontière et est la frontière de celui qui ne veut pas s’écrire. On n’est donc jamais à l’intérieur de ce fameux livre quand bien même l’on croit pourtant y être. Le livre écrit tient lieu de celui qui n’a pu s’écrire, tout en étant un « non-lieu », au sens de Marc Augé88, c’est-à-dire un espace de passage, une sorte de porte d’entrée pour aller vers ce livre qui, sans cesse, fuit. Le sort du lecteur cixousien semble donc être celui de rester à l’extérieur, à la frontière de ce livre impossible, tout en étant dans un autre livre. Les Rêveries de la femme sauvage. Scènes primitives est, à ce propos, un exemple éloquent. Cette œuvre sur l’Algérie, en remplacement d’un autre livre impossible à écrire sur ce pays, reste d’une part à la frontière de ce pays inconnu et impénétrable, et d’autre part la frontière du livre qui n’a finalement pas lieu. L’œuvre débute par Hélène Cixous, « Le Livre que je n’écris pas », dans Genèses Généalogies Genres. Autour de l’œuvre d’Hélène Cixous, Paris, Galilée, 2006, p. 233. 87 Idem, p. 233. 88 Marc AUGÉ, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, coll. « La librairie du XXe siècle », 1992. 86 77 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org la citation de ce fragment de texte en italique que la narratrice dit avoir écrit en pleine nuit : « Tout le temps où je vivais en Algérie je rêvais d’arriver un jour en Algérie, j’aurais fait n’importe quoi pour y arriver, avais-je écrit, je ne me suis jamais trouvée en Algérie, il faut maintenant précisément que je m’en explique, comment je voulais que la porte s’ouvre, maintenant et pas plus tard, avais-je noté très vite, dans la fièvre de la nuit de juillet, car c’est maintenant, et probablement pour des dizaines et des centaines de raisons, qu’une porte vient de s’entrebâiller dans la galerie Oubli de ma mémoire, et pour la première fois, voici que j’ai la possibilité de retourner en Algérie, donc l’obligation… » (Les Rêveries, p. 9) Fragment à la suite duquel, le « je » narrant affirme, avec insistance, avoir écrit « quatre grandes pages de lignes serrées en caractères épais hâtifs […] des pages vivantes charnues, puissantes […] quatre immenses pages avec les qualités du viable » (LR. p. 10). Seulement voilà, de tout le texte écrit en pleine nuit ou plus précisément « des cinq pages […] écrites » par la narratrice, celle-ci ne trouvera, à son réveil, « plus que la demi-feuille » (LR, p. 11) contenant ce fragment. Le reste ayant mystérieusement disparu, « chose impossible » (LR, p.11) souligne-t-elle. Cependant, c’est cet « impossible » qui remplacera le livre. Suite à cette perte des pages, le lecteur n’aura donc droit qu’à ce pauvre fragment correspondant au début du livre perdu. A la place desdites pages perdues, qui avaient d’ailleurs concerné l’Algérie « en ressuscitant à neuf des personnages complètement oubliés […] de la rue Philippe » (LR, p. 10-11) à Oran, et auxquelles le lecteur devrait normalement s’attendre tout le temps de la lecture, s’écrira une toute autre œuvre engendrée curieusement par la perte des pages perdues, mais qui porte sur ce pays natal. Au lieu du livre « sur l’Algérie », qu’elle n’a, par ailleurs, « jamais voulu écrire » (LR, p. 167), s’écrira le livre de la perte de ce pays natal. Les Rêveries, à ce propos, se rapproche de ce que dit E. Jabès à savoir : « Le livre est peut-être la perte, de tout lieu, le non-lieu du lieu perdu. Un non-lieu comme une nonorigine, un non-présent, un non-savoir, un vide, un blanc »89. Cette œuvre se donne, en effet, comme écriture de la perte du livre qui, lui-même – le livre perdu –, symbolise d’ailleurs la première des pertes, celle du 89 Edmond Jabès, « Le lieu, Lieu, non-lieu, autre lieu », Le Livre des ressemblances II. Le soupçon Le désert, Paris, Gallimard, p. 78. 78 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org pays natal qu’est l’Algérie. Catherine Mavrikakis, à propos des Rêveries, fera remarquer aussi que « si en ouvrant Les Rêveries de la femme sauvage on est dans le livre, on rêve aussi un jour d’y arriver, de commencer ce livre qui ne commence pas, qui commence par une citation, par un texte qui se donne comme début dans la mesure où il est mis en italique et présenté comme emprunté à une autre scène d’écriture »90. Remarque fort juste, car le livre écrit la nuit ne se livre pas, ou du moins, il ne donne que son commencement à en croire les propos de la narratrice à la fin de l’œuvre. « Je ne pouvais plus désormais chasser le livre qui ne cessait de m’appeler dès que j’ouvrais la fenêtre de l’obscurité. Je me suis redressé dans mon lit en pleine nuit et avec le crayon gras qui est toujours couché à côté de ma main j’ai écrit à grand trait dans le noir : Tout le temps où je vivais en Algérie je rêvais d’arriver un jour en Algérie ». (Les Rêveries, p. 168). Si ces propos viennent confirmer que la narratrice, dans son impossibilité de chasser le livre Venant, finit par l’écrire, mais sans pour autant le livrer dans Les Rêveries à cause de la perte qui suit, il faudra tout particulièrement remarquer cette clôture de l’œuvre : « Tout le temps où je vivais en Algérie je rêvais d’arriver un jour en Algérie ». L’œuvre se referme par son début. La fin du livre est inscrite dès son commencement comme s’il s’agissait, là, dans ce procédé d’écriture, de montrer la frontière impossible à franchir du livre. Tout en entrant dans “le dedansˮ de ce livre, par le biais de cette phrase, qui finalement fonctionne comme une ligne de frontière, l’on en est, simultanément et de façon paradoxale, stoppé et relégué dans “son dehorsˮ. La phrase interdit tout passage pour aller au-delà et pénétrer l’espace de cette scène d’écriture. Les Rêveries, cette œuvre qui tient lieu de l’autre, s’écrit à la frontière du livre qui refuse toute entrée et se présente, par conséquent, comme la frontière infranchissable de ce livre sur l’Algérie qui se dérobe. C’est d’une certaine manière ce que démontre cette phrase d’ouverture et de clôture en encadrant toute l’œuvre pour en faire un véritable espace frontière. Du début de l’œuvre à sa fin, le lecteur reste constamment Cathérine Mavrikakis, « Le-Livre-que-je-n’écris-pas » qui l’écrit ? L’appel des commencements et des fins dans l’œuvre de Cixous », Feminismo/s, 7, Juin 2006, p. 121. 90 79 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org dans cet espace frontière qu’est le livre tout en étant confronté à cette frontière impénétrable que représente la phrase « Tout le temps […] en Algérie ». En tant que frontière, cette phrase se rapproche de ce que, dans Philippines Prédelles, la narratrice cixousienne appellera « le signe de [son] destin » (PP, p. 93) car elle contient « La Grille. Le Portail. Les Barreaux. Et toute la distance et la séparation du monde, qui ne se mesure pas en kilomètres, dans l’étroite épaisseur inflexible de ces barreaux »91. Il y a comme une sorte de grille ou de barreaux qui tout en permettant de voir l’autre inaccessible interdit tout passage vers cet autre. Cette phrase, pour peu que l’on s’y intéresse, rejoue savamment l’expérience du « dedans-dehors » cixousien. Elle souligne explicitement qu’alors que Cixous était en « Algérie », donc à l’intérieur de ce pays natal, elle « rêvait d’arriver un jour en Algérie ». Autrement dit, son désir d’arriver dans ce pays ne se limite qu’au stade du rêve avec tout ce que cela peut impliquer comme possibilité et impossibilité. Le verbe rêver exprime ici ce qu’elle n’a pas encore, mais aussi ce qu’on ne peut obtenir car fuyant. Selon cette phrase, elle n’était pas entièrement dans ce pays ; elle était dedans et dehors, ou plus précisément, elle était dans le dehors de ce dedans, à la frontière de ce dedans. Cette phrase, telle est notre hypothèse, contiendrait une sorte de frontière interne secrète et invisible, exprimée par l’absence de ponctuation, et qui rend impossible l’arrivée en Algérie. Mais, prenons cette phrase, du point de vue de son appartenance ou non à l’œuvre pour mieux percevoir ce « dedans-dehors » qu’elle joue. Cet énoncé qui signale la frontière appartient à cette œuvre sans pour autant lui appartenir car, faut-il le rappeler, il appartient à un autre livre. De ce point de vue, il est lui-même un « dedans-dehors » d’autant plus qu’il oblige le lecteur averti à se poser, à propos du livre, cette question indécidable de la narratrice de Philippines « suis-je dedans ? Suis-je dehors ? »92. Tout, dans cette fiction, est mis en œuvre pour que le récit reflète au plus près le sens de cette première et ultime phrase-frontière de l’œuvre. La recherche infructueuse des pages perdues, évoquée plus haut, en est un exemple. Dans sa quête acharnée des pages introuvables, la narratrice avoue être « debout devant une muraille 91 92 Hélène Cixous, Philippines Prédelles, Paris, Galilée, p. 93. Idem, p. 93. 80 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org [qu’elle palpait] en sanglotant sans trouver la porte » (LR, p. 12). Retrouver lesdites pages serait possible si seulement elle parvenait à trouver la porte d’accès malgré l’imposante muraille qui semble interdire tout passage. Or, c’est justement là le problème, la porte est introuvable. Les images de la « muraille » et de la « porte », loin d’être anodines, soulignent explicitement la barrière infranchissable face à laquelle se trouve la narratrice. Les fameuses pages, pour autant qu’elles existent, se trouveraient donc de l’autre coté de la frontière, là où, il est impossible de trouver une porte d’entrée. Mais, au-delà de ces images métaphoriques, s’établit, dans les premières pages de l’œuvre, une curieuse ressemblance de situation entre cette perte ainsi que la recherche des fameuses pages – qu’elle est persuadée d’avoir quelque part dans son bureau, mais qu’elle ne retrouve pas – et l’impossibilité pour la narratrice d’arriver en Algérie du temps où elle y était encore. « Perdre mais pas tout à fait presque perdre […] c’est exactement ce qui se passait avec Algérie, du temps où j’y vivais : je l’avais, je la tenais – je ne l’avais plus, je ne l’avais jamais eue, je ne l’ai jamais embrassée. Exactement : je la poursuivais, et elle n’était pas loin, j’habitais en Algérie, d’abord à Oran puis à Alger, je vivais dans la ville d’Oran et je la cherchais ensuite je vivais dans la ville d’Alger et je cherchais une entrée et elle m’échappait, sur sa terre, sous mes pieds elle me restait intouchable, je voulais que la porte s’ouvre, il faut maintenant que j’arrive à raconter cette expédition dans laquelle je déversais toutes les forces de ma vie en direction d’Algérie, comment je passai la première partie de ma vie d’Oran à chercher les quatre pages, avec fièvre et acharnement comment je finis par y renoncer en comptant que j’y parviendrais en arrivant à Alger dans la deuxième moitié de ma journée, comment au Clos-Salembier j’eus un faible instant l’illusion, correspondant à l’entrée de ma mère dans mon bureau… » (Les Rêveries, p. 13) Quelques pages plus loin, la narratrice ajoute ceci comme pour insister sur cette ressemblance qui, d’ailleurs, condamne les pages à demeurer introuvables. « C’était la même douleur qui me rendait folle, celle de ne pas trouver la chose même, celle dont je suis l’auteur et la créature, celle que j’avais dans la main, qui est sous mon toit, parmi moi, et qui se met à m’occuper […] Cela ressemble tellement à cette sorte de maladie algérie que je faisais en Algérie ou qu’elle me faisait, cette sensation d’être possédée par une sensation de dépossession et la réponse que je produisais, ce combat 81 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org pour conquérir l’introuvable qui peut me conduire à l’autodestruction, tout comme autrefois, ici, dans mon bureau, après si longtemps. » (Les Rêveries, p. 16-17) A en croire ce que dit la narratrice, l’impossibilité de retrouver ces pages qu’elle avait reste similaire à son expérience algérienne, car il s’agit toujours de la même «sensation d’être possédée par une sensation de dépossession », de ce même sentiment de ne pas retrouver ce qu’elle avait pourtant, de la même « maladie algérie » dont la narratrice dit qu’elle est « inguérissable » (p. 41). « L’entrée » qui permettrait de retrouver les pages est introuvable, tout comme l’était celle qui devrait donner accès aux villes algériennes. Toutefois, la ressemblance établie entre la perte et l’expérience algérienne de la narratrice dans cet extrait ne se limite pas qu’à cela, elle va beaucoup plus loin jusqu’à opérer une mutation spatiale durant cette « journée » (LR, p.14) de recherche. La recherche infructueuse des pages, devenue une « expédition » (LR, p.13), semble ne plus avoir lieu dans le « bureau » d’écriture de la narratrice, mais plutôt à Oran puis à Alger, ces villes algériennes impénétrables, « intouchables » (LR, p.13) que Cixous n’est jamais parvenue à posséder, malgré ses efforts, quand elle y était. Le lecteur est ainsi transposé, l’espace d’un instant, dans ces villes algériennes intouchables au lieu du bureau d’écriture où a lieu la scène. Cette mutation spatiale, aussi déroutante soit-elle, se justifie par le fait que l’écriture fictionnelle, chez Cixous, reste intimement liée à l’Algérie et à ses portes fermées ou introuvables ainsi que le souligne la narratrice : « tout ce qui bouge en moi tout ce qui se met en marche et court après, et donc l’écriture peut être ramené aux portes d’Oran d’abord et plus tard aux portes d’Alger » (LR, p. 48). Le lien entre l’écriture et l’Algérie se résume en la fuite et en « la différance »93 de la porte d’entrée de l’un comme de l’autre. Tout comme l’Algérie, jamais connue par Cixous en raison de ses fuites répétées et de ses portes fermées, l’écriture en général et plus particulièrement celle concernant ce pays natal ne se laisse pas saisir et pénétrer. Elle est sans cesse fuyante et différée en opposant une porte qui refuse toute entrée. La perte du livre sur l’Algérie et l’impossibilité de l’écrire qui 93 Cf. Jacques Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967. 82 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org finit par donner naissance à cette écriture de l’impossible rend bien compte de cet état de fait. Revenons à cet énoncé qui témoigne de l’impossibilité de la narratrice d’atteindre ce pays natal : « je vivais dans la ville d’Oran et je la cherchais ensuite je vivais dans la ville d’Alger et je cherchais une entrée et elle m’échappait ». Que comprendre de ce drôle d’espace algérien mis en évidence par cet énoncé et dans lequel dedans semble toujours être dehors ? Ne s’agit-il pas là d’une manière de dire que ce pays natal est une frontière ? N’est-ce pas là, également, l’expression d’un désir d’accueil et d’hospitalité auquel s’opposent d’infranchissables frontières sous formes de portes et de portails fermées invisibles et visibles ? C’est à cet ensemble de question que le point suivant de cet article va s’intéresser. II - L’espace algérien ou la frontière invisible et infranchissable Les Rêveries, cette fiction qui revisite ce pays natal qu’est l’Algérie, nous donne des éléments de réponse aux questions posées plus haut. L’accusation récurrente portée par le frère de la narratrice à son égard « Tu n’as pas connu l’Algérie » (LR, p. 19), aussi vraie soit-elle, ne se justifie pas par un manque de volonté de la narratrice d’utiliser le « Vélo » tant attendu pour connaitre l’Algérie comme il le prétend. « Tu avais le moyen de connaître l’Algérie à commencer par les lointains du Clos-Salembier et plus loin que Birmandreis […] si tu n’a pas connu l’Algérie c’est que tu n’avais rien à en faire. Tu as refusé le Vélo et donc l’Algérie » (LR, p. 23). Cette non-connaissance de ce pays pourtant désiré se justifie, tout d’abord, par le fait que « les petizarabes » (LR, p. 45), comme nomme la narratrice ceux qu’elle voulait aimer et approcher afin de connaître leur pays, ne nourrissaient pas le même désir d’amitié. Ils la considéraient comme appartenant au camp des Français, c’est-à-dire des colons, car le père de la narratrice, d’origine juive, exerçait, en tant que médecin, dans le camp Français en Algérie. « Je voulais être de leur côté mais c’était un désir de mon côté de leur côté le désir était sans côté, sans ici, c’était un brasier un buisson aux bras d’épines, je ne désirais que leur ville et leur Algérie, je voulais à toutes forces y arriver je pouvais passer des heures accroupies à quelque mètres 83 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org d’eux sans bouger, en espérant démontrer mes bonnes intentions, une patience et un comportement que je n’eus jamais avec le camp français […] où il y avait Arabes j’étais espoir et plaie. Moi, pensais-je, je suis inséparabe. C’est une relation invivable avec soi-même ». (Les Rêveries, p. 45). Alors qu’elle ne veut que les approcher, eux ne sont que fuite. L’amitié est donc vouée à l’impossible car la narratrice n’appartient pas à cette communauté. Mais en outre, comme déjà mentionné, elle est assimilée aux colons. Cela dit, cette non-connaissance trouve aussi sa justification dans ces portes invisibles auxquelles se heurtait la narratrice dans sa quête des villes algériennes. Notons, au passage, que ces portes invisibles, symbolisent le manque d’amitié et d’hospitalité. « Je suis ramenée aux portes invisibles des villes très différentes d’Oran puis d’Alger, et surtout à leur invisibilité source de mésaventures renouvelées du fait que ne les voyant pas je m’y heurtais ou j’y étais heurtée, en tout cas je les sentais comme une personne aveugle sent bien venir à sa rencontre les barreaux et les portails et avance hérissé disant « je vois un portail, je vois un grillage » en se servant toujours du mot voir justement pour ce qu’elle ne voit pas avec ses yeux mais qu’elle voit avec tout ce qui se substitue aux yeux le pressentiment, la respiration, les oreilles du cœur, tous les organes doués de voir, et la pointe des doigt ». (Les Rêveries p. 48-49) Le fin mot de cette non-connaissance est donc la porte ou plus précisément les portes multiples. Il y a donc des portes qui font office de frontières, mais sous des formes pernicieuses et vicieuses car elles sont invisibles. Une porte, on le sait d’expérience, a pour fonction de garder l’entrée d’un lieu, et ce faisant, de matérialiser la séparation entre un dedans et un dehors. Mais pour que cette limite soit véritablement marquée, encore faudrait-il que la porte, qui en est la garante, soit visible. Or, ici ce n’est pas le cas puisqu’elles sont invisibles. La narratrice ne sait donc pas si elle est à l’intérieur ou à l’extérieur puisqu’il n’y a rien qui marque une limite entre un dehors et un dedans. Ce n’est qu’au moment où elle s’y heurte comme « une personne aveugle » qu’elle réalise qu’elle est, en réalité, dehors. On retrouvera cette même scène dont parle la narratrice dans Les Rêveries dans Philippines Prédelles. Lorsqu’après des années d’interdiction, le portail du Jardin du cercle Militaire à Oran, autorisé qu’aux Français, 84 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org s’ouvre pour la narratrice, pourtant juive, grâce à son père qui exerce y comme médecin-lieutenant, la narratrice fait remarquer ceci, qui d’ailleurs féconde toute l’écriture cixousienne : «le portail fit place. Je crus entrer. Je crus être dedans, les grilles franchies je devais certainement me trouver dedans. Je ne m’y trouvai pas. J’étais dedans et je n’y étais pas »94. Il y a un portail invisible qui interdit à la narratrice d’entrer entièrement, dans ce lieu français, en raison de son origine juive. Comme le montre si bien Mireille Rosello, l’invisibilité de la porte fait de la ville une sorte de « traquenard », de « souricière »95 visant à stopper ceux qui, à l’instar de la narratrice, s’y aventure sans autorisation ou se croient à l’intérieur de ce lieu. Remarquons, par ailleurs, que ces portes, du fait de leur invisibilité, n’offrent même pas la possibilité à la narratrice d’exprimer son désir d’entrer dans ces villes en frappant à la porte, comme on dit, afin de demander une autorisation d’entrée. Il n’y a pas de demande d’hospitalité possible. Toutefois, lorsque cette demande se fait possible, elle reste sans réponse. Le geste, alors habituel et respectueux, de « frapper à la porte » se retourne en « hostilité », en « accusation » puis en « coups portés à soi-même », pendant que la porte frappée, elle, gagne en importance pour devenir une véritable barrière. D’objet, la porte frappée devient un sujet qui interdit toute entrée, comme le portail du Jardin du Cercle Militaire dans Philippines, « On n’entre pas. Tu n’entreras pas »96. Tandis que le sujet frappant, lui, mute en un objet. Ce qui d’une certaine manière rend impossible toute hospitalité comme en témoigne l’extrait suivant dans lequel la narratrice semble s’en vouloir d’avoir frappé à la porte. « Je n’aurais pas dû frapper à la porte, pensais-je, plus on frappe plus on a l’impression de porter des coups puis de porter des accusations, sur quoi l’on se sent coupable, insiste-t-on, les coups se retournent, on commence à spéculer on est frappé par toutes sortes de pensées suspectes et soupçonneuses, et cela ne fait pas céder la porte au contraire elle prend une importance et une valeur d’hostilité, de porte elle devient face, front, arrière-pensée, encore un peu et elle va se mettre à parler, ce qu’elle va dire Cf. Jacques Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 94 Mireille Rosello, « Frapper aux portes invisibles avec des mots valises : la malgériance d’Hélène Cixous », Le dire e l’hospitalité, Alain Montandon (dir.), Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, p. 72. 96 Hélène Cixous, Philippines Prédelles, op.cit., p. 94. 94 95 85 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org je ne le crains que trop, aussi ne vais-je pas ajouter à l’erreur de l’avoir martelée l’erreur de lui prêter des paroles absolument humiliantes. Jusqu’où l’on peut aller dans les coups portés à soi-même à propos d’une porte fermée j’en faisais l’expérience presque chaque semaine au Clos-Salembier ». (Les Rêveries, p. 112-113). Frapper à la porte dans ce pays rêvé, c’est donc se frapper soimême puisque la réponse d’une possible hospitalité est impossible. On n’ouvre pas la porte aux autres dans ce pays-frontière, car ils doivent rester justement à la frontière symbolisée par la porte. Telle est l’expérience faite par le « je » cixousien « presque chaque semaine » pendant sa vie dans ce pays natal. Au-delà de ces portes invisibles et visibles qui rendent impossible toute hospitalité et maintiennent à la frontière ceux qui, comme la narratrice, rêvent de connaître ce pays, l’impossibilité d’être dans l’Algérie s’explique aussi par l’absence d’invitation mutuelle entre les différentes communautés algérienne, juive et française qui composent ce pays. Dans cette œuvre dans laquelle tout un chapitre aurait pu s’intitulé « le livre vide des invitations » (LR, p.104) ni le frère de la narratrice, ni sa mère encore moins elle-même n’ont jamais été invités que ce soit par les Algériens ou les Français ou même les Juifs. Interrogeant sa mère, alors sage-femme dans ce pays, au sujet de possibles invitations, elle dit ceci : « – Tu as été dans la maison d’Aicha ? espéré-je. – Non dit la sage-femme […] […] – Invitée ? demandé-je. – Invitée ? Non ! Elle me répond sans hésitation. Avec un étonnement d’une grande clarté. Elle me renvoie le mot invitée. Il lui paraît tout incongruité. Encore une de tes idées de rêve me fait-elle sentir. Un mot tout ce qu’il y a de déplacé, c’est-àdire une réalité sans réalité». (Les Rêveries, p. 96-97). La mère, malgré son métier qui lui donne d’accueillir un certain nombre de patientes, n’a jamais été invitée par ces dernières. L’invitation semble ne pas faire partie des règles de vie dans ce pays. Pays, que le récit finit par comparer à un « enfant » « sans oreille » en 86 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org raison de ses portes qui n’autorisent pas l’entrée, peut-être parce qu’elles n’entendent pas. Un pays ou l’on n’est jamais invitée est-ce un pays, où l’on vit pendant des dizaines d’années est-ce un pays où l’on a des enfants, ou l’on exerce une activité, on n’est pas invitée, on n’est pas marchand, on n’est pas garagiste, on est sage-femme pour les habitants du pays, si c’est un pays, un pays sans porte sans seuil est comme l’enfant qui est né sans oreille il a peut-être des anomalies de l’intérieur. (Les Rêveries, p. 99) Le frère, qui avec le Vélo a certainement « connu l’Algérie charnellement » (LR, p. 105), n’a pas non plus eu le privilège d’être invité. Il répondra à la narratrice, qui « cependant espère » avoir une réponse positive : « – Chez les arabes ? Je ne crois pas […] On les a côtoyés […] involontairement et inversement ». (LR, p. 105). Il en est de même pour la narratrice qui n’a « jamais été chez » (p. 90) Aïcha, cette femme qui symbolise tout l’Algérie pour la narratrice. Elle n’a non plus jamais été invitée par son amie française Françoise. « Elle habite la maison haute blanche toute fermée dressée à la pointe française du Clos-Salembier où se rassemblent l’école la bibliothèque et le commissariat […] Je ne suis jamais entrée dans la maison dans la rue blanche assise voilée sur le pignon d’escalier elle risque un œil-fenêtre de guet. En bas, devant la porte, j’appelle, je crie le nom, combien de fois, souvent, personne ne répond, je ne me décourage pas, je crie, parce que je ne peux pas faire autrement. Je veux qu’elle vienne ». (Les Rêveries, p. 121). Ces extraits sur l’absence d’invitation témoignent du fait que Cixous et les siens n’ont jamais été invités dans ce pays et qu’ils ne l’ont, par conséquent, jamais connu. Connaître un pays, en effet, ce n’est pas qu’y vivre ou le visiter, c’est aussi connaître ses habitants, les approcher intimement. Ce qui n’est visiblement pas le cas ici. Toutefois, l’absence d’invitation n’est pas le fait que des autres communautés. La communauté juive à laquelle appartenait la narratrice cixousienne n’offrait non plus pas l’hospitalité aux « petizarabes ». 87 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org « Au portail du clos-Salembier. On voit tout. Nous nous regardons par les barreaux. C’est un portail ouvert-fermé. Le front aux barreaux. Notre front. Le front. J’éprouve une tristesse, triste d’être honteuse d’être triste : j’ai donné à travers les barreaux un morceau de pain à une petite de l’autre côté que je n’ai pas osé regarder, non je n’ai rien donné, du pain est passé de l’autre côté, du pain volé, je sens que dès que je crois donner un morceau de pain, c’est du volé, je vole » (Les Rêveries p. 113). Le portail qui fait office de frontière est à la fois « ouvert-fermé ». Tout en interdisant une quelconque hospitalité par sa fermeture, il n’empêche pas un certain désir d’hospitalité, mais qui ne reste qu’au stade de désir. La narratrice désir certainement accueillir en donnant « un morceau de pain » « à travers les barreaux », mais c’est justement cela qui est impossible, le portail l’interdit. En outre, comme le montre Mireille Rosello, la description de « l’absence d’hospitalité insiste […] sur le fait que l’on ne sait pas vraiment de quel côté de la grille se trouve l’espace le plus carcéral, ou le plus belliqueux puisque le mot « front » est visiblement à prendre au pied de la lettre »97. Les murs et les frontières sont établis de tous les côtés dans cette Algérie française divisée, séparée en communautés. Ces barrières qui ont régi ce pays natal qui n’est pas le sien ont par ailleurs largement contribué au sens que la narratrice cixousienne se fait de la Ville : « Ville a d’ailleurs toujours signifié pour moi cent portes Ville assiégée assiégeante clos camp retranché barbelé enceinte ClosSalembier niche enclave captivité sortie troie oran alger sang homme et sang femme sans moi Alors que Paris non, Paris est sans porte et donc sans forces opposées sans supplications sans assaut sans cheval sans chien et je ne la vis pas Ville ». (Les Rêveries, p. 49) Cette conception de la Ville, inséparable des portes fermées, telle que l’entend la narratrice cixousienne, reste étroitement liée à Oran et à Alger, ces deux villes algériennes dans lesquelles Cixous a passé les dix-huit premières années de sa vie. Rappelons, à toutes fins utiles, qu’à trois ans, pendant la période coloniale, Cixous et sa famille 97 Mireille Rosello, art.cit. 88 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org eurent le droit de vivre dans le Jardin du Cercle Militaire à Oran avant d’y être exclus par Vichy en raison de leur origine juive. Ils s’installèrent ensuite au Clos-Salembier, une enclave de la ville d’Alger dans laquelle Cixous essaya d’avoir accès au Jardin d’Essai. Tous ces lieux où vécut Cixous en Algérie renvoient à des espaces clos, encerclés et fermés – le « clos » de Clos-Salembier est d’ailleurs assez expressif sur ce point –. Ils sont comme des prisons, des espaces d’ « incarcération » (p. 22) comme le souligne le frère de la narratrice parlant de leur maison au Clos-Salembier. Les grilles du portail qui garde le Jardin du Cercle Militaire qui est déjà lui-même, en tant que Cercle, un espace fermé, réservé exclusivement aux gens d’armes ainsi que le portail du Jardin d’Essai dont parle Cixous dans Philippines Prédelles ou encore celui du Clos-Salembier dans Les Rêveries sont autant d’exemples, tout aussi intéressants les uns que les autres. Concernant justement le portail du Clos-Salembier, la narratrice le désignera, à plusieurs reprises, par le terme « barreaux » comme pour souligner qu’il s’agit d’un lieu carcéral. Dans un entretien accordé à Ginette Michaud, Cixous dira, en se référant certainement à ces villes algériennes, « j’ai toujours longé des enclos, encerclés par des barreaux »98. On peut être dans ces villes sans jamais les connaître en raison des portes et des portails. Conclusion Que conclure au terme de cette étude sur l’espace de l’entre-deux dans Les Rêveries de la femme sauvage ? Retenons pour l’essentiel que toute l’œuvre d’Hélène Cixous, qui d’ailleurs refuse toute classification générique – car classifier, c’est circonscrire dans un espace bien précis –, travaille à inscrire et à théoriser l’espace de la frontière en invitant à réfléchir sur ce que veut « être dedans ». Absurde, s’il en est. Toutefois, comme on l’a vu à travers Les Rêveries qui revisite ses années algériennes, « on peut être dedans sans être dedans, il y a un dedans dans le dedans, un dehors dans le dedans et ceci à Ginette Michaud, « L’avenir de la scène primitive : entretien avec Hélène Cixous », Spirale : art lettres Sciences humaines, n° 231, 2010, p. 21. 98 89 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org l’infini »99. Qu’il s’agisse de la course poursuite engagée entre le sujet scripteur du livre à écrire et ce livre qui fuit, pendant que s’écrit un autre livre, ou encore, de la mise en scène de son exclusion en Algérie, c’est bien cette frontière du dedans ou du moins cet entredeux « dedans-dehors » souvent imperceptible que Cixous met en lumière. Bibliographie Corpus CIXOUS, Hélène, Ayai ! Le cri de la littérature, Paris, Galilée, 2013. CIXOUS, Hélène, Les Rêveries de la femme sauvage, Paris, Galilée, 2000. CIXOUS, Hélène, Philippines Prédelles, Paris, Galilée, 2009. Ouvrages critiques AUGE, Marc, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, coll. « La librairie du XXe siècle », 1992. CIXOUS, Hélène, « Le Livre que je n’écris pas », in Genèses Généalogies Genres. Autour de l’œuvre d’Hélène Cixous, Calle-Gruber, Mireille (dir.), Paris, Galilée, 2006. Hélène Cixous, Jacques Derrida, « Du mot à la vie : un dialogue entre Jacques Derrida et Hélène Cixous». https://www.cairn.info/magazine-lemagazine-litteraire-2004-4-p-22.htm 99 Hélène Cixous, Jacques Derrida, « Du mot à la vie : un dialogue entre Jacques Derrida et Hélène Cixous ». https://www.cairn.info/magazine-le-magazine-litteraire2004-4-p-22.htm 90 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org DERRIDA, Jacques, Genèse, généalogie, genres et le génie. Les secret de l’archive, Paris, Galilée, coll. « Lignes fictives », 2003. JABES, Edmond, « Le lieu, Lieu, non-lieu, autre lieu », Le Livre des ressemblances II. Le soupçon Le désert, Paris, Gallimard, 1978. MAVRIKAKIS, Catherine, « Le-Livre-que-je-n’écris-pas » qui l’écrit ? L’appel des commencements et des fins dans l’œuvre de Cixous », in Feminismo/s, 7, Juin 2006. 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Dès lors, nous envisagerons l’espace révélé par Ourania de JeanMarie Gustave Le Clézio avec ce qu’il implique d’idée de territoire, donc de limites, de frontières qui, tout en identifiant une catégorie d’individus dans leurs rapports à l’espace occupé pour les séparer de leurs altérités, les ramènent à une idée de fusion. Deux axes orientent ainsi notre analyse : l’espace de territorialisation et l’espace d’harmonie et de beauté. Le premier axe s’intéresse successivement à l’espace d’isolement, d’exclusion, d’exploitation et d’expropriation. L’espace prend ici le sens de frontières : les habitants de la vallée s’ignorant mutuellement. Quant au second axe, il traite de l’espace de fusion et de l’espace en construction. Il s’agit d’un espace de fusion dans la mesure où l’homme est corrélé à l’espace qu’il habite. C’est pourquoi il est en construction à ciel ouvert. Mots clés : Espace, isolement, exploitation, territorialisation, expropriation. Abstract: This study grasps the literary space in the geometric dimension of the term. Accordingly, the space revealed by Ourania of JeanMarie Gustave Le Clézio implies the idea of territory, therefore of limit, of boundary. Two spatial categories that are the territorialization space and the semantic space are suitable for analysis. The first spatial category focuses successively on the isolation, exclusion as well as exploitation and expropriation space. Space here takes the meaning of boundary: Valley residents ignore each other. As for the second category, it deals with the melting space and space under construction. As far as the melting space is concerned, let’s note that man is correlated to the space he inhabits. That's why he builds a space in the open air. 92 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Keywords : Space, isolation, exploitation, territorialization, expropriation, geometry. INTRODUCTION A priori, l’espace littéraire, chez certains écrivains, n’est jamais donné pour être donné. Il est donné en tant qu’il est idée de quelque chose ou de quelqu’un : l’espace fait donc sens ; il est « sémantisé », pour ainsi dire, comme chez Balzac dans un entendement cependant réaliste. L’idée serait dans ce cas tenue d’une minuscule. Mais, chez d’autres écrivains, plus subtils, l’espace – plan, surface, volume – n’est pas une idée avec petit « i. » Il recouvre plutôt une essentialité et, par-là, se revêt de l’« I » majuscule en son initiale. C’est donc une Idée avec grand « I », au sens platonicien du terme. On entre ainsi dans une perspective symboliste par laquelle de tels écrivains cherchent avant tout une compréhension, un accès au monde véritable. Ce n’est donc pas la dimension physique de l’espace qui importe ; c’est l’idée même de l’espace en tant qu’il est significatif d’un ordre immatériel mais sensé. Ourania100 , de Jean-Marie Gustave Le Clézio, entre dans cette catégorie où se définit une division qui espace justement, qui s’espace et détermine, par des tracés abstraits, une ligne de démarcation entre mondes. En ce livre, se présente un espace bipolaire où s’affrontent en effet deux clans : celui des Autochtones (les Indiens) ; celui des Colons dits anthropologues que Le Clézio préfère, du reste, appeler « anthropophages. » (Ourania, p.127.) Toutes ces deux populations campent sur un espace qui les divise. La démarcation remarquée par le livre produit deux territoires, deux camps : pour les uns il s’agit d’installation, de campement, de territorialisation voire de « campus »101 ; pour les autres, il s’agit de pays. C’est dire l’inévitable belligérance qui est à venir. De ce territoire déterminé par son lien avec l’idée de propriété, sont donc exclus les non propriétaires, ceux 100 101 JMG Le Clézio, Ourania , Paris, Gallimard, 2008. Michel Serres, Les origines de la Géométrie, Paris, Flammarion, 1993, p.50. 93 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org du moins considérés comme tels par chacun des camps. Mais, paradoxalement, ce sont les Autochtones indiens qui en sont expulsés. Voici en quoi s’appelle, en notre étude, Michel Serres, guidé par et muni de l’esprit du Droit qu’il tient des origines de la Géométrie pour construire une idée de justice couplée de justesse. En effet, pour lui, l’origine de la propriété que les arpenteurs géomètres anciens traçaient de limites pour installer chaque paysan dans son lopin de terre, procède de l’opération simple, élémentaire, d’expulsion.102 C’est pourquoi, soutient Serres, « L’agriculture nait de ce carré de base dont la rupture d’équilibre réalisée par l’expulsion, constitue un lieu de propreté, fondement originaire de toute propriété. Le premier qui, ayant enclos un terrain ou un champ, s’avisa d’exclure tout ce qui s’y trouvait fut le vrai fondateur de l’ère historique suivante. »103 La spatialité, dans Ourania, semble, de fait, lui emprunter ce sens où s’ordonne celui de l’injustice sociale liée à la terre arabe (agricole). C’est autour de cette terre que se construira notre réflexion, en tant que cette terre représente donc un espace particulier scindé, brisé mais harmonieux et uni à la fois. I - Espace de territorialisation La territorialité est une façon particulière de désigner la relation à l’espace vécu. En ce sens, la territorialisation consiste en une appropriation qui peut être soit juridique, soit économique (la propriété), soit symbolique (le sentiment d’appartenance, de connivence). Cette notion de l’espace, au sens géométrique du terme, implique l’existence de limites précises, l’idée d’exclusion, de dépossession, de frontière, d’affrontement ou, comme aime dire Serres, de « campus »104 (camp), de division (mon espace), donc de territoire. En effet, le territoire est un espace délimité, occupé par un 102 Idem, p.48. Ibidem, p.49. 104 Michel Serres, Les origines de la Géométrie, Paris, Flammarion, 1993, p.50 103 94 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org individu, une communauté, sur lequel s’exerce l’autorité d’une collectivité ou d’un groupe d’individus. 1 - L’espace d’isolement De tels espaces littéraires renvoient donc immanquablement, dans la présente étude, à l’idée de géométrie, de métrique (mesure), de division, de séparation, de frontière et, à l’inverse, de beauté voire d’harmonie avec le cosmos recherchée. Au prime abord, ce qui transparaît de figure à la lecture d’Ourania, c’est cette idée de division. On a du moins l’impression que le monde indien, revêtu de ses croyances, est en lien avec la terre même, source et principe de tout ici. Il y a comme une idée du sacré ou du religieux, du spirituel. Les anthropologues, par contre, ont un rapport matériel à la terre, un rapport économique. Il y a comme idée du profane. On pourrait se tenir des théories de Mircea Eliade. Restons cependant avec Les origines de la géométrie, comme Michel Serres évoquait l’idée d’exclusion rappelant comment « en excluant le profane du sacré, Jupiter, dieu des prêtres, découpe le templum ; dieu de la violence et des guerriers, qu’il faut bien intercaler parce que, déjà, il joue le dieu unique, Mars le ravage et saccage, en expulse les ennemis et, le soir venu, y dessine le campus, où la co-horte prévoit le hortus ; dieu de la production et de l’agriculture, arrivé le dernier, Quirinus travaille au champ, pagus, à la suite des deux autres, en supprimant non seulement les mauvaises herbes, mais toutes les espèces. »105 Cela nous montre comment, dans Ourania, sur la même localité (appelée macro-espace), on note la présence de trois micro-espaces : le temple « le templum », le camp « le campus », le champ « le pagus », correspondant à trois origines (prêtre, soldat, paysan) qui reposent sur « le principe du tiers-exclu »106. Ces trois entités s’excluent mutuellement, chacune ayant un territoire qui lui est propre. Michel Serres peut donc être rappelé pour définir l’opération suivante. Car, « sur le même lieu, dont le nom change trois fois, tous ceux dont les noms se 105 106 Michel Serre, Les origines de la géométrie, Paris, Flammarion, 1993, p.50. Idem, p.52. 95 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org transforment de même, prêtre, soldat et paysan, s’adonnent à la même action, l’exclusion, dont ne se rénovent que l’apparence et le nom : appelée d’abord purification, puis défense, enfin besogne.»107 C’est dans cette direction que nous orienterons donc logiquement notre perspective d’analyse. Un texte narratif de JMG Le Clézio, Ourania, servira à figurer notre discours. L’auteur y choisit la vallée comme cadre de son récit. Cet espace ouvert selon le modèle de l’« apeiron indéfini »108, est décrit comme un « lieu originel. »109 La vallée est une terre fertile, riche, une sorte de « jardin d’Eden. » Elle rappelle l’univers et le moment de la Genèse biblique. Mais cette vallée a quelque chose d’humain : elle admet en effet l’existence d’espaces munis de bords, de limites que sont le centre des Anthropologues, le quartier des parachutistes et le village (Campos), ceux qui viendront semer la discorde. Abel et Caïn sourdent-ils la lecture en échos ou en abyme ? En fait, il y a l’espace éclaté de l’Emporio, un centre de recherche interdisciplinaire qui regroupe des chercheurs de diverses nationalités (Mexicains, Portoricains, Salvadoriens, Indiens, Haïtiens, Equatoriens, Péruviens, Chiliens, Argentins, Espagnols...) Ces anthropologues, universitaires imbus de la supériorité de leur domaine d’activité dans la vallée – « la recherche scientifique » – venus de la capitale chercher la « prospérité », la « notoriété », se sont installés sur la colline. À l’écart, en hauteur et isolés du reste du monde là-bas, sur « la colline des anthropologues en retrait de la route de San Pablo, une côte caillouteuse qui dominait la Vallée. » (Ourania, p. 42.) Le chef de centre a pourtant construit une « thébaide » à cet endroit : « un édifice hexagonal, comportant un patio en son milieu, divisé en cellules de méditation et de travail pour les futurs étudiants. » (Ourania, p.43.) Le doute peut s’installer en raison de ce rapport à ces lieux anciens où la mystique se mêle généralement au 107 Ibidem, pp.50-51. Ibidem, p.113. 109 Marina Salles, « Ourania de JMG Le Clézio : Une utopie historisée, un roman politique”, Itinerarios, Revista de Literatura, n°32, 2011 108 96 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org spirituel, à l’ésotérique voire au philosophique. La Thébaïde est en effet un « désert de Haute-Égypte où aurait vécu Antoine le Grand, premier ermite chrétien ; en Syrie, un désert de Qinnasrin, où vécut Jérôme de Stridon ; dite I (appelée aussi « Arcadie d'Égypte »), une province romaine du Bas Empire en Égypte (capitale Memphis) ; dite II, la Grande Thébaïde est une province romaine du Bas Empire en Égypte (capitale Thèbes). » « thébaïde » désigne un lieu écarté où l'on peut se retirer. Une thébaïde célèbre au XVIIe siècle : la « thébaïde de Port-Royal », en référence à l'abbaye de Port-Royal-des-Champs dans les Yvelines.110 Comment, dès lors, faire la part des choses ? Indiens et colons seraient-ils tous tenus de la même veine ? En réalité, les Anthropologues sont plutôt matérialistes et bien peu spiritualistes ; ils sont davantage tournés vers la modernité ; et se démarquent de leurs voisins immédiats, les Parachutistes. Ils constituent la classe des privilégiés de la localité, « les Maestros, doctores. Les principales banques leur offraient des réceptions, des salles pour les colloques, des dîners musicaux, des expositions.» (Ourania, p.46.). Conscients de leur position hiérarchique, ils ignorent ainsi l’existence de leurs voisins situés au bas de la colline : « Les anthropologues ne s’intéressaient pas à ce voisinage. C’était comme s’ils ne le voyaient pas.» (Ourania, p.43.) Il y a ainsi, le quartier des parachutistes où il est dit que : « En bordure de la colline s’étendait la frange habitée, une sorte de bidonville plutôt qu’un habitat rural, des cabanes faites de bois de caisse, de briques de ciment au mortier et de plaques de tôle rouillées. Y vivaient ceux qu’on surnommait les Parachutistes, une cinquante de familles regroupées par nécessité que les avocats corrompus utilisaient pour occuper les terrains vacants en vue de l’expropriation des propriétaires légitimes. » (Ourania, p.p.42-43.) 110 « Thénaïde (Egypte) », https://fr.wikipedia.org, Consulté le 10 novembre 2016 à 21 h 54. 97 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org La géographie sépare d’abord et répartit les groupes sur des aires différentes. Les deux classes sociales se distinguent ainsi du point de vue de leur situation géographique : l’une en haut de la colline et l’autre, au bas de la colline. Le haut symbolisant la hiérarchie, la domination ; le bas, la pauvreté, la classe inférieure. Pis, « les Parachutistes s’étaient installés un peu partout dans la Vallée, le long des routes, des caniveaux d’irrigation, jusqu’au terrain d’épandage sur la route de Los Reys. » (Ourania, p.43) Et, pendant qu’ils crèvent de faim, les Anthropologues « pique-niquaient au milieu des pans des murs inachevés, ou ils faisaient griller des brochettes sur un barbecue improvisé avec des parpaings et des fils de fer pour béton armé ». (Ourania, p.46) Les territoires étant divisés, les enfants des Parachutistes bien qu’ayant des envies démesurées, ne pouvaient guère y avoir accès : « Les gosses des Parachutistes s’aventuraient. Mais ils n’osaient pas approcher. Entre les basaltes, à moitié dissimulés derrière les cactus, leurs visages noircis paraissaient des masques irréels. Ils regardaient sans rien exprimer, sans prononcer une parole.» (Ourania, p.46.) De l’autre côté, Campos, le village de la Communauté arc-en-ciel. Tout, dès lors, renforce leur spiritualité symbolique en raison de cet arc-en-ciel qui unit la terre au ciel. L’écart s’installe et s’accroit donc définitivement. Car, davantage même, Campos prend le sens de campement, donc d’éloignement, d’isolement volontaire. C’est ce que confirme presqu’effectivement Marina Salles indiquant notamment que, ici, « la description de l’emplacement de Campos retient les schèmes de clôture, d’isolement, d’inaccessibilité… »111 On note ainsi que Daniel Sillitoe, le géographe-narrateur ne parvient pas à entrer dans Campos. Ce n’est qu’à l’aide des notes de Raphael Zacharie qu’il connaitra l’organisation et le fonctionnement de ce village. Selon cette 111 Marina Salles, JMG Le Clézio : Une utopie historisée, un roman politique, Op.cit. 98 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org source (celle de Raphael), Campos « n’était pas vraiment un village, juste un campement au milieu des champs avec des huttes en bois et une église, et pour ça, les gens ont donné ce nom, Campos.» (Ourania, p.p.3637.) Ou encore qu’ancien domaine des Jésuites détruit par les révolutionnaires, Campos est un petit village cerné de « deux montagnes sœurs… » (Ourania, p.103.) Ce qui fait que, en définitive, la présentation qu’en fait le narrateur montre un « locus amoenus, un asile arboré »112, isolé, une sorte de frontière car « Devant nous, je voyais le haut mur d’adobes qui formait la frontière de Campos. Un peu plus loin, à droite, un grand portail en fer rouillé était fermé. » (Ourania, p.103.) En s’enfermant dans leur tour d’ivoire, les habitants de Campos, ignorent l’existence des autres communautés (les Anthropologues, Parachutistes) qui habitent pourtant la Vallée. Cette structuration de la vallée en cercles concentriques est la marque d’une ségrégation sociale. Cependant, aucune de ces communautés ne peut échapper à la puissance de ses voisins immédiats. « Le danger s’inscrit dans l’espace, dans cette zone habitée par les « Parachutistes » que manipulent les grands propriétaires, prêts à s’abattre comme des prédateurs sur le territoire de Campos »113, observe Marina Salles. Néanmoins, les différentes communautés se protègent des influences extérieures. II - L’espace d’exploitation et d’expropriation La division vient en fait du jeu d’intérêts communautaires qui érige la Vallée en un espace de conquête. Ainsi, la richesse de la vallée fait l’objet de convoitise de la part des capitalistes et des Anthropologues venus faire fortune. De fait, ce lieu est érigé, comme d’une fonction, soit en espace d’exploitation, soit en espace d’expropriation. 112 113 Idem Marina Salles, Op.cit. 99 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org 1 - L’espace d’exploitation La Vallée et ses habitants (Parachutistes et quelques membres de la Communauté arc-en-ciel) font l’objet d’exploitation éhontée. En effet, les industriels et un groupe d’Anthropologues exploitent non seulement la terre « noire » mais le travail des femmes et des enfants. Le texte nous apprend que les capitalistes, pour répondre aux exigences de leurs firmes, s’adonnent à l’exploitation intensive d’une monoculture de fraise au détriment de la diversité de cultures : « J’ai fait pour vous, avec mes mots, le portrait de votre Vallée et de sa terre fertile, depuis son émergence de la forêt jusqu’aujourd’hui, à l’ère de la monoculture intensive. En le faisant, il me semblait que je peignais pour vous le corps d’une femme, un corps vivant à la peau sombre, imprégné de la chaleur des volcans et de la tendresse des pluies, un corps de femme indienne plein de force et de jeunesse. » (Ourania, p.96). On retient de ce passage que la terre, comparable au corps d’une jeune femme indienne, demeure encore fertile, en dépit de son exploitation intensive. À l’instar de la femme indienne pleine de force et de jeunesse, la terre de la Vallée est recouverte de l’humus. De fait, le narrateur invite les capitalistes à plus de modération et d’attention, à la préserver : « Prenez garde à ce que ce corps de femme si beau et si généreux ne devienne, du fait de votre âpreté au gain ou de votre inconscience, le corps desséché et stérile d’une vieille à la peau grise, décharnée, vouée à la prochaine mort. » (Ourania, p.96.) Symboliquement, la terre qui fait l’objet d’exploitation abusive est assimilée à la peau d’une femme. Une peau d’autant plus fragile qu’elle ne peut résister longtemps aux intempéries, du moins aux actions humaines. Pour ce faire, si l’on y prend garde, cette terre fertile (terre noire) de la vallée sera sous peu appauvrie, « vouée à sa prochaine mort. » Au-delà de cette mise en garde, le narrateur dénonce l’exploitation du travail des femmes et des enfants des bidonvilles : 100 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org « Ici, la plupart des enfants travaillent. Les camions les ramassent avec les femmes, au petit matin, et les emmènent aux champs de fraisiers. Pendant la cueillette, beaucoup accompagnent leur mère aux usines d’emballage et de congélation, à la sortie de la ville, sur la route de Carapan, de Yurecuaro. » (Ourania, p.p. 151-152.) On retient de l’exploitation cynique des pauvres, deux points de vue contradictoires. Celui des Anthropologues de l’Emperio, pour qui la pauvreté est un objet d’étude, une sorte de matière à l’édification d’échafaudage intellectuel. Et, celui du personnagenarrateur (Daniel Sillitoe) qui reconnait aux travailleurs des fraises un visage humain. C’est pourquoi il se soucie plus pour l’homme que pour la terre. La terre étant forte, elle pourra toujours s’en sortir, mais certains êtres seront broyés : « Il y a une telle déshumanité dans les actions humaines des sociétés développées, une telle indifférence à la faim, à la pauvreté, de la détérioration de la nature… »114Enfin de compte, le narrateur-conférencier dresse ici un réquisitoire contre les profiteurs de la riche « terre noire » et du travail des femmes et des petits enfants amérindiens que l’acide des fraises ronge jusqu’au sang, jusqu’à faire tomber leurs ongles. 2 - L’espace d’expropriation Ourania nous plonge dans un espace de dépossession. Les propriétaires légitimes se voient expropriés de leur terre par certains Anthropologues de l’Emperio. C’est notamment le cas de l’avocat Aranzas qui a apporté sa caution aux Parachutistes pour favoriser l’ordre d’expropriation des terrains de la Vallée : « Les Parachutistes sont pour la plupart à son service. […] En les envoyant sur ces terres, Aranzas préparait l’ordre d’expropriation, en vertu des lois révolutionnaires qui octroient les lopins inoccupés aux paysans 114 Stéphanie Janicot « Entretiens avec JMG Le Clézio », Muze, n°22, juin 2006. 101 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org sans terre. Il ne restait plus qu’à acheter leurs lots, contre un petit pécule qu’ils ne pouvaient pas refuser. » (Ourania, p.150.) C’est également avec l’aide de ces Parachutistes que cet avocat va s’emparer de Campos après l’exclusion de la communauté arc-enciel : « Surtout Campos. Il a l’intention de tout reprendre, de planter en avocatiers, ou de créer des lotissements. » (Ourania, p.225.) À l’initiative des Anthropologues et autres capitalistes véreux, les Amérindiens sont victimes de la captation de leurs terres. Les effets collatéraux d’une telle action sont entre autres l’exacerbation de la pauvreté, la division de la société amérindienne en deux classes opposées (d’un côté, les Bourgeois, propriétaires terriens et de l’autre, les prolétaires supériorité des inexorablement. misérables.) capitalistes Elle justifie Ainsi, sur les l’idéologie les proclamant autochtones mesures de la s’implant domination et d’expropriation des biens des Amérindiens, l’exploitation de l’homme par l’homme. Influencé par la théorie marxiste-léniniste, s’en prend aux dérives de la société capitaliste. III - Espace : harmonie et beauté L’espace est un langage, le langage de celui qui l’habite. Selon Gérard Genette, « Chaque espace se charge de signification littéraire et figurée déployant de la sorte un espace entre la signification apparente et le signifié réel abolissant du même coup la linéarité du discours. »115 Dans Ourania, l’espace vécu exprime le rapport existentiel que l’individu socialisé établit avec le territoire. Il s’imprègne des valeurs culturelles reflétant, pour chacun, l’appartenance à un groupe localisé. Le territoire témoigne ainsi d’une appropriation à la fois économique, idéologique et politique de l’espace par des groupes qui se donnent Gérard, Genette, « La Littérature et l’espace », Figures II, Paris, Seuil, 1969, p.47. 115 102 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org une représentation particulière d’eux-mêmes, de leur singularité. Ainsi, le territoire qui imbrique espace social et espace vécu traduit un mode de découpage et de contrôle de l’espace. Par ailleurs, le territoire fonde le sentiment d’identité collective des individus qui l’occupent. Le territoire appartenant à l’ordre des représentations sociales, il se manifeste dans des formes matérielles, de nature symbolique. Le territoire identitaire devient donc un outil de mobilisation sociale. Par sa double fonction symbolique et politique, par ses effets de solidarité qu’il engendre, le territoire permet de réduire les distances à l’intérieur et d’établir une distance infinie avec l’extérieur. Il participe donc de représentations collectives, sociales et culturelles. La preuve de l’existence de l’homme consiste à occuper un espace pour affirmer son identité ; identité en tant que membre d’un groupe social dans lequel il partage et discute des valeurs. 1 - L’espace de fusion Dans Ourania, il s’établit dès lors une certaine fusion entre le corps (l’être) et l’espace qu’habite ce corps ; leur fusion se réalise dans la relation entre appropriation et identité. Est-ce que, parce que, comme le dit Farida Kellou-Djitli, « Prendre possession de l’espace est le geste premier des vivants et surtout des hommes. »116 ? Toujours est-il que chaque individu, dans son existence, possède une relation intime avec son environnement, son espace ; espace qu’il s’approprie de sorte à affirmer son identité ; identité en tant que membre d’une communauté sociale dans laquelle il vit. L’espace est de l’ordre des idées. Son appropriation et son enracinement se manifestent par des éléments idéels. À cet égard, « l’espace n’est donc pas un milieu objectif, mais une réalité psychologique vivante. Il ne s’impose pas à nous comme une contrainte absolue, il peut et doit être modulé au gré de notre personnalité. »117 C’est justement le cas des Anthropologues qui, pour 116 http://dspace.univ-biskra.dz Georges Mesmin, L’enfant, L’architecture et l’espace, Paris, Casterman, 1973. 117 103 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org avoir habité la Colline, la réduisent à une propriété privée. Le texte précise dès lors que : « La colline était devenue leur territoire » (Ourania, p.46). Ils font corps avec leur espace de vie à telle enseigne qu’ils développent des sentiments de « privacité », de cognition environnementale. Une telle interaction entre l’espace et ses occupants est plus vivante à Campos. Les adolescents de cet espace vivent en osmose avec leur environnement, ils font corps avec la nature : « À Campos quand le ciel clair, on sait que ce sera pour ce soir. On le dit de l’un à l’autre : c’est cette nuit, pour regarder les étoiles […] Jadi nous explique le ciel. Il dit que notre peau est pareille à la pellicule des appareils photo, et que si nous pouvions rester assez longtemps immobiles, les dessins des étoiles se marqueraient sur nos corps et nos visages et qu’ils ne s’effaceraient jamais.» (Ourania, pp.183-184.) L’auteur évoque à loisir les senteurs du milieu naturel, la lumière sur les volcans, les étoiles. La fusion entre l’espace et les Amérindiens est d’ordre sensoriel, émotionnel, imaginaire ou symbolique. Cet attachement aux éléments de la nature en général et aux étoiles en particulier se révèle à travers ce discours rapporté : « Il (le Conseiller Jadi) dit que les anciens, autrefois, peignaient sur leur visage les chemins d’étoiles de la poussière, qu’on appelle aussi les Pléiades. Il nous dit aussi que ce sont les étoiles les plus importantes, et chaque année, au mois de décembre, nous restons éveillés une partie de la nuit pour les voir passer au zénith et redescendre vers l’ouest. » (Ourania, p.184.) Cette relation entre l’homme et son milieu de vie admet, selon Fischer, deux dimensions. Dans la première, « l’homme organise et produit son milieu en fonction de multiples facteurs d’apprentissage et en raison de la prégnance d’un ensemble de normes sociales. » Dans la seconde, poursuit-il, « tout espace aménagé comporte des caractéristiques matérielles et fonctionnelles qui répondent de manière plus ou moins 104 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org satisfaisante aux besoins des groupes qu’il abrite. »118 Dès lors, l’espace n’existe qu’à travers les expériences vécues qu’il engendre. Cela veut dire clairement que l’espace ne se réduit pas de simples propriétés matérielles ou métriques. Il est plus que cela. Il s’assimile, pour ainsi dire, à celui qui l’occupe. De ce fait, il est en perpétuelle construction. 2 - L’espace en construction Campos est un espace en construction à ciel ouvert ; laquelle construction n’est jamais achevée. Ourania présente un vaste programme de construction d’une société idéale ; une cité radieuse (Campos), une sorte d’eldorado. Campos est une communauté multilinguistique « Le peuple arc-en-ciel » (Ourania, p.335.) qui tend à s’uniformiser : « Au début, notre langue (elmen) n’existait pas. Elle s’est faite petit à petit, avec les nouveaux arrivants. […] Au commencement, chacun parlait sa langue, l’espagnol, l’anglais, ou le français.» (Ourania, p.195.) De cette pluralité de langues, nait la langue de Campos « Elmen ». En effet, la langue Elmen participe de la construction de l’unité de la République idéale de Campos. Ce qui fait de cet espace (Campos) l’expression d’un « melting pot » par excellence. Quand on sait que ses habitants sont « venus d’ailleurs, de partout, du sud, du nord, du fond du Canada ou de l’Amérique centrale, un peuple hétéroclite, de toutes couleurs. » (Ourania, 249.) Ainsi, la diversité culturelle de Campos devient la source de son identité. Pour cette raison, les frontières ethniques en apparence marquées sont en passe de devenir floues et de s’entremêler. Une telle solidarité communautaire forme une véritable barrière à toute forme d’impérialisme : « le grand propriétaire qui convoitait les biens de Campos en sera pour ses frais lorsqu’il découvrira que la magie de Campos procédait de son idéal utopique et non de ses riches matérielles.»119 Au demeurant, la pluralité des « ethnocapes », selon la formule d’Arjun Appadurai, fait de Campos une société idéale en Gustave Nicolas Fischer, Psychosociologie de l’environnement social, Paris, Dunod, 1997. 119 Marina Salles, Op-Cit. 118 105 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org construction, une sorte de « no man’s land ». Le Clézio semble expérimenter dans son Campos le métissage culturel. Conclusion Cette étude s’inscrit, pour l’essentiel, dans la perspective des approches de l’espace littéraire qui prétend que l’espace n’est jamais neutre. Adepte de cette vision de l’espace, Weisgerber120conteste la relégation de l’espace aux sphères de décor et de description. Alors que la théorie littéraire traditionnelle ne lui conférait qu’une fonction ornementale ou d’encadrement […]121. Ourania de JMG Le Clézio appréhende l’espace dans un sens géométrique que l’on doit à Platon et à Pythagore résumé par Serres dans la rencontre du territoire avec le Droit. La notion de territoire implique l’idée de limites, de frontières. D’ailleurs, dans l’œuvre, les différentes communautés de la Vallée vivent en cercles concentriques. Cette volonté d’appropriation du milieu de vie, induit une dynamique dialectique entre l’homme et l’espace, une sorte d’interdépendance. À l’instar de l’architecte, l’homme donne des dimensions humaines à l’espace. Dans cet élan, il cherche à le construire afin de le rendre appropriable. Références bibliographiques Barthes Roland, L’Empire des signes, Paris, Flammarion, 1970. Bachelard Gaston, La Poétique de l’espace, Paris, PUF, 1957. Bakhtine Mikhail, Esthétique et Théorie du roman [1975], traduit du russe par Daria Olivier, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1987. Brousseau, M. Des romans géographes, Essai, Paris, L’Harmattan, 1996. Fischer, Gustave Nicolas, Psychosociologie de l’environnement social, Paris, Dunod, 1997. 120 121 J. Weisgerber, Espace romanesque, Paris, l’Age d’homme, 1978, p.19. M. Brousseau, Des romans géographes, Essai, Paris, L’Harmattan, 1996, p.87. 106 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Garnier Xavier et Zoberman Pierre, Qu’est-ce qu’un espace littéraire ? Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2006. Genette, Gérard, « La Littérature et l’espace », Figures II, Paris, Seuil, 1969, pp.43-48. Mesmin, Georges, L’enfant, l’architecture et l’espace, Paris, Casterman, 1973. Serres Michel, Les Origines de la Géométrie, Paris, Flammarion, 1993. Weisgerber, J, Espace romanesque, Paris, l’Age d’homme, 1978. Westphal Bertrand, La Géocritique, Paris, Editions de Minuit, 2007. Tardiola Giuseppe, Atlante fantastico del medioevo, Roma, De Rubeis, 1990. 107 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Techniques de création d’espaces en science-fiction : cas de La peur géante de Stefan Wul Rosine Brou Digry Gnamien KOUADIO Université Félix Houphouët-Boigny, Abidjan Résumé : Contrairement aux œuvres de science-fiction qui proposent des espaces imaginaires, plus ou moins éloignés de notre planète, La peur géante a pour cadre spatial la Terre. Toutefois, le narrateur use de techniques de création propres au genre pour faire de ces lieux référentiels, des Ailleurs. Si les techniques d’estrangement visent à susciter le sense of wonder, elles participent efficacement au brouillage spatio-temporel et à la création originale d’un espace pourtant référentiel. Mots clé : Création, espace, anticipation, estrangement, sense of wonder Summary : Contrary to science fiction novels which used to propose imaginary spaces, more or less far from our planet, La peur géante takes place on Earth. Nethertheless, the narrator uses science fiction creative techniques to transforme these known places to Elsewhere. If these estrangement techniques aim to cause the sense of wonder, they participate efficaciously to the spatiotemporal jamming. Then, the reader is often far from imagining that the novel is about his present-day reality. Key words : Space, science fiction, anticipation, strangement, sense of wonder Introduction Définissant la création comme l’action de créer une œuvre originale et ou nouvelle à partir de données préexistantes, cette contribution postule que les espaces en science-fiction sont des créations à part entière. En effet, en s’appuyant sur les spéculations et 108 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org les théories conjecturales des astrophysiciens et des scientifiques, les auteurs de science-fiction proposent des mondes extraterrestres et imaginaires plus ou moins crédibles. Le cinéma de science-fiction, à travers des films tels que Star Trek122, Star Wars123, ᴁon Flux124, etc. a mis en image et en scène, ces espaces intergalactiques, ces planètes lointaines et ou imaginaires que l’homme n’a jamais vus. L’univers de Star Trek, par exemple, met en scène des voyages interplanétaires tandis que Star Wars se déroule dans une lointaine galaxie inconnue. Quant à ᴁon Flux, il a pour cadre spatial la Cité-Etat de Bregna, monde imaginaire dans lequel vivent « protégés » les rescapés terriens. Ainsi, les auteurs de science-fiction mettent un point d’honneur à envoyer leurs destinataires vers l’ultime frontière « to explore strange new worlds, to seek out new life and new civilizations, to boldly go where no man has gone before »125. Ils promettent donc l’exploration d’espaces inédits, des Ailleurs totalement inconnus. Or, avant d’explorer un espace, il faut d’abord que celui-ci existe. Aussi, le mérite des auteurs de science-fiction est de construire à partir de matériaux spéculatifs, au demeurant très friables, tout un univers. Toutefois, si ce type d’espaces non-référentiels foisonne même dans les romans, il est bien de noter que la science-fiction choisit parfois pour cadre spatial des lieux référentiels. La planète Terre, les cinq continents, leurs pays et leurs villes sont autant de cadres de l’action. Cependant, lorsque l’action se déroule dans des lieux nonimaginaires, le narrateur, pour s’en tenir aux exigences126 de la science-fiction, met tout en œuvre pour recréer cet endroit connu et en faire un Ailleurs dont tous les contours échappent au lecteur. Progressant à contre-courant des fictions mimétiques ou réalistes, le narrateur déploie alors toute sa verve créatrice. Ainsi en est-il de La peur géante127, roman de Stefan Wul. Dans cette œuvre de science-fiction, l’action se déroule sur la Terre et en Afrique 122 Robert Wise, Star Trek, Etats-Unis, Gene L. Coon, 1979. George Lucas, Star Wars, États-Unis, 20th Century Fox, 1977. 124 Karyn Kuasama, Aeon Flux, États-Unis, Paramount Pictures, 2005. 125 Robert Wise, Star Trek, « pour explorer de nouveaux mondes étranges, découvrir de nouvelles formes de vie, de nouvelles civilisations, aller hardiment là où aucun homme n’est jamais allé » (notre propre traduction). Idem. 126 Anticipation, innovation, étonnement, effet de surprise, etc. 127 Stefan Wul, La peur géante, Paris, Denoël, 1993 123 109 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org en particulier. Mais ces lieux référentiels, notamment, Alger et toute l’Afrique du nord, sont totalement différents de ceux que l’on connaît. La question que pose cette contribution est de savoir comment le narrateur parvient à créer ou réinventer des cadres spatiaux référentiels ou encore quelles sont les techniques d’écriture science-fictionnelles mises en œuvre pour transformer un espace référentiel en un autre monde possible ? En s’appuyant sur la sémiotique narrative et la théorie des mondes possibles, l’on analyse le texte afin de mettre en exergue les procédés narratifs explicites et implicites de création spatiale dans cette œuvre de Stefan Wul. I - Les matériaux de la création Pour original qu’il soit, l’espace romanesque ne naît pas ex nihilo. Il comporte quelques éléments référentiels qui fonctionnent comme des repères pour le lecteur. Portant la réflexion sur la création artistique, Unterciner René explique que : « toute création peut être envisagée selon deux perspectives inverses et complémentaires qui délimitent un maximum et un minimum dans les processus créateurs. Au maximum, nous verrons le créateur inspiré, mû par son inspiration et disposant au gré de cette inspiration, les mots, les rythmes, les notes, les couleurs, les pierres (…). Au minimum, nous verrons le créateur aux prises avec un travail où domine l’effort de construction, la mise en jeu pénible et quasi mécanique des ressources de métier. »128 La création de l’espace dans La peur géante procède de ces deux perspectives inverses et complémentaires. Au minimum, on relève les toponymes référentiels et au maximum, les objets novateurs disséminés dans les lieux de l’action. 128 Unterciner René, « Réflexions sur la création artistique », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, http://www.persee.fr, mis en ligne le 30/05/2016 110 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org 1.1. Le choix des toponymes : entre référentialité et non-référentialité Dans une étude129 très documentée, Yves Baudelle fait état de la guéguerre autour de la question de l’importance ou non des toponymes référentiels. Pour certains critiques tels qu’Antoine Compagnon, l’analyse du nom de lieu référentiel n’est aucunement pertinente. Pourtant, Henri Mitterand soutient le contraire lorsqu’il explique que : « c’est le lieu qui donne à la fiction l’apparence de la vérité. (…) Le nom du lieu proclame de l’authenticité de l’aventure par une sorte de reflet métonymique qui court-circuite la suspicion du lecteur : puisque le lieu est vrai, tout ce qui lui est contigu, associé, est vrai »130 Ainsi, le nom du lieu est déterminant dans l’adhésion du lecteur à la vraisemblance du récit. Par l’entremise du toponyme référentiel, le récit peut évoluer du régime purement imaginaire au régime réaliste. Dans La peur géante, la plupart des toponymes sont référentiels : In Salah, Sahara, (La peur ; p.7), Paris (La peur ; p.17) ; Alger-Marseille (La peur ; p.28) ; Le Cap, Brazza, Dakar (La peur ; p.29) ; l’Eurafrique (La peur ; p.31) ; Afrique du nord (La peur ; p.34) ; Russie, la Pologne, l’Allemagne du nord, la Hollande, la Belgique et l’Angleterre (La peur ; p.38), etc. Ces toponymes ancrent de fait, le récit dans la réalité du lecteur. Par un travail conscient ou inconscient de relation aux références, ce dernier trace un atlas du monde réel. Les toponymes référentiels facilitent également la représentation mentale du monde diégétique. Par conséquent, le lecteur déduit qu’il s’agit de récit réaliste, contrairement à la majorité des productions science-fictionnelles qui ont pour cadres spatiaux des lieux imaginaires. Les toponymes référentiels, tout en ancrant le récit dans le réel et le vraisemblable, freinent, en quelque sorte, le processus de création 129 Yves Baudelle, « Noms de pays et pays des noms ? Toponymie et référence dans les récits de fiction », Topographies romanesques, http://books.openedition.org, généré le 31 octobre 2016 130 Henri Mitterrand, « Le lieu et le sens : l’espace parisien dans Ferragus de Balzac », Le discours du roman, Paris, PUF, coll. « Ecriture », 1986, p.194 111 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org romanesque. En toute logique, les noms de lieux « Algérie », « Paris », « Sahara », etc. ne participent pas à la construction d’espaces inédits. Aussi, pour créer un monde nouveau à partir de références existantes, le narrateur s’appuie plutôt sur des néologismes. Le texte est jalonné de mots inédits, à savoir : Floréthyl (p.7), polyparcours, stad (p.8), Assoul (p.9), etc. Ces mots désignent respectivement une pommade, une piscine, une mesure de distance, une marque de voiture. Par ces innovations linguistiques, le narrateur insinue que le monde dont il est question dans la diégèse n’est pas celui du lecteur. A ce niveau de création au minimum, les indices sont assez faibles. Le narrateur passe à un niveau de création plus élevé lorsqu’il propose des technologies très avancées. 1.2. Les objets technologiques, un saut dans le temps Rares sont les œuvres de science-fiction qui n’étalent pas leurs lots de gadgets technologiques. En SF, les machines et les moyens de transport innovants sont presqu’une exigence dans le texte. Thomas Michaud, traitant de leur impact sur la société écrit : « la science-fiction constitue une culture très répandue chez les ingénieurs de toute la planète, et en particulier dans les grandes entreprises technologiques. Ces films et romans participent à une globalisation des thématiques innovantes, en mettant en scène des technologies utopiques. » 131 Bien plus que leur impact sur la société, les objets technologiques jouent un rôle important dans le récit de science-fiction. Ils participent, en effet, à la création de l’espace, à la transformation du cadre spatial référentiel et au brouillage des repères. Dans le roman de Stefan Wul, les innovations technologiques se perçoivent premièrement à travers, les moyens de transport. Ainsi, le 131 Thomas Michaud, « La science-fiction : une culture de l’innovation globale », http// :www.essachess.com, consulté le 04/07/2013 112 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org néologisme « hélitaxis », mot-valise créé par combinaison des mots « hélicoptère » et « taxi », désigne des hélicoptères servant de taxi ou de transport en commun. Le lecteur doit déduire que dans cette Algérie nouvelle, les hélicoptères sont non seulement nombreux mais très accessibles d’où leur usage au quotidien. L’exemple suivant traduit cette idée en ces termes : « Des hélicoptères bourdonnaient dans le ciel bleu comme un essaim d’abeilles métalliques » (La peur ; p.8) Les agents de police se déplacent, quant à eux, dans une bulle de plastique : « Une bulle de plastique se posa bientôt à ses côtés. » (La peur ; p.12). Ici, c’est une toute nouvelle technologie qui est signalée, le plus subtilement possible. Celle-ci permet de créer des machines délestées de moteurs et de carrosserie, des engins si légers qu’ils s’apparentent à des bulles de savon. Les fusées, symboles par excellence de la science-fiction, ne manquent pas à l’appel. Dans le roman de Stefan Wul, certes, elles annoncent l’avancée technologique, mais elles participent surtout à la transformation de l’espace. En effet, avec les fusées, surgissent des espaces inédits. Ceux sont entre autres : « le Spatioport », « le stratoport» (La peur, p.23) ; « l’astroport » (La peur ; p.26). Ces différents néologismes indiquent que désormais, l’Algérie dispose de lieux de lancement de fusées. En lieu et place des aéroports et des gares, il y a ces nouveaux sites. Et, le plus naturellement possible, les personnages se procurent des tickets et se rendent au cratère indiqué pour voyager. Les fusées marquent donc un changement spatial radical. En plus des moyens de transport, il y a les robots domestiques. Ces machines, impliquées dans la vie quotidienne des personnages, informent sur l’espace et le modifie, d’une certaine manière. Le personnage principal, Bruno Daix vit avec un robot qui lui sert de majordome et de téléphone : « Le visiophone l’avait cherché dans tout l’appartement avant d’explorer la terrasse. Sur ses roues caoutchoutées, l’appareil s’arrêta à un stad de lui et nasilla : « Patron, quelqu’un veut vous parler ! » (La peur ; p.8). Ce robot cumule plusieurs fonctions ; doté d’intelligence et de parole, il peut informer son propriétaire et lui épargner certains efforts. En outre, à travers son écran vidéo, Bruno Daix peut échanger avec son interlocuteur. Par conséquent, ce robot 113 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org multifonctionnel traduit une réduction du nombre d’appareils et du personnel domestique. Dans cette même veine, on trouve la tablette roulante qui remplace désormais les serveurs humains dans les cafés : « Bouira ne répondit pas encore : la commande arrivait. La tablette roulante s’arrêta près des deux hommes et tendit les consommations. Bouira glissa un billet dans la fente ; la tablette sonna et dit merci avant de s’éloigner pour servir d’autres clients » (La peur ; p.16) A travers cette séquence, il apparaît que les machines sont partie intégrante de la vie quotidienne et qu’elles sont utilisées pour les tâches domestiques ou humbles, les hommes s’adonnant aux travaux intellectuels. Ces deux exemples permettent de déduire que les robots sont nombreux dans cette société et qu’on les trouve en tout lieu : dans les lieux privés et les endroits publics. Leur omniprésence dénote d’une société très industrialisée et très mécanisée. Toutefois, jusqu’ici, la présence ou la surabondance de moyens de transport et de machines n’opèrent pas vraiment de changements radicaux. Ils annoncent juste des innovations fulgurantes dans cette Algérie proposée par le narrateur. Il procède en fait de manière très subtile pour recréer l’espace connu par petites touches. Or, en science-fiction, il importe de faire perdre pied au lecteur, de le transporter dans un univers autre, un Ailleurs où il ne trouve aucun repère. Ce faisant, le narrateur suscite le sense of wonder. Dans La peur géante, le narrateur propose un monde possible ou plutôt une Algérie future par le moyen de l’anticipation et la reconfiguration de l’espace référentiel. II - La construction d’un cadre spatial futuriste L’anticipation est la marque de fabrique par excellence de la science-fiction. Dès ses débuts, le genre se propose comme une réflexion sur ce que pourrait être demain ou ce qui pourrait advenir dans le futur. A ce propos, Thomas Michaud écrit que : « la sciencefiction extrapole des scénarii futuristes à partir du présent. Elle capte les potentialités créatrices de la société et élabore des fables souvent empreintes 114 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org de mysticisme, qui englobent les nouvelles technologies, devenues les éléments d’un décor futuriste »132. Ainsi, les auteurs de science-fiction se sont assignés pour mission de devancer leur temps pour offrir une vision de l’avenir. Dans La peur géante, l’Algérie et les autres lieux référentiels présentés ne réfèrent pas à la réalité contemporaine mais plutôt à un monde possible du futur. Pour créer cet autre monde, le narrateur projette le récit dans un autre temps, dans un futur éloigné. 2– 1 - La projection temporelle ou l’anticipation La sémiotique narrative aborde la question du temps sous deux angles, à savoir : le temps de la narration et le temps de la fiction. Selon Lydie Ibo : « le temps de la narration c’est l’expression du temps indiqué par les modes et temps verbaux. Il s’agit notamment de déterminer les valeurs des temps verbaux et d’indiquer sur l’axe temporel l’antériorité, la concomitance ou la postériorité, par rapport au temps de référence. C’est ce que Gérard Genette appelle analepse et prolepse. »133 En science-fiction, comme dans la plupart des récits, les temps utilisés sont ceux du passé, et notamment l’imparfait et le passé simple. La peur géante s’ouvre d’ailleurs sur cet incipit : « L’année 2157 vit la plus grande catastrophe affectant l’humanité depuis les temps bibliques. L’attaque, car c’en était une, commença de façon insidieuse par quelques pannes de réfrigérateurs. » (p.7). Dans ce court paragraphe préliminaire, les deux temps du récit sont utilisés. Mais l’on remarque également une date indiquant le temps de la fiction. En effet, comme l’explique Lydie Ibo : « le temps de la fiction détermine l’époque pendant laquelle se situe l’aventure racontée. Le 132 Thomas Michaud, Télécommunications et science-fiction, Paris, Marsisme.com, 2008, p.397 133 Lydie Ibo, « Approche comparative de la narratologie et de la sémiotique narrative », Revue du Cames, Université de Bouaké, Nouvelle série B, Vol. 008 n°1, 2007, p.114 115 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org temps de la fiction correspond donc au temps de la diégèse, le temps dans lequel se déroule l’histoire simulée »134 La plupart du temps, les récits écrits au passé, correspondent à des événements ayant eu cours dans le temps passé. Cependant, en science-fiction, cela procède autrement. Les auteurs racontent des histoires qui n’ont pas encore eu lieu au moment de la publication de l’œuvre. Dans Leçons de Stylistique135, Frédéric Calas explique que l’anticipation est perçue lorsqu’un événement est narré « avant le moment où il devrait prendre place dans la fiction. »136. Dans les récits classiques, l’anticipation ne concerne qu’un bref passage de la diégèse (cas de rêve ou de prophétie). Si ce procédé est rare dans les autres types de fiction narrative, en science-fiction, c’est tout le récit qui est anticipé. De ce fait, la sciencefiction présente un cas de narration très singulier. A ce propos, Irène Langlet souligne que : « Si ce que nous désignons par « science-fiction » a longtemps été appelé « littérature d’anticipation », ou « anticipation scientifique », c’est que le traitement du temps, en l’espèce le rapport au futur, y est fondamental. »137 En effet, alors que le récit est narré aux temps du passé (passé simple, imparfait, plus-que parfait), les faits se situent dans un futur lointain pour le lecteur contemporain. Ainsi, concernant le roman qui nous intéresse, le récit se situe en « 2157 » alors que le roman a été publié en 1957. Il s’agit d’une projection temporelle de 200 ans, soit deux (2) siècles. L’écart temporel est non seulement grand mais surtout déterminant. En effet, par ce procédé, l’auteur marque une nette différence entre lui et le narrateur. Ce faisant, il distingue le lecteur du narrataire. Alors que l’auteur et le lecteur, personnes réelles se trouvent dans le temps réel de la publication de l’œuvre, le narrateur et le narrataire se trouvent dans un temps fictif, quelques temps après les faits racontés. La construction temporelle science-fictionnelle 134 Lydie Ibo, Op.cit., p. 114 Frédéric Calas, Leçons de stylistique, Paris, Armand Colin, 2013 136 Idem., p.97 137 Irène Langlet, La science-fiction. Lecture et poétique d’un genre littéraire, Paris, Armand Colin, 2006, p.227 135 116 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org souligne effectivement toute la sophistication de la création dans ce genre particulier. Pour revenir au texte à l’étude, il faut dire que cette date, placée en première ligne – dès l’incipit – projette d’emblée l’histoire dans le futur et amorce le processus d’estrangement138, ou d’étrangisation. Elle annonce le changement radical et l’exode du monde référentiel. Ces quelques chiffres (2157) ainsi agencés disent implicitement au lecteur qu’il doit s’attendre à voir une société totalement différente de celle qu’il connaît. De fait, cet autre temps implique un autre lieu, un ailleurs. Le narrateur, en projetant son récit dans un futur très éloigné, pose les fondements de la création d’un monde possible. Thomas Michaud partage cette assertion lorsqu’il écrit que : « la science-fiction constitue une forme de littérature utopique dans la mesure où elle propose des représentations de mondes possibles imaginaires. Les mondes décrits dans la science-fiction participent à l’extrapolation de possibles à partir du réel et génèrent parfois une praxéologie ». 139 Comme il ressort dans les propos de Thomas Michaud, l’anticipation ou la projection futuriste participe à la création de monde possible. Par conséquent, en extrapolant à partir de données contemporaines, le narrateur crée un monde correspondant à un devenir possible de l’Algérie et du monde. 2– 2 - La reconfiguration de l’espace référentiel Pour les hérauts de la théorie des mondes possibles, une fiction ne renvoie pas au monde réel mais à un monde possible qu’ils désignent par le groupe nominal « monde central ». David Lewis, en 1978, choisit d’appliquer cette théorie philosophique à la fiction, et plus particulièrement à la théorie de la fiction. Selon lui, les espaces diégétiques ne sont pas des répliques exactes des lieux référentiels mais plutôt d’autres mondes ou des propositions possibles de ces mondes. Abondant dans le même sens que David Lewis, Nancy Murzilli explique que : 138 « Le cognitive estrangement implique, pour le lecteur de ce type de textes, de se « rendre étranger à lui-même et à son monde de référence, en exploitant des connaissances pour ce faire », Irène Langlet, Op.cit., p.25 139 Thomas Michaud, Op.cit., p.394-395 117 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org « un monde possible est un ensemble complet de façons dont le monde aurait pu être. Cela signifie que toute phrase modale se voit assigner une valeur de vérité par rapport à un monde, il n’y a pas de lacune de valeur de vérité. On suppose donc que la notion de possibilité est déterminée, et que l’on peut dire pour toute phrase si elle est vraie ou fausse dans un monde possible dont un est le monde actuel »140 Ainsi, si des éléments du monde fictionnel ne correspondent pas au monde référentiel, l’on ne peut pas déduire que l’un des mondes est faux par rapport à l’autre. Il s’agit plutôt d’une proposition de monde possible. En science-fiction et, plus particulièrement, pour La peur géante, il est plus approprié de parler d’une re-création originale d’un cadre spatial référentiel. Dans La peur géante, le premier niveau d’estrangement est la recomposition ou la disposition toute nouvelle des lieux et endroits de l’action. Le narrateur refuse radicalement de faire du réalisme à la Balzac ou à la Flaubert. Il s’agit ici d’offrir au lecteur une autre disposition de l’espace. Ce passage du roman met en exergue ce procédé : In Salah, capitale du Sahara et deuxième ville d’Afrance, dressait de toutes parts à l’assaut du ciel ses immeubles éclatants de blancheur. Bizarrement surmonté d’un jardin-terrasse, chaque bâtiment ressemblait à un géant glabre, coiffé d’une chevelure de feuillage. Partout, des ponts de plastique franchissaient d’un seul élan des rues taillées en abîmes et d’où montait déjà le murmure de la circulation (La peur ; p.7). A travers cette séquence descriptive, on note qu’In Salah, simple oasis, est devenue la capitale de tout le Sahara. En outre, l’Algérie et la France forment un seul et même pays qui est désigné par le toponyme non-référentiel « Afrance ». Par ce toponyme, le narrateur unit non seulement deux continents (l’Afrique et l’Europe), mais aussi deux races (les Noirs et les Blancs). Ici, au-delà de l’Algérie, c’est l’univers entier qui est redessiné ou recréé. 140 Nancy Murzilli, « De l’usage des mondes possibles en théorie de la fiction », Klesis, Revue philosophique, 2012, n°24, p.330 118 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Transcendant les réalités de son temps, le narrateur invente un autre monde en insérant de nouveaux lieux dans le paysage référentiel, provoquant ainsi le dépaysement du lecteur : C’est l’ancien pont flottant Alger-Marseille. Il repose maintenant par le fond, mais n’a rien perdu de son utilité. Vous pourrez peut-être en parler dans vos articles, car c’est un véritable chapelet d’anciennes villes flottantes. Il contient quarante ponts roulants, vingt voies ferrées, dix autoroutes et traverse trois cents piles qui, anciennes usines maréthermiques, sont aujourd’hui autant de relais touristiques (La peur ; p.28) Le pont flottant ainsi que les villes flottantes sont des innovations spatiales qui transforment l’espace référentiel. Ils soulignent l’évolution sociale et urbaine de l’Algérie. En outre, le caractère hyperbolique des nombres dans cette séquence (40 ponts, 20 voies ferrées, etc.) marque explicitement la distance entre ce monde fictif et le monde référentiel. En effet, par cette surenchère, le narrateur rappelle les deux siècles qui séparent les deux univers. Ces nombreuses décennies justifient la métamorphose de l’Algérie. Il ne s’agit donc pas du pays magrébin des années 50, mais bien d’une probable Algérie, celle du futur. Ainsi, en anticipant et en extrapolant sur les réalités de son temps, le narrateur crée une autre Algérie. Comme avec un jeu de puzzle, il se permet de repositionner et de déplacer les pays et les continents à sa guise, les agrémentant de détails inédits qui participent efficacement à la reconfiguration de l’espace référentiel. Par diverses techniques (l’anticipation, l’innovation technologique, etc.), le narrateur crée ou re-crée un espace existant. Toutefois, cette création originale n’est pas gratuite. Elle vise à surprendre agréablement le lecteur. L’enjeu de toute production sciencefictionnelle est de susciter l’effet d’émerveillement que les AngloSaxons nomment le sense of wonder. 119 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org III - Le sense of wonder ou la déstabilisation du lecteur La science-fiction, à travers le processus d’estrangement, recherche en fait le sense of wonder ou encore l’étonnement, la déstabilisation du lecteur. Plusieurs moyens permettent d’aboutir à cet effet. Dans le texte à l’étude, le narrateur va y arriver en transformant radicalement l’espace policé et connu du début de la diégèse. A la faveur du déluge qui survient dans l’intrigue, l’Algérie développée et futuriste laisse place à un espace post-cataclysmique, totalement différent du monde empirique du lecteur. En effet, des capitales entières ont disparus comme l’explique ce passage du texte : « La géographie avait été bouleversée. Les mers avaient sagement réintégré leur lit, mais le niveau était monté de cinquante stads, submergeant la plupart des capitales, situées dans les vallées ou sur le littoral. Le verrou de Gilbratar et le barrage sicilotunisien ayant sauté, la Méditerranée orientale paraissait pour longtemps reconquise par les eaux. Il en était de même pour la mer du Japon et le golfe du Mexique, naguère asséchés par les mêmes techniques. » (La peur ; p.69) La catastrophe s’étendant à toute la planète, les pôles ne sont pas épargnés : « Quant aux pôles, ils étaient absolument libres de glace. L’arctique ballottait mollement ses eaux verdâtres, à peine moins froides, cependant, qu’avant la catastrophe. Et le continent antarctique se montrait à nu tel qu’on ne l’avait jamais vu auparavant. Les montagnes elles-mêmes avaient secoué de leurs épaules de roc le manteau blanc qui les couvrait depuis toujours. » (La peur ; p.69) Il apparaît dans ces passages que le narrateur met l’accent sur un nouvel aspect de la Terre, une représentation inédite de la planète. Les bouleversements dus au déluge sont le prétexte à la création d’une nouvelle Terre, la présentation d’un autre monde au lecteur. Par ailleurs, le narrateur ne s’en tient pas à ces changements. Pour amplifier le dépaysement du lecteur, il le fait passer des lieux « connus » à des endroits méconnus. En effet, de la surface de la terre, 120 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org les personnages descendent dans les souterrains puis dans les fonds sous-marins, comme il apparait dans cette séquence : « La chaussée mobile amorça une courbe allongée et se pliant en marches d’escalier métallique, les plongea dans les entrailles de la ville souterraine. Saturée d’étonnement, Kou-Sien renonça à l’espèce de lucidité involontaire qui lui faisait noter tous les endroits où elle passait. Elle se laissa guider comme une enfant, sans se soucier des méandres, des descentes, des détours successifs du vaste labyrinthe. Elle n’aurait jamais supposé que le sous-sol d’In Salah fût si compliqué. » (La peur ; p.84) Ainsi, pour mettre en œuvre leur stratégie de contre-attaque, les humains descendent dans les souterrains. La stratégie narrative mise en œuvre ici consiste à focaliser l’attention du lecteur sur l’étrangeté et la complexité du cadre spatial. Implicitement, le narrateur demande au lecteur de ne plus tenter de se représenter l’espace, mais de s’abandonner tout comme le personnage Kou-Sien qui « renonça à l’espèce de lucidité involontaire qui lui faisait noter tous les endroits où elle passait». De cette séquence narrative citée plus haut, se dégagent deux champs lexicaux que sont la descente (entrailles, souterraine, descente) et l’égarement (étonnement, méandres, labyrinthe, compliqué). Ces deux champs distincts participent activement au dépaysement et donc au sense of wonder. Mais ce sentiment est exacerbé lorsque le personnage principal, Bruno Daix descend dans les fonds abyssaux pour combattre les Torpèdes, les ennemis publics. Dans ces profondeurs inexplorées et méconnues des Terriens, le héros découvre un monde inénarrable : « Une cité ? De quel nom humain affubler cet assemblage de géométries hallucinées ? Colonnes torses tournant sans fin sur elles-mêmes comme pour visser les eaux ou battre la mer en neige. Cubes géants percés d’une multitude de trous, d’ouvertures mobiles comme des bouches démentes et qui paraissent siffler en silence, baiser l’eau, la boire, la recracher, dire « a », « o », puis d’autres voyelles, cracher des anneaux de fumée, oui : de fumée ! Gober un poisson jaune, en recracher deux verts plus quatre bulles de gaz qui montent en dansant, oui : quatre exactement, l’une orange, l’autre argentée avec en son sein une bulle plus petite et plus sombre comme le grain d’un grelot » (La peur ; p.150) 121 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Cet ultime lieu de l’action est le summum de l’étrangeté. Il est bizarre, indescriptible et inédit. Les qualificatifs de cet espace ne sont pas ceux employés ordinairement. De fait, le narrateur crée un espace nouveau, hors du cadre de vie des humains. Ici, il ne s’agit plus de mettre l’accent sur les innovations ou les reconfigurations d’un lieu existant, mais plutôt d’entrainer le lecteur dans un endroit créé de toutes pièces, un cadre spatial né de l’imagination du narrateur. Conclusion Cette immersion dans l’univers de la science-fiction a permis de montrer comment à partir de matériaux référentiels, à savoir les lieux et toponymes réels, le narrateur parvient à créer un monde nouveau. En effet, tout en situant l’action sur la Terre et plus précisément en Afrique du nord, le narrateur de La peur géante modifie plusieurs éléments du cadre de référence pour en faire un Ailleurs, conforme aux lieux habituels de la science-fiction. Dans un premier temps, il projette le récit dans un futur lointain, créant une distance de deux siècles. Le cadre temporel ainsi établi, le narrateur se livre à plusieurs extrapolations aboutissant à une création inédite de l’espace. Le lecteur, au fil du récit, perd tous ses repères et se retrouve, comme le héros, loin de la terre ferme, dans un lieu indescriptible, inénarrable, en somme, une création originale du narrateur. Références bibliographiques Corpus Stefan WUL, La peur géante, Paris, Denoël, 1994 Ouvrages consultés ANDRE Sylvie, Le récit. Perspectives anthropologique et littéraire, Paris, Honoré Champion Editeur, 2012 122 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org BAUDELLE Yves, « Noms de pays et pays des noms ? Toponymie et référence dans les récits de fiction », Topographies romanesques, http://www.books.openedition.org, généré le 31 octobre 2016 CALAS Frédéric, Leçons de stylistique, Paris, Armand Colin, 2013 DURAND Gilbert, « La création littéraire », Encyclopaedia Universalis, Corpus 6, Paris, Ed. Encyclopaedia Universalis, 2002 IBO Lydie, « Approche comparative de la narratologie et de la sémiotique narrative », Revue du CAMES, Université de Bouaké, Nouvelle série B, 2007 LANGLET Irène, La science-fiction. Lecture et poétique d’un genre littéraire, Paris, Armand Colin, 2006 MALRIEU Philippe, La construction des imaginaires, Paris, L’Harmattan, 2000 MICHAUD Thomas, « La science-fiction : une culture de l’innovation globale », http://www.essachess.com, consulté le 04/07/2013 MITTERAND Henri, « Le lieu et le sens : l’espace parisien dans Ferragus de Balzac », Le discours du roman, Paris, PUF, coll. « Ecriture », 1986 MURZILLI Nancy, « De l’usage des mondes possibles en théorie de la fiction », Paris, Klesis, Revue philosophique, n°24, 2012 RAIMOND Michel, Le roman, Paris, Armand Colin, 2011 RICOEUR Paul, Temps et récit. 3. Le temps raconté, Paris, Ed. du Seuil, 1985 UNTERCINER René, « Réflexions sur la création artistique », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, n°2, http://www.persee.fr, mis en ligne le 30 mai 2016 123 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Non-lieux dans le roman africain postcolonial francophone : formes et enjeux Adama COULIBALY Université Félix Houphouët-Boigny, Abidjan Résumé : À la question de l’évolution du roman africain francophone postcolonial, cette contribution donne une inflexion spatiale postulant un itinéraire vers… des non-lieux. L’ancrage très urbain du roman africain souligne que des lieux nouveaux apparaissent à côté ou se substituent au lieu carcéral de la prison. Ces lieux nouveaux épousent bien des contours des non-lieux dont Marc Augé parle dans Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité (Seuil, 1999.). Comment lire ces nonlieux qui fleurissent dans le roman africain ? Quelles implications en tirer ? Dans cette tentative de réappropriation littéraire d’une notion anthropologique, l’étude porte sur trois romans dont les fictions sont bâties autour de lieux de transit (de non-lieux) tel l’hôtel dans Le cavalier et son ombre (Boris Diop), la route dans Les pieds sales (Edem Awumey) et le conteneur dans Made in Mauritius (Amal Sewtohul). La vérification de cette hypothèse d’une topographie liquide comme non-lieux s’articule autour de trois axes : un cadrage théorique qui restitue le paradigme en en précisant le niveau cognitif et les implications (sémantique, mémorielle, littéraire…) ; une analyse du déploiement des figures spatiales du bar, de l’hôtel et du conteneur dans les textes : des formes de l’horizontalité, du rhizome, de l’éphémère, de la mobilité spatiale, entres autres. Le troisième axe touche la question de l’identité fictive ou mouvante du sujet africain à partir de cet espace nouveau. 124 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Mots clés : Espace, non-lieux, roman africain, conteneur, bar, hôtel, éphémère. Abstract : As to the evolution of the francophone postcolonial African novel, this contribution gives a spatial inflection advocating a route to ... non-places. The very urban anchor of the African novel emphasizes that new places appear alongside or replace prison. These new places espouse many contours of non-places (non-lieux) which Marc Augé speaks of in Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité (Seuil, 1999). How to read these non-places that flourish in the African novel? What implications drawn? In this attempt at literary reappropriation of an anthropological concept, the study focuses on three novels whose dramas are built around transit locations (non-place) as the hotel in Le cavalier et son ombre (Boris Diop) the road in Les pieds sales (Edem Awumey) and the container in Made in Mauritius (Amal Sewtohul). The verification of this hypothesis of a liquid topography as non-places is articulated around three axes: a theoretical framework that restores the paradigm by specifying the cognitive level and the implications (semantics, memorial, literary ...), an analysis of the deployment of spatial figures of the bar, the hotel and the container in the texts: forms of horizontality, the rhizome, the ephemeral, spatial mobility, among others. The third axis touches the question of fictitious or shifting identity of African subject from this new space. Keywords : Space, non-places, African novel, container, bar, hotel, ephemeral. Introduction Où va le roman africain francophone postcolonial ? À cette question d’histoire littéraire, cette contribution donne une inflexion spatiale importante, à la fois parce que la critique s’est convaincue que notre époque est plus celle de l’espace que du temps ou même de 125 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org l’histoire, mais aussi parce que l’urbanité affirmée de ce roman autorise à tenter de cerner ce que la ville apporte à sa connaissance. Le roman africain francophone postcolonial va en effet vers… des non-lieux. Ces non-lieux, lieux de passage, fleurissent dans le roman africain, depuis La vie et demie au moins, produisant un renouvellement ou une réorientation de l’écriture de l’espace. Comment lire ces espaces du transit ? Quelles implications en tirer ? Pourquoi inondent-ils les romans jusqu’à souvent venir se placer dans le discours péritextuel (dans le titre par exemple) ? Pour répondre à ces interrogations, l’analyse porte sur trois romans dont les fictions sont bâties autour de lieux de transit (de non-lieux) tel l’hôtel (Boubacar Boris Diop, Le cavalier et son ombre : 1999, 286p.), la route (Awumey Edem, Les pieds sales : 2009) et le conteneur (Amal Sewtohul, Made in Mauritius : 2012, 306 p.). L’hypothèse de cette topographie liquide (route, hôtel et autres) comme non-lieux est une tentative de réappropriation littéraire (de type géocritique) d’une notion du champ anthropologique visant à « interroger l’importance du texte dans la construction du lieu, [et] de passer de la spatialité du texte à la lisibilité des lieux.»(Bertrand Westphal : 2007, p.18.) À partir d’un cadrage théorique du non-lieu, une analyse des figures lisibles dans les textes permet de mieux interroger les implications de cette émergence des lieux du transit, à la fois pour la lisibilité des textes mais peut être aussi pour l’intelligence du romanesque africain… I. Non-lieu : notion de l’anthropologie de la surmodernité Qu’est-ce que le non-lieu ? Que signifie la négation d’une essence qui n’est bien souvent appréhendée que par rapport à sa fonctionnalité ou sa fonctionnalisation ? Augé conceptualise le nonlieu dans un essai (Non-lieux : introduction à une anthropologie de la surmodernité :1992.) paru en 1992. S’il positionne la notion dans une 126 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org théorie du quotidien141 et postule comme De Certeau que « le lieu s’accomplit par la parole » (Michel de Certeau, 1990, p.99.), il prend une double distance vis à vis de l’auteur de L’Invention du Quotidien pour spécifier le non-lieu tel qu’il l’entend. D’une part, alors que pour De Certeau, les lieux sont des être-là (immobiles) auquel l’espace ouvert et virtuel, (un plan géométrique) assure un faire par le croisement des mobiles, Augé s’appuie sur l’approche narratologique qui affecte à l’espace le trait de l’englobant (enchâssant) et le lieu (enchâssé) celui de l’action. D’autre part, alors que Michel de Certeau parle du non-lieu, comme « pour faire allusion à une sorte de qualité négative du lieu, d’une absence du lieu à luimême que lui impose le nom qui lui est donné», (Ibid. p.108.) Augé fait valoir le non-lieu comme forme historique et dialectique du lieu anthropologique, celui du lien au sol et à l’action. Son travail est une lecture d’une des particularités de l’ère postmoderne qu’il appelle la sur-modernité (d’autres nomment postmodernité)142. La sur-modernité est une société de la surproduction et de l’excès. Son analyse avance trois formes de cet effet de surabondance et de saturation qui sont « l’accélération de l’histoire », la surabondance spatiale fonctionnelle comme un leurre et une saisie du Sujet individualiste. Saturation de l’histoire mais aussi saturation de l’espace « corrélati[ve] du rétrécissement de la planète » (Ibid.p.44). Les non-lieux seraient des formes ou les figures spatiales de l’excès de notre contemporain. …différents des lieux anthropologiques : « Les non-lieux, ce sont aussi bien les installations nécessaires à la circulation (voies rapides, échangeurs, aéroports) que les moyens de transport eux-mêmes ou les grands centres commerciaux, ou encore les camps de transit prolongé où sont parqués les réfugiés de la planète. » ( Ibid. p.48.) En référence à l’essai de Michel de Certeau, L’invention du quotidien, 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, 349p. 142 La surmodernité ne pose donc pas le postulat d’un « effondrement d’une idée du progrès ». Gilles Lipovestsky et Baudrillard aussi établissent le constat de l’excès de notre contemporain, le premier pour le poser comme arrière-plan de son analyse du «procès d’individuation» et le second comme fondement d’une perte de l’ontologie à travers les excès de l’image dans les medias. 141 127 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Composés de deux réalités complémentaires, c’est-à-dire celle d’espaces constitués à certaines fins (transit, transport, commerce, loisir…) mais aussi des rapports contractuels des individus à l’espace, il s’agit d’espaces « où ni l’identité, ni la relation ni l’histoire ne font [plus] réellement sens. »(Ibid. p.111.) Dans un rapport à d’autres formes excessives postmodernes, le non-lieu propose une analyse figurative de l’archipellisation, différente d’une appréhension ou une compréhension systémique globale. La définition qu’Augé donne du non-lieu peut se cerner en deux moments : celui d’un un rapport dialectique et historique au lieu anthropologique et dans un contrat à un certain type d’espace. Le non lieu est un espace de l’anonymat, de la surface ou de l’horizontalité et de l’éphémère, du transit. Ainsi établi sous la bannière de la relation (affective et historique), le lieu ancien, dit anthropologique, signifiait par la mémoire qui se développe autour des espaces et des lieux dans la relation entre l’homme au local. Le non-lieu est un déplacement de cette relation ou plutôt sa réévaluation. Dans une crise évidente à une mémoire lourde du lieu, la conséquence est que ce non-lieu implique une lecture horizontale à la terre qui le rapproche du rhizome deleuzien. Dans Mille Plateaux, Gilles Deleuze et Félix Guattari affectent en effet cinq principes utiles au rhizome : celui de la connexion (avec des chainons sémiotiques de toutes sortes), le principe d’hétérogénéité, de multiplicité, de rupture asignifiante, de cartographie (avec une possibilité d’entrées multiples) et de décalcomanie (effet de réseau (Gilles Deleuze et Félix Guattari, 1980 : pp.13-20). Ce rhizome « antigénéalogique » prolonge une dynamique de l’archipel, de la protubérance et de la surface… Or malgré le potentiel analytique que semble présenter la notion dans un contexte de globalisation avec les identités recomposées, les rhizomes, le non-lieu ne semble pas être l’objet d’une appropriation des études littéraires… La seule exploitation, à notre connaissance, est dans Écritures du non lieu, où Timo Obergöker parle de lieux nouveaux, de non-lieux qui serait une « topographie d’une mémoire absente » (Timo Obergöker : 2004, p. 25.). Le substantif sert plus la cause d’une métaphore de l’anéantissement que celle d’une exploitation. 128 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Telle que présenté, à grands traits, il est vrai, comment rattacher ce non-lieu à la problématique du roman africain ? Quels ajustements effectuer et comment lire la nouvelle spatialité émergente qu’il promeut ? II. Trois figures de non-lieux du roman africain postcolonial Tel que livrés, les espaces dont il est question ici se logent dans une topique de l’urbanité. Comment se posent-ils comme des nonlieux et, surtout dans le cas spécifique de notre corpus, quelle dynamique les inscrit dans cette nouvelle topique ? Pour répondre à ce questionnement, l’analyse s’arrête sur l’Hôtel Villa Suleiman Angelo (Le cavalier et son ombre) ; le conteneur (Made in Mauritius) et la route (Les pieds sales). Leur centralité, la récurrence de leurs occurrences dans les économies textuelles y confortent l’idée du nonlieu comme indice de lecture de la spatialité. L’intrigue principale de Le cavalier et son ombre est simple. Après huit ans de séparation, Lat Sukabé reçoit une lettre de détresse de Khadidja, sa compagne, qui lui demande de venir la chercher à Bilenty. Dans une petite paisible ville de l’Est, il est à l’hôtel, le Villa Suleiman Angelo, où il attend un passeur pour aller de l’autre coté du fleuve à Bilenty. L’essentiel de ce récit est cette attente dans cet hôtel, lieu d’énonciation, lieu de l’énoncé mais avec une transitivité faible et lente… Les pieds sales est l’histoire d’une longue marche, celle d’Askia qui partit du petit village de Nioro pour se retrouver aujourd’hui à Paris. À Paris, il tente de retrouver les traces de son père (un certain Askia Mohammed). Dans son taxi, une cliente lui révèle avoir photographié ce dernier, "L’homme au turban" (p.11). Dès lors débutent les pérégrinations dans la ville lumière pour retrouver le père, l’image ou la photo du père. Le récit de Made in Mauritius s’articule autour d’un conteneur où Laval, le narrateur-personnage principal, a été conçu en 1959 quelque part à Hong Kong. Dans la précipitation et pour éviter la honte et le déshonneur, Lee Kim Chan (père) et Lee Ying Song (la cousine de son père) se sont mariés et ont embarqué pour Port Louis à Maurice avec 129 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org un conteneur, « véritable caverne d’Ali Baba » chargé de marchandises. Laval nait ainsi à Port Louis et grandit dans ce conteneur qui sert tour à tour de dortoir pour toute la famille, de lieu d’expositions de vieilleries pour une liquidation au Champ de Mars(p.101) mais aussi de socle de la plate-forme sur laquelle se fera la proclamation officielle de l’indépendance de l’île (p.125). Le conteneur participera à la révolte de étudiants jusqu’à sa peinture en rouge pour soutenir l’orientation idéologique de Maurice (p.187). Plus tard, il accompagne Laval à Adélaïde et y prend l’allure d’un musée diurne et d’un bar clandestin nocturne (p.248). L’hôtel, la route et le conteneur remplissent ainsi bien le contrat primaire du non-lieu comme figure du passage ou de l’entredeux. Composé d’un étage unique, avec vingt chambres aux portes vertes, l’hôtel Villa Suleiman Angelo est un lieu de passage où Lat Sukabé vient attendre l’arrivée du passeur143 pour aller porter secours à Khadidja à Bilenty. Escale, lieu de repos et d’attente pour poursuivre le périple, le bout du chemin étant plus loin. Cet espace est directement évoqué par 51 occurrences directes et de nombreux substituts lexématiques. « Caisson métallique parallélépipédique conçu pour le transport de marchandises par différents modes de transport », le conteneur est directement présent avec 162 occurrences dans Made in Mauritius. On y retrouve aussi des substituts comme « boite de métal » (12 fois) et même « matrice de métal » (5 fois) dans le sens le plus dénoté pour Laval qui y a été conçu et y a grandi. Le conteneur fut sa chambre, son foyer et son terre natale…Tout le long du récit, il est transporté çà et là, soit avec un bateau (de Hong Kong à Maurice et plus tard de Maurice en Adelaïde en Australie), soit en camion, dans chacune de ces villes. On ne saurait indiquer le nombre de personnages qui sont passés dans ce lieu, tour à tour lieu du privé, lieu public144… Ainsi à une certaine époque, le conteneur fut-il un lieu d’échanges de noms des chevaux drogués entre parieurs et bookmakers (pp.113-115). À Adelaïde, il cumule le jeu de privé et du public en été, à la fois, chambre à coucher de Laval et Feisal, mais L’intrigue de la longue attente pour une traversée n’est pas sans rappeler le synopsis de El barquero, un western de Gordon Douglas paru en 1970… 143 130 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org aussi musée diurne (Laval y expose son travail d’artiste dont son tableau Made in Mauritius) et de bar nocturne. Dans son analyse de l’image-mouvement, Deleuze recommande de prendre en compte des nuances importantes dans la saisie du mouvement. Ainsi faut-il « extraire des véhicules ou des mobiles le mouvement qui est en la commune, d’extraire des mouvements la mobilité qui en est l’essence. »(Gilles Deleuze : 1983, p.37.) Les trois figures du non lieu engagés dans ces récits mettent à nu une forme (le véhicule), la translation (le mouvement) et la force motrice, l’énergie qui en serait le principe de mobilité restera à déterminer. Le conteneur est ainsi le véhicule alors que la route et l’hôtel sont des étapes sur l’axe de la translation. Lieux de passage, au sens spatial, entre l’ici et l’ailleurs, mais aussi lieux de passage temporel entre le présent et le passé. En effet, les trois récits sont construits par le brassage de nombreux flash-back qui donnent la profondeur historique de ces récits. Au sens temporel, on part de l’hôtel, accroché au présent de Lat Sukabé pour se retrouver dans les contes de Khadidja « De retour à l’hôtel »(Ibid. p.66.) « Assis dans le restaurant miteux de l’Hôtel Villa Angelo, j’entends monter, lentement, la voix intense de Khadidja. Elle raconte. » (Ibid. p.76) Ces techniques d’ellipses spatio-temporelles sont fortement utilisées aussi dans Made in Mauritius ou Les pieds sales. Ce roman d’ailleurs le confine en technique d’écriture "en pas" feuillets où les chapitres, très courts, excèdent rarement les huit pages. La relation contractuelle (Non-lieu/homme) met en évidence une modalisation de l’éphémère et de la mobilité. Avec le non-lieu, l’utilisateur est toujours tenu de prouver son innocence, dit Augé (Augé, Op. Cit. p.128.). Dans La Villa Angelo, Lat Sukhabé est client (et non propriétaire) ; sur la route, Askia est marcheur voire passant (sous le regard et les quolibets des sédentaires des villages et villes traversés), à Paris, sans abri, il est clandestin et squatter dans un bâtiment abandonné et taximan. Le conteneur noue un contrat plus complexe. Conçu pour transporter les marchandises, les objets, il a été acheté à Hong Kong, par l’oncle (Le Grand Lee) pour son neveu pour contenir et transporter les articles avec lesquels il ouvrirait sa boutique à Maurice. Avec les économies, ils y avaient entassé 131 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org les gommes Great Wall, les lampes à huile, les volants de badminton, les poupées en plastique, les bocaux (…), les draps de lits aux gros motifs, les moustiquaires, le poison pour rats, les pinceaux, les flasques thermos, tout un inventaire étourdissant. »(p.23) et aussi des « paquets de cendriers en fer-blanc, et des fleurs en plastique, et des verres avec des motifs de papillons, et des crayons de couleur, et des brosses à dents, et des nappes de table en plastique (p.25-26). Ce lieu d’entreposage de toutes les pacotilles vendables devient le lieu d’une sédentarité conjoncturelle qui fait donc sens. À Maurice, « comme il y a si peu de place disponible, toute la famille dort dans le conteneur, qui se trouve dans l’arrière cour de la boutique. »(p.47) Cette situation voulue comme passagère, le temps que les choses s’améliorent, va durer toute la jeunesse et l’adolescence de Laval. Plus tard, de nouveaux objets viennent confirmer ce statut passager de lieu. Le conteneur cette chambre à coucher devient une sorte d’hôtel, mais qui bouge d’un lieu à l’autre (figure de l’escargot…crustacé). Cette relation contractuelle de l’éphémère et de l’horizontalité… dans Made in Mauritius, fait valoir la promiscuité, la précarité du lien et lieu comme une forme annonciatrice des bidonvilles. Il n’est pas surprenant que le conteneur termine son parcours dans le bidonville de Port Louis à Adelaide (Australie). Dans une homonymie toponymique, cette banlieue d’Adélaide à « l’existence des plus précaires, (…) toujours à la merci du grand raid de la police australienne » (p.294.) a repris le nom, capitale de Maurice On observe que la place de cet espace du transit dans Made in Mauritius et dans Les pieds sales les fait remonter jusqu’au lieu péritextuel du titre. Une telle combinatoire, justement brise le relationnel de l’espace à l’homme : ces espaces substituent des lieux de transit au terroir mais il semble que cette remontée au titre entraine une question de la place de mémoire... 132 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Sans prétendre à l’exhaustivité, ces trois espaces confirment une topique de l’urbanité qui inonde le roman africain postcolonial francophone. Quels enjeux à cette présence, quelle esthétique à ces représentations ? III- Enjeux du non-lieu dans le roman africain francophone Pourquoi, dans l’espace du roman africain, les auteurs font-ils de plus en plus émerger ces lieux auréolés des attributs de l’anonymat, de l’éphémère, de la mobilité ? Pour quels enjeux ? J’en esquisserai juste quatre. 1. Expression du contemporain Dans ce contemporain, le non-lieu montre que l’arbre vertical, généalogique a été remplacé par l’horizontalité. Dans cette perspective essentiellement horizontale, il n’est pas excessif d’analyser le conteneur, l’hôtel et la route comme de véritables rhizomes qui émergent, en donnant sens à la ville. Rhizomes comme bulbes, tubercules voire protubérances dans un rapport d’isotropie à l’espace globale de la ville. La géocritique propose justement isotropie comme ensemble d’espaces dont le réseau n’entretient pas de lien hiérarchique mais de complémentarité. L’érection des non-lieux en objet d’étude ne les constituent donc pas en lieux de domination mais en lieux de constat de la dynamique de mobilité des villes : ce sont des lieux de transit, des lieux de l’éphémère... Cette dynamique imprime les métaphores du flux, du liquide et du réseau comme les outils de lecture qui ramène et consacre à la ville une qualité rampante. Excès, surabondance, dans « une perception plus ou moins claire de l’accélération de l’histoire et du rétrécissement de la planète » (Augé : Op. Cit. p.149) sont dès lors une rhétorique signifiante et appropriée. Les trois romans restituent en exubérance la remontée de ces non-lieux jusqu’au niveau paratextuel, moins comme un effet de hasard que l’air du temps. 133 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org 2. Une dialectique du local et du global Les hôtels donnent une autre inflexion à cette analyse. Le niveau discursif établit "un écart entre home et hôtel" comme le rappelle Patrick Imbert (Patrick Imbert : 2004, 341 p.) À coté d’une conception très anglo-saxonne de l’hôtel, l’approche très ethnocentriste pose que l’on ne transporte pas son pays natal ou sa terre natale à la semelle de souliers. Ainsi l’hôtel résonnerait comme un dépassement du local, du relationnel pour montrer le détachement du lien entre l’homme et la terre. Une lecture deleuzienne définit justement le territoire, ce que Augé nomme lieu anthropologique, comme « l’attribut de toutes les forces diffuses à la terre comme réceptacle ou socle » (Deleuze et Félix Guattari : 1980, p.395). Ce qui est affirmé ainsi est le paradigme du déplacement. Augé précise déjà que l’espace du voyageur est l’archétype du non-lieu (Augé Non-lieux, op. cit. p.110). Le conteneur, la route partagent avec l’hotel Villa Angelo, les traits de l’anonymat et de l’indifférence… Ils questionnent l’habiter, posent la question du lien à la terre natale (le local) : discours entre la maison de fer (Iron cage) et la maison qu’on porte partout avec soi… 3. Un enjeu d’histoire littéraire du roman africain Typologiquement, la route, le conteneur et l’hôtel apparaissent – nous venons de le démontrer – comme des lieux de plus en plus privilégiés des romans, à coté ou après peut-être la prison lieu naguère emblématique des romans politiques. La productivité de ses espaces est telle que Laval a élu domicile dans le conteneur donnant le sentiment que typologiquement Made in Mautritius est un roman du non-lieu ; Le cavalier et son ombre peut être un roman de l’hôtel, Boris Diop faisant du Villa Angelo le principal ici de l’énonciation de cette œuvre. Les pieds sales, un roman de la route. Le constat n’est plus celui du simple déplacement dont on retrouve les traces dans les textes anciens comme Soundjata et sa mère allant en exil dans l’épopée de Tamsir Niane. On pourra bien appliquer à l’exil de Soundjata, et par extension à la vision et aux rapports à la terre natale, terre des ancêtres que bien des textes de la littérature véhiculent, la lecture de l’objet-voyageur que John Urry reprend à 134 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Lury. Cet « objet voyageur supporte bien le voyage, puisqu’il conserve son sens immanent, maintenant une relation authentifiée avec son lieu d’origine » (John Urry : 2005, p.75)… Dans ces textes analysés, le déplacement problématise l’être au monde sous le régime de l’éphémère et simulacre, aucune prophétie n’ayant plus valeur d’un destin glorieux à venir ou d’une téléologie à tenir… Si la tendance d’une urbanité littéraire romanesque n’est plus à démontrer (Cf. Florence Paravy : 1999), depuis La vie et demie (Sony Labou Tansi, 1979), Les crapauds-brousse (Tierno Monénembo, 1979, 186 p), elle convoque avec tellement de récurrence les non-lieux, qu’il faut en entrevoir une exploration systématique et peut-être poser l’hypothèse d’en faire un outil taxinomique de périodisation. Ces non-lieux peuvent être un aéroport ou ses environs comme dans Bleu, Blanc, Rouge (Alain Mabanckou : 1998) ; un hôtel (La vie et demie; Le cavalier et son ombre) ou même un bar (dans les sept premiers romans de Tierno Monénembo, mais aussi dans Temps de chien (Patrice Nganang,: 2001) ou encore Verre cassé (Alain Mabanckou : 2005), etc. Dans cette approche, on remarquera un dépassement du palais et peut-être de la prison dans les romans de fictions politiques au profit d’autres figures spatiales plus individualisantes avec souvent le même résultat sur le sujet africain, un sujet traumatique. 4. Un enjeu postcolonial au double sens politique et de la question du Sujet On se demandera enfin pourquoi la plate-forme servant à la proclamation de l’indépendance de Maurice est hissée sur un conteneur, objet hétéroclite, objet sémiotique fort du transit ou de la transition ? On se demandera aussi pourquoi, il finit son périple en porte drapeau des rebuts de Port Louis à Adelaïde… Question postcoloniale … Spécifiquement, à partir de l’Hôtel, Le cavalier et son ombre érige une véritable historiophagie : celle des versions périphériques toujours contestatrices de l’Histoire officielle (celle du personnage d’Angelo Suleimaan, celle du Cavalier dont la statue commémorative est celle d’« une quelconque canaille», tué par un simple fonctionnaire et son ombre, le Dieng Mbaalo, bandit…). Dans 135 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org un contexte où «l’histoire du pays était une infâme succession de trahisons et de lâchetés, dont il ne reste aujourd’hui que des mensonges éhontés » (p.116), une thématisation du non-lieu de l’hôtel comme lieu du sens produit une polarité fuyante qui ne s’accomplit jamais « palimpseste où se réinscrit sans cesse le jeu brouillé de l’identité et de relation» (Marc Augé : ibid. p.101). L’histoire ne s’inscrit plus dans une perspective verticale mais dans un jeu de forme lisible dans l’impersonnalité ou l’effet de vacuité ou de vide autour du Villa Angelo que Lat-Sukabe fréquente, habite. Le non-lieu prend posture postcoloniale proche de la figure du bateau négrier de Nganang. Inscrivant le roman de l’émigration dans l’ordre de l’histoire, il en réfute la nouveauté dans la littérature africaine et fait valoir la métaphore significative du bateau négrier qui permet de le cerner ». (Patrice Nganang : 2007, p.235.) C’est une telle lecture qui autorise à installer ces non-lieux du roman africain dans la rhétorique du « procès d’individuation » du Sujet africain. Volontairement, les textes analysés ici ont porté sur des sujets individuels, mais l’analyse pourra s’ouvrir aussi aux nouvelles tribus (M. Maffesoli), celles-là qui sont une « interférence particulière entre « l’appartenir à » et le voyager » (John Urry, Op. Cit. p.145.), selon le mot de John Urry. L’analyse de la route, de l’hôtel ou du conteneur comme lieux ou non-lieux d’une nouvelle spatialité restitue les nuances de la ville, ou le dissémine, au sens de l’éclater, comme énoncé et comme lieu d’énonciation… des non-lieux qui deviennent des « ici » de l’énonciation qui dépossèdent les écrivains. Ces non-lieux engendrent le récit et l’entretiennent dans ses articulations sociales et politiques… CONCLUSION Marc Augé faisait observer dans Pour une anthropologie de la mobilité que « les frontières ne s’effacent jamais, elles se redéfinissent » (Marc Augé : 2009, p.16). S’« il est maintenant largement reconnu que le mouvement humain définit fort souvent la vie sociale dans notre monde contemporain» (Arjun Appadurai : 1996, 2001, p.263), les romans du non-lieu finalement ne sont récits 136 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org dans Les pieds sales, Made in Mauritius ou Le cavalier et son ombre que de la somme des histoires des « Je » en circulation : circulation ou translation des hommes mobiles et des objets. Les romans n’échappent plus au constat que la circulation est au centre de l’espace. On ne saurait terminer sans observer que la permanence de l’institution de ces non-lieux en lieux d’énonciation finit par produire les contours d’une sorte de lieux de mémoires narratives (Pierre Nora) dont il faudra interroger les sens ne serait-ce qu’au regard de l’actualité récente où l’Histoire (politique) tend à rattraper et à s’imposer lieux de passage…) BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE APPADURAI Arjun, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2001. AUGÉ Marc, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuils, 1992. AUGÉ Marc, Pour une anthropologie de la mobilité, Paris, Payot, 2009. DIOP Boubacar Boris, Le cavalier et son ombre, Abidjan, NEI, 1999 EDEM Awumey, Les pieds sales, Montréal, Edition Boréal, 2009. IMBERT Patrick, Trajectoires culturelles transaméricaines, Ottawa, Les Presses de l’université d’Ottawa, 2004. MABANCKOU Alain, Verre cassé, Paris, Seuil, 2005. MONENEMBO Tierno, Les crapauds-brousse, Paris, Seuil, 1979. NGANANG Patrice, Temps de chien, Paris, Le Serpent à plumes, 2001. 137 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org NGANANG Patrice, «Le roman de l’émigration», Pour une littérature préemptive, Paris, Éditions Homnispères, 2007, pp.233-258. OBERGÖKER Timo, Ecritures du non lieu, Peter Lang, 2004. PARAVY Florence, L’espace dans le roman africain francophone contemporain (1970-1990), Paris, Harmattan, 1999. SEWTOHUL Amal, Made in Mauritius, Paris, Gallimard, 2012. TANSI Sony Labou, La vie et demie, Paris, Seuil, 1979. WESTSPHAL Bertrand, La géocritique. Mode d’emploi, Limoges, PULIM, 2000. WESTSPHAL Bertrand, La géocritique, Réel, Fiction espace, Paris, Ed. de Minuit, 2007. 138 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Les non-lieux ou réflexions sur une anthropologie du quotidien chez Michel Houellebecq Yaya TRAORE Université Félix Houphouët-Boigny/Abidjan Résumé : La modernité et par extension la postmodernité ont introduit une nouvelle relation entre l’homme et le milieu, se traduisant par l’infléchissement d’une dynamique de décloisonnement interdisciplinaire, de changement de notre rapport au monde, surtout avec l’émergence de types nouveaux d’espaces. La littérature n’est pas en reste de cette nouvelle donne, de manière qu’elle se conforme à ce qui était alors considéré comme le champ exclusif des sciences sociales et humaines, à l’image de l’anthropologie. Dans la présente contribution portant sur La Possibilité d’une île, La carte et le territoire et Soumission de Michel Houellebecq, nous nous livrons à un exercice de type anthropologique, qui consiste à une lecture de l’espace diégétique à travers l’appel de concepts, tels que « les non-lieux» et « les flux culturels globaux », apanages de l’anthropologie contemporaine. Mots clés : Espace, non-lieux, anthropologie, mobilité, contemporanéité, postmodernisme. Abstract: From modernity to postmodernity, a new relationship is introduced between man and the environment, deflecting a dynamic interdisciplinary decompartmentalisation, changing our relations to the world with the emergence of new kinds of spaces. Literature is not left out of this new situation, so that it conforms to what was then considered as the exclusive field of social and human sciences, like anthropology. In this contribution on La Possibilité d'une île, La carte et le territoire and 139 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Soumission of Michel Houellebecq, we engage in an anthropological exercise, which involves reading the diegetic space, through the call concepts such as "non-places" and "global cultural flow" appendages of contemporary anthropology. Keywords: Space, non-places, anthropology, mobility, contemporaneity, postmodernism. Introduction Les mutations en cours au sein des sociétés contemporaines ont profondément influencé nos modes de vie et notre rapport au monde. Dans ce contexte constamment en évolution, ces changements nécessitent chaque jour de nouveaux paradigmes. Dans une perspective spatiale, ces avant-gardes conceptuelles portées par les sciences humaines et sociales telles que l’anthropologie ont impacté notre appréhension de l’espace. Les concepts tels que « les non-lieux » et « les flux culturels globaux », à l’origine, apanages de l’anthropologie sont ainsi devenus des paradigmes opératoires dans certaines disciplines, telle que la littérature. Forgé par Marc Augé, le non-lieu n’est pas l’espace de routine de l’anthropologie qui est fixé sur la socialité, l’histoire et l’identité. C’est ainsi que l’anthropologue écrit : « Le non-lieu est donc tout le contraire d’une demeure, d’une résidence, d’un lieu au sens commun du terme »145. Pour mettre en relief la dichotomie inhérente à ces deux modalités spatiales, à la suite de Marc Augé, Emer O’Beirne parle de « world of provisional residences rather than permanent homes »146. Cette révolution 145 Marc Augé, Non-lieux : introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, Coll. « La librairie du XXIe siècle, 1992, Quatrième de couverture. 146 Emer O’Beirne, « Navigating Non-lieux in Contemporary Fiction : Houellebecq, Darrieussecq, Echenoz, And Augé », in Modern Language Review 101, n°2, 2006, pp. 388-401. Notre traduction : « Monde des résidences provisoires plutôt que des maisons permanentes ». 140 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org épistémologique introduite par Marc Augé avec les non-lieux s’articule sur l’éphémérité et le transitoire. Arjun Appadurai, dans une autre perspective, donne du relief à ces dimensions théoriques et critiques de paramétrage de l’espace avec « les flux culturels globaux », infléchissant la dynamique de la mobilité dans un monde globalisé. Tout compte fait, il s’agit de fournir des coordonnées de paramétrage du contemporain, de proposer une nouvelle grille de lecture de notre quotidien. La littérature n’est pas en reste de cette nouvelle donne, si bien qu’elle se conforme, à qui mieux mieux, à cet aggiornamento du prédicat spatial, imposant un regard différent sur le monde diégétique. Dans la présente réflexion portant sur quelques romans de Michel Houellebecq, il s’agit de mettre à contribution cet apport de l’anthropologie à la lecture de l’espace diégétique. Nous interrogeons ainsi les effets cumulés de cette révolution conceptuelle sur la lecture de l’espace du roman à partir de La Possibilité d’une île, La carte et le territoire et Soumission147. Il s’agit surtout de comprendre les nouvelles modalités de l’espace qui sont convoquées et leurs incidences sur les romans houellebecquiens. En d’autres termes, quel est l’apport de ces nouveaux paradigmes par rapport au sens de l’œuvre ? À quelle nécessité répond la convocation de ces non-lieux ? Quels sont leurs enjeux diégétiques dans cette trilogie romanesque de Michel Houellebecq ? Il s’agira de faire une taxinomie de ces non-lieux à travers leurs attributs particuliers et fonctions usuelles, tout en montrant que la mobilité que promeuvent les concepts appaduraisiens est un attribut ontologique de ces nouveaux paradigmes de spatialité. Pour ce qui concerne les non-lieux, Marc Augé propose en guise de définition de cette catégorie spécifique d’espace, produits des mutations de nos sociétés : Pour se référer au corpus d’étude, on se rapportera aux abréviations suivantes : La Possibilité d’une île (PI), La carte et le territoire (CT) et Soumission (Sm). 147 141 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Les non-lieux, ce sont aussi bien les installations nécessaires à la circulation accélérée des personnes et des biens (voies rapides, échangeurs, gare, aéroports) que les moyens de transport eux-mêmes (voitures, trains ou avions). Mais également les grandes chaînes hôtelières aux chambres interchangeables, les supermarchés ou encore, différemment, les camps de transit prolongé où sont parqués les réfugiés de la planète. 148 Emer O’Beirne abonde dans le même ordre d’idées. Il propose pour sa part : « Contemporary topographies characteristics of what he calls "supermodernity" – namely those urban, peri-urban, and interurban spaces associated with transit and communication, designed to be passed through rather than appropriate, and retained little or no trace of our passage as we negotiate them. »149. Il s’ensuit que les non-lieux, de façon générale, sont au cœur du mouvement car ils sont enclins à la mobilisation de certaines dynamiques, – dans le sens de passage continu – qui ne permet pas la mémorisation de notre traversée. Ce principe de mobilité sui generis qui les imprègne justement implique ce qu’Arjun Appadurai considère comme les flux culturels globaux, pour traduire l’idée de la circulation continue, déterminées par le suffixe commun scape. En partant des non-lieux, l’étude veut appréhender le monde actuel à l’aune des paysages disjonctifs mis en perspective par ces 148 Marc, Augé, Non-lieux : introduction à une anthropologie de la surmodernité, Op. cit., Quatrième de couverture 149 Emer, O’Beirne, « Mapping the Non-lieu in Marc Augé’s Writing », in Forum for Modern Language Studies, Vol. 42, n°1, 2006, pp. 38-50. Notre traduction: « Ces topographies contemporaines sont caractéristiques de ce qu’il [Augé] appelle la « surmodernité » – à savoir que ce sont des espaces urbains, péri-urbains et interurbains, associés aux transports en commun et à la communication, ils sont conçus par nécessité de mobilité plutôt que d’appropriation, si bien qu’ils conservent peu ou aucune trace de notre passage. » 142 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org paradigmes que sont « les ethnoscapes, les mediascapes, les technoscapes, les financescapes et les ideoscapes. »150. I - Les non-lieux du changement Ce que nous convenons de nommer les non-lieux de changement sont marqués par la fixité et sont rythmés par le croisement des mouvements humains. Ils se caractérisent de ce fait par une sorte de magnétisme dont l’effet induit attire les sujets humains. Ces non-lieux s’incarnent dans les lieux de passage éphémère et transitoire, se modélisant par leur fixité. Comme tel, ils traduisent des relations de contrat locatif. La dénomination que nous proposons dans l’intitulé ci-dessus a l’avantage de mettre l’accent sur la fonction usuelle de ces endroits, en tant qu’entités locatives de passage temporaire. Cette première catégorie est marquée par sa dimension immobilière. Cette catégorie de non-lieux se déploie dans l’œuvre comme des constructions immobilières diverses comprenant des salons de massages, des bars, des night-clubs, des hôtels, etc. Le passage qui suit est le prototype d’un parc hôtelier, apparaissant comme une métaphore de l’habitacle transitoire édifié à cette fin : « Sur place je m’installai à la villa Eugénie, une ancienne résidence de villégiature offerte par Napoléon III à l’impératrice, devenue un hôtel de luxe au XXe siècle. » (PI, p. 340) Plusieurs hôtels se rencontrent çà et là dans l’œuvre, ces maisons de passage temporaires font désormais partie de la vie des personnages qui défilent dans les romans. Ils jalonnent le réseau routier : « Jed raccrocha, puis réserva une chambre à l’hôtel Mercure sur le boulevard Auguste-Blanqui » (CT, p. 14). À ce catalogue nonexhaustif des hôtels, il convient d’adjoindre d’autres non-lieux qui pullulent, tels que les « bars » et les « boîtes branchées », devenus des cadres organiques de rencontre et de passage. On ne peut se rendre compte du caractère transitoire de cet endroit, seulement qu’en 150 Arjun Appadurai, Après le colonialisme : les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2001, p. 68. 143 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org faisant un recoupement des informations fournies dans le passage. Toute utilisation de ce lieu est assujettie à un contrat de location qui donne droit à l’usager d’en disposer. C’est un archétype locatif dont la vie est consubstantielle à notre contemporanéité, il est opposé au lieu traditionnel de l’anthropologie qui est investi de caractéristiques affectives et délimité à partir de ses dimensions identitaires, relationnelles et historiques. Il en ressort que cet espace est indissociable de son usage contractuel, puisqu’il est destiné à se prêter aux villégiaturistes, aux aventuriers qui campent dans ces contrées. C’est ce qu’on peut reconstituer à travers l’interprétation de plusieurs énoncés. Des hôtels aux bars, tous ces espaces s’alignent, comme on peut le deviner, au besoin de cette attente de changement ou de renouveau du corps et de l’esprit. Leur nécessité est sans équivoque, car le repos, les loisirs et la musique que distillent ces débits de boissons ont des effets renaissants et bienfaisants dans la conservation du corps et de l’esprit. C’est ce qui ressort de la fréquentation des bars, night-clubs, salons, cafés, restaurants, etc. et de tous les espaces de rencontres circonstanciées. Aussi divers, nombreux et variés qu’ils puissent paraître, tous ces non-lieux sont réservés à un usage règlementaire et temporaire, selon l’occasion et la nécessité. L’œuvre est saturée de ces occurrences : « La saison touristique ne battait pas encore son plein, et je trouvai facilement une chambre à l’hôtel Beau Site, agréablement situé dans la cité médiévale ; le restaurant panoramique dominait la vallée de l’Alzou. » (Sm, p. 164). On retrouve dans la suite de ce passage, un autre indice qui pourrait être convoqué pour interpréter ce besoin de relaxation dont tous les personnages sont particulièrement friands. « La D 840 qui traversait le village continuait en direction de Rocamadour. J’avais déjà entendu parler de Rocamadour, c’était une destination touristique connue. » (Sm, p. 166) 144 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org À ces aspects touristiques usuels qu’on leur reconnaît, ces nouveaux espaces incarnent l’espoir d’une resocialisation du personnage houellebecquien dont le trait majeur est l’obsession d’un mal de vivre. Il est en proie à la solitude, à l’angoisse dans un contexte social où l’amour, la chaleur humaine semblent totalement absents comme le témoigne, du reste, les personnages qui peuplent les romans de Michel Houellebecq. Il n’y a plus de famille, la maison familiale n’étant plus un refuge, ce sont ces non-lieux, des espèces de cadres domotiques éphémères et tumultueuses de rencontres, qui se substituent à l’univers affectif du domicile, de la résidence. Ainsi l’objet de la quête des personnages houellebecquiens semble ouvertement lié à cette hantise, permettant de mettre en évidence des personnages qui sont mus en permanence par la recherche effrénée de détente et de renaissance. D’ailleurs, la nature des rapports dans ces endroits et l’ambiance qui a lieu, donnent à voir des pratiques qui risqueraient de porter atteinte aux bonnes mœurs. L’énoncé en ces circonstances prend une tonalité ouvertement amorale, voire pornographique. La prolifération de ces lieux propices au libertinage et à la jouissance à outrance, appelés par pudeur les lieux de changement, est un prétexte pour le romancier de dresser une critique sociale de la dépravation des mœurs. Il suffit de parcourir l’œuvre houellebecquienne pour réaliser le ressassement des scènes exhibitionnistes qui sont couvertes dans ces maisons closes, où toutes les catégories d’âge sont souventes fois impliquées dans ces parties de plaisir aux allures de soirées libertines. L’articulation de la trame narrative des romans autour de personnages errants permet de donner du relief au tourisme. Ce motif se déploie à travers la création de club de vacances, de centres spécialisés dans la relaxation, traduisant un appendice de l’économie globalisée actuelle, et qu’il semble opportun de corréler aux financescapes dont parle Appadurai. 145 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Le processus conduisant au changement s’opère par une mobilité qui se construit autour des non-lieux fixes, ils sont susceptibles d’enclencher le déplacement d’un lieu à un autre. Ceux-ci fonctionnent comme des traits d’union ou encore des « espaces “entre” », pour reprendre Lucie Hotte151. Ces changements d’échelle spatiale sont également portés par les espaces de transit, notamment les autoroutes, les gares et les aéroports. Ces cadres locatifs de transit sont particulièrement denses dans La Possibilité d’une île. Toute chose que tous les autres romans confirment. Les parcours autoroutiers qui se dressent sont, de ce fait, parsemés de coups d’arrêt qui invitent les passagers à marquer une pause : « Une solution se présenta, sur la bretelle de l’autoroute A2, entre Saragosse et Tarragone, à quelques dizaines de mètres d’un relais routier où nous nous étions arrêtés pour déjeuner, Isabelle et moi. » (PI, p. 72) Ce fragment introduit un décor narratif, qui indique le fait que le parcours autoroutier est lui-même incubateur de non-lieu, mais aussi que celui-ci représente un axe d’où partent cette catégorie d’espaces contemporains : « Peu après être reparti je pris conscience que ma jauge de carburant était basse, à peu près ¼ ; j’aurais dû faire le plein à la station. Je me rendis compte, aussi, que l’autoroute était déserte. » (Sm, p. 127). La station-service de carburant figure comme un de ces espaces de passage qui jonchent nos croisières dans le monde globalisé. Il illustre l’impossibilité des rencontres dans le nouveau paysage planétaire et non-identitaire. Le lecteur, transformé en randonneur dans le décor urbain ou de la campagne, rencontre au détour d’une avenue, des échangeurs, à l’image de celui de la M 45 et de la R 2 (PI, p. 460), pour dire comment les indices de non-lieux sont récurrents. Les longs plans autoroutiers, donnent lieu à un langage- 151 Lucie, Hotte, « La mémoire des lieux et l’identité collective en littérature franco-ontarienne », in Anne Gilbert, Michel Bock et Joseph Yvon Thériault (dir.), Entre lieux et mémoire : l’inscription de la francophonie canadienne dans la durée, Les Presses Universitaires de l’Université d’Ottawa, 2009, p. 350. 146 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org moniteur à l’usage de l’utilisateur. À partir de signes topographiques, il prescrit la conduite dans le parcours de la cité. En effet, tous les signaux et symboles urbanistiques qui sont dans les villes sont autant de guides, de prescriptions de localisation routière. Ils constituent des boussoles commandant ainsi la conduite et l’attitude de l’usager. On lira, par exemple, Un peu après Taracon je ralentis légèrement pour aborder la R 3 puis la M 45, sans réellement descendre en dessous de 180 km/h. Je repassai à la vitesse maximum sur la R 2, absolument déserte, qui contournait Madrid à une distance d’une trentaine de kilomètres. Je traversai la Castille par la N 1 et je me maintins à 220 km/h jusqu’à Victoria-Gasteiz avant d’aborder les routes plus sinueuses du pays Basque. J’arrivai à Biarritz à onze heures du soir, pris une chambre au Sofitel Miramar. (PI, p. 135) Il en est de même pour les gares, les aérogares et pour tous les autres points de passage temporaires. À titre d’exemple d’aérogares, nous avons ceux de Zwork (PI, p. 116), d’Arrecife (PI, p. 116), de Madrid (PI, p. 116), de Roissy (PI, p. 116), de Barajas (PI, p. 116), etc. pour ne relever que quelques-unes parmi la multitude de stations aéroportuaires qui relient les différentes agglomérations que visitent les personnages. De fait, tous les non-lieux auxquels nous avons fait allusion agrémentent d’une part la relation contractuelle et offre d’autre part l’opportunité d’escapades évasives. C’est ce motif de distraction qui fonde leurs caractères échangistes. On a pu voir dans cette première catégorie de non-lieux des espaces de transit fixes. Ce sont des « espaces entre », appréhendés en tant que des portions locatives immobilières assurant la fonction de la conservation, de la renaissance. Ils sont, en outre, des incubateurs de changement d’échelle. Parmi les non-lieux, il en existe cependant qui opèrent exclusivement sur le principe du mouvement dans une perspective de mobilité. 147 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org II - Les non-lieux de la mobilité Le lecteur de l’œuvre de Houellebecq ne saurait être indifférent au nombre impressionnant de véhicules qui y circulent. Il en déferle de toutes les marques et de toutes les séries : du nécessaire à l’utilitaire jusqu’aux véhicules de luxe. Tout se passe comme si les voitures étaient des actants, revêtus d’attributs humanoïdes. Du coup, les automobiles se substituent aux personnages, recouvrent des fonctions actancielles, prennent des attributs de noms propres et opèrent comme tels dans la diégèse. Si le lecteur pourrait éventuellement émettre des réserves sur la spatialité du véhicule, le narrateur de La carte et le territoire lui indique quelques éclairages qui pourraient ne pas être inutiles : « Avec son statut classiquement assimilée par la jurisprudence à celui de domicile individuel, la voiture demeurait un des derniers espaces de liberté, une des zones d’autonomie temporaire offerte aux humains en ce début du troisième millénaire. » (CT, pp. 290-291) Ces indications ne sont cependant pas de simples détails narratifs. Plusieurs véhicules confirment ce panorama, rien qu’à observer l’amplitude des allusions aux marques de véhicules. La liste nonexhaustive que nous fournissons ici est composées de voitures variées et diverses : elle part d’une gamme de véhicules exceptionnels dont les décapotables Chevrolet (CT, p. 10), la Lexus (CT, p. 141), la Bumgati Veron 16.4 (CT, p. 51), la limousine Mercedes (CT, p. 51), la Jaguar X J (CT, p. 241), la Porsche 911 Carrera à des automobiles moins cotés. En effet, à côté de ces voitures de luxe, dites « les grosses cylindrées », il y a de modestes et discrètes telles que la Peugeot Partners des Techniciens de Scène de Crime (CT, p. 245), des Toyota et autres. À celles-là, il convient d’ajouter les omnibus tout-public, à l’image des taxis-autos que met si justement en relief Jed Martin lorsqu’il voulut en emprunter : « Comme il s’y attendait, Atoute refusa nettement de le conduire au Raincy, et Speedtax accepta tout au plus de l’emmener jusqu’à la gare. “Nous ne desservons que les lignes parfaitement sécurisées, monsieur” indiqua pour sa part le réceptionniste de Voitures 148 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Fernand Garcin. » (CT, p. 17) En qualité et en nombre, la récurrence des indices s’accumulent et annoncent la prolifération des véhicules à travers le roman. Le signalement de la marque du véhicule constitue un indicateur. À titre d’exemple, la mise en évidence de la marque “Mercedes” dans l’énoncé en est la preuve : « Le lendemain, son père passa le chercher dans sa Mercedes. » (CT, p. 51). Dans la même veine, plusieurs autres passages vont de cette occurrence. Pas vraiment besoin de rappeler qu’il s’agit d’une voiture. Tout se passe comme si le lecteur souscrivait au code de l’énonciateur ou comme s’il avait une culture de l’automobile : « Il serait dans la vie comme il était dans l’habitacle à la finition parfaite de son Audi Allroad A6, paisible et sans joie, définitivement neutre. » (CT, p. 260) D’autres automobiles apparaissent distinctement, et cette apparition provoque un effet de tension favorable à un nœud narratif. Le fragment narratif qui suit ici illustre cette tension narrative : « Dès qu’il ouvrit la porte de sa Safrane, Jasselin comprit qu’il allait vivre un des pires moments de sa carrière. » (CT, p. 263) Finalement, on a l’impression que le personnage s’efface pour céder l’initiative des actions aux voitures. Dans le même élan, le narrateur nous fait percevoir une autre voiture à travers l’œil de Jed « Une seule voiture y stationnait pour l’instant, une Maserati Gran Turismo de couleur vert d’eau ; Jasselin nota à tout hasard son numéro d’immatriculation. » (CT, p. 271) De ce simple fait, on s’aperçoit que les véhicules décident et orientent la logique de la narration. Certains passages du roman s’offrent littéralement comme des catalogues automobiles : Jed fut peu surpris de voir Jasselin arriver au volant d’une Mercedes classe A. La Mercedes Classe A est la voiture idéale du vieux couple sans enfant, vivant en zone urbaine ou périurbaine, ne rechignant à s’offrir une escapade dans un hôtel de charme ; mais elle peut convenir à un jeune couple de tempérament conservateur – ce sera alors leur première Mercedes. Entrée de gamme de la firme de l’étoile, c’est une voiture discrètement décalée ; la Mercedes Berline Classe C, la Mercedes berline Classe E sont davantage paradigmatiques. La Mercedes est en général la voiture de ceux qui ne s’intéressent pas tellement aux voitures, qui privilégient la 149 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org sécurité et le confort aux sensations de conduite – de ceux aussi, bien sûr, qui ont des moyens suffisamment élevés. Depuis plus de cinquante ans – malgré l’impressionnante force de frappe commerciale de Toyota, malgré la pugnacité d’Audi – la bourgeoisie mondiale était, dans son ensemble, demeurée fidèle à Mercedes. (CT, p. 344) La focalisation sur la voiture suffit à dire que l’énonciateur anticipe ainsi sur la situation sociale du couple Jasselin. Cette prolepse se confirme dans la suite de l’énoncé. La démarche narrative est similaire dans l’extrait de La Possibilité d’une île ci-dessous. L’énoncé joue aussi bien la même fonction diégétique de revue spécialisée de l’automobile que le précédent relevé : « Elle avait choisi une Mitsubishi Space Star, véhicule classé par L’Auto-Journal dans la série des “ludospaces”. Sur les conseils de sa mère, elle avait opté pour la finition Box Office. » (PI, p. 137) Ces indications renvoyant aux voitures sont également nombreux dans Soumission où leur examen permet de réaliser la proéminence du dispositif automobile. On se rend compte que ces non-lieux opèrent sur la formule narrative du collage. Dans ce texte, ces discours prennent le prétexte de la publicité automobile et permettent de lire cet attribut de l’énoncé. À titre d’illustration : J’avais eu des velléités de la faire, comme en témoigne l’achat de ce Volkswagen Touareg, contemporain de celui des chaussures de randonnée. C’était un véhicule puissant, doté d’un moteur V8 diesel de 4,8 litres à injection directe common rail qui lui permettait de dépasser 240 km/h ; taillé pour les longs parcours autoroutiers, il pouvait se prévaloir de réelles aptitudes au franchissement. (Sm, p. 126) En outre dans le même texte, on lit plus en avant un autre passage qui finit de convaincre de la concentration métatextuelle jouant sur le 150 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org registre d’une foire dédiée à l’automobile : Sylvia était au volant d’une Mitsubishi Pajero Instyle, et ma profonde stupéfaction, les sièges avant étaient recouverts de housses imitation léopard. Le Mitsubishi Pajero, je l’appris à mon retour en achetant le horssérie de L’Auto-Journal, est « un des tout-terrains les plus efficaces en milieu hostile ». Dans sa finition Instyle il est équipé d’une sellerie en cuir, d’un système audio Rockford Acoustic 860 watts doté de 22 haut-parleurs. (Sm, pp. 188-189) Le constat est le même dans La Possibilité d’une île où le récit des Daniel nous permet de rencontrer une gamme de voitures aussi prestigieuses les unes que les autres. Le personnage principal, vraisemblablement d’origine sociale modeste, a fait fortune dans le show-biz. Désormais, il est en mesure de donner forme à ses fantasmes, il brûle la politesse à tout le monde. Objet de fantaisie, voire de fanfaronnade, posséder une voiture n’est plus une question de nécessité, c’est-à-dire pour des besoins liés à sa fonction utilitariste. On s’achète une voiture juste pour la frime, pour paraître : « Mon coupé Mercedes 600 SL roulait sur le sable ; j’actionnais la commande d’ouverture du toit : en vingt seconde il se transformait en cabriolet. » Partant, observons attentivement les considérations que livrent d’autres passages : Sur ses conseils, j’achetai une Bentley Continental GT, coupé « magnifique et racé », qui selon L’Auto-Journal, « symbolisait le retour de la Bentley à sa vocation d’origine : proposer des voitures sportives de très grand standing ». Un mois plus tard, je faisais la couverture de Radical Hip-Hop – enfin, surtout ma voiture. La plupart des rappeurs achetait des Ferrari, quelques originaux des Porsche ; mais une Bentley ça les bluffait complètement. Aucune culture, ces petits, ces petits cons, même en automobile. Keith Richards, par exemple avait une Bentley, comme tous les musiciens sérieux. J’aurais pu prendre une Aston Martin, mais elle était plus chère, et finalement la Bentley était mieux, le capot était plus long, on aurait pu y 151 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org ranger trois pétasses sans problème. Pour cent soixante mille euros au fond, c’était presque une affaire ; en tout cas, en crédibilité racaille, je crois que j’ai bien rentabilisé l’investissement. (PI, pp. 46-47) Sans se limiter au collage de passages empruntés aux magazines automobiles, l’énonciateur y ajoute son propre commentaire métanarratif. L’énoncé permet donc d’observer un narrateur manifestement démesuré, arrogant et snob, qui n’a d’yeux que pour le paraître puisqu’il se dégage que le standing social se mesure à l’aune de la voiture que l’on possède. Ayant plus tard commencé à éprouver des regrets de la forfanterie à laquelle l’exposait sa voiture, voilà qu’il se ravise. La confession qui est faite exprime cette prise de conscience comme pour faire table-rase sur son passé tonitruant devenu éreintant : « Je revendis la Bentley, qui me rappelait trop Isabelle, et dont l’ostentation commençait à me gêner, pour acheter une Mercedes 600 SL – voiture en réalité aussi chère que discrète. Tous les Espagnols riches roulaient en Mercedes – ils n’étaient pas snobs, les Espagnols, ils flambaient normalement ; et puis un cabriolet, c’est mieux pour les gonzesses. » (PI, p. 102) Décidément le snobisme s’est emparé de tous les personnages, puisque tout au long de la lecture, s’enchaînent des voitures distinctives et onéreuses comme la Chevrolet Corvette (PI, pp. 104 et 105). Sous le même regard d’un narrateur manifestement démesuré, cet autre fragment illustre une telle affectation : « comme pour toutes les Mercedes à partir d’une certaine puissance, à l’exception de la SLR Mac Laren, la vitesse de la 600 SL est limitée électroniquement à 250 km/h. » (PI, p. 135) Le procédé énonciatif autorise à considérer des passages sous l’égide d’une communication publicitaire, destinée à promouvoir les voitures. Cela confère un statut social à celui qui est propriétaire de ces voitures, distinguant les individus dans l’arène social : 152 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org D’abord il ne vivait pas à Beverly Hills, il vivait à Santa Monica ; ensuite il ne possédait qu’une Ferrari Modena Stradale (version légèrement surmotorisée de la Modena ordinaire, et allégée par l’emploi de carbone, de titane et d’aluminium) et une Porsche 911 GT2 ; en somme (…) il est vrai qu’il envisageait de remplacer sa Stradale par une Enzo, et sa 911 GT2 par une Carrera GT. (PI, p. 128). Eu égard à tout ce qui a été mis en évidence, quelques constats semblent se présenter de la quête systématique d’indices automobiles. Il se dégage des plans : les voitures qui semblent relativement modestes notamment les Toyota, les Volkswagen et les Peugeot, et les véhicules haute de gamme au coût élevé. Cela dénote de ce que la valeur sociale de l’individu se mesure à l’aune de la valeur marchande de son parking, de manière que la voiture revêt une fonction actancielle et sémantique. En d’autres termes, le véhicule constitue le baromètre social à l’aune duquel se mesure la place de tout individu dans le chapiteau de la société. En substance, l’étude des automobiles en tant que non-lieux, espaces générés par la modernité et les mutations en cours dans nos sociétés, montre que la symbolique de la voiture dans le texte dépasse, de loin, sa fonction mobilière et son rôle utilitaire qui lui sont intrinsèques. Avec l’intrusion du discours publicitaire dans le roman (ici le collage de catalogues d’automobiles), on a ainsi une distanciation entre le narrateur et le contenu narratif. Ce qui implique également une remise en cause des règles du discours narratif et une précarisation du bon usage face à l’invasion des pratiques médiatiques et en particulier celle de la publicité. Le rejet du conformisme du langage publicitaire qui infiltre ainsi la narration permet de dresser une critique de la société de consommation, ses travers et ses excès. Les non-lieux apparaissent, en outre, comme des indicateurs de 153 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org mesurabilité de la réflexion analytique contemporaine dans nombre de domaines. C’est pourquoi, Augé écrit, à juste titre : Les non-lieux pourtant sont la mesure de l’époque ; mesure quantifiable que l’on pourrait prendre en additionnant, au prix de quelques conversions entre superficie, volume et distance, les voies aériennes, ferroviaires, autoroutières et les habitacles mobiles dits “moyens de transport” (avions, trains, cars), les aéroports, les gares et les stations aérospatiales, les grandes chaînes hôtelières, les parcs de loisirs, et les grandes surfaces de distribution, l’écheveau complexe, enfin, des réseaux câblés ou sans fil qui mobilisent l’espace extra-terrestre aux fins d’une communication si étrange qu’elle ne met souvent en contact l’individu qu’avec une autre image de lui-même.152 Au terme de l’analyse des voitures, il semble que d’autres opérationnalités de la mobilité interviennent dans le récit. Celle-ci se dessine à travers les ideoscapes, en ce qu’ils « sont des concaténations d’images, mais ils sont souvent directement politiques et en rapport avec les idéologies des États et les contre-idéologies de mouvement explicitement orientés vers la prise du pouvoir d’État ou d’une de ses parties. »153 Ce regard inspire, par ailleurs, l’idée de financescapes, en ce sens qu’il porte les versions financière et économique de la domination du monde d’aujourd’hui. C’est du moins ce qu’on déduit de l’interprétation du fragment discursif ci-dessous relatant l’épisode d’un voyage de l’énonciateur dans un avion : Ainsi, le libéralisme redessinait la géographie du monde en fonction des attentes de la clientèle, que celui-ci se déplace pour se livrer au tourisme ou 152 Marc, Augé, Non-lieux : introduction à une anthropologie de la surmodernité, Op. cit., pp. 101-102. 153 Arjun, Appadurai, Après le colonialisme : les conséquences culturelles de la globalisation, Op. cit., p. 72. 154 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org pour gagner sa vie. À la surface plane et isométrique de la carte du monde se substituait une topographie anormale où Shannon était plus proche de Katowice que de Bruxelles, de Fuerteventura que de Madrid. Pour la France les deux aéroports retenus par Ryanair étaient Beauvais et Carcassonne. S’agissait-il de deux destinations particulièrement touristiques ? Ou devenaient-elles touristiques du simple fait que Ryanair les avait choisies ? Méditant sur la topologie du monde, Jed sombra dans un assoupissement léger. (CT, p. 148) Manifestement l’évocation dans l’œuvre de ces références n’a pas qu’un but anecdotique. De ce qui précède, on note bien qu’ils permettent de mettre en évidence la vision cauchemardesque du monde que le romancier peint dans son œuvre ; vision dont le libéralisme représente la force motrice. Les flux culturels bifurquent tous les mouvements narratiques et imprègnent la narration. À présent, intéressons-nous à un autre passage, extrait de Soumission : Le TGV pour Poitiers était annoncé avec un retard indéterminé, et des agents de sécurité de la SNCF patrouillaient le long des quais pour éviter qu’un usager ne soit tenté d’allumer une cigarette ; en somme mon voyage commençait plutôt mal, et d’autres déconvenues m’attendaient à l’intérieur de la rame. L’espace réservé aux bagages s’était encore réduit depuis mon dernier déplacement… le bar Servair qu’il me fallut vingt-cinq minutes pour atteindre, devait me réserver une nouvelle déception : la plupart des plats d’une carte pourtant courte était indisponibles. (…) J’avais acheté Libération, un peu par désespoir dans un Relay de la gare. Un article finit par attirer mon attention à peu près à la hauteur de Saint-Pierre-desCorps : le distributivisme affiché par le nouveau président semblait, finalement, moins inoffensif qu’il n’était apparu au premier abord. (Sm, pp. 209-210) Nonobstant la longueur de l’extrait ci-contre, il est intéressant à plusieurs titres car il concentre toutes les dimensions des flux culturels globaux énoncés plus haut à partir de la suffixation -scape. 155 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Les financescapes s’incarnent dans l’énoncé dans la mobilisation des flux financiers, encore que le distributivisme, en tant qu’idéologie politico-sociale dont parle l’énonciateur, est illustratif des ideoscapes. C’est dire que l’œuvre houellebecquienne est en concurrence avec la plupart des concepts anthropologiques contemporains. Le lecteur peut également faire l’expérience de plusieurs autres espaces régis par la relation contractuelle et au cœur desquels est inscrit le principe de mouvement. Il y a lieu d’observer que derrière chaque marque ou nom de véhicule se cache toute une entreprise. Chacune de ces voitures porte en elle toute une histoire qui rappelle des faits singuliers, des évènements du passé ou des personnalités, en particulier des ingénieurs, qui sont à l’origine de la création de ces firmes devenues, aujourd’hui, des multinationales. Dans la construction de ce récit, le déploiement de ces voitures sur l’espace du roman, crée un effet de dramatisation dans lequel ces multinationales s’incarnent dans les anthroponymes, jouent des rôles d’acteurs. Transposé sur « le domaine de la lutte » qu’est devenu l’environnement contemporain, l’on assiste ainsi entre ces véhicules et firmes, à une bataille féroce, où transparaît des multinationales livrées dans la conquête du monde. En d’autres termes, ce sont Ferdinand Porsche, Louis Renault, les frères Opel, Robert Peugeot, Alfa Romeo, Mitsubishi, André Citroën, Enzo Ferrari, Jaguar, AUDI, Jyujiro Mazda, BMW, Maserati, Henry Ford, Soichiro Honda, Ferruccio Lamborghini, Mercedes, etc., qui sont ainsi dressés les uns contre les autres sur l’arène de la compétition capitaliste, engagée dans la lutte effrénée pour le contrôle du marché mondial de l’automobile. D’autres opérations narratives de ces non-lieux se font par le truchement de la métaphorisation, à travers la protubérance des indications médiatiques. C’est du moins ce qu’on pourrait reconstituer dans le recoupement d’éléments du champ sémantique, 156 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org inscrivant de nombreux passages dans une telle perspective. Parmi les non-lieux de cette modalité que nous avons analysés, à partir des locatifs référentiels, il y en a qui sont redevables à leurs propriétés métaphoriques. Ce sont ces relations que l’intitulé “les non-lieux métaphoriques” propose d’appréhender. III - Les non-lieux métaphoriques À l’image des précédents, les portions locatives désignées en tant que métaphoriques se déterminent également par un principe de mouvement. Comme on a pu le constater jusqu’ici, les mouvements se sont opérés dans une dynamique référentielle et géographique. Dans le présent axe de la réflexion, il s’agit plutôt d’appréhender le déplacement dans une perspective métaphorique. Les non-lieux de cette envergure sont investis par le simple fait qu’ils « se définissent par les mots ou les textes qu’ils nous proposent »154. C’est justement pour renchérir ce constat qu’Augé affirme que « Certains lieux n’existent que par les mots qui les évoquent, non-lieux en ce sens ou plutôt lieux imaginaires, utopies banales, clichés. »155. Ils sont perçus dans le récit aussi bien sous l’angle des interférences discursives avec des messages performatifs que par des interférences télématiques. Sous la forme médiatisée, de nos jours, la problématique des non-lieux est portée par les flux technologiques de l’information et de la communication, qui déterminent les rapports culturels globalisés à l’échelle mondiale. D’essence disjonctive, tous ces flux globaux sont représentés dans le récit houellebecquien de manière qu’ils structurent les relations transpatiales et interpersonnelles. Appadurai a appréhendé l’ensemble de ces dispositifs culturels à l’aune des concepts de mediascapes, de technoscapes, de financescapes et d’ideoscapes. C’est d’ailleurs cette 154 Marc, Augé, Non-lieux : introduction à une anthropologie de la surmodernité, Op. cit., p. 120. 155 Idem, p. 121. 157 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org catégorie précise que nous avons appelé les non-lieux métaphoriques et, dans leurs manifestations à travers le texte, ils sont en concurrence avec les concepts d’Appadurai. Si bien qu’ils opèrent par les indicateurs topographiques que le lecteur rencontre dans le récit. Ces énoncés procèdent de façon prescriptive à travers un discours allusif. On en lit dans le fragment : “optimisme, générosité, complicité, harmonie font avancer le monde”. Certains encore adoptent la forme de graffiti insérés de façon casuelle et impromptue dans le tissu narratif. Ce sont des expressions, telles que “PRÉPARER LA GUERRE CIVILE” (Sm, p. 69). Ces allusions sont littéralement des discours prohibitifs avec des mentions péremptoires comme dans ce passage : « L’image se gelait alors, cependant que s’inscrivait, en lettres capitales sur l’écran, le message suivant : “JUST SAY NO. USE CONDOMS” » (PI, p. 390) Toujours articulés sur le principe de mouvement, des non-lieux revêtent plusieurs facettes dont certaines ont en communs l’usage de procédés et de moyens télématiques. Dans cette dynamique, par exemple, ceux-ci arborent, pour les uns, des figurations de technoscapes et les autres celles de mediascapes. Le récit permet de les distinguer dans leur variété et leurs aspects particuliers. Sous lesdites apparences, les non-lieux mobilisent tous les supports multimédias incluant les technologies de l’information et de la communication. Ils manifestent exactement tels que « des réseaux câblés ou sans fil qui mobilisent l’espace extra-terrestre aux fins d’une communication si étrange qu’elle ne met souvent en contact l’individu qu’avec une autre image de luimême. »156 En ces attributs également, l’on rencontre dans le texte des passages narrés dominés par « la distribution des moyens électroniques permettant de produire et de disséminer de l’information (journaux, magazines, chaînes de TV et des studios cinématographiques »157. Ils apparaissent ainsi sous la forme de la surabondance des mass-médias 156 Marc, Augé, Non-lieux : introduction à une anthropologie de la surmodernité, Op. cit., p. 102. 157 Idem., p. 71 158 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org qui interfèrent dans le récit. De tels types de fragments faisant allusion aux univers médiatiques se rencontrent de toute part. L’extrait suivant en est un exemple édifiant : « Au milieu d’eux il y avait cinq journalistes, sélectionnés par Savant, appartenant à deux agences de presse – l’AFP et Reuters – et à trois networks qui étaient CNN, la BBC, et il me semble Sky news » (PI, p. 287). Il se rencontre de nombreuses références aux organes de presse écrite et des magazines. Citons entre autres « Le Monde », « Le canard enchaîné », « Libération », « Historia », « le JD », « Humanité », « Marianne », « Lolita », « Le Figaro », « Elle », « Télérama », etc. À côté de la profusion des non-lieux caractérisés par la métaphore et les jeux médiatiques divers, l’espace, ou plus exactement ce qui convient d’être appelé ici les non-lieux, se déploie derrière les inscriptions et autres discours à caractère gnomique qui se faufilent dans le texte induisant les non-lieux métaphoriques. Ces expressions sentencieuses apparaissent dès lors comme des guides d’emploi à l’usage aussi bien de l’utilisateur que du lecteur et servent à indiquer le contrat locatif. En d’autres termes, ce ne sont pas ces discours, en tant que tel, qui constitueraient les non-lieux, encore moins la conduite que ceux-ci imposent à l’usager. Plutôt, c’est le modus operandi des espaces de cette modalité qui fait d’eux des non-lieux. Ici, il apparaît que l’espace (le non-lieu) préfigure et configure son rapport, ses codes et caractéristiques. La relation que le passager entretient avec ces espaces métaphoriques est commandée par le discours qui paramètre et impose le type de contrat qu’ils impliquent. À l’évidence, cette catégorie spécifique d’espaces échappe à la perspective anthropologique de la spatialité : si le lieu anthropologique est aménagé par l’utilisateur lui-même qui en détermine le lien, le non-lieu par contre, s’impose à lui et établit le type de contractualité. L’espace s’arroge ainsi la place de sujet et le passager devient objet. Ce faisant, le voyageur dans le monde contemporain se mue en passager. Ce constat sur notre société 159 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org devenu plus friable et inquiète rejoint le procès de la modernité fait par les intellectuels se réclamant du postmodernisme, notamment sur l’émiettement de la société contemporaine. En fait, l’individu est en permanence un étranger dans le monde qu’il habite. Le paradigme du voyage prend tout son sens, puisque le voyageur est censé ne pas se sédentariser dans le milieu qu’il campe. Manifestement, par ce simple jeu topographique dans l’énoncé avec les non-lieux métaphoriques, tout semble se régir par le contractuel, le transitoire et l’éphémère, si bien que c’est l’espace qui dicte ses conditions, prenant ainsi une certaine préséance sur le personnage. Au regard de ce type de relation de ravalement de l’homme par l’espace que met en scène les romans de Michel Houellebecq, il ressort un sentiment d’aliénation du spatial sur l’humain. En effet, le sujet humain dans l’espace contemporain est littéralement dominé et réduit au rôle de figurant. C’est ce que cette anthropologie du quotidien dans les romans de Michel Houellebecq aura permis d’illustrer à travers une relation dysphorique entre l’humain et le milieu. C’est pourquoi, il y a une tension permanente entre l’individu contemporain et le milieu dans les romans de Michel Houellebecq. Conclusion Au terme de cette étude, il ressort qu’en adoptant le point de vue de l’anthropologie contemporaine, il nous semble avoir revisité le spectacle de nos vies quotidiennes, mises en scène dans les romans de Michel Houellebecq, à travers les nouveaux types d’espaces que le nouvel environnement de nos habitus a créé de toute pièce. On y retrouve les non-lieux du changement, puis ceux de la mobilité, pour aboutir à ceux relevant du métaphorique. Autrement dit, si nous considérons les espaces de routine de l’anthropologie, auxquels viennent s’ajouter ces nouvelles modalités spatiales, appréhendées dans le cadre de cette étude sous le sceau des non-lieux, on peut affirmer, comme pour paraphraser Augé, que notre époque est 160 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org productrice d’expériences innombrables d’espaces. C’est aussi dire que la problématique spatiale, en vogue actuellement dans toutes les disciplines dont la littérature, est labile et en constante mutation à l’image de la société elle-même. À juste titre, car, en abordant la question dans la perspective des « flux culturels globaux », ils ouvrent sur des formes inédites de spatialité et de nouvelles modalités d’espaces, infléchissant d’autres perspectives critiques en relation avec les questions d’intermédialité. Il semblerait que l’on n’a pas encore fini d’apprécier toutes les modalités du spatial. Toutefois, cette étude a permis de mettre en relief quelques aspects déplaisants de la société contemporaine que le romancier dresse le portrait le plus vraisemblable et le plus abject. Cette étude aura donc permis de montrer que l’œuvre romanesque houellebecquienne peut être considérée comme un tableau critique des excès que les produits de nos modes de vie ont engendrés. Notre constat sur l’œuvre de Michel Houellebecq réconforte ainsi le diagnostic inquiétant établi par Emer O’Beirne sur la crise de la société contemporaine lorsqu’il écrit que : « They are the product and agent of a contemporary crisis in social relations and in the construction of individual identities through such relations. »158. Bibliographie indicative APPADURAI, Arjun, Après le colonialisme : les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2001. AUGÉ, Marc, Non-lieux : introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Le Seuil, Coll. « La librairie du XXIe siècle », 1992. Emer, O’Beirne, « Mapping the Non-lieu in Marc Augé’s Writing », Loc. cit., pp. 38-50. Notre traduction: « Ce [les non-lieux] sont le produit et l’agent d’une crise contemporaine des relations sociales et dans la construction des identités individuelles par le biais de telles relations. » 158 161 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org - Pour une anthropologie de la mobilité, Paris, Payot & Rivages, Coll. « Manuels Payot », 2009. HOTTE Lucie, « La mémoire des lieux et l’identité collective en littérature franco-ontarienne », in Anne Gilbert, Michel Bock et Joseph Yvon Thériault (dir.), Entre lieux et mémoire : l’inscription de la francophonie canadienne dans la durée, Ottawa, Les Presses Universitaires de l’Université d’Ottawa, 2009, pp. 337-363. HOUELLEBECQ, Michel, - La Possibilité d’une île, Paris, Fayard, Livre de poche, 2005. - La carte et le territoire, Paris, Flammarion, J’ai lu, 2010. - Soumission, Paris, Flammarion, J’ai lu, 2015. MÉÏTÉ Méké, Barbey d’Aurevilly : éléments pour une analyse topologique aurevillienne, Abidjan, Les Éditions Baobab, Coll. « Critique et recherche », 2013. O’BEIRNE Emer, - « Navigating Non-lieux in Contemporary Fiction : Houellebecq, Darrieusseq, Echenoz, And Augé », in Modern Language Review 101, n°2, 2006, pp. 388-401. - « Mapping the Non-lieu in Marc Augé’s Writing », in Forum for Modern Language Studies, London/New York, Vol. 42, n°1, 2006, pp. 38-50. VAN WESEMAEL, Sabine et VIARD, Bruno (dir.), L’Unité de l’œuvre de Michel Houellebecq, Paris, Classiques Garnier, Coll. « Rencontres », 2013. 162 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Pour une expérience de la spatialité du corps propre Alléby Serge Pacome MAMBO CeRES-Université de Limoges Résumé : Cet article porte une réflexion sur l’espace du corps propre dans sa double acception phénoménologique et sémiotique. Sur la base des théories de la perception sensible posées par Maurice Merleau-Ponty et Edmond Husserl et la récupération qu’en a fait la sémiotique greimassienne (et post-greimassienne), dite sémiotique phénoménologique, nous voulons postuler le corps non plus simplement comme entité de spatialisation mais bien plus comme lui-même espace primaire interagissant avec lui-même étant à la fois l’ici et l’ailleurs pour lui-même puis l’ici pour l’ailleurs qu’il pose comme espace. Au prétexte d’une manipulation dans un exercice thérapeutique qui l’exemplifie, cette réflexion présente ensuite les paradigmes et d’une pratique spatiale du corps une expérience pratique dans sa structure narrative et figurative. Mots Clés : Schéma corporel – homéomorphisme spatial – localisme – corps-espace – manipulation Abstract: This article reflects on the own body as space, in it double sense of phenomenology and semiotic. Based on theories of sensitive perception proposed by Maurice Merleau-Ponty and Edmond Husserl and it application in semiotic of Greimas (and post-Greimas) wich called phenomenological semiotic, we would like to recognize the own body not just as un tool of spatialization, but in point of fact as a primary space interacting with itself, as here and elswhere for itself then as here as elswhere that it spatialize. Through a manipulation in a course of therapy as an example, this study emphasize on the paradigms of a spatial pratic of the own body in its narratives et figuratives structures. 163 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Key words: Body diagram – spatial homeomorphism – localisme – body-space – manipulation Introduction Lorsqu’on aborde la notion d’espace, celle-ci semble d’abord se donner à nous comme une évidence, un « allant de soi ». Une telle accoutumance se justifie par l’influence conceptuelle et définitionnelle des sciences dites exactes, la physique et les mathématiques notamment, d’une part, et des sciences sociales (géographie, sociologie, etc.) d’autre part. Avec les réflexions dans la philosophie transcendantale et la phénoménologie de la perception principalement, la notion d’espace s’est trouvée élargie mais surtout profondément bouleversée. C’est d’ailleurs ce que constate Miklos Vetö, notamment sur la philosophie kantienne. Il fait remarquer que « l’esthétique transcendantale kantienne a profondément modifié le statut métaphysique traditionnel du temps et de l’espace. Temps et espace cessent d’être des catégories empiriques pour devenir les principes sui generis de la sensibilité a priori. »159 Il existe cependant un dénominateur commun à toutes ces formes d’espace, c’est que parler d’espace c’est avouer nécessairement un point de vue, une intentionnalité, voire une instance de sa saisie. Ainsi, la question de l’espace implique non seulement le postulat d’une étendue mais aussi celui d’une axiologie construite autour d’un observateur-judicateur (un simple point de vue 159 Vetö MIKLOS, « L'eidétique de l'espace chez Merleau-Ponty », Archives de Philosophie3/2008 (Tome 71) p. 407-438. URL : www.cairn.info/revue-archivesde-philosophie-2008-3-page-407.htm. 164 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org énonciatif ou un personnage): l’espace, en effet, est d’abord espace par rapport à ego et du point de vue de ego. Toute description d’espace, à quelque niveau du discours où l’on tente de l’appréhender, c’est-à-dire aussi bien à l’intérieur de l’univers littéraire, au niveau grammatical ou même dans le monde réel phénoménal, définit nécessairement et systématiquement une instance du point de vue, du point d’où l’on spatialise en quelque sorte. En effet, à l’espace énoncé, espace référentiel, plus saisissable et très souvent thématisé, dans l’univers littéraire par exemple, à travers les lieux et les non-lieux, coexiste à un niveau supérieur de tout discours un autre espace, énonciatif celui-ci. Cet espace est subtil et se confond généralement avec les instances énonçantes ainsi qu’a pu le démontrer Jean-François Jeandillou dans son article « Voir le point de vue »160. Et c’est ici qu’évoquer les théories de l’espace prend un intérêt tout particulier. En effet, si les notions de grandeur (étendue) et de valeur semblent être une évidence dans la tentative de définition de ce que peut être l’espace, ce qui l’est moins, c’est de répondre à la question de savoir : où commence l’espace pour ego qui le saisit ? La question est fondamentale. Théoriser l’espace, n’est-ce pas aussi et d’abord réfléchir sur « le là » où tout commence, l’espace primitif qu’occupe ego et d’où naissent en quelque sorte tout autre espace quel qu’il soit (physique, psychique, sémantique, etc.) ? Cet article se propose d’aborder le corps-énonçant en tant qu’instance d’énonciation dans son double mode d’existence sémiotique, c’est-à-dire en tant qu’enveloppe et mouvement161 espace 160 Jean-François JEANDILLOU, «Voir le point de vue » in L’espace énonciatif dans les poèmes descriptifs de Roussel, Poétique, n°171, Editions du Seuil, 2012. 161 Voir notamment Jacques FONTANILLE, « Sémiotique du corps : enveloppe et mouvement » http://www.unilim.fr/pages_perso/jacques.fontanille/textespdf/Csemiotique_corps1998_2000.pdf 165 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org et dynamique spatiale. Postuler une spatialité du corps propre, c’est avant tout et suivant Merleau-Ponty, faire l’expérience de cette spatialité162. Aussi au prétexte d’une pratique kinesthésique traditionnelle faisant une expérience particulière de l’espace corporel, nous tenterons de saisir le sens profond de cette spatialité à travers les interactions du corps-espace avec lui-même et avec un autre. I - De l’espace au corps à l’espace du corps. 1. Sur la notion de l’espace La notion d’espace est une notion difficile dans son appréhension, au point où, pour la cerner, l’on se trouve très souvent contraint de la conceptualiser. Ainsi, on définira l’espace par rapport à une opération, dont la plus inéluctable est la saisie intentionnelle. L’espace donc « se pratique », c’est-à-dire qu’il ne nous advient que lorsque s’opère sur lui, virtuellement ou physiquement, une intentionnalité (visée/saisie intentionnelle) ou une intention. En effet, agir, créer, imaginer, visualiser ou même concevoir un espace fait intervenir, à un niveau ou à un autre, de quelque manière, « ego », soit pour le déterminer, sinon au moins pour le saisir, même si certaines conceptions de l’espace tendent à remettre en question le principe de l’égocentrisme, notamment avec l’espace « mythique » de Cassirer et l’espace géométrique (euclidienne et non-euclidienne). Les 162 Voir l’expérience de la perception de la main chez MERLEAU-PONTY dans « De la spatialité du corps propre et la motricité » (pp. 127-183) in Phénoménologie de la perception. 166 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org réserves que nous émettons ici sur ces deux dernières conceptions tiennent d’une part à la question de la saisie intentionnelle et d’autre part au procès du sens de l’espace (à son axiologie) qui, tous deux relèvent fortement d’une sémiotique subjectale. Le seul exemple du langage du cube comme objet sémiotique pourrait suffire à y engager ce contre-argument. Le constat est que le concept de spatialité tend très souvent à faire interagir l’espace-dit avec un sujet. Une première objection peut être émise sur la nature même des entités mises en présence. 2. Sur les interactions sujet/espace Cette interaction se constate à différents niveaux sémiotiques de la mise en discours de l’espace. Il y a la dimension syntaxique ou grammaticale où l’énoncé spatial est défini et référencé dans le déploiement des déictiques : l’ici/l’ailleurs. Au niveau discursif, l’énonciation de tout espace se fait par la distribution de schèmes positionnels (les déictiques), notamment par la mise en discours d’un espace par une instance énonçante qui en est le point de référentialisation. Sur la notion ici/ailleurs : l’ici est toujours le lieu d’où l’on met en discours et/ou l’on observe un espace. Mais l’ici peut aussi s’afficher comme l’ailleurs de ce qui le met en discours, autre que son ailleurs conventionnel. Au niveau simplement grammatical, la question se mure dans les faiblesses des deixis d’énonciation. Il faut remonter donc à un niveau figuratif pour élargir la question en posant le sujet comme sujet-corps, sujet percevant, dans ses deux dimensions (enveloppe et mouvement) pour réaliser une autre expérience de spatialisation. Lorsque l’on admettra le sujet énonçant de l’espace comme un sujet de perception, un corps en espace, l’on comprendra 167 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org et pourra admettre plus simplement que le sujet corps ne fait plus que définir ou occuper simplement un espace, mais mieux, il est également l’espace. En effet, certains de nos actes qui posent le corps comme objet ou cible sont assez éloquents à ce propos : une mère qui donne le bain à son enfant en parcourt chaque centimètre carré de son corps, un masso-thérapeutre qui parcourt le corps de son patient, un couturier qui prend les mensurations de son client, etc., sont autant de pratiques sémiotiques qui obligent à pointer le curseur du concept de la spatialité encore plus sur le sujet que sur l’espace qu’il énonce. Et si tout espace interagit avec un sujet qui le thématise et lui donne sens, il sera maintenant facile d’admettre que le premier espace avec lequel tout sujet interagit est d’abord son espace-corps. C’est bien ce que montre l’expérience merleau-pontienne de la perception de la main. Mais nous y reviendrons. Ainsi, à un niveau plus superficiel du discours, au niveau discursif, se pose l’épineuse question des deixis d’énonciation : existe-il finalement un véritable ICI en opposition à un ailleurs qui en serait spatialement éloigné ? Jusqu’où s’étend l’espace de l’ICI et où commence celui de l’AILLEURS ? La phénoménologie de la perception et la sémiotique de la méréologie aident en partie à répondre à cette question : l’espace corporel ne se définirait plus par rapport à un sujet-percevant seulement, mais aussi par rapport à toute instance qui débraie l’une ou l’autre de sa partie pour la poser comme espace perçu et senti. Merleau-Ponty pose ici aussi la problématique de la découverte (l’exploration) d’une partie de son corps par un sujet percevant. La sémiotique méréologique également inscrit le sens du langage du corps comme formant un tout mis en discours, dans un procès à la fois de dissociation des parties puis de résolution de ses hétérogénéités. 168 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Afin de saisir cette réalité nous ferons dans le prochain point l’expérience d’une pratique kinesthésique pour en observer les différentes manipulations de l’espace corporel. II - Pragmatique et sémiotique spatiale du corps. 1. De la spatialité du corps Le concept d’espace s’est souvent trouvé au cœur des réflexions de la philosophie et les sciences humaines. Y envisager une analyse, revient tout d’abord à faire l’épreuve d’une diversité de concepts et donc nécessairement d’une distinction et d’une sélection préalable, tant la notion est diffuse et transversale. L’espace nous suit, nous poursuit même et jamais ne nous quitte, pas plus que nous ne le quittons. Car, pour emprunter l’expression de Claude Zilberberg, « il n’y a pas de négation de l’espace. Subjectivité ou objectivité, l’espace est donc partout. »163 En clair, tout est espace et tout est spatialisable. Les recherches sur la question ont néanmoins permis de définir quelques grands concepts d’espace, auxquels tout énoncé « espace », dans une situation donnée, fait au moins référence. Nous noterons ici à titre d’exemple et de façon non exhaustive l’espace ambiant, l’espace géométrique, l’espace mythique, l’espace perceptif, etc. Il a été admis tout d’abord avec Leibniz un espace définissable en termes de « possibilité de coexistence ». Avec Hjelmslev, cette conception s’étend et se précise avec la coexistence d’un sujet de Claude Zilberberg. Contribution à la sémiotique de l’espace. Nouveaux Actes Sémiotiques [en ligne]. Prépublications, 2008 - 2009 : Sémiotique de l'espace. Espace et signification. Disponible sur : <http://revues.unilim.fr/nas/document.php?id=2696> (consulté le 14/11/2011). 163 169 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org perception par rapport auquel tout espace est énoncé. Il définit en effet un espace perceptif avec le corps comme étant l’élément central et régisseur qui l’organise et l’énonce par rapport à lui. Par opposition à un espace qu’il dit « objectivement » pensé et qui dénote la relation entre deux objets, l’espace perceptif par rapport au sujet est un espace subjectif. Le sujet y procède par hiérarchisation et par taxinomie. Hjelmslev remarque à ce propos que Une relation entre deux objets peut être pensée objectivement, c’est-àdire sans égard à l’individu pensant, et elle peut être pensée subjectivement, c’est-à-dire par rapport à l’individu pensant. Dans le système sublogique, l’idée commune de « au-dessus » et de « au-dessous » est une relation entre deux objets pensée objectivement, alors que l’idée commune de « devant » et de « derrière » est une relation entre deux objets pensée subjectivement.164 La notion d’espace est donc liée au corps et surtout à la perception. Mais si pendant longtemps, cette acception a fondé et dominé parfois même notre vision sur la notion d’espace, nous pouvons désormais avec la phénoménologie contemporaine définir le corps lui-même comme espace. Les deux prédicats de positionnement et de perception qui fondaient la conception Hjelmslevienne de l’espace n’ont cependant pas été rejetés par cette incursion conceptuelle du corps-espace de la phénoménologie. Bien au contraire, celle-ci a tenté de régler le problème en amont justement en s’attaquant au préalable au problème du corps, de son positionnement par rapport à lui-même et donc de sa perception propre pour ensuite le poser comme espace à part entière et non plus comme faisant partie d’un espace perçu. 164 Louis Hjelmslev, La catégorie des cas : étude de grammaire générale, Munich, W. Fink, 1972, pp. 112-113. 170 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Merleau-Ponty, dans Phénoménologie de la perception, propose une description de cette « spatialité du corps propre ». Il la définit d’abord sur deux caractéristiques majeures, c’est-à-dire systémique (méréologique en sémiotique) par le lien étroit entre les parties et schématique par la solidarité étanche entre ces parties qui forment une entendue « indivise » et saisissable dans sa globalité par un « schéma corporel. »165 De ces propos définitoires de la spatialité, nous pouvons remarquer que l’espace du corps, dans la pratique thérapeutique sur laquelle nous fondons notre analyse, est doublement pensé et doublement thématisé. Soit le scénario suivant : Prenons l’exemple d’une pratique thérapeutique de l’une de ces cultures indigènes, comme celles du chaman que décrit Claude LéviStrauss dans son Anthropologie structurale (1958), notamment en Afrique. Il s’agit du traitement de la jambe fracturée d’un sujet anthropomorphe par un praticien traditionnel qui, pour les besoins de la cure fait intervenir un second sujet, animal celui-ci. Le praticien reproduit la pathologie sur le sujet animal en vue de le faire interagir sur le procès de la guérison avec son patient. Observons d’abord les différents espaces en présence et leurs implications. Le thérapeute, dans un premier temps, fait face à un espace somatique, un espace physique tenu par le volume physionomique corporel du patient. C’est le « corps-souffrant » qui est immédiatement perceptible par lui en tant que porteur de la pathologie. La notion de contact est ici nécessaire et intrinsèquement liée et manifestée par une extéroceptivité spatiale tenue, d’une part 165 Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 127 171 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org entre le corps traité et l’espace ambiant dont il se distingue nettement et dont il n’est plus simplement une composante, mais bien distinct de lui, et d’autre part par le contact d’un autre corps-espace qui est celui du thérapeute. Merleau-Ponty apporte cette précision en ces termes : « L’espace corporel peut se distinguer de l’espace extérieur et envelopper ses parties au lieu de les déployer parce qu’il est l’obscurité de la salle nécessaire à la clarté du spectacle. »166 A ce premier niveau, le praticien procède du corps malade comme d’un espace à investir, comme pour toute thérapie somatique d’ailleurs. C’est un espace essentiellement kinesthésique que le thérapeute se définit dans un premier temps. C’est par cette « mécanique » que paradoxalement le praticien donne au corps une spatialité ou sinon lui donne le sens de sa spatialité. C’est donc lui qui par son contact au corps malade lui définit et lui fait prendre conscience de sa spatialité, mais ici seulement dans le processus du traitement ; un premier moment de cette spatialisation ayant été déjà accompli par la présence sur le corps de la pathologie. En clair, cette première forme de spatialité du corps se définit par rapport à un extérieur et surtout par rapport à un contact, une action sur le corps. Merleau-Ponty est également de cet avis : Si l’espace corporel et l’espace extérieur forment un système pratique, le premier étant le fond sur lequel peut se détacher ou le vide devant lequel peut apparaître l’objet comme but de notre action, c’est évidemment dans l’action que la spatialité du corps s’accomplit et l’analyse du mouvement propre doit nous permettre de la comprendre mieux. 167 166 167 Idem, p. 130. Ibidem, p.130 172 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org L’espace corporel se définit donc par la double interaction de la présence à l’ailleurs et du mouvement. Ensuite, se trouve dans un second temps, une deuxième forme d’espace de ce même corps qui, cette fois, est un espace non plus somatique mais un espace psychique du corps. A cet autre niveau de l’expérience du corps souffrant, le malade devra parvenir à se démarquer de l’espace corporel somatique pour enclencher un processus cognitif de son corps. C’est ce qu’il convient d’appeler le « corps vécu ». Le sujet en effet doit vivre son espace corporel malade dans la suite du traitement et non plus le considérer dans son état physique comme étant une partie de son corps fracturée. Ce transfèrement spatial du corps est également un autre niveau de saisie de la spatialité du corps dans le programme narratif du traitement thérapeutique. La spatialité du corps malade est donc une spatialité dynamique et saisissable au niveau syntagmatique, c’est-à-dire que sa spatialité n’est définissable que dans une relation occasionnelle ou de l’instant dans laquelle le corps s’inscrit avec d’autres éléments (espace ambiant du cabinet de soin par exemple, un autre corps-espace comme celui du praticien, ou encore celui du sujet-animal que cette thérapie principalement nécessite). Nous y reviendrons plus loin. Nous aborderons à présent une caractéristique principale de la spatialisation du corps-traité en médecine et dans tout traitement thérapeutique : le localisme. 2. Localisme/localisation comme schème spatial L’énoncé spatial du corps est fondamentalement une sémiologie médicale. Tout le processus médical employé sur un patient, depuis le diagnostique jusqu’à l’intervention curative vise à définir un espace préalable d’action pour le médecin. Cette opération dépasse 173 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org de loin le fait d’une simple spatialisation du corps, mais applique une technique spécifique qu’est celle de la ‘’localisation’’ de la pathologie dans le « schéma corporel ». L’on pourrait même parler de ‘’localisme’’ médical, car la localisation lui emprunte non pas la forme mais plutôt la philosophie. Le localisme, en effet, se conçoit comme une philosophie, dont l’idéologie générale se fonde sur l’hypothèse selon laquelle, Les expressions spatiales sont plus fondamentales, grammaticalement et lexicalement, que diverses espèces d’expressions non spatiales, […] car elles servent de modèle structurel aux autres expressions. La raison en serait, comme l’ont avancé très plausiblement certains psychologues, que l’organisation spatiale est au fondement même de la connaissance humaine 168 Si, au départ pour les localistes, cette assertion beaucoup plus centralisée sur le langage et la cognition ne rendait compte que de la relation entre le discours verbal et son espace, elle est désormais aussi vraie pour toute activité humaine. C’est lui qui, comme soutenant l’énoncé dans le langage, soutient également l’action humaine. Il est, comme l’explique métaphoriquement Denis Bertrand, la charpente qui soutient tous les autres discours qui n’ont rien à voir avec l’espace. L’espace donc préexiste à tout. Mais un autre aspect du localisme qui sera pour nous d’un très grand intérêt dans cette étude, est son caractère de sélection et d’orientation. De fait, le localisme procède naturellement par sélection et par orientation du discours. L’espace soutient, « façonne et modèle l’univers signifiant. »169 Le 168 John Lyons, Sémantique linguistique, Paris, Larousse, 1980, pp. 338-344. Denis Bertrand. De la topique à la figuration spatiale. Nouveaux Actes Sémiotiques [en ligne]. Prépublications, 2008 - 2009 : Sémiotique de l'espace. Espace et signification. Disponible sur : <http://revues.unilim.fr/nas/document.php?id=2759> (consulté le 14/11/2011) 169 174 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org discours prend sens en fonction de l’univers sémantique dans lequel il est orienté. Denis Bertrand donne une belle illustration à ce sujet quand il évoque le lien entre métaphore et spatialité. Il affirme que L’espace est évidemment au premier plan, dans les métaphores dites « d’orientation » (le bonheur, la santé, la domination, la vertu, la rationalité sont « en haut », et leurs contraires sont « en bas ». Et il poursuit, « C’est ainsi qu’un substrat spatial commande de manière quasi-générale les métaphores dites « ontologiques », par lesquelles le recours à une substance – spatialisée, délimitée, quantifiée, etc. – permet de former l’aperception d’un concept, d’une idée, d’une émotion sans bord, insaisissable autrement.170 La spatialité forme l’aperception d’un concept, dit-il. Et c’est ici que le concept de localisation en médecine rejoignant celui du localisme nous intéresse. La localisation en effet, on l’aura compris est une expression concrète, spécifique et pragmatique du localisme. Elle opère non plus dans le langage, mais sur le corps souffrant une sorte de hiérarchisation et de sélection du segment corporel sur lequel il faut agir. Ensuite, elle possède cette faculté d’orientation, nous l’avons vu, qui donne à la fois à l’émetteur une zone délimitée à son discours et au récepteur une zone sémantique à explorer. Par analogie donc, et pour le cas atypique de cette pratique thérapeutique que nous nous proposons d’analyser, ces deux substrats seront de mise. La première manifestation est dans l’isomorphisme spatial entre les deux corps : sujet malade et son double animal. 170 Denis Bertrand. De la topique à la figuration spatiale. Nouveaux Actes Sémiotiques [en ligne]. Prépublications, 2008 - 2009 : Sémiotique de l'espace. Espace et signification. Disponible sur : <http://revues.unilim.fr/nas/document.php?id=2759> (consulté le 14/11/2011) 175 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org III - Isomorphisme et aspectualisation spatiale du corps L’un des procédés les plus expressifs de cette thérapie et qui la rend assez mystérieuse est l’application d’un isomorphisme spatial plus ou moins formelle entre le sujet et son double. Nous entendons par isomorphisme, la contigüité formelle et même structurelle entre deux données a priori non consubstantielles. L’isomorphisme spatial des corps-espaces va consister en ce que le sujet-praticien (SPR) reproduit la même pathologie du sujet humain malade (SHM) sur la même sphère schématique corporelle d’un sujet double, ici un animal (SDA). Les formes, les dimensions, les conditions de cette reproduction étant tout naturellement négligeables. La jambe donc pour « la jambe » (la patte). Mais ce qui est assez curieux, voire mystérieux dans cette situation est que toute autre partie du corps du sujet double sélectionnée qui ne serait pas la « représentation » formelle de l’espace malade sur le schéma corporel du sujet pourrait mettre à mal tout le système thérapeutique et en compromettre les résultats. D’où la contingence et le caractère primordial d’un isomorphisme spatial des corps dans le programme narratif du traitement. 1. Aspectualisation spatiale et le jeu du double embrayage Nous voulons maintenant à ce niveau de notre réflexion lire une certaine orientation sémantique apportée à l’espace du corps, que le contingentement de l’isomorphisme établi sur les segments spatiaux corporels mis en relation dans le procès de cette pratique a pu laisser deviner. En effet, l’exigence d’une parfaite concordance des corps comme élément fondamental, comme cela a pu être constaté plus haut, traduit en réalité une volonté sous-jacente d’aspectualiser le corps-espace dans le procès de la thérapie. 176 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org L’aspectualité, de fait, se définit comme le « point de vue du sujet sur le procès » qui en module le contenu sémantique ou celui d’un prédicat171. Autrement dit, l’aspectualité peut s’appréhender comme l’action cognitive d’un sujet sur un prédicat énonciationnel (énoncé ou énoncif) pour l’inscrire dans une perspective sémantique intentionnalisée. Dans le procès de la thérapie, nous remarquons cette orientation spatiale du corps. Ici, l’aspectualisation spatiale se réalise sur le jeu des points de vue des deux principaux sujets-actants inscrits dans le procès de la thérapie (SPR et SHM). Une première aspectualisation spatiale est d’abord envisageable du côté du thérapeute (SPR), qui pourrait se lire comme une mise en situation du sujet-malade (SHM). Cette opération essentiellement pragmatique de l’entre deux corps est tenue par la mise en relation de l’espace corporel du malade (EHM), sa jambe fracturée notamment, avec un corps étranger, en l’occurrence une patte d’animal (EDA), avec lequel le premier cité n’a, a priori, rien en commun, et pourtant avec lequel il est indirectement ‘’amené’’ à entretenir un rapport de contigüité à la fois physionomique et sémantique. A ce premier niveau de l’aspect spatial du corps, SPR dans l’énonciation spatiale du corps opère une manipulation cognitive sur SHM. Ainsi, par une opération factitive fondée sur le faire-croire et dans la foulée, le faire-faire (non pragmatique ici), SPR entend activer par cette disposition spatiale, un processus transformationnel modal chez SHM, pour l’amener à fusionner les deux espaces de la pratique thérapeutique en un. Nous pouvons dès à présent nous situer sur le point de vue de SHM pour observer un second moment de l’aspectualisation spatiale. Celle-ci est une simple probabilité et est fortement liée à la première orientation donnée par SPR. Elle dépend en réalité du résultat de la phase de manipulation et de la prise en charge de SHM du programme factitif. SHM, pour ce faire, 171 Joseph Courtès, Précis de sémiotique littéraire, Paris, Nathan, 2000. 177 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org doit passer une opération intermédiaire de transformation de son statut de sujet d’état à un sujet de faire dès ce premier niveau du programme thérapeutique : (SHMe = SHMo). L’aspectualisation spatiale du point de vue du thérapeute est inscrite dans la première étape de ce schéma. Cette étape est d’abord pragmatique avant de se décliner en une opération d’injonction cognitive présumée au sujet-malade qui le décrypte. Il est alors évident qu’à ce stade déjà, l’axe de la guérison dans le programme thérapeutique, dont le rôle principal d’actant opérateur était jusque-là tenu par SPR, est littéralement débrayé sur le programme narratif de SHM qui devra, dès lors, l’assumer entièrement. Et cela passe par un programme axiologique d’appropriation des valeurs modulatrices de son statut d’‘’être’’ [malade] à un nouveau statut de ‘’faire’’ [la thérapie] : PNg = F [SHM (SHM-T U g) ; (PNg = syntaxe narrative de la guérison / SHM-T = état second (2) de thérapeute acquis par SHM / g = le processus de guérison). Il est alors aisément envisageable que la suite de l’opération du traitement est liée à cette étape cruciale du programme, en ce sens que la réalisation des étapes (2) [SHMe = SHMop] et (3) Fa [SHM (EHM = EDA)] dépend de cette conjonction préalable du sujet-malade avec ces nouvelles valeurs modales et son appropriation de l’axe de la guérison. Le programme narratif de cette thérapie point vers deux possibilités envisageables : L’échec du traitement, qui voudra dire que l’étape (2) ne s’est pas réalisée au cours de l’opération ; Le succès de la thérapie, qui préfigurerait au fait que les étapes (2) et (3) se sont enclenchées normalement et réalisées au cours de l’opération. La première possibilité étant dès lors sans intérêt, c’est avec la seconde possibilité que nous poursuivrons notre observation. Cela voudra alors dire que le sujet-malade, désormais aussi « thérapeute » 178 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org de lui-même (SHM-T), aura procédé à la fois à un embrayage spatial et ensuite à un embrayage subjectal. Nous parcourrons donc ces deux notions pour en observer l’implication sur l’axe de la guérison. 1 – 1 - Par débrayage spatial d’abord Les opérations de débrayage et d’embrayage sont étroitement liées à l’aspectualisation. Après avoir analysé les différents aspects de l’espace corporel sur le double point de vue du thérapeute et du malade, nous voulons à présent observer l’opération d’embrayage qui régit cette fois le rapport entre EHM et EDA. Celle-ci, comme nous l’avons compris, est différente de celle que nous venons d’analyser en ce sens qu’elle lie désormais les deux sujets malades dans un embrayage spatial des deux corps, alors que précédemment, on observait une mise en relation, donc une manipulation de SPR. Le Dictionnaire raisonné de Greimas et Courtès présente le débrayage spatial comme Une procédure qui a pour effet d'expulser hors de l'instance de l'énonciation le terme non-ici de la catégorie spatiale et de fonder ainsi en même temps et l'espace « objectif » de l'énoncé (l'espace d'ailleurs) et l'espace originel — qui n'est reconnaissable que comme une présupposition topique — de l'énonciation. Si l'on considère l'espace d'ailleurs comme un espace énoncif, on voit que la projection du terme ici, simulant le lieu de l'énonciation, est également possible, et qu'à partir de cette position un espace d’ici, d’ordre énonciatif, peut se constituer172. 172 A. J. Greimas et J. Courtès, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette supérieur, 1993, p. 81 179 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Nous concernant, le problème de la présomption spatiale ne se pose plus. Le programme narratif du discours de l’espace dans la thérapie établit très clairement cette distinction : l’espace originel (EHM) étant représenté par le corps malade et l’espace énoncif (EDA) constitué par le corps du sujet double. Cependant la configuration de l’axe de cette mise en relation de l’espace originel avec l’espace énoncif dans le processus de la thérapie et surtout de sa prise en charge par le sujet-malade nous oblige à regarder plutôt du côté de la procédure inverse du débrayage. Le sujet, en effet, ne procède pas par débrayage vers l’ailleurs, ou si oui, cette étape constituerait un instant transitoire pour un embrayage vers cet espace. C’est bien une procédure d’embrayage spatial que le discours du corps-espace met en scène dans cette étape de la thérapie. Observons donc ce qu’il en est. Greimas et Courtès signalent que « par une procédure inverse, les [spatialités] énoncives et énonciatives débrayées pourront, ensuite, être embrayées afin de produire l'illusion de leur identification avec l'instance de l'énonciation : il s'agit alors de l'embrayage [spatial.] »173 L’embrayage est donc une procédure dont la finalité est de produire une illusion d’identification avec ce avec quoi l’instance d’énonciation est mise en relation. C’est justement cette opération qui ce produit lors de l’embrayage spatial. Tout d’abord, le processus de débrayage qui le précède n’est en réalité qu’une procédure de projection faite par le sujet-malade (SHM-T) de lui-même, c’est-à-dire de son espace corporel (EHM) sur l’autre (EDA), par une opération d’association de celui-ci au programme de la thérapie. Le sujetthérapeute, en effet, (SPR) étant sorti de ce programme en tant 173 Idem.p.81 180 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org qu’actant opérateur, a établi une connexion entre ceux qui constituaient pour lui deux espaces énoncifs. Dès lors, (EHM) et (EDA), devenus les deux seules instances spatiales du discours, l’un procède par débrayage sur l’autre dans l’énonciation. Si, selon sa définition, l’embrayage procède par identification, le débrayage lui, dans son principe même procède par distinction immédiate du « je » d’un « non-je », de « l’ici » d’un « non-ici », etc. Ainsi, dans le procès de la thérapie, il y a débrayage par le fait d’une distinction nette au départ entre le « moi » / « l’ici » du sujet anthropomorphe et « l’autre » / « l’ailleurs » de l’animal avec qui il est désormais en interaction sur le plan physique et cognitif. La distinction qui entretient ici ce débrayage est d’ordre ontologique et physionomique : le sujetmalade, malgré la similitude de la pathologie et la similitude dans l’emplacement réalise bien qu’il n’est pas cet animal et que sa jambe est bien une jambe et non une patte d’animal. Le débrayage spatial donc est une étape brève qui doit par la suite le conduire à un embrayage et non l’empêcher. Car, en effet, la distinction entre l’ego et l’alter est une étape vers une probable ‘’prise ensemble’’. Tel grosso modo fut l’esprit du cogitatum : c’est en effet parce que je puis d’abord me sentir et me concevoir comme ontologiquement existant et comme n’étant pas l’autre, que l’autre finit par exister pour moi, et peut être même dans une seconde phase, m’identifier à lui. Cette étape du débrayage conduit donc en toute logique vers l’embrayage sans lequel l’axe de la guérison ne serait pas réalisé. Par l’embrayage spatial d’abord, (EHM) s’identifie à (EDA) par un acte mental de minimisation ou encore des aspérités différentielles négligeables. Cette opération transpire une centralisation cognitive du sujet. Il ramène l’espace de l’ailleurs à lui et l’intègre cognitivement pour produire l’opération d’identification. Pour ce faire, EHM doit perdre ses propres qualités de corps humain par dépossession et tendre vers EDA par appropriation des qualia. 181 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Nous l’exprimerons par cette formule mathématiques des conditions d’existence qui suit : EHM = EDA, si et seulement si VMH => 0 et EHM = EDA <=> VMH – VDA = 0. Aussi, dira-t-on que, lorsque la charge des valeurs du corps humain par rapport aux dites valeurs animales tendent vers la valeur nulle, l’embrayage spatial tend à se réaliser. Si le principe est toléré et admis, cette dynamique peut s’inscrire dans une configuration par tensivité des valeurs en jeu. Cette première opération d’embrayage spatial débouche naturellement sur l’embrayage du corps-sujet. 1 – 2 - Par embrayage actantiel du corps-sujet, ensuite. Pour mieux comprendre cette opération d’embrayage subjectal, il faut se référer à une double présence du corps chez le sujet. C’est ce qu’on a pu lire dans la conception du lieu du corporel que Denis Bertrand énonçait dans le ‘’deuxième étage’’ de son article De la topique à la figuration spatiale. Il y fait la mise au point suivante : « Le lieu du corporel qui, loin de renvoyer au dualisme corps/esprit du sujet, établit le corps que l’on vit (et non le corps que l’on a) comme condition d’inscription spatiale. Il s’agit du corps-mouvement, fait de dilatation et d’expansion, d’orientation et de perspective. La visée d’espace fait corps avec le corps vivant. »174 Après la dualité ontologique établie entre le corps et l’esprit notamment dans le processus de débrayage où la distinction était essentiellement corporelle, nous en arrivons à cet autre niveau où la fusion de ces deux entités chez le sujet-malade devient une nécessité. 174 Denis Bertrand, Loc. cit. Nouveaux Actes Sémiotiques [en ligne]. Prépublications, 2008 - 2009 : Sémiotique de l'espace. Espace et signification. Disponible sur : <http://revues.unilim.fr/nas/document.php?id=2759> (consulté le 14/11/2011) 182 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Il s’agit non plus du corps du sujet par opposition à son esprit et distinct d’un autre corps-objet, mais plutôt du « corps que le sujet vit », c’est-à-dire celui dans lequel il se positionne, celui vers lequel il tend dans un mouvement d’embrayage cette fois. Tout se présente comme si le sujet-malade voulait intégrer en son corps propre le corps de l’autre. Il fait mouvement vers lui, donnant à son corps-espace, une nouvelle dimension. L’ailleurs n’existe plus pour lui et plus qu’en lui. Comme le dit Merleau-Ponty, « sa spatialité n’est [plus] comme celle des objets extérieurs ou comme celles des sensations spatiales une spatialité de position, mais une spatialité de situation. »175 C’est donc cette adaptabilité aux situations, cette flexibilité du corps qui permet l’embrayage spatial, permet au sujet de situer son corps dans un double et de s’identifier à lui. Il représente en l’autre son corps en le projetant sur lui, mais mieux, il l’investit, le possède, se l’approprie. L’opération d’embrayage subjectal est le nœud du processus de guérison de la thérapie. De son degré d’identification et d’intégration du corps du second sujet dépendra sa guérison. Le représentant dans une fonction mathématiques de la condition d’existence ou plutôt de la condition de réalisation de l’état de guérison f de SMH, on écrira alors que f de SHM est égale à g (la guérison) si et seulement si SHM = SDA. Ce qui sous entend que SHM, en dépit de sa nature anthropomorphique, devra s’identifier pleinement à SDA, espèce animale, en partageant les mêmes qualités que lui. Les deux sujets, en leurs valeurs, fusionnent dans un processus dynamique qui s’inscrit dans le temps de la convalescence. Nous écrirons alors cette fonction comme suit : f (SHM) = g ; si et seulement si VHM – VDA = 0 ; Donc : f (SHM) = g <═> VHM – VDA = 0 On dira alors que lorsque : 175 Maurice Merleau-Ponty, Op. Cit., « La spatialité du corps propre et la motricité », p. 129. 183 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org VHM – VDA = 0, il y a embrayage total par pleine identification ; VHM – VDA > 0, il y a eu embrayage partiel par sous identification ; VHM – VDA < 0, il y a eu embrayage partiel par sur identification. On comprend alors que le sujet, pour parvenir à la réalisation totale de sa guérison devra, par le biais d’un embrayage subjectal total, s’identifier pleinement à l’animal. La valeur de la guérison est ici déterminée par la combinaison de ses deux valences intense et extense. Nous pourrons représenter tout ceci dans un schéma tensif mettant en rapport le potentiel de rétablissement du sujet et son degré d’identification à l’animal, la première se mesurant dans le temps et la seconde en teneur et en intensité. Ces deux fonctifs rétablissement et identification seront donc respectivement projetés sur les grandeurs de l’extensité et de l’intensité représentable dans un schéma tensif. 2. Cette Embrayage spatial du corps et figurativité étape, nous l’avons dit, est la première grande transformation de ce qu’on pourrait désigner comme étant le « syntagme de la guérison » dans le programme narratif de la thérapie. La dynamique syntaxique à ce niveau s’enclenche, comme nous avons pu le constater, dans l’embrayage spatial du corps que nous avons noté plus haut. Rappelons-le à toutes fins utiles, l’espace corporel du sujet malade ayant intégré celui du sujet-clone (EHM <═> EDA), le sujet-malade s’est approprié le corps de celui-ci. La fusion spatiale s’est donc réalisée à partir de cet instant par les schèmes pathologique et situationnel identifiables chez ces deux espacescorps. Cette situation se trouve figurativisée d’abord, par la croyance que le sujet-malade a en son corps, présent en l’autre et en le corps de l’autre vécu par lui. Sur le plan actorial, le sujet-thérapeute s’éclipse de la scène de la thérapie par la mise en relation des deux corps- 184 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org espaces. Dès lors, il épouse un statut nouveau qu’est celui d’ « officiant »176 de la thérapie, mais non plus de « thérapeute », dans le sens pragmatique qu’on pourrait donner à ce terme, dans une cure où la méthode de base reste kinesthésique. Cette élision actantielle et actoriale est en réalité une délégation cognitive de compétences. Le sujet malade, désormais propulsé au devant d’une scène sur laquelle il devient l’acteur principal, par acquisition modale, passe de l’état SHM à un état SHMop puis progressivement à SHM-T où il devient son propre thérapeute. Ensuite, il y a que l’espace physique naturel dans la thérapie est également commun à ces deux sujets. En effet, dans la pratique, l’animal et le sujet, ne partagent pas que la pathologie et l’espacecorps (physionomique) de la pathologie. Ils partagent également l’espace ambiant du traitement, c’est-à-dire le cabinet thérapeutique qui les lie encore plus que la pathologie. Cet espace naturel constitue pour eux l’interface figurative commune de cette interaction. Le sujet humain se voit poser le même garrot qu’à l’animal et appliquer les mêmes substances. La présence physique continue des deux sujets sur le même espace devient ainsi le socle de cette identification, qu’elle force d’ailleurs. Le sujet humain est ainsi tenté de ressentir de façon cognitive et parfois même physiquement, les mêmes douleurs que l’animal et mêmes appréhender ses gestes. La dynamique de dédoublement est ainsi à son summum. Le sujet, par une disposition surnaturelle, parvient à vivre le corps étranger. On pourra alors parler d’une fusion métaphysique des corps dans leur spatialité. Elle est en fait le nœud de cette thérapie. Tout converge vers cette dynamique de la fusion des deux espaces. Les manipulations 176 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie Structurale, Paris, Plon, 1974. Lévi-Strauss utilise cette terminologie, notamment à la page 221 du livre, pour désigner le thérapeute d’une cure des indigènes Indiens de l’Amérique Australe. Il l’a préférée à une toute autre dénomination par le caractère indirect de l’action du thérapeute sur le corps malade, comme il l’explique à la page 219. 185 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org modales factitives du « faire croire » opérées par le thérapeute ont ainsi atteint le but recherché. Le sujet ne fait plus la distinction, du moins sur le plan cognitif, entre son corps propre et le corps de l’autre, même si les différences et les oppositions physiques et physionomiques qui l’y invitent sont nombreuses. Conclusion A la suite des travaux de Maurice Merleau-Ponty sur la spatialité du corps propre, nous nous sommes donné pour objectif principal, dans les limites qu’impose cette réflexion, de fixer ce postulat en proposant une étude pragmatique du corps-espace. C’est donc à la fois dans sa dimension phénoménologique et sémiotique que cette étude nous invite à saisir cette spatialité. Aussi, mettant à contribution une thérapie indigène et sa pratique d’une spatialisation dynamique du schéma corporel, nous avons voulu saisir le sens profond du discours corps propre dans son interaction avec un autre espace en présence qui se trouve être à la fois espace de « l’ailleurs » et espace du « même ». Les différentes opérations modales et actantielles révélées au niveau profond de cette interaction ont permis d’établir que le corps peut être un espace hautement signifiant et capable d’investissement axiologique. Le corps, que nous l’habitions ou que nous le possédions, que nous le vivions ou que nous le pratiquions, que nous le portions ou que lui nous transporte, est manifestement spatialisant. Il est en effet cet espace par lequel nous survient tout autre espace dans notre champ de présence. De la sorte, notre corps est inéluctablement à la fois l’espace de notre présence et notre présence dans l’espace. 186 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Références bibliographiques BERTRAND, Denis, De la topique à la figuration spatiale. Nouveaux Actes Sémiotiques [en ligne]. Prépublications, 2008 - 2009 : Sémiotique de l'espace. Espace et signification. 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Par contre, il n’y a pas lieu d’occultation du symbolisme dans la topologie, que Lacan met en place désormais, parce que cet espace est celui-là même où se schématisent les relations dans la logique du sujet. »177 Résumé : Dans cet article, nous postulons deux niveaux d’appréhension des espaces littéraires : d’une part, nous distinguons les espaces qui sont donnés par l’écriture. Ce sont des espaces géographiques (sites, villes, paysages, maisons, routes, pays, etc.), lieux dont le référent est soit tiré de la ‘’réalité’’, soit tiré d’un imaginaire propre à l’auteur de l’ouvrage. D’autre part, nous distinguons les espaces qui sont construits par la lecture. Ce sont des espaces abstraits qui tiennent de l’ordre des architectures topologiques et géométriques que le lecteur peut lui-même opérer. Les seconds se déduisent des premiers mais s’en distinguent du point de vue formel. Nous postulons ainsi, à côté des méthodes de lecture critique usuelles de la spatialité littéraire que sont la géographie littéraire, la géocritique et la géopoïétique, une topologie de géométrie littéraire en laquelle s’écrit une rhétorique de l’ouvert et de l’abstrait. 177 J.A.M., « Table commentée des graphiques », Jacques Lacan, Écrits 1, Éditions du Seuil, Coll. Points Essais, 1999, p. 552. 189 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org MOTS-CLÉS : Topologie ; géométrie ; écriture ; lecture ; configuration ; figuration ; figure ; espace ; lieu. Abstract: In this article, we postulate two levels of understanding of literary spaces: firstly, we distinguish the areas that are given through writing these are geographical areas (sites, cities, landscapes, houses, roads, country etc.), places whose referent is either taken from the ‘‘reality’’, or taken from an own imagination to the author of the book. On the other hand, we distinguish the areas that are constructed by reading. These are abstract spaces that take on the order of topological and geometrical architectures that the reader can make himself. The latter are derived from the first but differ from the formal point of view. We postulate and, alongside conventional methods of critical reading of literary spatiality that are literary geography, geocriticism and geopoïetique a literary geometry topology in which writing is a rhetoric open and abstract. Keywords: Topology; geometry; writing; reading; configuration; figuration; figure; space; place. Introduction Michel Collot, à partir d’un point de vue historique en rapport avec les implications méthodologiques observables, à la différence – par exemple, de Christine Baron qui a « évoqué les fondements théoriques d’une rencontre entre littérature et géographie et les problèmes épistémologiques qu’une telle perspective soulève » – , s’est demandé, en un article publié sur le site Fabula178, s’il est aujourd’hui possible de concevoir et de pratiquer une véritable « géographie littéraire. » Cette question, il l’a construite sur la base 178 Michel Collot, « Pour une géographie littéraire », Fabula-LhT, n° 8, « Le partage des disciplines », mai 2011, URL : http://www.fabula.org/lht/8/collot.html, page consultée le 13 mars 2016. 190 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org des relations qui existent entre littérature et espace – dans les textes littéraires du moins – et il a, dès lors, tenté de définir une espèce de (ce qu’il a appelé) géographie littéraire. C’est parce que, selon lui, une évolution des pratiques et des formes d’écriture a incontestablement eu lieu et qui a conduit à un véritable « tournant spatial » au sein des sciences sociales et humaines. Et cela, ajoute-t-il, « plaide en faveur d’une meilleure intégration de la dimension spatiale dans les études littéraires, à trois niveaux distincts mais complémentaires à [s]es yeux : celui d’une géographie de la littérature, qui étudierait le contexte spatial dans lequel sont produites les œuvres, et qui se situerait sur le plan géographique, mais aussi historique, social et culturel ; celui d’une géocritique, qui étudierait les représentations de l’espace dans les textes eux-mêmes, et qui se situerait plutôt sur le plan de l’imaginaire et de la thématique ; celui d’une géopoétique, qui étudierait les rapports entre l’espace et les formes et genres littéraires, et qui pourrait déboucher sur une poïétique, une théorie de la création littéraire. »179 Ce sont des perspectives intéressantes et surtout pertinentes au regard de ce que, dans les fictions narratives, l’on nous a appris jusqu’ici d’admettre voire de tenir comme vrai : à savoir justement, qu’il n’y a pas d’action en dehors de l’espace géographique qui la soutient ; ou bien que, dans les pièces dramatiques également, tout indique que l’action s’y joue nécessairement sur une scène, une estrade, un lieu. De ces points de vue, il serait totalement justifié de postuler l’indissociation des pratiques. Mais il y aurait, en plus, le fait que cette géographie, avec sa part de récursivité, peut apporter à la critique littéraire d’énormes outils et moyens d’analyse. Pour ma part, je proposerai cependant ici une autre voie en ajoutant une certaine propédeutique à la diversité de ces approches. Et, sans les renier, je compte n’inscrire que 179 Ibid. 191 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org l’évidence d’une possible convergence entre littérature et géométrie, et en particulier avec une branche de cette dernière, la topologie qui, elle, comme on s’en doute forcément, s’appuie sur des outils encore plus indiscutables quoique se situant avant tout sur un plan symbolique non formalisé au niveau du texte. Cela, je l’envisage donc non point au niveau de l’écrit mais je le situe dans l’unique capacité et compétence lecturale à pouvoir établir, à partir du contenu écrit, des formes spatiales, un système spatial de relations schématisées dans la logique de la symbolique imaginaire du sujet lisant qu’il est. C’est que la topologie, s’il l’on s’en tient à la plupart des définitions premières qui lui sont consacrées, – et notamment à celle de Roberto Harari –, la topologie est donc, selon ce dernier du moins, une branche de la géométrie dont la singularité est l’existence de rapports non métriques. Ce qui importe dans cette discipline [soutient-il], ce n’est pas la fonction de mesure, mais le rapport en jeu entre les éléments qui composent – par exemple – une certaine surface apte à la déformation continue. »180 Cette définition est confirmée par Alain Herreman qui, dans La topologie et ses signes, évoque lui-aussi « des propriétés vérifiées par des êtres géométriques considérés indépendamment de leurs longueurs, de leurs angles… » À l’aune des équations d’homologies de Poincaré, on peut ainsi estimer que les termes en jeu « ne sont pas des nombres, ni même des grandeurs "impossibles", "imaginaires" ou "idéales, mais des espaces dont toute notion de grandeur a été écartée »181 ; et aussi qu’« un énoncé ou spatiale. » 182 un dessin topologiques identifient une relation Disons qu’il s’agit d’une espèce d’espace autre en 180 Roberto Harari, Les noms de Joyce. Sur une lecture de Lacan, Paris, Montréal, L’Harmattan, Coll. La Philosophie en commun, 1999, p. 20. 181 Alain Heremann, La topologie et ses signes. Éléments pour une histoire sémiotique des mathématiques, Paris, Montréal, L’Harmattan, 2000, pp. 10-11. 182 Rudolf Arnheim, La pensée visuelle, Flammarion, Champs, 1976, p. 116. 192 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org quelque sorte qui ressortirait à l’intelligible plutôt qu’au sensible 183 ; qui assurerait le passage d’un espace géographique référentiel à un espace symbolique construit. Ce serait du moins un espace qui ne se tiendrait cependant donc que sur une base subjective susceptible de pouvoir traduire en schéma – sur le seul plan symbolique – ce que le lecteur lit en tentant de circonscrire ce contenu, de le localiser en un ailleurs. Car il ne s’agit pas certes, puisque c’est un système non graphique qui est ainsi en construction, « de recréer l’expérience mais plutôt de la schématiser. »184 Penser la spatialité en littérature ne pouvant justement se faire en termes de grandeurs, la perspective de géométrie topologique, que j’envisage ici d’emprunter, m’apparaît comme une possibilité supplémentaire d’exploration intéressante dans la mesure où les espaces géographiques que produisent les textes littéraires ne sont jamais rendus en tant que tels, y compris même en contexte réaliste. Ils sont toujours en effet construits, architecturés dans une intention sémantique et/ou symbolique en rapport avec les objectifs du rédacteur du livre : soit en termes de volume, c’est-à-dire d’espace ; soit en termes de plan, de surface donc. Et, du côté de la lecture, une évidence soutenue de ce que « lire, c’est reconnaître entre les mots des systèmes de relations. » C’est ce que soutenait Charles Mauron. Sauf que, du point de vue de la topologie que j’envisage ici, ces 183 Dans le sens où, selon Platon, « les mathématiques nous détournent du sensible et nous invitent à considérer les rapports intelligibles. » Daniel Beresniak, Le ʺgai savoirʺ des bâtisseurs. Essai sur l’esprit de géométrie, Paris, Éditions Detrad, 1983, p. 82. 184 « En prolongeant [en effet] le projet carnapien d’une construction des apparences, Goodman accepte son idée de science mais modifie de manière sensible ses objectifs : “La fonction d’un système constructionnel n’est pas de recréer l’expérience mais plutôt de la schématiser. Bien qu’une carte soit tirée d’observations à partir d’un territoire, la carte manque de courbes, de couleurs, de sons, d’odeurs et de vie, et quant à la dimension, de forme, de poids, de température et sous la plupart des autres rapports, elle peut se révéler aussi dissemblable de ce qu’elle schématise qu’on peut l’imaginer. » Cité par Xavier Verley, « Carnap, Le symbolique et la philosophie, Paris, Budapest, Torino, L’Harmattan, 2003, pp. 104-105. 193 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org systèmes ne consistent pas en « construction logique, rapports syntaxiques, figures de style, composition de rythmes et de sons »185 ; ils consistent plutôt en une mise en place spatiale de ces relations. Mais il faudra certes penser cette spatialité littéraire sans pour autant que le critique ne puisse être soupçonné de vouloir inféoder l’une (la littérature voire sa critique) à l’autre (la géométrie et sa topologie). Car, pour le littéraire, ce qui importe finalement, il faut le reconnaître, c’est la « dimension subjective et imaginaire, difficile à cartographier, si ce n’est à l’aide d’une « carte mentale. »186 L’effort ne sera donc pas ici guidé par le souci d’écrire une terre en la géo-graphant, à la manière du géographe, ni de la mesurer en la géo-métrant, à la manière du géomètre. Il s’agira en fait pour moi de voir, d’une part, comment l’action en contexte littéraire (narratif surtout) est une spatialité à saisir sur un double axe – de lecture et d’écriture – et, d’autre part, où ce type d’action se localise nécessairement. Ce qui fait que, en cela, il y aurait toujours un rapport avec l’espace à appréhender même si, dès lors, hors de l’écrit, une telle spatialité prend position hors de l’espace textuel et/ou diégétique qui l’engendre. Cela est vrai. Mais n’oublions pas néanmoins ce qu’en dit Milner qui – fondé sur les théories lacaniennes – nous apprenait quant á lui que « de l’hors-espace, “certaines topologies font métaphore.” »187 Un double axe me permet ainsi de tenter de déterminer comment, à partir des rapports que la topologie géométrique est ainsi susceptible de pouvoir construire dans et à partir de l’esprit critique, on pourrait esquisser une topologie des espaces littéraires fondamentalement abstraite et figurative à la fois : l’un de ces axes ressortit à la capacité de la lecture de pouvoir construire une figure – en guise d’aire topologique – 185 Charles Mauron, Des métaphores obsédantes au mythe personnel, Paris, José Corti, 1963, p. 41. 186 Michel Collot, « Pour une géographie littéraire », Loc. Cit. 187 Cité par Roberto Harari, Les noms de Joyce, Op. Cit., p. 223. 194 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org qu’une telle lecture tenterait de tracer par un processus de visualisation abstraite, poussée qu’elle serait, en fait, par un désir d’intellection figurale ; l’autre ressortit à la compétence de l’écriture elle-même, en tant que cette dernière serait ouvrage d’architecture découpant, déconstruisant et reconstruisant, au sein de l’espace géographique dont elle dispose, le référentiel géographique qu’elle poïétise, en sa posture de producteur du texte : c’est-à-dire, en l’occurrence, à partir d’une posture d’où elle serait logiquement supposée être l’instance qui assemble, en un ensemble reconstruit, un groupe de variétés ayant des propriétés homologiques selon sa propre logique d’appréhension voire de compréhension. Procédant du phénoménal, le pouvoir de l’écriture se tiendrait en conséquence dans l’ordre du nouménal platonicien188, c’est-à-dire dans celui de la réalité intelligible. Il est vrai que, autant toute écriture est en effet et, par conséquent, un effet de construction- déconstruction, donc d’architecture, parce qu’elle est avant tout activité de scription, autant toute lecture est davantage encore œuvre d’architecture. Et, même si, reconnaissons-le, ces deux opérations, tenues entre réalité et pensée, ne se conçoivent pas nécessairement de la même manière, il reste que « l’architecte [lecteur] travaille, de toute façon, dans le possible. »189 On pourrait ainsi distinguer, d’une part, les constructions qu’opère ce fameux lecteur découpant dans l’organisation des espaces référentiels, que l’écriture lui donne à lire, des aires symboliques qu’il se configure et reconfigure afin de se faire des représentations schématiques – des actions y figurant – sur la Le noumène (en grec ancien νοούμενoν / nooúmenon) est un terme employé à l'origine par Platon pour désigner les « Idées », c'est-à-dire la réalité intelligible (par opposition au monde sensible), accessible à la connaissance rationnelle. https://fr.wikipedia.org/wiki/Noumène. Consulté le 20 avril 2016, à 18h59. 188 189 « Ce concept [dit Jan Sebestik] relève de la priméité peircienne (la secondarité relevant de la réalité et la tercéité de la pensée) et se rapporte à la possibilité d’une mesure. » Jan Sebestik, « Présentation », Cahiers de Philosophie du langage : Pensées du possible », n°4, Paris, Montréal, L’Harmattan, 2000, p. 5 195 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org base de relations qu’il établit lui-même pour aider son intellection de l’œuvre ; et, d’autre part, les constructions que l’écriture à son tour opère, à partir de son référentiel géographique, elle qui ne peut donner son objet spatial en totalité, parce qu’étant dépourvu de la compétence du pouvoir faire voir ce référentiel. I - L’abstraction figurale : les espaces de la lecture Le texte littéraire est, du fait de cette incompétence visualisante, parfois tenté – comme d’un lieu commun pourtant – par un captivant recours à l’image visuelle qu’il insère bien souvent sous forme d’illustrations diverses, et ce depuis le Moyen-âge déjà. Face à ce que son outil de mot ne peut faire voir, il se trouve en effet contraint à rechercher la matérialité visible pour faire voir. L’abondance, voire la fréquence de tels artifices typographiques intégrés au narratif littéraire, a ainsi logiquement conduit Trung Tang à convenir de « la nécessité d’opérer une articulation intime entre la question de la textualité et celle de la matérialité, entre le visible et l’invisible. »190 C’est parce que tout texte littéraire est, en quelque sorte par nature, généralement conduit à dériver et à adopter – certes relativement – une posture d’art de l’espace. Mais le lecteur lui, non plus, n’est pas en reste. Chez lui aussi, tenu par ce lisible de sa condition (ayant affaire à des mots qui ne lui renvoient que des signifiés sans référents concrets), se cache en effet la tentation du visible, celle de pouvoir saisir une image visuelle, même en pensée, par un procès de capture imaginaire : il lui faut alors mettre en image, par un effort de lecture visuelle ; transformer la matière sémiotique discursive et linguistique, à laquelle il a affaire, en matière (certes au niveau de la représentation mentale) iconographique ou visuelle : en image. Mais il ne peut certes Tring Tang, « L’image dans l’espace visuel et textuel des narrations illustrées de la Renaissance : morphologie du livre, topographie du texte et parcours de lecture », Le livre et ses espaces (Dir. Alain Milon et Marc Perelman), Presses Universitaires de Paris 10, 2007, p. 104. 190 196 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org le faire que de manière abstraite, topologique, du point de vue géométrique. Pour en témoigner, relisons ensemble d’abord – en se situant, bien entendu, dans la posture de ce lecteur soucieux de configurer et de disposer le texte qu’il lit en surface ou en figure géométrique représentable dans l’espace – ce court passage extrait de la scène 2 de l’acte II de Britannicus.191 Entendons bien : pour un tel lecteur il s’agit de pouvoir capter imaginairement en image visuelle quelque chose qui n’existe pas au niveau de l’écriture et de s’en faire une idée visuelle. Tout se passe ainsi dans son pouvoir figural. Mais il s’en tient à un plan de topologie où il ne disposerait que de fils (ou de cordes) abstraits qu’il trace selon les relations possibles lui permettant de disposer une figure géométrique spatialisant les objets de sa lecture. Quant au texte en question, il renvoie exactement au moment de l’enlèvement de Junie (fiancée de Britannicus) par l’Empereur Néron, le rival politique de Britannicus. C’est plus précisément la scène où s’opère le nœud (terme intéressant aussi la topologie)192, moment clé de la tragédie au 17ème siècle, entre le politique et l’affectif. Est-ce un hasard, une coïncidence que le nœud s’y trouve si justement coïncider avec le choix de notre texte ? Toujours est-il que, à le lire, on peut discerner des tracés imaginaires caractérisés par des relations de vision – de regard – qui associent les points que sont ici les personnages. Voici donc le texte où Néron décrit le passage de Junie conduite par les gardes, devant ses yeux : NÉRON Excité d’un désir curieux, Cette nuit je l’ai vue arriver en ces lieux 191 Jean Racine, Britannicus, Paris, Larousse/SEJER, 2004, p. 72. « Nous avons signalé que, lorsqu’on aborde la topologie, la géométrie entre en ligne de compte. Lorsqu’on se réfère aux nœuds, une première image, presque obligatoire, nous évoque le nœud marin ou des nœuds semblables. Il s’agirait de prendre des cordes pour les soumettre à une certaine manipulation. » Roberto Harari, Op. Cit., p. 21. Signalons par ailleurs que selon les mathématiques, la théorie des nœuds est l'étude des plongements de cercles (dimension 1) dans un espace à trois dimensions. 192 197 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes, Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes : Belle, sans ornements, dans le simple appareil D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil. Que veux-tu ? Je ne sais si cette négligence, Les ombres, les flambeaux, les cris et le silence, Et le farouche aspect de ses ravisseurs Relevaient de ses yeux, les timides douceurs. Quoiqu’il en soit, ravi d’une si belle vue, J’ai voulu lui parler, et ma voix s’est perdue : Immobile, saisi d’un long étonnement, Je l’ai laissé passer dans son appartement. J’ai passé dans le mien… Rien, en apparence n’indique en fait qu’une architecture, une configuration géométrique se construit devant nos yeux…de lecteur voyant, de lecteur non aveugle. Du reste, le sujet narrant193 lui-même – celui qui parle (Néron) – semble ne décrire que ce qu’il voit. Et pourtant son récit se spatialise, sans doute à son insu, puisque l’intention d’inscrire son action dans l’espace ne semble pas être sa véritable préoccupation. Mais, on peut bien observer quand-même que, dans cette scène où rien ne se passe véritablement, tout y est – du début jusqu’à la fin – traversé par l’œil de Néron qui se trouve en situation de perception volontaire continue. Or, ce dernier ne fait pas 193 J. M. Adam a déjà démontré le caractère narratif des séquences dramatiques où un sujet parlant – par exemple au cours d’un monologue, raconte quelque chose. 198 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org que voir : il regarde. Et son regard trace des lignes invisibles qui relient le sujet voyant à l’objet de sa perception. Ces lignes, le lecteur les trace avec Néron parce qu’elles lui permettent de considérer la lisibilité du fait qu’il observe en le visibilisant autrement. On mesure dès lors l’importance relative de l’empirique soumis ici à l’ordre du système de relations formelles que le lecteur construit certes imaginairement. La lecture peut dès lors procéder à des réductions par parcimonie. Et elle ne conserve que ce système de représentations puisé dans l’espace immédiatement global et géographique du Palais impérial à partir de quoi se détachent, à ses yeux, une aire, un plan sur lequel se déplace l’objet de perception, en tant qu’ensemble pertinent. Il s’agit donc d’un regard – celui de Néron – qui constitue l’action en fait. C’est du moins son voir intentionnel qui a lieu et qui est opératoire comme le dirait Deleuze. Son regard est en fait ici figuré par la lecture et sa figuration constitue un récit spatial, une configuration spatiale d’un ordre que le lecteur s’autorise de disposer, par topologie, à travers des figures géométriques. Le paradoxe consiste dans ce que ce regard, situé au niveau de l’écriture, n’est pas que dans la durée si l’on se situe bien entendu dans l’ordre lectural de cet improvisé topologue lecteur : le regard de Néron ne relève pas que du temporel pour ce lecteur ; c’est-à-dire qu’il ne représente pas que la durée pendant laquelle Néron scrute continûment la beauté et l’aspect de Junie. C’est un regard qui est aussi et surtout spatialité et, en cela, spatialisé, par ce lecteur particulier. On distingue en effet trois positions, structurées spatialement par ce regard, desquelles découlent donc trois fils (dont se sert la topologie géométrique) dessinant la relation entre lesdits points (de perception et du perçu) pour construire une figure géométrique. C’est, en quelque sorte, une sorte d’architecture d’intellection du fait littéraire lu. Soit donc : (A)Le point où se situe le point de perception = Néron (Point de départ de la construction et donc de la figure); (B)Le point où apparaît Junie à l’entrée du Palais (C)Le point où disparaît Junie : l’entrée dans son appartement 199 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org A vers B (A regarde B) ; A vers C (A regarde C); De B à C s’écrit le parcours – du point de vue de A, l’œil de Néron suivant Junie des yeux – : le parcours de Junie conduite par les gardes. C’est une ligne non orientée. La lecture a alors affaire à un champ de regard décrivant une surface délimitée par trois lignes-droites (dont deux sont vectorisées selon l’orientation de l’œil de Néron).Telle que décrite, la scène est structurée par ce regard qui se dessine au travers du champ qu’il couvre dans un plan à deux dimensions (même si intervient le temps, du fait du déplacement de Junie dans l’espace). C’est sous la forme d’une figure qu’est le triangle-rectangle à qu’il apparaît en fin de compte : A orientée vers B par le regard de Néron ; A orientée vers C par le regard de Néron. Et enfin, comme Junie est en mouvement, le regard de A se déplaçant progressivement de B vers C construit une troisième ligne-droite. Les trois lignes-droites se présentent ainsi avec un point A qui est le/et au départ de la construction : C (Entrée de l’appartement de Junie) A B (Entrée de Junie dans le Palais) (Position de Néron regardant) Les tracés, qui permettent de définir la figure, construisent une aire dont les points extérieurs délimitent le champ : c’est une surface qu’on observe dès lors. On entre, à ce niveau, dans les théories ensemblistes selon lesquelles on devrait être capable de déterminer si 200 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org les éléments contenus dans cette surface ont les mêmes propriétés. Il s’agit de l’ensemble (Er : Ensemble Regard) ici fermé : c’est-à-dire topologiquement équivalent à un cercle dans la mesure où la déformation continue de la courbe est déterminée par l’orientation du regard de Néron qui se retourne et revient à lui-même, désormais à genoux, suppliant Junie. En cet ensemble, il y a, en principe, un contenu d’éléments. Malheureusement, ce qui se trouve à l’intérieur de la surface est vide. Le contenu passe après pour Néron qui voit certes un contenu du Palais dans lequel il se trouve en fait mais auquel, jamais, il ne fait référence. Ce qui compte alors immédiatement, pour notre géomètre-lecteur imageant, c’est l’autre plan spatial, l’architecture qu’il construit par déduction et sur la base de ce regard triangulaire. Il se trouve du reste très bien conforté dans sa démarche d’autant que Néron lui-même ne voit rien d’autre que Junie, et d’ailleurs que très accessoirement, ses gardes. Toute la surface spatiale parait ainsi vide de ses autres contenus dès lors que rien n’y renvoie jamais à l’espace-Palais. Dans ce contexte, ce que le lecteur retient, en définitive, se déduit de la relation de l’œil de Néron aux différents points observés par lui (B et C) sans oublier que la continuité de la droite définie par le déplacement de Junie est une association de points ; de ses pas en l’occurrence qui font intervenir la dimension temporelle. De sorte que de B à C, A est successivement lié à B1, B2, B3…Bn le dernier point de B, jusqu’à ce qu’il atteigne le point C en son premier point qui ferme ainsi l’ensemble (Er): là s’achève donc l’ensemble (Er) déterminé par les lignes frontières du champ de regard de Néron puisque tout s’achève notamment par ce moment-limite du regard où : « Je l’ai laissé passer dans son appartement. J’ai passé dans le mien…» Néron ne voit plus rien ; il ne la voit plus dès lors. Et si l’on poursuit la lecture, on constate du reste que ce voyeur se contente, à partir de cet instant, de la seule image de Junie détachée du corps physique. Appelons donc cet ensemble qui se ferme sur lui-même Er : c’est-à- 201 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org dire l’Ensemble-Regard où l’action ne se conçoit plus en dehors de ce qui la figure. C’est un ensemble clos. La droite BC n’est pas vectorisée car l’œil de Julie n’est pas pris en compte dans le mécanisme producteur de cette spatialité symbolique. Julie est objet de regard, perçue. D’ailleurs, « Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes », elle ne regarde pas le point C, sa destination immédiate. Ainsi se dégage en tout cas une première possibilité d’interprétation purement abstraite fondée sur la compétence intellectuelle de pouvoir figurer l’action au sein de l’espace pour le lecteur voyant. Cet espace n’est pas construit par l’architecte du texte, je l’ai déjà signalé ; il n’est pas de l’ordre de l’écrit ni de celui de l’écriture. C’est au travail du lecteur qu’il surgit et se manifeste à la conscience. Il est purement imaginaire c’est-à-dire, en l’occurrence, du seul ordre de la représentation géométrique abstraite : de la topologie donc. Un tel lecteur, conduit par le besoin de figurer de manière symbolique et spatiale, peut désormais pouvoir saisir, par réduction graphique, et dégager une Figure : il découvre alors, au moyen de la sémantique symbolique qu’il a ainsi mise en place, que l’union (amoureuse) recherchée par Néron avec Junie est le fil qui permet les tracés qu’il a donc conçus. Le regard de Néron se matérialise ou se concrétise par ce qui le permet : l’amour-désir qu’il croit ressentir. C’est du reste parce qu’il s’agit de désir que l’ordre représentatif tient des sens et non pas de la logique du cœur. Une telle figure est donc opératoire. Car, ne l’oublions pas, il s’agit d’une tragédie qu’on lit au moment où elle se noue à travers ses fils. Indice de lecture ? Peut-être. Car la tragédie se joue ici à trois (NéronBritannicus-Junie) autour de deux pôles : le politique et l’affectif. Chacun de ces pôles est en soi clos ; et définit un cercle. D’où un entrelacs à trois cercles qui n’est pas sans rappeler les nœuds borroméens auxquels Lacan tient tant pour structurer les relations 202 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org RSI (Réel-Symbolique-Imaginaire) dans ses séminaires. Car les cordes qu’on assemble ainsi relient les trois points-personnages jusqu’à les enfermer dans un cercle à chaque fois. Cet entrelacs combine en tout cas topologie des surfaces et topologie des nœuds dans la mesure où « il permet, les trois étant liés, que le dénouement de l’un implique la séparation des autres. »194 Ce qui est du reste au fondement de la tragédie classique laquelle ne peut plus, dès lors, avoir lieu s’il n’y a pas nouement justement : P (politique) Néron A1 (affectif) Britannicus Néron A2 (affectif) Junie Britannicus Junie (P) est un ensemble composé de la relation triadique liaisondéliaison Néron-Agrippine-Britannicus (Agrippine) ; (A1) propose le même type de relation et met ensemble Néron-Junie- Britannicus (Agrippine) ; et enfin, dans (A ), il y a, selon l’ordre 2 institué, Britannicus-Junie (Agrippine) -Néron. Chacun de ces ensembles est une ligne de cercle qui passe dans un autre ensemble par le point Agrippine. P A1 A2 L’effort de mettre en abyme le fonctionnement de l’ensemble en était donc un. Mais il aura fallu chercher cette spécularité ; et la 194 Roberto Harari, Op. Cit., p. 24. Voir, par ailleurs tout le développement important qu’il fait dans cet ouvrage à propos des nœuds borroméens sur la base des séminaires de Lacan. 203 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org trouver. Elle indique une piste au moins : celle de comprendre ce texte comme un espace géométrique fondé sur la logique triangulaire qui se referme. Car, le nœud se trouve précisément à ce niveau, comme je l’ai déjà dit. Il se loge en un espace d’accueil, un local physique : la salle du Palais où se trouvent Néron, les gardes et Junie. Cet espace visible, le lecteur le lit à travers un plan autre, purement imaginaire : un plan géométrique de l’ordre d’une surface topologique qu’est le triangle-rectangle. Ce dernier est vide car le point de perception (Néron qui est l’expérient195) et le point perçu (Junie, l’objet du regard) se trouvent tous deux sur les lignes frontières de la surface, non pas à l’intérieur. Et, de surcroit, Britannicus qu’on aurait pu situer au point d’angle susceptible de permettre la constitution du rectangle, est absent : il est exclu de la surface. Tout autant qu’Agrippine d’ailleurs (la mère de Britannicus) qui apparaît comme le troisième terme dans chaque relation, pour former le cercle, l’ensemble-forme ici signifiant : pertinent dans chaque cas. Cela implique la question de la relation dedans-dehors qu’on est dès lors obligé de se poser si la topologie demeure, bien entendu, notre seul moyen d’analyse. Le contenu de la surface vide ressemble ici à celui de l’extérieur tout aussi vide. Le vide devient ainsi opératoire en tant qu’il s’institue dans l’ordre de la métonymie. Junie peut alors être considéré comme l’objet a lacanien : Néron la voit ; il tente par le regard de la toucher. Il n’y arrive pas ; l’objet lui échappe par sa présence-absence, un trou les sépare et crée un manque, « Le percepteur d’un acte de perception involontaire sera aussi appelé l’expérient, suivant l’école typologique parisienne représentée entre autres par Lazard, Feuillet et Bossong ; le percepteur d’un acte de perception volontaire s’appellera également l’observateur. » Renata Enghels, Les modalités de la perception visuelle et auditive. Différences conceptuelles et répercussions sémantico-syntaxiques en espagnol et en français, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 2007, p. 3. 195 204 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org fondement de la métonymie qui se note ici par la corde-regard qui lie sans toucher. Pourquoi donc, ou plutôt, en quoi y-aurait-il métonymie ? La métonymie, en son principe, tout autant que dans sa forme, divise une entité, la séparant d’elle-même pour justement déterminer, par un tel exergue de fraction, la co-présence des deux parts séparées qu’elle considère de fait comme faisant partie du même objet par la contigüité qu’elle instaure au moyen du déplacement. L’ordre métonymique ne relève pas de celui de la substitution. Il tient de celui de la contigüité entre une absence et une présence vide. C’est pourquoi, Jacques Siboni, relisant Lacan, a bien raison de nous rappeler – en faisant bien plus simple il est vrai – que c’est le manque qu’il faut souligner, non la compensation. En effet, écrit-il, « La métonymie, ce n’est pas la partie pour le tout comme on le lit communément dans les dictionnaires, c’est – en particulier dans le discours lacanien – l’élision d’une fraction du discours effectivement prononcé. Cette définition est bien plus précise et inclut la précédente. Ainsi l’exemple classique “Je vois trois voiles dans le port” est bien la métonymie de “Je vois trois bateaux à voile dans le port”. “Je bois un verre” est bien la métonymie de “Je bois le liquide contenu dans un verre.” 196 Un autre texte, celui de Claude Simon, tiré de La Bataille de Pharsale et, plus précisément de la section O., peut aussi aider à comprendre ces architectures complexes parce qu’elles ne sont pas écrites et qu’elles sont le fruit de la capacité représentative du lecteur. À la différence près, cependant, que le narrateur (architecte de l’intérieur du texte) lui donne ici un sacré coup de main, un sacré coup Jacques Siboni, “Le désir est la métonymie du manque à être”, 16 octobre 2006. Document: #l060901. Présenté à Paris le 15 septembre 2006 au colloque “Angoisse et désir” du Centre de Recherche en Psychanalyse et Écritures. 196 205 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org métalinguistique qu’il reçoit comme une opportune mise en abyme, à décoder du point de vue de l’énonciation. Il lui dit en effet comment, par parcimonie, parvenir à une réduction visuelle de la construction de l’action de percevoir, en définissant, par ce fait, l’espace du regard. Voici ce passage où se combinent donc pouvoir architectural de la lecture et pouvoir tout aussi architectural de l’écriture : Repartir, reprendre à zéro. Soit alors O la position occupée par l’œil de l’observateur (O.) et d’où part une droite invisible OO’ rejoignant l’œil à l’objet sur lequel est fixé le regard, une infinité d’autres droites partant du même point entourant OO’, leur ensemble engendrant un cône qui constitue le champ de vision de O. debout sur le côté d’une place plantée d’arbres et où s’ouvre une bouche de métro, le cône de vision figuré (selon une coupe verticale) par l’angle TOF, T correspondant au bord du trottoir devant un immeuble, la lettre F à l’une des fenêtres du premier étage de cet immeuble, ceci lorsque O. regarde naturellement en face de lui, l’angle TOF (dont la bissectrice est OO’) pivotant de haut en bas autour de son sommet (à la manière d’un faisceau de projecteur) selon que le regard de O. se dirige vers tel objet (O’, O’’, O’’’) qui peut être tour à tour une terrasse du café au rez-dechaussée de l’immeuble, une fenêtre située au cinquième étage du même immeuble, ou tout autre point ; un second cône, plus ouvert, entourant le cône principal de vision et englobant une zone dans laquelle les objets (par exemple, en position normale, O. regardant droit devant lui : le ciel, le soleil, ou encore le sol aux pieds de O. et jusqu’à une certaine distance de celui-ci) se trouvent dans cette frange imprécise d’où seules de vagues perceptions de lumières, d’ombre, d’immobilité sont reçues…) 197 197 Claude Simon, La Bataille de Pharsale, Paris, Éditions de Minuit, 1969, pp. 181182. 206 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Que peut-on y lire ? D’abord un impératif, si l’on veut bien justement ne faire que lire : il nous instruit de recourir impérativement à la géométrie, et à la topologie ; et il institue qu’il faut alors chercher à considérer les fils qui lient le percevant au perçu, chacun de ces derniers constituant un point dans l’espace pour configurer visuellement l’action. Dès lors, ce texte s’imageant (sur le plan symbolique s’entend) se présente désormais comme une surface ou un volume à représenter spatialement sur la base des relations entre points, droites, courbes, etc., qui se configurent ici et ainsi. C’est, en principe le travail du lecteur. Le narrateur (auteur du texte) ne fait que l’aider ici, à travers son écriture, à construire l’image topologique (le cône de vision) par un explicite énoncé de décodage topologique de ce qui reste si encodé au niveau de la dimension textuelle et diégétique. S’ensuit un espace, un cône non concret du point de vue de l’écriture, une immatérialité matérialisée grâce aux relations topologiques institués entre les points expérient (E) et perçus (P). C (Ciel) I (immeuble) F (Fenêtre du 5ème) O T (Trottoir) La Bataille de Pharsale se réduit ainsi, au niveau de la lecture, à ce champ de perception visuelle d’un personnage, pour ce qui est de sa « Section O. » Mais, si l’on se situe au niveau global, celui du livre lui- 207 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org même pris dans sa totalité, on observe une répétition symétrique de ce fonctionnement spatial. Le champ de vue qui intéresse ici la lecture, en effet, est celui d’un personnage qui reste pourtant plutôt préoccupé à autre chose, et précisément à rechercher l’emplacement exact du champ de bataille : c’est-à-dire, en somme, des lieux géographiques référentiels. Or le lecteur, quant à lui, il ne s’intéresse qu’aux relations topologiques entre les composants et non pas à leur spatiale localisation géographique. Il s’agit donc de deux types de préoccupations spatiales. Au niveau de l’écriture, on peut ainsi distinguer des lieux géographiques : le mont Krindir, les abords du village où a lieu le match de football, le site de Pharsale lui-même, la Grèce d’un mot ; puis la place parisienne sur laquelle donne l’appartement du narrateur, les musées visités un peu partout en Europe, etc. Alors que la lecture, de son côté, ne s’occupe, en lieu et place, que de tenter de déterminer les liens entre lesdits lieux géographiques qui ne comptent plus en tant qu’ils sont lieux donc, mais en tant qu’ils sont points reliables entre eux et donc en tant que possibilités de tracés topologiques pour le lecteur. Lecture et écriture construisent ainsi chacune, à leur manière, une spatialité propre quoique sans réelle autonomie. II - Les espaces de l’écriture : espaces physiques, espaces géographiques Je peux ainsi déduire que, s’il a d’abord été question, pour moi, de tenter de définir comment l’action se spatialise en tant qu’elle est ici structurée d’un point de vue topologique par la lecture, il peut maintenant être question, tout autant pour moi, de tenter de voir comment la spatialité est aussi un fait de localisation de l’action dans l’espace géographique au niveau de l’écriture elle-même. Cela me 208 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org ramène à des entités plus concrètes relevant de la dimension référentielle. Les espaces de la lecture sont des espaces dont la construction et l’architecture échappent en principe à celui qui les décrit, c’est-à-dire à l’écriture elle-même précisément. Les espaces de l’écriture ont, quant à eux, certes un nom sans quoi ils ne peuvent d’ailleurs être dits existés : par exemple «le mont Kindir, cette colline là-bas »198 dont on peut supposer que le lecteur a pu faire l’expérience. Mais, dès lors qu’il y a intention d’en faire un objet littéraire, ils sont eux-aussi re-nommés, c’est-à-dire en quelque sorte déconstruits et reconstruits : l’auteur leur affecte des qualités sémantiques ou symboliques, à travers des images par exemple et des quantifieurs, des ajusteurs voire des adjectifs. Il ne s’agit plus alors d’un espace en soi mais d’un espace reconstruit au niveau du texte lui-même lequel peut d’ailleurs ne considérer que des morceaux suffisamment représentatifs de l’ensemble pour lui, c’est-à-dire par rapport aux objectifs de son énonciateur. Tout est donc spatialité réinventée à chaque fois, qu’il s’agisse du niveau lectural ou de celui de la scription. Je propose que nous relisions ensemble Immortelle randonnée199 , en guise d’exemple, pour nous faire une idée plus explicite de ces procès. Il s’agit d’un long récit conté par Jean Christophe Ruffin, un récit de pèlerinage qui a conduit ce dernier de la France jusqu’à Saint Jacques de Compostelle, en Espagne, à partir de la ville frontière Hendaye. C’est une histoire complètement ancrée dans un espace géographique, celui des pèlerins qu’on dit le chemin du pèlerin : « le Chemin du Nord », celui qu’il a suivi depuis Hendaye, sur près de 800 km parcourus à pied, et que le lecteur suit également avec lui mais seulement avec ses yeux…de lecteur, traversant donc tour à tour, avec ce personnage, depuis la frontière française, Irún, San 198 Claude Simon, La Bataille de Pharsale, p. 35. Jean Christophe Ruffin, Immortelle randonnée. Compostelle malgré moi, Éditions Gallimard, Folio, imprimé en Espagne, 2013. 199 209 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Sébastian, Bilbao, etc. De ce point de vue géographique, une telle situation intéresse mon analyse car elle conjoint espace géographique référentiel (dont traite l’écriture) et espace topologique sémantiquement opératoire (que construit la lecture). L’intérêt de lire un tel ouvrage à l’aune de la topologie littéraire tient, en réalité donc, de ce que ce livre institue d’abord un chemin concret, un itinéraire, qui est à considérer comme un espace géographique d’abord, situé au niveau de l’écriture. Mais il reste, cependant, constitutif d’un monde presqu’en soi, c’est-à-dire constitutif de quelque chose qui, se situant sur un autre plan, relève des théories ensemblistes et se définit alors comme un objet retravaillé dans sa dimension topologique au vu des relations que le narrateur affecte à ses constituants : c’est le monde des Jacquets. Tout, en effet, y est décrit par rapport aux liens que les composants (les pèlerins) ont, d’une part, entre eux, qui les spécifie ensemble, les rend pertinents ; et de l’autre, par rapport aux liens avec l’ensemble spatial référentiel qui les contient, étant même parfois agis par cet ensemble. Car, de la plume de Ruffin lui-même, il est dit que « chaque fois qu’il s’est agi de prendre une décision, j’ai senti le Chemin agir puissamment en moi et me convaincre, pour ne pas dire me vaincre. » (p. 26) Ou bien encore, ajoute-t-elle : « Ils n’ont pas pris le Chemin, le Chemin les a pris. » (p. 25) On a alors l’impression de voir un espace clos qui détermine les marcheurs de manière particulière puisque, entre eux, se distingue en effet le « vrai pèlerin » du « faux pèlerin. » « Le vrai se reconnaît à ce qu’il dépense le moins possible.» Tout se passe, en fin de compte, un peu comme s’il s’agissait d’ériger une clôture, un cercle, à peu près comme quand, nous rappelle Michel Serres en train de définir les origines de la géométrie, « Pour le locus, au bilan, le pagus fait la somme terminale du templum, du campus et du hortus : le champ résulte enfin du 210 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org temple et du camp ; il restera longtemps la résidence d’un dieu et l’enceinte ou le bastion de résistance retranchée contre tout envahisseur. »200 Il ne s’agit certes pas ici d’une bâtisse fermée. Ni de volume : le chemin est une aire de surface ouverte et orientée horizontalement : c’est une route. On y marche simplement pour atteindre une destination. En cela, il pourrait s’agir de deux lignes parallèles qui constituent ses frontières et ses tracés extérieurs avec, pour point de départ Hendaye et, pour point d’arrivée, Saint-Jacques de Compostelle. Ce chemin est de fait caractérisé par l’horizontalité de ses lignes qui le démarquent, qu’on peut donc tracer, et qui se déforment continûment au gré des bifurcations et des détours pour être à la fois droite et cercle dans la mesure où il est constitutif d’un ensemble, celui des pèlerins. Mais il est surtout à plat, aplati : c’est un aplat malgré le paysage montagneux, malgré « le froid de l’air d’altitude, la fatigue de l’ascension. » (p. 206.) L’orientation de la marche est en fait tractée par la destination finale, du point de vue géographique : elle obéit à un objectif de traversée et d’arrivée qui se construit dans le chemin horizontal, c’est-à-dire dans l’horizontalité. La montagne est pourtant un indice. Elle indique déjà une verticalité que la lecture doit dès lors, désormais, prendre en compte. En effet, il est écrit – à l’intention du lecteur – et il lui est même suggéré que, plongé dans l’esprit du pèlerin, il doit voir, tout autant que ce dernier, que « le Chemin s’élève et s’efface. Il devient par instant presqu’invisible, comme une simple trace, une ligne virtuelle qui effleure la montagne. » (p. 206.) Davantage : « son esprit enjambe les montagnes et tend un fil à travers les vallées. » (p. 207.) Est-ce un 200 Michel Serres, Les Origines de la géométrie, Flammarion, Champs, 1993, p. 14 et p. 51. 211 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org subtil renvoi métalinguistique au fil à plomb, le symbole de la verticalité ? Toujours est-il que l’horizontal cède ainsi le pas au vertical. Ou, tout au moins, admettons qu’il coexiste avec lui puisque la cession reste partielle. Il se noue à lui d’un mot. Dans ce contexte, le Chemin dérive, lui aussi à son tour, vers les nœuds borroméens : le fil lui aura permis de se déformer continûment et de s’immatérialiser en une figure géométrique abstraite tout en conservant les traits de son itinéraire marchant : il est à la fois inscrit dans la dimension physique et dans la dimension projetée de la pensée du marcheur tout orienté ici vers son but spirituel et/ou philosophique lequel est justement situé en hauteur. La perspective change dès lors. Et, du coup, on comprend pourquoi il est noté – sans doute à titre d’abyme – qu’« ouvrir un pèlerinage vers l’ouest, c’était rééquilibrer une chrétienté que tout portait jusque là à se déplacer vers deux sanctuaires orientaux : Rome et Jérusalem. »201 La conjonction des deux espaces a alors lieu. Elle fait de ce chemin un lieu ; c’est-à-dire quelque chose qui permet « une relation entre un espace et une fonction. »202 Le Chemin devient le lieu de l’élévation. Le pèlerinage reprend ainsi son sens ancien – religieux (« une belle tranche de chrétienté »203) même s’il se revêt aussi, dans ce livre, d’une acception philosophique initiatique voire mystique parce qu’inscrite « dans l’antre du gourou »204 ou parfois 201 Immortelle randonnée, p. 176. Nathalie Léger, « Le lieu de l’archive », préface de Philippe Artières, Dépouillement, subst. masc., Institut Mémoires de l’édition contemporaine, 2013. 203 Immortelle randonnée, p. 167. 204 Ibid., p. 125. Peut-être faudrait-il y voir du pythagorisme si on considère en effet que « « de façon générale les philosophes présocratiques formaient des sectes, qui partageaient de nombreux traits avec les sectes modernes (prééminence d'un gourou, pratiques à vocation mystique, etc.). Cela est encore plus vrai pour les Pythagoriciens chez qui l'aspect mystico-religieux était central. » 202 http://www.cosmovisions.com/Pythagorisme.htm., Consulté le 10-04-2016 à 22h40. 212 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org « sur les traces d’Alphonse II et de Bouddha. »205 C’est justement pourquoi, le schème de la hauteur institué par le narrateur et, du reste, compris comme tel par le lecteur, domine de plus en plus la description des lieux et pourquoi donc, logiquement, la réduction symbolique se matérialise ici logiquement sur cette base. En effet, dit J. C. Ruffin, « un lieu a symbolisé pour moi cette nouvelle étape du chemin : le monastère de Cornellana. J’y suis parvenu au terme d’une longue étape qui m’avait mené d’abord à Grado. La ville, sur une hauteur, est le siège d’une foire très animée. » (p. 184.) En réalité, l’espace physique parcouru par le marcheur se transmue ici en un espace métaphorique imaginaire : c’est un espace de quête initiatique voire ésotérique qui ne trouve sans doute sa formule que dans l’effort de transhumance, d’élévation, d’une verticalité haute qui est pourtant en même temps retournée vers la profondeur du bas, vers l’intérieur, vers le primordial. D’où cette recommandation donnée par le pèlerin à lui-même. Car, en effet, souligne le texte, « Il faut que le pèlerin soit enfin seul et presque nu, qu’il abandonne les oripeaux de la liturgie, pour qu’il puisse monter vers le ciel. Toutes les religions sont confondues dans ce face-àface avec le Principe essentiel. Comme le prêtre aztèque sur sa pyramide, le Sumérien sur sa ziggourat, Moïse sa pyramide, le Christ au Golgotha, le pèlerin, dans ces hautes solitudes, livré aux vents et aux nuées, abstrait d’un monde qu’il voit de haut et de loin, délivré de lui-même en ses souffrances et vains désirs, atteint enfin l’Unité, l’Essence, l’Origine. Peu importe en quoi ce nom s’incarne. » (p. 208.) 205 Ibid., p. 175. 213 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org On comprend, dans ces conditions, qu’une figure se redessine. Elle présente un plan, celui du religieux, ou du mythe que « la pensée géométrique pénètre » et qui est permis par « la description fidèle des espaces sacrés [qui, selon Michel Serres,] implique exactement les deux épures mêmes à quoi la Grécité naissante nous a obligé. » Découvrons-là donc, avec Serres nous expliquant justement que : « Vu en plan, l’espace sacré croît en sainteté, à mesure qu’on y pénètre, saint, saint des saints, autel, arche : initiation vers l’omphalos ou le centre du monde. Cette pénétration planaire projette simplement la montée sur la montagne sainte, le long de la pyramide, sur l’échelle de Jacob… » 206 Pour nous proposer ce schéma planaire désignant le sens BasHaut : Axis mundi Mais c’est par le fait du lecteur et par celui de la lecture. De leur seul fait. La figure prend, ici encore, la forme du triangle dont la base – horizontale – correspond à la marche physique, au parcours itinérant, et, ses côtés, à la valeur axiologique du monastère contenant la projection en pensée du pèlerin (le Jacquet, comme on dit, pour 206 Michel Serres, Les Origines de la géométrie, Op. Cit., p. 130-131. 214 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org ceux qui vont à Compostelle) orientée et tendue vers le Ciel. On pourra y rattacher toute la charge symbolique que l’ésotérisme chrétien ou d’un tout autre ordre (qu’importe !) affecte à cette figure. Reste cependant, il est vrai, que la ligne PO n’est pas complète : c’est parce que le pèlerin n’atteint jamais pleinement cette réalité ultime, indéfinissable, peut-être à l’image de ce Tao que la pensée chinoise nous dit si éloigné mais dont le caractère de transcription qui le désigne indique qu’il est « la voie, le chemin, ce qui y mène. » Du moins pourrait-il au moins s’agir de ces lignes de fuite, ces lignes d’horizon qui semblent toujours hors d’atteinte mais sur lesquelles le regard reste ici accroché ; avec lesquelles il est du moins en lien continu par une évidente tension visuelle et de pensée. À partir de là, peut s’observer une certaine configuration de l’espace de lecture et de l’écriture à la fois, puisque lecteur et scripteur sont ici tenus, ensemble, par cette conjonction involontaire qui les unit. Cette figure découpe l’espace global qui la contient sur une aire définie et déterminée en ses frontières par les lignes (PO), (PM), (MO-OM) disposées à partir des 3 points (P, M, O). La première ligne est vectorisée dans le sens P vers M ; la seconde est doublement vectorisée dans le sens où elle détermine une ligne axiologique (de valeur), c’est-à-dire de représentation : M valant pour O. et viceversa. Une architecture se présente ainsi. Elle tient cependant des deux architectes que sont donc le lecteur et le scripteur. O (objectif spirituel) P (Pèlerin Jacquet) M (Monastère de St Jacques de Compostelle) 215 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Bref, de l’horizontal au vertical, le fil continûment déformé du Chemin a donc ici noué au moins trois cercles d’espaces, à travers une espèce « d’espace [qui] formera un cercle stérile avec ses lignes droites, ses pans coupés, ses croisements aigus »207 : il s’agit d’un espace physique de nature géographique, d’un espace religieux et d’un autre, philosophique ; espaces auxquels on ajoutera donc une ultime, d’ordre mystique, sans doute de la nième dimension. On y devine le nouement borroméen, au fondement de certains séminaires lacaniens, qui relie tous ces espaces l’un à l’autre, et dont aucun fil ne saurait donc être détaché des autres sans que l’édifice ne s’écroule donc. Au bout du compte, il faudra peut-être convenir que cet édifice est bien de l’ordre d’une construction intérieure dont le texte, à lui tout seul, ne saurait avoir l’apanage mais que le lecteur partage avec lui. Un principe d’antonomase208 structure en fait la relation et favorise le déplacement du champ du texte à l’intériorité du lecteur : un nom, produit d’une architecture individuelle, valant pour des noms d’entités géographiques communes. La mise en espace de l’action, du point de vue de ses liaisons topologiques, par le lecteur, est en effet impliquée par ce que le texte met en surface : ce texte, à ciel si ouvert, oblige son lecteur à une forme de reconnaissance spatiale d’essence topologique. Il est vrai que, pour ce lecteur, un vide existe ainsi qui devait être compensé : « car, écrire, c’est dire qu’il y a la place pour écrire. »209 De ce vide, il se saisit justement pour architecturer, en un lieu intérieur à lui, ce qui n’est donc pas écrit par le texte. Dans ces conditions, conséquemment, il est possible de déduire que lire c’est Robert Misrahi, Construction d’un château intérieur. Traité du bonheur, Paris, Éditions du Seuil, Points, 1981, p. 87. 208 « Ce terme désigne en rhétorique la figure de style consistant à traiter un nom propre comme un nom commun. » Paul Laurent Assoun, Littérature et psychanalyse, Paris, ellipses / éditions marketing, 1996, p. 53. 209 Robert Misrahi, Construction d’un château intérieur, Op. Cit., 8. 207 216 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org peut-être aussi se dire qu’il y a donc la place – au sein de l’écriture – pour structurer des abstractions et se construire des espaces du là où loger sa lecture ; du là où circonscrire son activité d’appréhension. Du moins s’il reste admis que ce lecteur veut bien rester conforme à l’exercice spatial qu’il tente ainsi de mettre en place. C’est parce que lui aussi, en fait, avait donc son mot à dire, sa figure à construire. Sans doute parce que, justement, l’espace imageant et figuratif des littéraires lui offre en effet, s’il ouvre bien les yeux, la Figure, le fait qui a lieu, comme dit si bien Deleuze. Ou bien, si l’on préfère : c’est parce que l’impératif de figuration n’échappe pas à son devoir. Ou est-ce parce que, du moins, il voudrait proposer, à sa propre intellection, une traduction spatiale de son mode d’appropriation des espaces littéraires qu’il comprend ainsi sous un mode symbolique ? Toujours est-il que le vide devient, pour lui, le lieu du réfléchissement d’un exercice intérieur. Le vide est son lieu, son domaine de compétence figurale. C’est un lieu qui se comprend alors en le tenant à côté de ceux de la page et du texte : des frontispices par exemple. Ou peut-être en dessous voire en deçà. Quelque part en tout cas. Sans doute en dessous, mais en masque sûrement. La construction architecturale et topologique opérée par le lecteur de textes littéraires est bien, en cela, découverte, éclairage, lumière…de sens ou même, peut-être, de l’âme de ces textes se découvrant dans leurs invisibles topologies : « Écrire n’est donc rien. Tout juste un rien de lumière »210, nous disait, avec raison, Misrahi. Mais tout cela, est-ce finalement peut-être parce que l’entreprise d’écrire, pour un littéraire, a toujours ce quelque chose – paradigmatique – d’allégorique, voire de métaphorique qui la transmue nécessairement : c’est-à-dire, cette opération de traduction qui ancre le fait au-delà de ce qu’écrire donne à voir ou à lire et le situe, tenu par cet impératif, en profondeur, au-delà de sa surface 210 Ibidem. 217 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org apparente, pour dépasser le plan et construire des espaces ? Il est vrai que, ici, s’est autorisé et invité le transrationnel dans un champ que l’on était en droit de croire, en réalité, maîtrisé ; et que, dès lors, il faudrait comprendre que géométrie et topologie entament, en ce lieu, leur œuvre de déconstruction pour construire, en lieu et place, des architectures symboliques nouvelles (par rapport à l’espace transcrit au niveau de l’écrit). Elles sont en fait guidées par une perception d’essence phénoménologique qui n’entraine que la possibilité métaphorique. Métaphore dont le recours, nous dit-on, est sans doute donc déterminant, comme dit Michel Roux, du « caractère arbitraire de la séparation entre imagination et pensée rationnelle. »211 C’est une Vérité, à laquelle ce dernier nous assigne de nous conformer ! Mais on le serait de toute façon – en foi de quoi du moins – bien inspiré que nous sommes de ne vouloir ni de ne devoir l’ignorer. Ne serait-ce du seul fait de ce qu’elle nous rappelle et enseigne : à savoir donc, que, à l’image des «Pères du désert [qui] ont aussi fait des colonnes, d’arbres, de fonds de vallées, de cellules, etc., des déserts, [et] qui ont trouvé dans le désert des valeurs d’ascèse [et] entrepris une démarche volontaire, [il nous faut comprendre] autrement dit, [qu’] ils ont effectué une lecture finalisée du paysage et lui ont attribué des valeurs de dénuement, là où d’autres n’auraient vu que le néant et d’autres encore un désert vivant. »212 C’est, apparemment, ce que notre lecteur géomètre a sans doute tenté de matérialiser au moyen d’une topologie, il est vrai, à ne considérer qu’à son niveau le plus élémentaire pour nous, littéraires, qui ne sommes pas des géomètres avisés.213 Mais ce lecteur devrait se Michel Roux, Géographie et complexité, Paris-Montréal, Éditions L’Harmattan, 1999, p. 46. 212 Ibidem. 213 Je m’en tiens à cette première dimension pour tenir compte de la meilleure adéquation possible voire soutenable avec le registre littéraire. Car, on le sait, « la topologie en basses dimensions est fortement géométrique, comme le reflètent le théorème d'uniformisation en dimension 2 — toute surface admet une métrique 211 218 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org sentir à tout le moins fort légitimé, notamment par ces quelques vérités lacaniennes que j’ai citées en exergue de mon propos. D’elles, il aura en effet au moins appris à abstraire, du magma brut de l’écriture, un domaine imaginaire et abstrait, figuré, car non contraint par la limitation référentielle que les géographes assignent notamment aux espaces que l’on reconnait – dans les écrits littéraires – à travers moult désignations, signifiants et qualifications linguistiques qui les nomment sous le visage de lieux référentiels : villes, pays, sites, routes, maisons, etc. À côté de ces derniers, la présence des espaces topologiques est en réalité une présence ambigüe parce que paradoxale. Elle se reconnait, à travers les vides laissés par l’écriture, aux espaces engendrés du fait de la lecture ellemême. Et, à ce titre, une telle spatialité ne saurait être nommée du fait qu’elle reste seulement à l’état de construction, d’architecture de lecture, de virtualité et donc de puissance d’être. Mais sans doute jamais à l’état d’être véritable. Achevons sur ce domaine privilégié que nous convenons donc de réserver au lecteur. C’est un point d’honneur et de légitimité qu’on riemannienne de courbure constante, ce qui permet une classification en trois géométries : sphérique (courbure positive), plate (courbure nulle) ou hyperbolique (courbure négative) — et la conjecture de géométrisation de Thurston (démontrée par Perelman) en dimension 3 — toute 3-variété peut être découpée en morceaux dont chacun n'a que huit géométries possibles.La topologie en dimension 2 peut être étudiée comme une géométrie complexe en une variable (les surfaces de Riemann sont des variétés complexes de dimension 1) — par le théorème d'uniformisation, toute classe conforme de métriques est équivalente à une unique métrique complexe — et la topologie en dimension 4 peut être étudiée du point de vue de la géométrie complexe en deux variables (surfaces complexes) ; cependant, une variété de dimension 4 n'admet pas toujours de structure complexe. » Topologie géométrique de Wikipédia en français (auteurs) http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Topologie_g%C3%A9om%C3%A9trique& action=history, consulté le 03 avril 2016 à 3 h 54. 219 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org lui reconnaît ainsi. Car c’est bien là, pour conclure en effet de ce décentrement ou contournement opéré, c’est là où précisément, ce lecteur se construit vraiment son propre espace intelligible…Qui est donc de lecture lequel s’établit en fait sur celui – plus sensible – de l’écriture ; sur ce peu – du moins – que cette dernière lui laisse d’inoccupé au niveau de sa surface. Librement, il est vrai. Parce que, en effet, pour ce lecteur, pourrait-on dire, « il y aurait [dès lors] une danse des formes »214à opérer en ces espaces aérés, potentiels, quoique masqués par l’écriture. En ces lieux du déploiement et de la plénitude des relations qui tiennent donc de la logique même de ce lecteur qui écrit lui-aussi à son tour, en même temps que le scripteur du texte, et qu’il assume pourtant être en séparant, distinguant, et discriminant, il ne conservera, au bout du compte, que les lignes, les architectures propres – termes que j’entends au sens du grec « krinein » et que Kant utilise dans sa Critique de la raison pure. C’est en ces lieux que se détermine donc finalement une espèce de topologie littéraire qui, toujours – par l’entremise de son lecteur – ne pourra que chercher à analyser ; c’est-à-dire que tenter d’en dénouer la complexité : « analyse, analýo, [voulant] dire “je dénoue”. » Et il est vrai que, si l’on poursuit avec Harari qui énonce une telle vérité, une topologie pourrait être tentée de re-nouer en même temps. Car « il en est bien ainsi : il s’agit de dénouer, et de permettre un nouveau renouement. Il n’y a pas dé-nouement sans re-nouement. »215 La figuration des espaces opérée par l’écriture est, de ce point de vue, toujours concurrencée par la figure d’un espace abstrait qui s’y engendre de l’œil du lecteur et qui échappe ainsi à la main de l’écrit. Même si cela se tient, quand bien même il est vrai, sur les bases de cela qui ressortit justement au domaine de la graphie textuelle. Entre géographie du sensible (du ressort de l’écrit) et géographie de 214 215 Robert Misrahi, Construction d’un château intérieur, Op. Cit., p. 89. Roberto Harari, Op. Cit., p. 224. 220 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org l’intelligible (du ressort du lu), voici donc où il nous faudrait peutêtre loger l’espace de la critique sur les espaces littéraires puisque, comme le soutient Michel Serres, « l’espace de la géométrie reproduit une sorte de chemin mystérieux, d’échelle de Jacob qui met en communication la chose et sa représentation, le champ et le plan. »216 Bibliographie Arnheim (Rudolf), La pensée visuelle, Flammarion, Champs, 1976. Assoun (Paul Laurent), Littérature et psychanalyse, Paris, ellipses / éditions marketing, 1996. Beresniak (Daniel), Le ʺgai savoirʺ des bâtisseurs. Essai sur l’esprit de géométrie, Paris, Éditions Detrad, 1983. Collot (Michel), « Pour une géographie littéraire », Fabula-LhT, n°8, «Le partage des disciplines», mai 2011, URL : http://www.fabula.org/lht/8/collot.html. Enghels (Renata), Les modalités de la perception visuelle et auditive. 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La présente réflexion entend montrer comment son traitement dévoile la question de l’inégalité sociale de développement et de gestion dans l’œuvre romanesque de Venance Konan : Le Rebelle et le Camarade Président. L’art de Venance Konan réside dans la symbolisation et le travail sur l’espace. En faisant de la figuration spatiale le noyau structurateur de l’action dramatique, il définit l’espace romanesque comme une langue qui suppose une stratégie de communication. Celle-ci porte ici sur les dangers du discours politique identitaire qui est une source de marginalisations sociales et d’affaiblissement du capital humain. Mots-clés : Espace imaginaire – Idéologie – Centre – Périphérie – Discours politique identitaire. Abstract: Space is a transdisciplinary concept. It is the subject of an abundant literature. However the literary space is verbal. It is the responsibility of the language and speech. Therefore, the mode of representation of space is an ideological condensation process. This reflection intends to show how his treatment reveals the issue of social inequality of development and management in the novels Venance Konan: Le Rebelle et le Camarade Président. The art of Venance Konan is the symbolization and work on space. By spatial figuration structurateur the core of dramatic action, it defines the novel’s space as a language that implies a communication strategy. This here concerns the dangers of identity politics 224 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org discourse that is a source of social marginalization and weakening of human capital. Keywords : Imaginary space – Ideology – Center – Periphery – Identity politics discourse. Introduction L’espace est un concept transdisciplinaire. Il fait l’objet d’une littérature abondante. Cela a l’inconvénient de lui donner un vaste champ sémantique. En effet, si en philosophie il est une catégorie de connaissance, une des formes de l’intuition sensible, un système de lois réglant la juxtaposition des choses relativement aux figures, grandeurs et distances… et permettant la perception (chez Kant)217, en mathématiques, il se définit comme un ensemble muni d’une structure, une surface affectée à une activité particulière. Les typographes le conçoivent comme un petit caractère servant à séparer les mots d’un blanc, quand les physiciens en font un milieu à quatre dimensions déterminant un phénomène. En littérature, il se présente également comme une notion surchargée de significations. Il peut être considéré comme domaine, liberté, texte, étendue, territoire. Toutefois, l’espace littéraire est verbal. Il est du ressort de la langue et de la parole. Genette peut affirmer : « L’espace romanesque est un espace verbal créé de toutes pièces, caractère conforme à la fois à la nature des beaux-arts et, (…) à la notion même d’espace ».218 Méïté Méké précise que « Cependant, cet espace (romanesque) se distingue de ceux propres au cinéma et au théâtre car ces espaces relèvent beaucoup plus de l’ordre du visuel et de la perception auditive que de l’entremise des mots imprimés comme le récit romanesque. »219 Or, Dominique Zahan et Makhily Gassama s’accordent pour dire respectivement que toute parole est force vitale, parce qu’elle 217 - Termes usités dans la version électronique du Grand Robert de la langue française, 2ème édition dirigée par Alain Rey. 218 - Gérard GENETTE, « La littérature et l’espace » in Figures II, Paris, Seuil, 1972, p. 45. 219 - Meïté MEKE, « Langue et représentation spatiale chez Barbey d’Aurevilly » in En-Quête N°1, Abidjan, PUCI, Mai 1997, p. 44. 225 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org suppose un germe générateur220 et que « Le mot est loin d’être un élément vulgaire de la civilisation ; il constitue son âme, son souffle divin ; c’est à lui qu’elle doit l’éternité de son rayonnement. C’est pourquoi la langue maternelle est aussi précieuse que la civilisation à laquelle nous appartenons.»221 Mieux, Mémel Fôté enseigne que «Parler, ce n’est pas seulement exprimer l’identité de sa personne individuelle. C’est aussi s’inscrire dans la mémoire de la communauté et inscrire la mémoire de sa communauté dans la mémoire des hommes. »222 Parler revient, en d’autres termes, à supporter le poids d’une culture et d’une civilisation. Par conséquent, l’espace littéraire porte la marque de l’histoire et d’un projet socio idéologique extra textuel. Le mode de représentation de l’espace est un processus de condensation idéologique ; idéologie entendue selon l’acception de Pierre Ansart223, c'est-à-dire un discours orienté par lequel une passion cherche à réaliser une valeur ; réalisation qui se fait dans le champ politique qui est par nature conflictuel. Aussi, Zadi Zaourou affirme-t-il : « Les espaces (…) ne sont jamais neutres, non seulement parce qu’ils sont habités par des agents que traversent de multiples contradictions, mais aussi et surtout parce que l‘impact des situations créées et vécues par ces personnages est tel que ces espaces eux-mêmes finissent par être de véritables réalités symboliques »224. Henri Mitterand225, Youri Lotman226, Michaïl Bakhtine227, Michel Butor228, Roland Bouneuf229, Jean Weisgerber230 220 - Dominique ZAHAN, La dialectique du verbe chez les Bambara, Paris, Mouton et CO, 1963. 221 - Makhily GASSAMA, Kuma : interrogation sur la littérature nègre de langue française, Dakar – Abidjan NEA, 1978, p. 18. 222 - Harris MEMEL-FOTE, Esclavage, traite et Droits de l’homme en Côte d’Ivoire de l’époque précoloniale à nos jours, Abidjan, CERAP, 2006, p. 46. 223 - Pierre ANSART, La gestion des passions politiques, Paris, PUF, 1974. 224 - Bernard ZADI Zaourou, « Littérature et Dialectique : Application de la dialectique matérialiste à l’étude de la prose littéraire », in Revue du CAMES, Serie B. Vol. 03, N° 002, 2001, p.3 225 - Henri MITTERAND, Le discours du roman, Paris, PUF, 1980. 226 -Youri LOTMAN, La Sémiosphère, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 1999. 227 - Michaïl Bakhne, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978. 228 - Michel BUTOR, Butor, « L’Espace du roman » in Essais sur le roman, Paris, Gallimard, 1964, pp. 48-55. 226 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org confirment alors que l’étude de l’espace ne doit pas se limiter à une démarche topographique mais exige une topologie qui dégage ses valeurs symbolique et idéologique. Cette pratique est très féconde dans la littérature africaine d’expression française. Car celle-ci est essentiellement vouée à la question de l’aliénation. C’est pourquoi, Jean Pierre Makouta M’boukou soutenait que : « Tout texte négro-africain, publié ou inédit, est engagé. Chacune de ses pages, chacun de ses paragraphes, chacune de ses lignes, chaque terme qui le composent sont engagés, et portent comme marque de la misère des hommes qu’il défend. »231 Venance Konan est l’une des grandes plumes africaines contemporaines à privilégier le traitement de l’espace dans l’écriture. Son œuvre Le Rebelle et le Camarade Président232 revisite les meurtrissures de l’Afrique, un fait de guerre précisément, à partir d’une représentation particulière de l’espace. La problématique consiste, pour nous, à savoir comment le traitement de l’espace dévoile la question de l’inégalité sociale de développement et de gestion ; quels sont les fondements idéologiques de l’organisation de l’espace dans cette œuvre. Par une approche sociocritique relevant de l’école de Vincennes de Claude Duchet, nous tenterons de reconstituer la topographie de cette œuvre, d’en discerner la signification et la valeur topologique pour en dégager les enjeux idéologiques. I – Une cité, deux mondes Le couple conceptuel centre et périphérie est ici utilisé dans le sens des économistes des inégalités de développement.233 Les historiens marxistes ont, par l’entremise du matérialisme historique, certes - Roland Bourneuf, Réal Ouellet, L’univers du roman, Tunis, Cérès, 1998. - Jean Weisgerber, L’espace romanesque, Lausanne, L’Age d’homme, 1978. 231 - Jean Pierre Makouta M’Boukou, Introduction à l’étude du roman négroafricain de langue française (Problèmes culturels et littéraires), Abidjan, Dakar, 1980, p. 170 232 - Venance Konan, Le Rebelle et le Camarade Président, Abidjan, Frat Mat éditions, Avril 2013. 233 - Amin Samir, Le développement inégal : essai sur les formations sociales, Paris, Editions de Minuit, 1978. 229 230 227 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org approfondi sa réflexion en étudiant l’économie capitaliste234 et en distinguant « l’économie-mondiale » (le marché de tout l’univers, le commerce du genre humain) de « l’économie-monde » (fragments d’humains qui échangent entre eux à l’intérieur d’un même système). Mais sa forme contemporaine est le fait de ces économistes. Il ne s’agit donc pas de distinguer le milieu (centre) de l’extérieur (la périphérie). Il est plutôt question de l’opposition de deux espaces dans un système. Le centre fait référence à celui qui commande et la périphérie à ceux qui subissent. Le centre et la périphérie impliquent donc des relations dissymétriques. Christian Grataloup, dans un article intitulé « Centre/Périphérie », précise : Pour que ce couple ait un sens, il faut qu’il y ait relations entre les deux types de lieux, donc des flux (de personnes, de marchandises, de capitaux, d’informations, de décisions…) et que ses relations soient dissymétriques (solde déséquilibré des flux, hiérarchie des relations de pouvoir…). Le centre est central justement parce qu’il bénéficie de cette inégalité et, réciproquement, la ou les périphérie(s) sont caractérisée(s) par un déficit qui entretient leur position dominée. 235 La société textuelle de Le Rebelle et le Camarade Président regorge d’une multiplicité d’espaces. Mais, le système centralisateur de la trame événementielle est un espace-pays africain anonyme doté de trois espaces-pays frontaliers : le Mandeso et le Fakinasso au Nord, et le Freeland à l’Est. En d’autres termes, la médiatisation des relations interpersonnelles est soutenue par l’organisation spatiale. Cet espacepays se singularise par une fracture socio économico politique. Ce processus d’aliénation est avant tout la résultante d’une succession de pouvoirs arbitraires. Excepté celui du « Père de la Nation », ceux de l’héritier, du Général Noël et du Christ de Vava se fondent sur la gabegie, le népotisme, le détournement de deniers publics et une mauvaise répartition des richesses. Ainsi, l’agent social qui part à Paris fait l’état des lieux à Lasso et Kodja, en ces termes : « Mes frères, commença-t-il, le pays est gâté. D’abord, ils ont fini de voler tout l’argent du - Lire les ouvrages suivant de Fernand Braudel : Ecrits sur l’histoire, Vol.1-2, Paris, 1991 et La dynamique du capitalisme, Paris, 1988. 235 - Christian Grataloup, « Centre/Périphérie » in http// www.hypergeo.eu/spip.php? Article 10 Consulté le 05 Mars 2016. 234 228 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org pays. Il n’y a plus rien dans les caisses de l’Etat. Ils ont tout volé pour se construire des palais dans la capitale, dans les villages de leurs pères et de leurs mères. Ils ont tout volé pour s’acheter des quatre-quatre ». (p. 51) Cela a pour conséquence l’extrême paupérisation de la masse qui entraine la dépravation des mœurs : la prostitution, le détournement des mineurs, l’homosexualité, la pédophilie, la chute des garants moraux de la société : « Les prêtres au pays se baisent entre eux et baisent les enfants ». (p. 52) La déconstruction sociale résultante du cynisme des hommes politiques est décrite par cet autre agent social anonyme avec humour : Mais cela n’a pas suffi à leur bonheur. Alors, ils ont commencé à baiser nos femmes pour que nous sachions que ce sont eux les maîtres. Ça nous a fait mal, mais on a fini par s’y faire (…). Quand ils ont vu que ça ne nous faisait plus mal, ils se sont alors mis à baiser nos grandes filles (…). Quand ils ont vu que ça ne nous faisait plus mal, ils se sont mis à baiser nos filles de quatorze et treize ans. Quand ils ont vu que ça ne nous faisait plus mal, ils se sont mis à baiser nos garçons. Eh ! Mes frères. En ce moment même au pays, on ne sait plus qui est garçon, qui est fille ». (p. 51) C’est dire que l’espace-pays se caractérise par l’affaiblissement du capital humain. L’écriture de Venance Konan se focalise sur sa scission pour amplifier l’idée de décomposition du corps social. Ainsi, les lexèmes Nord et Sud sont abondamment usités. Cette toponymie rigide participe de l’idéologie ségrégationniste qui fait des nordistes des allogènes et des sudistes des autochtones. En d’autres termes, les rapports entre le Nord et le Sud sont des rapports inégaux. L’usage des topolectes Nord, Sud fait progressivement place à des désignateurs signifiants : Nordiste, Sudiste ou aux présentatifs emphatiques « gens du Nord », « gens du sud ». Ainsi, la bipolarisation spatiale dévoile non seulement des catégories sociales mais surtout des identités. Ce qui précède autorise à dire qu’il y a une fragmentation de l’identité nationale en identités nordiste et sudiste. Le narrateur passe d’une évocation topolectale à une toposémie inductive au sens où l’entend Diandué Bi Kacou Parfait : « La toposémie inductive » est un syntagme nominal, une conjonction double d’autant que le substantif « toposémie » est lui-même une composition à laquelle 229 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org l’on adjoint l’adjectif « inductive » qui signifie ici « dénotatif », c'est-à-dire que la notion que l’adjectif « inductive » qualifie n’est pas à « dénotation nulle » ; elle a un référent dans le monde physique extratextuel. La « toposémie » est constituée de « topos » qui signifie lieux et de « sème » qui renvoie selon George Mounier à l’unité sémantique minimale résultant de l’analyse des signifiés. (…) La toposémie serait donc l’ensemble des noms de lieux dans le texte romanesque développant des paradigmes extra-textuels donnant à la fiction romanesque une dénotation non nulle. (…) Tout toposème et tout topolexème est un toponyme. La toposémie est pardelà tout la capacité qu’à un toponyme de s’adapter à des espaces extra-textuels. Le toponyme devient une métaphore englobante. La toposémie est inductive quand plusieurs indices topolectaux désignent avec précision un espace extra-textuel donné. La différence entre un toponyme et un toposème réside dans le type de rapport avec l’extra-texte. Alors que le toponyme s’identifie et repose dans la diégèse fictionnelle, le toposème par sa construction renvoie à l’extra-texte bien qu’il relève lui aussi de la fiction.236 L’authenticité de la citoyenneté est fonction de l’espace occupé, mieux de l’espace dont on est originaire : « Les Nordistes furent déclarés allogènes, puisqu’ils étaient presque tous installés au Sud, sur les terres ancestrales des gens du Sud, et ceux qui étaient restés au Nord étaient pour la plupart accusés de venir en réalité des pays voisins du Nord. » (p. 53) Puis, ils « sont déclarés incompétents et chassés de la fonction publique ». (p. 100) En somme, la topographie de la société textuelle de Venance Konan dispose les espaces en espace du pouvoir (économique et politique) et en espace populaire. Le Sud, espace du pouvoir (le centre), est un espace de grands intérêts. Ils éveillent des convoitises, parce qu’ils concentrent toutes les richesses. Le Nord, espace populaire (la périphérie), a un taux de paupérisation très élevé : « Les paysans du Nord étaient plus pauvres que ceux du Sud ». (p. 103) Le co-texte, particulièrement le titre, le confirme. Car comme le dit Henri Mitterand, « le titre désigne l’ensemble du texte qui le suit. »237 La classification de Leo Hoek permet d’en faire une analyse efficiente. Ce - Diandue Bi Kacou Parfait, « La dialectique de l’espace identitaire dans Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma » in En-Quête N°15, Abidjan, EDUCI, 2006, p. 135. 237 - Mitterand, Henri, « Les titres des romans de Guy des Cars » in 236 Sociocritique (Sous la Direction de Claude Duchet), Paris, Fernand Nathan, 1979, p. 90. 230 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org dernier « distingue (…) entre deux sortes de titres : le ‘‘titre subjectal’’, qui désigne le sujet du texte, exemple Amour de ma vie, et ‘‘le titre objectal’’, qui désigne le texte en tant qu’objet, c'est-à-dire en tant qu’appartenant à une classe donnée de récits, exemples Aventures de…, Révélations sur…, Histoire de…, etc. »238 De cette classification, l’on retient que Le Rebelle et le Camarade Président est un titre subjectal. Leo Hoek propose, par ailleurs, un découpage des monèmes constitutifs du titre qu’il appelle opérateurs. Il l’entreprend sur la base d’une catégorisation qui lui permet de relever « l’animé humain (considéré pour sa condition, exemple La Demoiselle d’Opéra, ses qualifications, sa situation narrative), l’inanimé (opérateurs objectaux, par exemple Les Gommes), la temporalité (indications de durée et d’époque, par exemple Chronique du règne de Charles IX ou La semaine Sainte), la spatialité (par exemple Le labyrinthe ou Notre-Dame de Paris), l’événement (ce qu’on pourrait appeler les opérateurs ‘‘narratiques’’, ou encore factuels, par exemple La Débâcle ou La Curée)239. Ce qui précède autorise à dire que le titre de l’œuvre de Venance Konan se fonde sur des opérateurs animés humains : le Rebelle et le Président. Ceux-ci déterminent non seulement un statut social ; mais également implicitement des espaces. Ici, le Rebelle (Lasso) occupe un espace marginal (le Nord). Le président réside dans un palais et ne contrôle que la zone Sud du pays. L’espace est, par conséquent, le nœud de l’action dramatique. Il ne sert pas uniquement à ancrer le récit dans un cadre référentiel. Il participe aussi à la signification du récit qui a pour sociogramme générateur la lutte contre la gestion calamiteuse du pouvoir qui repose sur un discours identitaire. En somme, le sociotexte est soutenu par une structure spatiale construite comme un réseau de relations d’opposition, d’antagonisme entre un pôle dominant (le Sud) et un pôle secondaire dominé (le Nord). Il en découle que la construction spatiale est crisogène. 238 - Mitterand, Henri, « Les titres des romans de Guy des Cars » in Sociocritique (Sous la Direction de Claude Duchet), Paris, Fernand Nathan, 1979, p. 91. 239 - Idem, pp. 92-93. 231 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org II – Un espace crisogène Nous sommes redevable à Diandué Bi Kacou Parfait de l’usage du terme espace crisogène qu’il définit comme suit : « Espace crisogène : espace portant consubstantiellement la crise. Espace comportant dans ses strates profondes les germes d’une crise. Espace générateur de crises. »240 Dans la dialectique de la société, la crise nait d’un conflit. C’est donc une forme d’antagonisme parce que : « il y a antagonisme lorsque dans des conditions déterminées, une contradiction évolue et atteint un degré tel que ses deux termes ne peuvent plus cohabiter à l’intérieur de cette unité dialectique ».241 Zadi Zaourou précise : « Dans un texte littéraire, tout comme du reste dans la vie réelle, toute guerre, tout assassinat ou toute tentative de meurtre etc. constitue sans nulle doute le signe de la manifestation phénoménologique d’une contradiction antagonique qu’il reviendra bien sûr au critique d’identifier, de formuler et d’analyser correctement.242 » L’espace romanesque de Venance Konan donne l’image d’une société balafrée, meurtrie par des manifestations phénoménologiques de la lutte des contraires : les agressions, le banditisme, les assassinats. En conséquence, le front social est en ébullition. L’écriture s’investit dans la représentation de cet espace de guerre. En effet, la société du roman dévoile un univers concentrationnaire qui amplifie la criminalisation et la destruction de l’État. La fracture politique entraîne une fragmentation de la nation. Car Cette gestion calamiteuse a pour conséquences la dislocation des ramifications sociologiques du pouvoir, c'est-à-dire les Appareils Idéologiques d’État (AIE) que sont : la famille, la presse, surtout l’école et la justice. L’instance narrative décrit le processus d’accumulation quantitative qui en résulte : « Les gens du Nord n’apprécièrent pas cette confiscation du pouvoir et à l’appel de leur leader charismatique qui s’était réfugié à l’étranger, ils furent les premiers à manifester leur opposition au Général. Celui-ci réprima leurs manifestations dans le sang. Ses militaires se mirent à violer les femmes du Nord, à piller et à exécuter des gens du Nord 240 - Diandué Bi Kacou Parfait, Op.cit., p. 133. - Zadi Zaourou, Op. Cit., p. 8 242 - Idem, p. 8 241 232 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org dans les rues en les qualifiant de bandits aux grands boubous pouilleux. » (p. 53) Les Appareils d’État (AE) et les Appareils Idéologiques d’État (AIE) étant aux mains des sudistes, les Appareils Répressifs d’État (ARE) sont en alerte maximale pour maintenir ‘‘la norme’’. Ici, la norme est « le résultat d’une réconciliation obtenue par la force, parfois celle des armes » : « La normalisation est le fait de se soumettre, contre sa volonté ou sous l’emprise d’une idéologie autoritaire, à une norme ou un paradigme donné. Il y a des victimes consentantes et des victimes sanctionnées sans avoir forcément tort. »243 Cette pratique d’embrigadement des libertés fondamentales entraine des révolutions de palais : les coups d’Etat du Général Noël et du Général Béou et la rébellion du Mouvement Patriotique pour la Libération de l’Afrique (MPLA) dirigé par le sergent-chef Issé : « (…) un groupe de rebelles, en provenance du Fakinasso, avait attaqué la capitale durant la nuit (…). Une heure plus tard, le ministre rappela pour annoncer que d’autres groupes de rebelles avaient occupé les deux principales villes du Nord du pays, là où étaient entreposés les avions de guerre et où il venait de faire transférer l’armement lourd. » (p. 127) Le Nord adhère au combat des rebelles. Il devient très tôt leur bastion. Fakinasso (pays frontalier au Nord) fait partie de l’espace de guerre. Car c’est dans cet espace-pays que se conçoit, s’organise et prend forme cette rébellion armée. En effet, c’est à Gaoual (espaceville) que le recrutement de soldats mercenaires constitués de déserteurs de l’armée se fait. Ces soldats exilés adhèrent donc au projet de déstabilisation du régime du Camarade Président. Il en découle que l’espace participe de l’action révolutionnaire. Il ne sert pas uniquement à ancrer le récit dans un cadre référentiel. Il participe aussi de la signification du récit : la lutte pour la liberté. La guerre oppose ainsi le Nord (espace-région) au Sud (espacerégion). C’est dire qu’il y a une guerre des espaces. Mais le récit de la guerre se focalise sur le Sud, la capitale et les principales villes de la zone au nord. L’affrontement dans la capitale se fait également sur la base d’une occupation rationnelle des espaces-quartiers. Les bas- Séry Bailly, « L’art et la politique entre normalisation et liberté » in in Revue de Littérature et d’esthétique négro-africaines N° 11, Actes du colloque avec table ronde sur: Esthétique et politique : de la laideur à la beauté, Abidjan, EDUCI, 2009, p. 33. 243 233 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org quartiers et les bidonvilles (espaces-prolétaires) sont privilégiés par les rebelles. Ils ceinturent les quartiers huppés (espaces-bourgeois) contigus au camp militaire. L’antagonisme installe le chaos : « C’était le chaos total dans la capitale et il avait gagné les autres villes de la zone dite loyaliste. Tout le monde attaquait tout le monde et les forces dites impartiales, au milieu, ne savaient plus qui protéger, qui séparer. » (p. 259) En somme, la socialité de Le Rebelle et le Camarade Président est construite sur des espaces tragiques et dysphoriques qui médiatisent la banalisation de la violence sous toutes ses formes. III – Enjeux idéologiques La liberté est le substrat de l’œuvre de Venance Konan. Il conçoit l’écriture comme une quête, « la tentation naturelle chez un créateur (…) de prendre sa part des tourments et des aspirations de sa société »244. Aussi, dédie – t-il son œuvre aux victimes des crises africaines dans son épigraphe : « A toutes les victimes de toutes les absurdités de l’Afrique ». Mais, il choisit d’évoquer la problématique de la liberté à partir du paradigme de sa négation. Le Rebelle et le Camarade Président, « dans cette logique, tisse avec le vaste champ sémantique des antonymes de la liberté : arrestations, clandestinité, tuerie, suicide, imposture… ».245 Manifestement, Venance Konan a une très grande connaissance des réalités socio économico politiques africaines. Son roman puise son souffle dans la symbolisation et le travail sur l’espace qui confère une densité à l’imaginaire tout en actualisant cette problématique de la survivance identitaire des cultures minoritaires. Pour lui, celle-ci exige la reconnaissance des droits de l’homme de valeur universelle, la liberté soutenue par une forte expression de la solidarité entre les peuples. Si « l’espace est un facteur de construction des identités » selon les termes d’Adama Coulibaly, trouver des solutions 244 - Les termes sont de Mongo Beti, « Choses vues au Festival des arts africains de Berlin Ouest (du 22 Juin au 15 Juillet 1979 » p.54 245 -Kouamé Kouamé, « Sony Labou Tansi et le problème de liberté : l’exemple de La vie et demie » in En-Quête N°8, Abidjan, EDUCI, 2001, p. 176 234 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org alternatives pour engager les individus et une société meilleure nécessite la fondation d’espaces intégrateurs. Par l’entremise de cette œuvre, Venance Konan se propose de critiquer les démocraties émergentes des pays africains. Il s’évertue à repenser le fonctionnement de ces États, et questionne le monde politique pour déceler les mécanismes de propagation des conflits. En réinterrogeant les catégories traditionnelles du politique à travers la représentation d’espaces identitaires conflictuels, il constate que le discours politique identitaire est une source de marginalisations sociales et d’affaiblissement du capital humain. Pour lui, les intellectuels ont pour mission de favoriser le passage des sociétés déchirées d’aujourd’hui aux sociétés réconciliées de demain, en participant à la naissance d’une civilisation universelle qui suppose le respect des droits des peuples à l’autodétermination. Car la liberté vraie réside dans la conjonction de nos différentes faiblesses. La société de référence convoquée, à cet effet, est la Côte d’Ivoire. Car la description des pays frontaliers de l’espace-pays anonyme que sont le Mandeso, le Fakinasso, le Freeland montre qu’il s’agit respectivement du Mali, du Burkina Faso et du Libéria. D’un point de vue thématique, Mandeso provient du malinké ou bambara. Il est constitué de deux substantifs : ‘‘mande’’ faisant allusion à l’empire du Manden de Soundiata Kéïta dont les habitants sont les Mandens ; et « so » qui renvoie à la ville, au territoire, au village. Le Fakinasso a pour capital Gaoual, anagramme de Ouaga (dougou). Et Freeland qui signifie littéralement en anglais terre de liberté, terre libre comme « libreville », fait référence à l’histoire du peuplement du Libéria. Ce pays, à l’abolition de l’esclavage, fut peuplé par les esclaves affranchis qui décidèrent de revenir sur leur terre natale. C’est le lieu de dire que dans l’histoire récente de la crise ivoirienne, le Burkina Faso fut accusé d’avoir hébergé les soldats déserteurs qui ont fomenté la rébellion. Le Général Noël est un personnage référentiel. Il orchestre un coup d’Etat comme le général Robert Gueï le 24 Décembre, à la veille de Noël : « Lorsque le général Noël fit son coup d’Etat », « on appela le général Noël ‘‘Papa Noël’’. (p. 95) Le leader charismatique du nord et le Christ de Vava font référence à Alassane Ouattara et Laurent Gbagbo qui avait pour pseudonyme le woody de 235 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Mama. Le discours politique identitaire de référence est par conséquent l’ivoirité. Boa Thiémélé Ramsès précise son origine et son instrumentalisation par le politique, dans un article : L’ivoirité entre beauté et laideur : L’ivoirité originelle est culturelle. Son géniteur s’appelle Niangoran Porquet, un homme de culture. (…) L’ivoirité selon son géniteur, est ce que, en 1974 les Ivoiriens devaient apporter comme valeurs spécifiques au patrimoine culturel de l’Afrique. (…) Malheureusement, le développement politique de l’ivoirité est contemporain de plusieurs débats et de certains événements sociaux politiques qui vont rejaillir sur la réception même du concept. La réception de la version politique de l’ivoirité a lieu dans un contexte particulièrement idéologique voire démagogique.246 (pp.11-12) Venance Konan fait de Le rebelle et le Camarade Président une contribution à ces débats. Il recherche les causes profondes du mal ivoirien. Pour lui, le discours politique identitaire est source de conflits, de dérapages incontrôlables, parce qu’il entraîne la discrimination et l’exclusion qui sont de graves atteintes à la cohésion nationale. C’est dire qu’une identité ne se décrète pas politiquement, et ne doit pas être soumise au carcan d’une volonté politique de circonstance. La souveraineté réside dans l’intégration, et non dans l’assimilation et l’alignement. La conception essentialiste de l’identité rime avec le jeu de l’ethnicité, de la religiosité qui est un frein à la régularité, à la transparence dans la gestion des affaires, et au respect des procédures, des citoyens et de l’État de droit. Bandaman Maurice affirme à juste titre, dans Côte d’Ivoire : chronique d’une guerre 246 - Boa, Thiémélé Ramsès, « L’ivoirité entre beauté et laideur » in Revue de Littérature et d’Esthétique Négro-africaines, Actes du colloque avec Tableronde sur : Esthétique et politique : de la laideur à la beauté, Abidjan, EDUCI, 2009, pp. 11-12 236 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org annoncée247 : « Tout appel à un peuple qui n’exalte pas le goût de l’effort, du sacrifice, du désintéressement, du travail pour son pays, mais s’appuie sur la primauté d’un groupe sur un autre conduit toujours et partout à l’éclatement de la nation ». En somme, le discours politique identitaire est un frein à la bonne gouvernance et à la concorde intérieure. En dénonçant le discours politique identitaire, l’esthétique de l’écrivain ivoirien rencontre celle de Diégou Bailly dans La traversée du guerrier.248 Toutefois, l’art de Venance Konan réside dans la symbolisation et le travail sur l’espace. En faisant également de la figuration spatiale le noyau structurateur de l’action dramatique, il définit l’espace romanesque comme une langue qui suppose une stratégie de communication. L’inscription des agents sociaux dans des réseaux spatiaux conflictuels obéit à l’objectif de dévoiler et dénoncer « un univers ambigu et absurde où la pratique du pouvoir et les actes humains orientent vers un anti-pouvoir et une anti-société »249. Il y a donc volonté de renforcer l’effet réel de la trame événementielle pour toucher le maximum de conscience possible. Car il y a urgence dans l’élaboration d’une identité collective : socle de toute identité politique et de toute souveraineté. On comprend dès lors pourquoi Mario Vargas affirmait que « la chance de la littérature, c’est d’être associée aux destins de la liberté dans le monde : elle reste une forme fondamentale de contestation et de critique de l’existence ».250 Conclusion Le Rebelle et le Camarade Président est un roman de témoignage sur la crise ivoirienne. Il dévoile une esthétique de la binarité qui repose sur la fictionnalisation de la problématique du centre et de la périphérie dans la vie d’une nation. Il se veut une contribution au - Bandaman Maurice, Côte d’Ivoire : chronique d’une guerre annoncée, Abidjan, publié en collaboration avec le quotidien 24 heures, 2004. 248 - Damien, Bédé, « Mythe, pouvoir et société dans La vie etdemie » in En247 Quête N°9, Abidjan, EDUCI, 2002, p. 81 249 250 - Damien Bédé, Idem, p. 81. - in Revue Le monde l’éducation 2000. 237 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org débat de la survivance identitaire des cultures minoritaires et du discours politique identitaire dans les démocraties émergentes. Venance Konan montre ainsi que l’écrivain doit être un créateur, un inventeur, un consolidateur de ce supplément d’âme nécessaire à la préservation de l’équilibre social. A ce titre, Le Rebelle et le Camarade Président est un hymne à la liberté. Car elle se veut l’expression d’une lutte contre les dérives meurtrières de la guerre. Cette entreprise confirme la préoccupation de Tanella Boni dans son article intitulé Vivre, apprendre et comprendre : « Les écrivains parlent-ils d’autre chose que de la vie ? Ces dernières années, il est vrai, les guerres et les violences de toutes sortes, ont envahi aussi l’espace de l’écriture, faisant partie intégrante désormais des univers imagés. La mort, la souffrance et le chaos ont donc fait irruption sur la page blanche, venant de très près de la vie réelle. Mais écrire est-il autre chose qu’une lutte incessante contre la mort ambiante ? »251 Références bibliographiques ANSART Pierre, La gestion des passions politiques, Paris, PUF, 1974. BAILLY Diégou, La traversée du guerrier, Abidjan, CEDA, 2004. BAILLY Séry, « L’art et la politique entre normalisation et liberté » in in Revue de Littérature et d’esthétique négro-africaines N° 11, Actes du colloque avec table ronde sur: Esthétique et politique : de la laideur à la beauté, Abidjan, EDUCI, 2009. 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Aujourd’hui, on attend un numéro d’acteur, rapportant un récit avec brio, sans lésiner sur la gestuelle, osant convoquer tous les temps et les espaces. Les spectacles en Afrique, issus des rituels traditionnels ne séparent pas ces deux lieux, intimement imbriqués. Ils traduisent une mystique qui ne divisent pas deux plans aussi réels l’un que l’autre et où la communion avec le monde des Esprits règle le quotidien. La géométrie spatiale réunit les discours des personnages d’ici et d’ailleurs, portant leurs discours spécifiques. Mes mises en scène inspirées de ces réalités, expliquent et enrichissent la connaissance de la société africaine et de ses cheminements initiatiques. Organisation de l’espace Le lieu scénique du rituel traditionnel africain regroupait deux plans : celui du divin et celui de l’humain et de la réunion consensuelle des forces supérieures, de l’auditoire et du meneur de rite, naissait l’action rituelle efficace. Le sol et le ciel, domaine des divinités, devenaient présents et sensibles dans le cercle rituel 241 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org traditionnel. Au cours de transes, ils s’exprimaient par le geste et la parole sur le lieu- même de l’action théâtrale : la métamorphose des personnages avait cédé la place à un génie qui prenait possession d’un corps et d’une voix. Le cercle rituel inspire toujours certains spectacles : il est constitué par les acteurs sur scène formant un demi-cercle prolongé par le public qui forme un deuxième demi- cercle. Cette image du rond est ressentie comme un soutien pour se rassembler sur soimême. Il s’agit de s’affirmer du dedans, avant d’affronter un groupe qui nous engendre constamment ou nous détruit. L’espace poétique, domaine de l’imaginaire, s’implique sur le lieu scénique qui devient aussi un lieu de démystification où tout est donné à voir, où l’on montre les techniques, où l’on suit la chute des masques : dans « Ma Sogona ma laide » (1), Sogolon danse la danse du Toroféré, projetée dans l’invisible comme la fleur du figuier qui n’est vue que par le regard troisième sous forme d’or. Ce lieu double est habité, vécu, piétiné ; les acteurs s’y traînent comme pour mieux s’imprégner des vibrations telluriques. Le lieu scénique est créé rituellement au début du spectacle, juste avant l’installation des acteurs, pour le préparer mystiquement à la rencontre des deux plans : Traditionnellement, un acteur trace au début du spectacle, symboliquement avec de la poudre de kaolin, l’espace salle-scène, devenant alors sacré. L’espace se construit ensuite avec des objets, des accessoires qui définiront le jeu des acteurs et la trame de la fable. Le corps de l’acteur et son costume devient aussi espace : les « bilokos » (2) accessoires que l’on porte sur soi à l’instar de Lucky (En attendant Godot), chargé de tous les colis de Pozzo, indiquent son état de déchéance, sur un chemin de servitude. L’arbre squelettique, rendezvous avec l’invisible Godot, rappelle à la fois une potence et une croix, ainsi qu’un arbre de Vie, relié à l’autre Monde, signe d’ espoir et salut. Chaque spectacle, a ses objets forts, son décor symbolique. Ils sont investis d’un pouvoir diffus, d’une capacité d’agir sur chacun. Le lieu scénique fonctionne alors à la manière d’un voyage initiatique, jalonné de signaux (les accessoires) qui orientent l’action. 242 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org L’Africain continue toujours à capter les forces qui dorment en toute forme et s’identifie « magiquement » avec ces formes. Les transes- psychodrames En mettant en scène des désirs et leurs conflits, l’acteur fuit la réalité du lieu scénique vers un monde symbolique, rempli de potentialités compensatrices ; dans une sorte de stratégie de protestation, une thérapie des opprimés, le théâtre-rituel fait passer par la transe, les personnages à problèmes, sortant d’un passé pesant, d’un lieu coercitif ; l’acteur donne à voir la lente construction du monstre qui sommeille en lui. Il vit l’acte présent et la conscience jaillira au bout d’un travail sur soi-même quand le personnage aura suffisamment balayé, lessivé, frotté et qu’il verra plus clair autour de lui. Et ce travail n’est pas renvoyé dans un espace poétique mais exprime sans tabou ni pudeur ce retrait des masques. L’espace des spectateurs Les spectateurs font partie intégrante du jeu. Les acteurs circulent en permanence dans la salle et représentent la participation du public ou l’image sociale de ce public. Cet espace se manifeste sur le plan sonore par des vociférations, des questionnements, des acquiescements ou rejets. Les spectateurs doivent se sentir pris à l’intérieur du cercle rituel pour suivre le traitement de ce qui peut être leur problème. Toutes les poses sociales de la salle sont démasquées sur scène avec les doubles caricaturés. Une liaison permanente existe entre la salle et la scène, l’une complétant l’autre et permettant une meilleure appréhension des réalités à plusieurs faces. L’espace des spectateurs, refermant le cercle rituel, est l’espace de la normativité, espace positif connoté « euphoriquement », contrairement à l’espace scénique, négatif, connoté « dysphoriquement » et correspondant à la transgression d’une norme. 243 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org L’évolution des lieux scéniques Les lieux éclatent à certains moments de l’action en particulier au cours des psychodrames où les personnages exploitent toute l’aire de jeu sans plus tenir compte de l’organisation préalable. Un seul et même espace réunit alors tous les antagonistes qui sont tenus de s’affronter. Un espace nu ne les oriente plus. Dans les pauses poétiques, les personnages agrandissent leurs espaces à la mesure de leurs désirs : soit ils s’élèvent en grimpant sur des accessoires, soit ils se laissent conduire au hasard d’une danse. Dans ces instants d’exaltations, les personnages cherchent à se rapprocher, à découvrir des zones inconnues qui alimenteraient leurs rêves d’évasion. Parfois la nudité des lieux où aucun élément de décor ne distrait, donne libre cours à l’imagination des acteurs qui vivent ainsi les situations les plus incongrues. Le spectateur de son côté ne se laisse pas prendre par des détails anecdotiques qui le détourneraient de l’axe essentiel de sa réflexion. D’autant plus que son attention doit rester toujours en éveil du fait que les différents lieux fonctionnent en même temps et le sollicitent constamment. L’action jouée sur un lieu a une répercussion immédiate sur un autre, tandis que d’autres proposent des actions parallèles quand l’espace-salle poursuit indépendamment son jeu, au rythme du quotidien. Enfin, à d’autres moments, certains personnages sont enfermés dans un monde clos à l’image de leur réalité et ils ignorent totalement les autres présences. Chacun vit sans tenir compte de l’autre, le 244 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org drame de sa vie. L’acteur restreint alors chaque fois un peu plus son espace vital jusqu’à l’absorption complète de son personnage. Lieux étroits, oppressants comme des prisons ; espaces à la taille des élans, des fantasmes qui se libèrent. Les lieux suivent l’évolution des personnages, orientent le regard du public, tracent des sentiers qui mènent tous vers la salle, lieu de la grande lumière. C’est là que réside la réponse, au cœur de chaque spectateur qui devrait se sentir entamé et bousculé dans ses certitudes. C’est là qu’il s’inscrit de plein pied dans sa société et l’interroge. Bibliographie sélective Hourantier Marie-Josée, Ma Sogona Ma laide, Paris, L’Harmattan, 2001. 2- L’Art de porter sur soi tous les accessoires utiles au voyage. Bibliographie Du rituel à la scène chez les Bassa du Cameroun, en collaboration avec Jacques Scherer, Nizet, Paris, 1979 Du rituel au théâtre-rituel, l’Harmattan, Paris, 1984 Pièces de théâtre-rituel de MJHourantier : Le chant de la colline suivi de A l’aube de la conscience, NEA Dakar, 1990 Orphée d’Afrique, L’Harmattan, Paris, 1991 Mises en scène de Les Mains veulent dire et La Rougeole arc-en ciel, NEA, Dakar, 1991 245 Les Cahiers du Grathel, N° 04– 2016 ISSN : 2414-1755 - © GRATHEL – www.grathel.org Table des matières INTRODUCTION ........................................................................................................... 9 MEKE MEITE ...................................................................................................................... 9 LA VILLE A L’OEUVRE ........................................................................................................ 13 BEATRICE N’GUESSAN EPOUSE LARROUX .................................................................. 13 PROMENADES STENDHALIENNES : CES LIEUX DE RAVISSEMENTS ET DE PRIVATIONS .... 35 MEITE MEKE .................................................................................................................... 35 ESPACE ET GENERICITE DANS UN PEDIGREE DE PATRICK MODIANO ............................. 53 KASSOUM KONE .............................................................................................................. 53 L’ENTRE-DEUX OU LE « DEDANS-DEHORS » DANS LA FICTION D’HELENE CIXOUS ........ 72 ANICET MODESTE M’BESSO ............................................................................................ 72 ESPACE : SYMBOLISME ET SEMANTIQUE .......................................................................... 92 PRINCE ALBERT GNACABI KOUACOU ........................................................................... 92 TECHNIQUES DE CREATION D’ESPACES EN SCIENCE-FICTION : CAS DE LA PEUR GEANTE DE STEFAN WUL .............................................................................................................. 108 ROSINE BROU DIGRY GNAMIEN KOUADIO .................................................................. 108 NON-LIEUX DANS LE ROMAN AFRICAIN POSTCOLONIAL FRANCOPHONE : FORMES ET ENJEUX ............................................................................................................................. 124 ADAMA COULIBALY .................................................................................................... 124 LES NON-LIEUX OU REFLEXIONS SUR UNE ANTHROPOLOGIE DU QUOTIDIEN CHEZ MICHEL HOUELLEBECQ .................................................................................................. 139 YAYA TRAORE .............................................................................................................. 139 POUR UNE EXPERIENCE DE LA SPATIALITE DU CORPS PROPRE ....................................... 163 ALLEBY SERGE PACOME MAMBO ................................................................................. 163 TOPOLOGIE ELEMENTAIRE DES ESPACES LITTERAIRES .................................................. 189 JEAN-MARIE KOUAKOU .............................................................................................. 189 ESPACE IMAGINAIRE ET IDEOLOGIE : LA PROBLEMATIQUE DU CENTRE ET DE LA PERIPHERIE DANS LE REBELLE ET LE CAMARADE PRESIDENT DE VENANCE KONAN ... 224 ADAMA SAMAKE .......................................................................................................... 224 ANNEXE : LE LIEU SCENIQUE ET L’ESPACE POETIQUE DANS LES SPECTACLES RITUELS AFRICAINS ....................................................................................................................... 241 MARIE-JOSE HOURANTIER ......................................................................................... 241 246