En harmonie avec Dieu (extrait)
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En harmonie avec Dieu (extrait)
© 2014 Éditions Vie et Santé 60, avenue Émile Zola, BP 59 77192 Dammarie-les-Lys Cedex, France www.viesante.com Tous droits réservés. Mise en page et corrections : IS Edition Traduction : Isabelle Monet Imprimé en France ISBN (livre) : 978-2-85743-390-3 ISBN (eBooks) : 978-2-85743-382-8 Traduction à partir de la version originale « In tune with God » (Lilianne Doukhan), éditée par Review and Herald Publishing Association. ISBN : 978-0-81270-500-3 Les auteurs assument toute la responsabilité pour l’exactitude de tous les faits et des citations exposés dans le livre. Lilianne DOUKHAN EN HARMONIE AV E C D I E U P R O LO G U E Pour défendre la musique J’ai décidé d’écrire ce livre pour défendre la musique. J’aime la musique. Elle occupe une grande place dans ma vie et a toujours été un véritable enrichissement pour moi. J’ai commencé à prendre des cours de piano à l’âge de quatre ans et j’ai poursuivi jusqu’à l’obtention de mon diplôme supérieur au conservatoire ; j’ai également pris des cours d’orgue, et je suis titulaire d’un doctorat en musicologie. Mon enfance a été bercée par les mélodies de la musique folk européenne, puis mon amour de la musique m’a poussée à découvrir d’autres horizons, des mélodies de simples cantiques d’église jusqu’aux merveilleuses œuvres du répertoire classique. Plus tard, ayant eu le privilège de vivre un certain nombre d’années en immersion dans les cultures hébraïque, arabe, indienne et même chinoise, j’ai acquis un goût marqué pour les mélodies étranges mais toujours fascinantes des musiques du monde. 4 Dès mon plus jeune âge, j’ai participé aux activités musicales de l’Église, ce qui m’a permis de donner une dimension concrète à mon travail dans le domaine de la musique d’Église. Cette expérience, ainsi que ma formation universitaire, m’aident considérablement dans mon travail en tant que responsable de la Commission musique et liturgie au sein de l’Église Pioneer Memorial Church, sur le campus de l’université d’Andrews, dans le Michigan. De très nombreuses choses ont été dites au sujet de la musique, et c’est encore le cas aujourd’hui. Beaucoup de déclarations sont diffamatoires, accusatrices, destructrices. Il y a quinze ans, le séminaire de théologie de l’université d’Andrews m’a demandé de préparer un cours sur la philosophie de la musique d’Église et de consulter pour cela des pasteurs, des églises et des musiciens du monde entier aimant la musique religieuse. Ces quinze années d’enseignement m’ont donné l’occasion de réfléchir à ce sujet, d’étudier ce qui s’est réellement passé au fil du temps, d’observer, d’analyser, de partager, de découvrir des expériences et de discuter de musique avec des gens issus de cultures très différentes. Souvent, les opinions de mes interlocuteurs au sujet de la musique m’ont surprise, m’ont laissée perplexe et m’ont obligée à apprendre à écouter attentivement les autres, à m’ouvrir à de nouvelles formes de musique et à de nouvelles approches. Je me suis posée de nombreuses questions et j’ai cherché des réponses, mais la musique est toujours restée une source d’inspiration et une merveilleuse alliée. Je pense que le temps est venu de prendre la défense de la musique. Ce qui devait être un magnifique don fait à 5 l’humanité est souvent devenu une source de discorde, d’aversion, de haine et de division. Il est temps de venir au secours de la musique et de lui redonner son innocence et sa dignité. Ce livre n’a pas pour vocation d’alimenter l’éternel débat au sujet de la musique. Son but est, certes, de dissiper ou de corriger des malentendus et des incompréhensions, mais non de critiquer, de détruire, ou de dénoncer certaines théories et certains points de vue. Il a pour objectif de dépasser les opinions et les préférences personnelles pour définir des critères objectifs pouvant transcender les approches subjectives, et d’aider chacun à se former une opinion fondée sur ces sujets importants. Je crois fermement que l’une des meilleures façons de lutter contre l’erreur est de promouvoir la vérité1. Lorsqu’il est question de sujets religieux, comme l’adoration par la musique, il semble naturel de se tourner vers les saintes Écritures pour y puiser la sagesse, y trouver des conseils et des exhortations. C’est l’un des buts majeurs de ce livre. De plus, je ferai souvent référence aux ouvrages d’Ellen G. White qui a beaucoup écrit sur le sujet et nous propose une approche pertinente et pleine de bon sens. Je me tournerai également vers l’histoire pour tirer des leçons des expériences que l’Église a vécues dans le passé et pour comprendre de quelle façon des problèmes similaires à ceux que nous rencontrons aujourd’hui ont été abordés en d’autres temps et d’autres lieux. Enfin, je proposerai des applications pratiques et 1. Les paraboles de Jésus, Ellen G. White, p. 59, 60 (Éditions Vie et Santé, 1992). 6 concrètes, adaptées à la réalité de la pratique musicale et pouvant nourrir les discussions dans l’Église. Avant de pouvoir entreprendre toute étude au sujet de la musique, il est important de comprendre ce qu’est la musique : de quoi est-elle faite, de quelle façon elle fonctionne et ce qui détermine notre réaction à la musique. Là encore, nombre d’incompréhensions et de préjugés doivent être dépassés afin que la discussion et le dialogue puissent reposer sur des faits et la réalité, plutôt que sur l’imagination et des mythes qui perdurent. Pour avancer des arguments convaincants, il est nécessaire de rechercher la vérité en matière de musique. Je vous invite à me suivre dans ce voyage sur les routes parfois sinueuses de la musique et de l’expérience musicale, particulièrement – mais pas uniquement – lorsqu’il s’agit de la pratique musicale au sein de l’Église2. J’aimerais exprimer toute ma reconnaissance à certaines personnes qui m’ont accompagnée dans mon parcours musical d’une façon ou d’une autre, qui m’ont enrichie et ont contribué à cet ouvrage. Ma première pensée va à mes parents, qui m’ont donné très tôt le goût de la musique et m’ont permis d’acquérir la rigueur nécessaire pour développer le talent et apprendre à travailler. Toute ma gratitude va également à mon mari, Jacques Doukhan, et à ma fille, 2. Tous les chapitres de ce livre traitent de sujets spécifiques et indépendants les uns des autres, mais le lecteur est encouragé à aborder les différents sujets dans l’ordre proposé. En effet, l’acquisition progressive des connaissances telles qu’elles sont abordées ici l’aidera à étudier plus efficacement le sujet. 7 Abigaïl. Tous deux ont été des interlocuteurs fidèles et exigeants lors de nos discussions, et ils m’ont toujours encouragée dans cette tâche difficile. Beaucoup de collègues, de musiciens, de théologiens et de scientifiques m’ont permis de mieux comprendre ce qu’est la musique. Enfin, je tiens à remercier mes étudiants qui, en partageant leurs expériences, ont toujours été une source d’inspiration et de renouveau, m’incitant sans cesse à préciser mon opinion sur la réalité contrastée et vaste de l’expérience musicale. 8 P R E M I È R E PA R T I E L’expérience musicale Chapitre 1 – La nature de la musique L’une des raisons majeures expliquant les tensions qui surgissent souvent lors de discussions sur la musique est le manque d’informations à ce propos. Les interlocuteurs peuvent être mal informés sur le sujet ou ne le sont parfois pas du tout, et ils se fient entièrement à leurs sentiments personnels3, leurs goûts, leurs opinions ou leurs 3. À propos de la tendance à baser une position éthique sur des sentiments personnels, voir le commentaire suivant formulé par Dagfinn Føllesdal, professeur de philosophie à l’université de Stanford : « L’opinion consistant à penser que la force de nos 9 présuppositions. Au lieu d’avancer des arguments fondés, ils parlent parfois de choses très différentes, ou de la même chose selon une perspective différente. La musique est tout d’abord un phénomène objectif, en relation avec de multiples aspects de la vie. La musique est liée à la physique, en raison des lois de l’acoustique ; aux mathématiques, les données numériques permettant de définir les intervalles ; à la psychologie, en raison de l’influence de la musique sur le comportement humain ; à l’histoire, la musique reflétant les valeurs et les schémas de pensée des diverses époques ; à la culture, dont c’est un miroir ; à l’économie, la musique étant aussi une affaire commerciale ; à la politique, qui l’utilise parfois comme un outil de propagande – la liste pourrait s’allonger. Cela ne signifie pas que toute personne voulant participer à une discussion sérieuse sur la musique doit être parfaitement informée et compétente dans tous ces domaines. Néanmoins, cela indique que la musique est un sujet objectif, qui doit être abordée de façon objective. Avant de débuter toute étude ou une conversation constructive sur la musique, ou plus précisément la musique d’Église4, il est nécessaire de prendre la peine de comprendre de quelle façon la musique fonctionne et pourquoi elle nous touche : qu’est-ce que la musique ? Quelle est la nature de sentiments est la référence permettant de déterminer la justesse ou l’inexactitude d’un acte est l’erreur la plus couramment répandue dans […] les discussions éthiques. » (« The Ethics of Stem Cell research », Jahrbuch für Wissenschaft und Ethik 11 [2006], p. 67). 4. En parlant de musique d’Église, nous nous concentrerons essentiellement sur la musique de l’assemblée, à savoir les chants. 10 l’expérience musicale5, à la fois pour l’artiste ou l’interprète, et l’auditeur ? Bien sûr, nous ne pourrons qu’effleurer le sujet. Il s’agit d’une question vaste qui ne peut être analysée en détails dans cet ouvrage ; le musicien professionnel aura donc peutêtre le sentiment que cette étude est sommaire. Néanmoins, les observations et les réflexions proposées doivent être prises pour ce qu’elles sont, à savoir une brève introduction au fonctionnement de la musique, à la composition et à la perception musicale, destinée aux amateurs dans le domaine de la musique. Cet ouvrage n’a d’autre ambition que d’être un point de départ pour la réflexion et la discussion. La nature de la musique « La musique est un langage universel ». De nombreuses personnes citent cette phrase en parlant de la musique, et notamment de la musique d’Église. Cette affirmation est véridique. En effet, tous les êtres réagissent à la musique ; cependant, ils le font de différentes manières. Pour mieux comprendre dans quelle mesure cette affirmation se vérifie, il nous faut tout d’abord étudier ce qu’est la musique, comment elle fonctionne et nous touche. Pour commencer, nous étudierons les trois éléments essentiels constituant la musique : la mélodie, l’harmonie et le rythme. Puis nous 5. Une note au lecteur s’impose ici : notre réflexion sur la musique porte plus précisément sur le fait musical. Lorsque nous parlons de musique, il s’agit de la musique en soi, indépendamment du sens des paroles qui peuvent accompagner un chant particulier ou une œuvre. 11 aborderons les principes généraux définissant une œuvre musicale. Contrairement à une idée largement répandue, la composition musicale n’est pas le fruit du hasard. C’est un acte conscient et délibéré, pour lequel l’artiste utilise le langage musical – tout comme un écrivain utilise des lettres, des syllabes, la grammaire et la syntaxe – afin de créer non seulement de beaux sons, mais aussi de transmettre un message, des pensées, des idées et des idéaux. Le langage des compositeurs est toujours déterminé par un langage culturel, à savoir le langage de leur temps et de leur lieu de vie. Grâce à leurs œuvres, les compositeurs célèbrent la vie, commentent la vie, donnent leur vision de la vie, attirent l’attention sur divers sujets de société, protestent, critiquent, accusent, éveillent les consciences ou amènent à la réalité. Ils divertissent et réjouissent, passionnent et émeuvent, motivent et libèrent, ou tout simplement créent un environnement musical. Certaines de leurs œuvres sont destinées à élever les pensées, à insuffler de l’espoir et une vision, à inspirer du courage. Les véritables artistes ont quelque chose à dire à la société, et ils le disent grâce à un langage – l’art – qui est pertinent pour leur culture. Certes, la musique parle à de nombreuses personnes au même moment – de façon universelle –, mais elle s’adresse également à chaque individu personnellement, en fonction de son expérience, de ses besoins et de sa sensibilité – de façon particulière. L’intérêt et la longévité d’une œuvre musicale dépendent de la façon dont les composantes principales de la musique – la 12 mélodie, l’harmonie et le rythme – sont agencées et interagissent les unes avec les autres. Plus les liens entre ces composantes, les diverses associations et variations sont complexes et subtils, plus l’expérience musicale est satisfaisante, profonde et durable. L’équilibre est la clef de toute œuvre musicale destinée à durer. Il doit y avoir un équilibre entre les divers éléments constituant la musique – la mélodie, l’harmonie et le rythme – ainsi qu’un équilibre entre les principes de variété et de répétition. Le principe de l’équilibre L’équilibre entre la mélodie, l’harmonie et le rythme C’est l’interaction entre ces trois éléments de base qui forme une composition musicale. Chaque compositeur utilise ces éléments d’une façon qui lui est propre et donne ainsi une expression à son génie créatif. Voici quelle est l’essence du style : grâce à une variété infinie de possibilités dans la combinaison des éléments constituant la musique, chaque compositeur développe son propre style, distinct de celui des autres. La façon dont la mélodie, l’harmonie, le rythme et les autres éléments de la musique interagissent, la manière dont ils se succèdent et l’importance donnée à chacun d’entre eux tour à tour, rend chaque composition unique et, en même temps, donne naissance à ce que nous appelons le style. De façon plus générale, la notion de style s’applique également à un type de musique caractéristique d’une époque musicale (baroque, romantique, jazz), de la société (musique folk) ou d’un groupe (musique country, hip-hop, etc.). Il est ainsi possible de faire une distinction entre le jazz (qui a lui-même 13 donné naissance à un certain nombre de styles), la musique bluegrass, la musique country, le rhythm and blues (R&B), la musique gospel, la musique chrétienne contemporaine et, dans le répertoire classique, entre la musique baroque, la musique romantique et tous les styles musicaux du vingtième siècle. Cependant, la notion de style va au-delà de l’approche personnelle d’un artiste en matière de composition. Le style est aussi déterminé par une société ou une culture, et ses valeurs. Par essence, la musique est un phénomène culturel, un miroir de la société. Le compositeur étant enraciné dans sa culture, sa musique et son style sont nécessairement ancrés dans le contexte de la société, révélant sa conception de l’art, de la beauté, de l’objectif de l’art et de l’artiste, de l’inspiration, etc. Le compositeur utilise un langage musical particulier produit, compris et accepté par les personnes vivant dans cette culture6. L’équilibre entre la variété et la répétition La richesse de l’expérience musicale dépend également d’un autre principe de base propre à la vie et à la nature, à savoir le principe de variété et de répétition, l’équivalent de la tension et du relâchement (détente). Le phénomène de tension est essentiel pour donner l’impulsion et créer le mouvement, mais cette tension doit décroître par moments afin de conserver le 6. Parfois, certains compositeurs avant-gardistes transcendent les règles des conventions de leur temps et créent des styles nouveaux, comme par exemple Debussy, Schoenberg et, dans le monde de la musique populaire, les créateurs du rock and roll. 14 caractère dramatique de la musique. Une tension excessive maintenue pendant un temps trop long peut créer la confusion et le chaos, voire même le malaise. L’usage judicieux du principe de variété suscite l’intérêt, car il ajoute un élément de surprise et d’imprévu. En revanche, le manque de variété ou l’excès de répétition occasionne la morosité, l’ennui et le manque d’intérêt. L’usage pertinent de la répétition est un élément essentiel de l’expérience musicale. En effet, le caractère familier de la musique procure un sentiment de satisfaction et de plaisir. L’alternance judicieuse de la répétition et de la variété est également un facteur important pour créer une forme et donner une direction. La direction donne du sens à la musique. Comme lors du récit d’une histoire, elle maintient l’attention et incite l’auditeur à aller jusqu’au terme de l’expérience musicale. Une œuvre musicale manquant de forme et de direction est comme le moteur d’une voiture à l’arrêt : elle produit un son, mais ne peut atteindre son but, à savoir transmettre un message et toucher le cœur et l’esprit de l’auditeur. Pour obtenir une expérience musicale satisfaisante et riche, il est essentiel de conserver un équilibre adéquat entre la variété et la répétition, ce qui peut se faire grâce à un emploi approprié et mesuré de tous les éléments de la musique. Il est important de connaître ces éléments essentiels de l’art de la composition musicale afin d’évaluer le processus musical de façon pertinente. Pour cela, nul besoin d’être un musicien expérimenté ou professionnel ; il suffit de développer le sens de l’observation, de savoir quels sont les différents éléments de la musique et de comprendre de quelle 15 manière elle fonctionne. Le paragraphe suivant présente les trois éléments principaux constituant la musique et s’efforce donc d’atteindre ce but. Les éléments de la musique La musique est essentiellement constituée de la mélodie, de l’harmonie (dans la culture occidentale) et du rythme. D’autres éléments peuvent venir s’y ajouter : le timbre (la qualité spécifique du son produit par un instrument), la vitesse (le tempo dans lequel s’exécute une œuvre musicale), l’intensité (les nuances), la forme (le nombre et la variété des différentes parties, et la façon dont elles interagissent), et d’autres encore. Dans le cadre de notre étude, nous n’étudierons ici que les trois éléments de base de la musique : la mélodie, l’harmonie et le rythme. La mélodie La mélodie est l’organisation du son de façon linéaire. C’est une succession de sons de différentes hauteurs – nous parlons de sons aigus et de sons graves. Pour pouvoir former une mélodie, ces sons doivent être organisés et interagir de manière ordonnée les uns avec les autres. La nature de la mélodie dépend de sa forme et de son rythme. Une simple mélodie est une entité polyvalente. En effet, elle peut s’adapter à tous les styles, de l’opéra à la musique d’Église, voire même à la musique rock. En raison du caractère polyvalent d’une mélodie, un même air peut être employé dans différents contextes, de la musique profane à la musique sacrée, et vice 16 versa7. Les mélodies ont une connotation culturelle évidente et sont façonnées selon le type de gammes utilisées dans un contexte donné. Les mélodies occidentales utilisent la gamme diatonique formée de demi-tons, alors que les mélodies arabes et asiatiques utilisent des gammes de cinq ou six tons dans l’octave (pentatonique et gamme par tons) et peuvent employer des intervalles plus petits que le demi-ton8. Cette caractéristique leur est propre, et l’oreille qui ne serait pas habituée à ces sons pourrait avoir du mal à les apprécier. Organiser les notes de façon à former une phrase musicale mélodique, harmonieuse et expressive représente un véritable défi pour les compositeurs. De grands compositeurs se sont distingués grâce à leur sens de la mélodie. Josquin des Prés, Palestrina, Bach, Mozart, Puccini, Brahms, Gershwin, Hammerstein, les Beatles, etc., font partie des plus grands compositeurs de mélodies. Andrew Lloyd Webber, un compositeur anglais qui écrivit un grand nombre de mélodies immortelles pour ses comédies musicales (Cats, The Phantom of the Opera – Le fantôme de l’opéra –, Joseph and the Amazing Technicolor Dreamcoat), déclara qu’il travaillait parfois pendant des semaines sur de petits détails permettant à ses mélodies de sonner parfaitement juste. Tous ces compositeurs maîtrisaient l’art difficile et délicat des mélodies 7. Ce phénomène sera abordé de nouveau dans la partie concernant les contrafacta (voir « L’usage des contrafacta », chapitre 11). 8. Le demi-ton est le plus petit intervalle dans la tradition musicale occidentale. Il représente la distance entre deux touches voisines d’un clavier, blanches ou noires. 17 mémorables touchant le cœur des auditeurs et restant dans leur mémoire, des mélodies traversant le temps. On considère souvent que l’impact émotionnel de la musique réside dans les caractéristiques de la mélodie. En réalité, l’harmonie et le rythme – les deux autres composantes de la musique – jouent un rôle bien plus important en ce qui concerne les émotions. L’harmonie L’harmonie est une autre façon d’organiser la musique, cette fois de façon verticale. Lorsque deux voix ou davantage s’unissent, elles forment une sorte de composition musicale tout à fait similaire à une toile tissée. Quand plusieurs voix chantent simultanément, nous parlons de texture polyphonique. On distingue l’écriture horizontale de l’écriture verticale de la texture polyphonique. Dans l’écriture horizontale, appelée contrepoint, plusieurs mélodies s’entremêlent simultanément, mais les voix évoluent indépendamment l’une de l’autre, avec des rythmes séparés. Ces écritures étaient largement utilisées dans la polyphonie médiévale, lors de la Renaissance et jusqu’au dix-septième siècle9. Les écritures verticales de la musique polyphonique sont faites de plusieurs sons produits simultanément, appelés 9. L’écriture polyphonique était une technique de composition prédominante lors de ces périodes, mais elle perdit son caractère à la fin du dix-huitième siècle et lors du dix-neuvième siècle. Cependant, elle ne disparut pas totalement de la composition musicale et retrouva même une place importante dans la musique du vingtième siècle, particulièrement dans la première moitié du siècle (voir atonalité et néoclassicisme). 18 des accords. Ces compositions, dans lesquelles les voix suivent un rythme identique, créent une homorythmie. Les accords forment l’harmonie. Les accords peuvent être consonants ou dissonants. On considère généralement que les consonances forment des sons agréables, harmonieux, alors que les dissonances produisent des sons désagréables, difficiles à entendre. Les consonances donnent généralement une impression de relâchement et de conclusion ; les dissonances sont associées au mouvement et à la tension. Il ne s’agit pas là de valeurs absolues, universelles, mais d’appréciations subjectives, de questions de style. La perception de la consonance ou de la dissonance varie selon les critères que chaque individu utilise pour définir ce qui agréable ou désagréable, ce qui relève de la tension ou du relâchement. Cela dépend également de la culture dans laquelle la musique est proposée et de la connaissance du style musical. Le concept de consonance et de dissonance n’a cessé de changer au fil du temps. Il s’agit en fait d’un processus de transformation de la dissonance 10 qui contribua largement aux évolutions du style musical. Un style peut en effet se définir par son harmonie. Des accords spécifiques et des motifs harmoniques définissent le jazz, le blues ou la musique populaire, mais aussi la musique baroque, classique, romantique et les musiques du vingtième siècle dans le registre classique. 10. Pour plus d’informations sur ce concept, voir l’ouvrage de Jim Samson, Music in Transition : A Study of Tonal Expansion and Atonality, 1900-1920 (New York : W. W. Norton, 1977), p. 146, 147. 19 L’harmonie peut avoir diverses fonctions. Dans le domaine des sensations, elle suscite l’intérêt et l’attente (la tension), et engendre des sentiments de plaisir (relâchement) ou de déplaisir. Dans le domaine de l’appréciation cognitive, l’harmonie apporte structure et organisation à la musique. La façon d’organiser les accords successifs s’appelle l’enchaînement harmonique. Ces enchaînements peuvent être classés de forts à faibles. Le mouvement de la musique s’obtient grâce à un emploi adéquat de la progression harmonique. L’harmonie a la capacité de conférer un mouvement de progression à la musique, de la ralentir ou de l’amener à une fin grâce à un ralentissement de son rythme harmonique. L’harmonie donne également de la « couleur » à une œuvre, selon le type d’intervalles qui la composent. Dans l’histoire de la musique, plus nous avançons vers le dixneuvième siècle, plus les compositeurs utilisent le concept de « couleur ». Les compositeurs de l’école impressionniste utilisèrent les accords principalement pour créer diverses couleurs plutôt que pour créer une structure et une progression. Il fallut cinq siècles au monde musical occidental pour développer son langage polyphonique, qui devint la base de son système harmonique11. Deux siècles supplémentaires 11. Bien que la pratique de l’harmonie telle qu’on l’observe dans le monde occidental ne soit pas commune à beaucoup de musiques dans le monde, la même complexité de structure existe dans les langages musicaux utilisant largement le rythme et la mélodie. Ainsi, la musique vocale et/ou instrumentale indienne ou africaine, par exemple, révèle une interaction très complexe de motifs rythmiques qui peuvent être comparés à l’interaction complexe des 20 d’exploration du langage harmonique firent de la musique un moyen permettant de transmettre des émotions de façon extraordinaire. Au fur et à mesure de l’évolution du langage harmonique, les compositeurs parvinrent à exprimer des sentiments comme la force, la tendresse, la peur, la crainte, la tragédie, la séduction, le plaisir, etc. Le rythme En raison de la complexité du sujet et de la place importante du rythme dans les discussions sur la musique aujourd’hui, nous développerons ce sujet davantage que ceux de la mélodie et du rythme. Le rythme est l’élément musical qui suscite les débats les plus animés. En raison d’un manque d’informations, par ignorance ou à cause de préjugés, la plupart des opposants au rythme n’hésitent pas à le considérer comme un élément « mauvais » de la musique. Cependant, le rythme est non seulement un élément primordial de la musique, mais il est aussi essentiel dans chaque aspect de notre vie. Nous ne pouvons vivre sans rythme. Ainsi, considérer le rythme comme une invention du malin reviendrait à rejeter un principe fondamental de la création. En effet, le rythme est le principe qui gouverne notre vie. Réfléchissez un instant aux gestes et aux activités qui gouvernent la vie humaine ; tout est en effet question de rythme : marcher, parler, respirer, manger, travailler, les battements du cœur, le cycle du jour et de la nuit, etc. La nature aussi est basée sur le rythme : la lumière et l’obscurité, lignes mélodiques de la polyphonie occidentale, que l’on appelle contrepoint. 21 le cycle lunaire des semaines, les quatre saisons, le mouvement du vent et des vagues... De la même façon, le rythme est l’élément essentiel gouvernant la musique. Le rythme fait référence à la façon dont la musique et les sons s’organisent dans le temps, et à leur durée. L’exercice suivant illustre ce principe. Prenons une simple gamme (une succession de huit sons conjoints) et chantons-la de façon descendante. Cela reste une gamme. Maintenant, chantons cette gamme avec un rythme bien connu et elle devient une musique, un chant familier : Joy to the World. Il ne peut y avoir de mélodie sans rythme. Dans la musique, comme dans la nature ou la vie quotidienne, le rôle du rythme est d’organiser le mouvement et le son en entités distinctes. Cela se fait à différents niveaux du langage musical. Il est nécessaire de faire une distinction entre les concepts de battement ou de pulsation, de durée, d’accent et de rythme mélodique. Le battement ou la pulsation fait référence à la subdivision de la musique en unité de temps. La durée permet l’organisation de ces pulsations en groupes de deux, trois ou quatre, mais aussi en unités asymétriques ou additives. L’accent est le mode d’attaque d’un son au sein d’un groupe rythmique, le distinguant des autres (plus fort, plus long, etc.) et lui accordant une importance permettant à l’auditeur de reconnaître l’articulation des différentes unités rythmiques. Enfin, le rythme mélodique induit des motifs créés par les éléments de la mélodie ou des motifs liés aux paroles. Ces motifs viennent s’ajouter à la pulsation, à la durée et à l’accent. Le rythme n’est pas uniquement un phénomène physique extérieur défini selon les caractéristiques de la musique. 22 La perception du rythme dépend également de la perception de l’auditeur, qui perçoit mentalement les différentes composantes rythmiques d’une œuvre12. Nous percevons rarement la structure rythmique d’une œuvre comme une série de pulsations ou d’accents distincts, mais plutôt comme des structures résultantes, c’est-à-dire qui sont en interaction les unes avec les autres. Plus ces structures sont complexes – comme dans les genres musicaux employant des rythmes croisés pour lesquels différents motifs rythmiques sont employés simultanément – plus la perception est globale. Par exemple, la perception qu’un auditeur peut avoir du temps et du contretemps est plus une résultante qu’une dichotomie 13. Ainsi, le rythme est bien plus qu’un motif métrique strict ; le rythme est un phénomène complexe dont l’interprétation peut se faire selon des critères externes ou internes14. 12. Un processus similaire de manipulation rythmique peut aussi s’appliquer à l’interprète et est à l’origine du groove dans la musique populaire. Le terme groove fait référence à un motif rythmique caractéristique de la musique utilisé de façon répétitive, produisant une perception particulière du rythme. Dans la musique classique, ce concept existe également ; il s’agit de l’accélération ou du ralentissement d’un tempo donné lors de l’interprétation (rubato). 13. Voir l’ouvrage de Maury Yeston, The Stratification of Musical Rhythm (New Haven, Conn. : Yale University Press, 1976), p. 77 : « Le rythme d’une œuvre musicale se résume à son attaque : un rythme résultant. » 14. Pour en apprendre davantage sur le mécanisme du rythme, voir l’ouvrage de John Booth Davies, The Psychology of Music (Stanford, Calif. : Stanford University Press, 1978), chapitre 12 : « Rhythm : Tonality’s Poor Relation ». 23 Deux aspects particuliers du rythme peuvent susciter des débats animés dans les Églises et méritent qu’on y accorde de l’attention, à savoir la pulsation et la syncope. La pulsation Le concept de pulsation est généralement associé à la musique populaire, mais en réalité il fait partie intégrante de toute interprétation musicale. Nous avons vu que ce concept relève plus du battement que de la durée. Depuis un siècle environ, ce terme fait généralement référence à un accent prolongé ou exagéré du premier temps de la mesure, généralement grâce à un son marquant produit par un instrument tel qu’une contrebasse ou une guitare basse, à des percussions ou même au battement des mains. La pulsation peut aussi être mise en valeur par l’usage du contretemps, effet obtenu en insistant sur la partie faible du temps ou de la mesure. Les musiques qui accentuent systématiquement la pulsation de la mesure et qui emploient également un motif rythmique répétitif se distinguent de la musique occidentale, principalement (mais pas exclusivement) avant le vingtième siècle. Cette musique comporte essentiellement une alternance de temps forts et faibles ou de pulsations définies par divers motifs rythmiques. Les rythmes basés sur le principe de la pulsation répétitive ne sont pas propres aux styles populaires. On les trouve également dans certains courants de la musique classique du vingtième siècle, par exemple dans le primitivisme et le minimalisme avec Igor Stravinski, Aram Khachaturian, Béla Bartók, Carlos Chávez, Arvo Pärt, Philip Glass, etc. 24 La syncope D’après l’encyclopédie Guinness Encyclopedia of Popular Music15, la syncope est un « changement de rythme créé par la prolongation sur un temps fort d’un élément accentué d’un temps faible ». Le chant « Ma petite lumière16 » donne un exemple de syncope. Dans la deuxième phrase : « je la ferai briller », la syllabe « bri » se prolonge, et la note précédente est raccourcie. On dit souvent que la syncope est une caractéristique musicale originaire d’Afrique et apportée par les esclaves, qui devint plus tard une caractéristique majeure du jazz et de la musique rock. C’est la raison pour laquelle on estime parfois que la syncope est liée à des pratiques athées et/ou animistes, et elle est donc considérée comme un élément associé au Mal. Ainsi, ce rythme particulier a souvent été banni de l’Église. Une étude objective et historique de l’usage de la syncope d’une part, et des rythmes caractéristiques de la musique africaine d’autre part, révèle que la situation est loin d’être aussi simpliste et que cette analyse de la syncope est totalement erronée. L’élément caractéristique de la musique africaine n’est pas la syncope, mais l’usage des rythmes croisés. À ce sujet, l’ethnomusicologue Arthur Morris Jones déclare : « La véritable essence de la musique africaine est les rythmes croisés. Ceci n’équivaut pas à la syncope. De façon générale, 15. Guinness Encyclopedia of Popular Music, 2ème edition, Colin Larkin (New York : Stockton Press, 1995), « Syncopation ». 16. Le titre orignal de ce chant est : This Little Light of Mine (arrangement musical d’Alma Blackmon). 25 la musique africaine n’est pas basée sur la syncope 17. ». L’usage des rythmes croisés est une sorte de contrepoint rythmique similaire au contrepoint mélodique occidental, bien que plus sophistiqué. Dans les rythmes croisés, plusieurs voix se mélangent mais avec des motifs rythmiques et des durées différentes, parfois opposés (deux contre trois, deux contre trois contre cinq, etc.). Des techniques semblables sont utilisées dans la musique indienne ou la musique du MoyenOrient ; toutes deux emploient un système de modes rythmiques complexes, appelés respectivement t~la et §q~>. Une fois encore, c’est la résultante de ces rythmes complexes qui est perçue et analysée par l’auditeur et non les éléments de rythmes distincts. Cela suscite généralement un réel intérêt et donne le sentiment d’une grande complexité, requiert un véritable effort de la part de l’interprète, et représente un défi pour l’esprit et le corps des auditeurs et des danseurs. D’un autre côté, la syncope est une caractéristique rythmique de la musique occidentale (européenne) depuis les origines de la musique polyphonique du Moyen-Âge. Pour se rapprocher du présent, le principe rythmique de la musique sacrée ou profane de la Renaissance des quinzième et seizième siècles – avec des compositeurs comme Josquin des Prés, Heinrich Isaac, Orlando de Lassus et Giovianni Pierluigi da Palestrina – fait fréquemment usage de la syncope. Toute musique sacrée composée à ces époques, qu’il s’agisse de motets (musique polyphonique sur un texte latin destinée à un 17. Arthur Morris Jones, « African Music », African Affairs 48 (1949), p. 294. Jones passa de nombreuses années en Afrique en tant que missionnaire et se spécialisa dans l’étude du rythme de la musique africaine. 26 usage religieux) ou de messes, comporte de nombreuses syncopes. La musique était alors composée de façon linéaire, et l’une des façons de distinguer les voix et de créer la variété et la diversité était de leur appliquer des motifs rythmiques différents. Cela se faisait principalement en mettant en valeur les parties accentuées des différentes voix. Ce principe de composition de la Renaissance fut également utilisé à l’époque baroque. Il devint donc une caractéristique de la musique d’Église et est resté depuis une technique de base de l’écriture contrapuntique. Nous trouvons beaucoup de syncopes dans les œuvres sacrées composées par Claudio Monterverdi, J.S. Bach et G.F. Haendel. Souvent, les sections finales des œuvres chorales composées par ces grands musiciens se terminent par des chorals en forme de fugues, à savoir des parties polyphoniques très rythmées et employant de nombreuses syncopes, ceci créant un effet d’euphorie et formant un point culminant. Après avoir assisté à une répétition du « Cum sancto spiritu » de la Passion selon Saint Jean de J.S. Bach dirigée par le compositeur lui-même, le recteur de l’église Saint Thomas de Leipzig déclara : « Le rythme prend possession de tous ses membres [Bach] »18. La musique occidentale, y compris la technique de la syncope, fut apportée dans la colonie de la Louisiane par les premiers colons français. En raison de son attitude particulièrement tolérante envers les cultures locales et de son ouverture culturelle, la ville coloniale de la Nouvelle Orléans résonnait de musiques de toutes sortes, tant européennes 18. Cité par Wilfrid Mellers, dans Bach and the Dance of God (New York : Oxford University Press, 1981), p. 209, 210. 27 qu’africaines19. C’est donc à cette époque que la syncope se mêla à la musique africaine. Plus tard, cette combinaison caractérisa le monde du jazz. Dans les styles de musique populaire d’aujourd’hui, la pulsation et la syncope sont étroitement liées et donc mises en avant. Nous avons vu précédemment que le rythme de la musique ne peut être considéré comme une entité à part. Il doit être associé aux autres éléments musicaux. La syncope et la pulsation doivent donc être étudiées dans cette large perspective, plutôt que comme des éléments distincts de la langue musicale. S’agit-il des seuls éléments définissant la musique ? Y a-t-il une alternance avec des passages musicaux moins marqués par le rythme mais plus intéressants du point de vue de la mélodie ? La syncope et la pulsation sont-elles mises en valeur par des harmonies intenses, ou se détachentelles lorsque les mélodies sont inintéressantes et les harmonies pauvres ? Comme nous l’avons déjà souligné, plus l’interaction entre les différents éléments de la musique est riche et complète, plus l’expérience musicale est riche de sens, satisfaisante et durable. Ce principe d’équilibre est lié à la façon dont nous percevons et recevons la musique. Elle touche notre cœur, notre esprit et notre corps grâce à une stimulation émotionnelle, physique et intellectuelle. En d’autres termes, elle nous touche de façon holistique. Il en est de même pour le principe d’alternance entre la tension et le relâchement, par 19. La tradition africaine apporta beaucoup aux techniques musicales comme les questions/réponses (en improvisation) et la polyrythmie. 28 exemple, ou entre certaines sections très prononcées sur le plan rythmique ou mélodique, ou très aiguës, et d’autres sections plus neutres ou moins colorées. Dans un style musical, la prédominance de l’un des éléments aux dépens des autres en raison de sa présence monolithique, soutenue et prononcée entraîne un déséquilibre, et l’effet holistique de la musique qui devrait caractériser particulièrement la musique d’Église, est perdu. Les effets du rythme Pour pouvoir faire un bon usage du rythme et évaluer les éléments rythmiques de la musique, il est nécessaire de savoir comment fonctionne le rythme et de prendre en considération le contexte culturel. Des études dans les domaines de la psychologie et de la musique ont été menées dans ce domaine. Pour illustrer mon propos, je me suis tournée vers un auteur faisant autorité dans le domaine de la psychologie de la musique, Carl E. Seashore20, reconnu par ses pairs comme un pionnier dans l’approche scientifique de la psychologie de la musique21. J’ai délibérément choisi de m’inspirer de cette étude objective faite en dehors de toute considération religieuse et rédigée avant l’émergence de la musique rock, l’auteur n’ayant ainsi aucun préjugé religieux ou stylistique. La lecture des paragraphes suivants confirme leur validité, quelle 20. Carl E. Seashore, Psychology of Music (New York : McGrawHill Book Co., 1938). 21. Voir l’ouvrage de Robert W. Lundin, An Objective Psychology of Music, 3ème édition (Malabar, Fla. : Robert E. Krieger Publishing Company, 1985), p. 115. 29 que soit l’expérience musicale de chacun ou le style musical. Carl E. Seashore présente les effets du rythme à trois niveaux. 1. Le rythme crée l’émotion « Le rythme affecte la circulation, la respiration et les sécrétions du corps de façon à susciter une sensation agréable. Nous trouvons là l’essence des émotions ; car le rythme, qu’il soit perçu ou produit, fait naître une émotion, lorsqu’il est particulièrement marqué, réaction de tout l’organisme aux pulsations. Ces pulsations organiques et ces sécrétions sont la contrepartie de l’émotion22. » En lisant ces lignes, le lien entre le rythme et l’émotion apparaît clairement. Nous associons généralement le rythme à une réaction physique, comme le battement des pieds ou des mains, la marche au pas, le balancement du corps, etc. Cependant, ici nous découvrons que le rythme induit une réaction psychologique. C’est le rythme, et pas nécessairement la mélodie ou l’harmonie comme on le pense souvent, qui gouverne nos émotions, et ce, grâce à la stimulation des diverses fonctions physiologiques du corps. Carl E. Seashore affirme également que pour avoir un tel impact, le rythme doit être marqué. Cela signifie que pour avoir cet effet, le rythme doit avoir une place prédominante dans la musique. Il est important d’avoir conscience du fait que le rythme exerce une grande influence dans notre vie sensorielle. Cette influence est d’autant plus importante qu’elle affecte les 22. Seashore, p. 143, 144. 30 émotions, un aspect de notre personnalité qui peut échapper à notre contrôle et notre raisonnement. 2. Le rythme donne un sentiment de puissance « Le rythme nous donne un sentiment de puissance, il nous porte. C’est comme le rêve de voler ; il est si facile de s’élever... Il donne l’assurance de pouvoir faire face à l’avenir. Par conséquent, cela entraîne une indifférence concernant la dimension auditive et suscite une mise en action ou une projection de soi-même en action23. » L’un de mes anciens étudiants illustra ce processus de façon très concrète. Il nous parla d’une époque de sa vie où il était confronté à des difficultés personnelles, ses parents ayant entamé une procédure de divorce. Il avait du mal à faire face à la situation et, chaque jour en rentrant de l’école, il avait pris l’habitude de s’allonger sur le sol, de mettre un casque et d’écouter de la musique rock pendant une demi-heure. Le rythme et le volume élevé de la musique restauraient ses facultés psychologiques et lui donnaient la force d’envisager l’avenir. Il fit cela pendant quelques semaines, jusqu’au jour où il remarqua que les effets de cette expérience se dissipaient quelques heures plus tard puisqu’il retombait dans son état dépressif et retrouvait son humeur morose. Il comprit alors que le fait d’écouter de la musique pour trouver un remède à ses problèmes était en fait une illusion, une solution transitoire qui ne lui donnerait jamais la force et le courage qu’il recherchait. Le sentiment de puissance que donne la musique était pour lui un moyen d’éviter la réalité douloureuse. Peu de temps après 23. Ibid., p. 142. 31 cela, il fut encouragé à se tourner vers la prière, il put entrer dans le processus long et difficile de la guérison, et il y parvint. Nous avons tous fait l’expérience du pouvoir dynamisant du rythme lorsque, épuisés après une journée de travail et accablés à l’idée de ce qui nous attend, nous entrons dans notre voiture, mettons le contact et entendons une musique rythmée à la radio. Nous commençons à taper du pied (attitude active) – ou des doigts sur le volant pour plus de sécurité – puis nous retrouvons notre énergie et sommes prêts à faire face à nos diverses tâches (projection de soi-même en action). 3. Le rythme stimule et excite « Un rythme prononcé fait naître un sentiment d’allégresse qui entraîne parfois une sorte d’extase ou d’absence de l’esprit, une perte de conscience de l’environnement. Le rythme excite et nous rend insensibles à cette excitation, nous donnant l’impression d’être apaisés. […] Nous devenons imperméables à tout raisonnement intellectuel […], avons le sentiment d’être libres de bouger ou d’agir sans autre but que le plaisir de l’action elle-même. Survient alors une sorte d’auto-intoxication provenant de l’effet stimulant de la musique et une forme d’expression personnelle satisfaisante se traduisant par des mouvements équilibrés suscités par la musique et ses associations24. » 24. Ibid., p. 142, 143. 32 Les termes employés dans ce paragraphe nous rappellent une réalité du monde d’aujourd’hui, à savoir l’usage de stimulants en général et de drogues euphorisantes en particulier. Des mots tels que stimulation, allégresse, extase ou perte de conscience de l’environnement, font référence à des expériences similaires. Le consommateur s’habitue aux stimulants quels qu’ils soient et peut en devenir dépendant. Il éprouve le besoin d’en consommer toujours davantage ou d’atteindre des degrés toujours plus élevés de stimulation pour satisfaire ses besoins. Tout ce qui induit une stimulation moindre lui semble terne et inintéressant. Il en est de même du rythme : plus nous écoutons des musiques rythmées, plus nous éprouvons le besoin de percevoir des rythmes accentués. Notons que Carl E. Seashore place ce phénomène dans le contexte d’un « rythme prononcé », c’est-à-dire d’une musique dont le rythme est particulièrement marqué et ce, de façon constante. Lorsque le rythme est prononcé et prolongé, l’auditeur peut s’absorber dans l’activité rythmique et le plaisir qu’elle procure au point de perdre tout intérêt pour le contrôle rationnel ou cognitif de la situation. La capacité de contrôle peut diminuer progressivement, voire même disparaître totalement. Cela se vérifie aisément lors de services de louange charismatiques, alors que la musique est particulièrement animée et omniprésente ; ceci aide le croyant à atteindre un certain stade lui permettant d’être touché par l’esprit. L’effet stimulant et auto-intoxicant d’une musique ayant un rythme soutenu et prononcé peut nous rendre imperméables à la voix de la raison ou de la conscience. La situation est particulièrement complexe du fait que cette réaction se produit sans que l’on s’en rende compte. Nous 33 sommes tellement pris dans cette expérience agréable que tout le reste disparaît. Un certain nombre d’exemples tirés du monde profane, militaire ou religieux illustrent ce phénomène. Le premier vient du monde de la danse. La raison pour laquelle les orchestres de danse jouant de la musique swing devinrent si populaires au cours des années de la Grande dépression (les années 1930) était le désir de trouver un moyen de « perdre conscience de l’environnement », d’oublier la réalité difficile, voire insupportable, et de s’absorber, au moins quelques instants, dans une activité agréable en cette période d’épreuves de soucis et de désespoir – « agir sans autre but que le plaisir de l’action elle-même ». Mon deuxième exemple vient du monde militaire. Depuis les tout premiers temps de l’humanité, la guerre a toujours été accompagnée de musique et de chants. La Bible elle-même donne des exemples de telles pratiques : le son de la trompette (de la corne de bélier, ou shofar) joua un rôle décisif dans la conquête de Jéricho (Josué 6) et contribua à la dispersion de l’ennemi sous la direction de Gédéon (Juges 7), etc. Les soldats sont formés à aller à la guerre tout en chantant. Pourquoi cette méthode est-elle si efficace ? D’après Seashore25, lorsque les soldats chantent des chants de l’armée ou marchent au pas au son d’un orchestre militaire, ils deviennent absorbés par la musique militaire et se trouvent dans un état caractérisé par une sorte d’absence en raison de la monotonie de la répétition. Les chants patriotiques et les chants de victoire combinés à la marche créent une sorte de sentiment 25. Ibid., p. 143. 34 d’allégresse, voire même d’extase. L’individu perd conscience de la réalité vers laquelle il se dirige pour tuer ou être tué. On peut également étudier l’ambiance des clubs de danse pour comprendre l’impact de l’expérience auditive. Le psychologue et auteur John Booth Davies a décrit cet environnement de façon pertinente. L’atmosphère d’excitation, la musique forte, les sons répétés et la lumière stroboscopique affectent l’attitude des danseurs. Ils semblent détachés de tout ce qui se passe autour d’eux, mais ils ne perdent jamais conscience totalement – ils restent capables de distinguer divers sons mais réagissent de façon mécanique aux différents rythmes26. Les scènes religieuses de l’art pictural, comme la Pentecôte ou les scènes de possession, illustrent le phénomène que nous venons de décrire. Dans un premier temps, la danse produit une certaine excitation. Puis, le danseur devient « insensible à cette excitation » (il est totalement absorbé et concentré sur son activité physique) et atteint une forme d’extase (en recevant l’Esprit ou par la possession). Ces différentes étapes sont manifestes lorsqu’on observe une personne entrer en transes ou possédée. Néanmoins, il est essentiel de souligner que ce processus ne se produit pas de façon mécanique ou automatique. Seashore lui-même prit la peine de le mentionner. En parlant de l’expérience de « l’auto-intoxication » et de « forme d’expression personnelle satisfaisante », il explique que cela se produit en raison de l’effet combiné à la fois de la musique, 26. John Booth Davies, p. 195. 35 du contexte et de ses associations27. En d’autres termes, ce type d’expérience (qu’il s’agisse de la danse, de la guerre ou de la religion) repose sur un engagement délibéré, une intention et une volonté d’y prendre part. Entrer en transes ne se fait pas de façon automatique, en raison des effets de la musique, etc., mais requiert un désir de se soumettre totalement à l’expérience. Cela explique pourquoi les musiciens jouant lors d’événements liés à la possession n’entrent pas nécessairement aussi en transes eux-mêmes28. Nous comprenons mieux maintenant pourquoi le rythme est un élément si important de la musique : c’est le rythme qui rend la musique si intéressante et convaincante. Cependant, comme en toutes choses, il est possible de faire un usage inapproprié ou excessif de cet outil si puissant, au point qu’il peut nous entraîner au-delà des limites du contrôle de soi. Concernant la musique religieuse – ou de nos goûts musicaux personnels –, il est particulièrement important de comprendre comment fonctionne le rythme et de quelle façon il affecte les individus ou les groupes, afin d’en faire un usage approprié. Nous devons savoir clairement ce que nous recherchons dans notre expérience musicale personnelle, et notamment lorsque nous louons Dieu, afin d’adapter le rythme de la musique à la situation. Une dernière remarque concernant le rythme. Les explications qui viennent d’être proposées peuvent répondre à la question : pour quelle raison le rythme est-il si présent dans 27. Seashore, p. 143. 28. Pour en apprendre davantage sur ce phénomène, voir le paragraphe « Comment saisir le sens de la musique ? », chapitre 3. 36 la société aujourd’hui ? Dans un monde caractérisé par le stress, l’urgence, l’insécurité, le doute et la désillusion – et à une époque où les gens consacrent beaucoup de temps et dépensent tant d’argent à l’exploration de régions encore inconnues de la personnalité et à la recherche de nouvelles sensations grâce à divers stimulants –, le goût prononcé pour le rythme est peut-être un moyen de répondre à un besoin de liberté, de puissance et d’épanouissement29. Ainsi, il est particulièrement important pour l’Église de proposer à ses membres autre chose que ce que le monde donne, une musique qui ne se contente pas de satisfaire nos besoins, mais qui incite l’esprit et l’âme en recherche à se tourner vers une solution véritable et durable30. C’est un fait établi que les éléments qui composent la musique, comme les sons, les accords, les instruments, etc., n’ont pas de sens en eux-mêmes et ne transmettent pas de message, tout comme une lettre de l’alphabet, un nombre ou un élément de rythme du langage parlé n’ont pas de sens en eux-mêmes. Le langage parlé et le langage musical ne prennent tout leur sens qu’à partir du moment où leurs divers éléments se combinent, et en fonction de leur interprétation dans un contexte culturel donné. Si je ne connais pas la langue espagnole, le mot madre n’a aucun sens pour moi. C’est un terme neutre, une simple association de lettres de l’alphabet. Si, au contraire, je connais ce mot depuis ma plus tendre enfance, non seulement il désigne la personne qui m’a 29. Seashore, p. 142. 30. Ce principe devrait aussi être pris en considération dans les contextes culturels acceptant un seuil élevé de tolérance au rythme. 37 donné naissance, mais il évoque également toute une série d’associations : protection, sécurité, réconfort, amour sans limite, sacrifice, etc. Il en est de même avec la musique. Une phrase mélodique, une série d’accords, un motif rythmique ou un instrument spécifique peuvent avoir différentes significations. D’où viennent ces différences ? Pourquoi apprécions-nous un style de musique plutôt qu’un autre, ou pourquoi tel style nous laisse-t-il indifférent ? Dans quelle mesure la musique est-elle une manifestation universelle ? Voici des questions qu’il est nécessaire d’aborder. FIN DE L'EXTRAIT 38 TA B L E D E S M AT I È R E S Prologue...........................................................................4 Première partie..................................................................9 Chapitre 1 – La nature de la musique..................................9 La nature de la musique..................................................11 Le principe de l’équilibre.................................................13 Les éléments de la musique.............................................16 Chapitre 2 – L’expérience musicale....................................39 La musique, une expérience universelle.............................40 La musique, une expérience acquise.................................42 Chapitre 3 – La signification de la musique........................48 La musique sacrée..........................................................48 Esthétique et éthique : la musique est-elle intrinsèquement bonne ou mauvaise ?......................................................56 39 Une musique appropriée ou inappropriée ?......................80 Le pouvoir réel de la musique..........................................92 La musique, un facteur social.........................................103 Des choix responsables en matière de musique...............107 Conclusion...................................................................109 Deuxième partie.............................................................113 Chapitre 4 – Une philosophie de la musique....................113 La beauté.....................................................................114 La croissance mentale, spirituelle et sociale.....................117 Chapitre 5 – La musique pour Dieu.................................123 La musique, un ministère...............................................123 La musique, une activité centrée sur Dieu.......................127 Une musique agréable à Dieu.......................................130 Joie et révérence...........................................................136 Aptitude et excellence....................................................139 Les psaumes, un modèle pour l’adoration en musique.....141 La diversité...................................................................144 Les choses anciennes et nouvelles..................................146 Chapitre 6 – La musique dans le temple...........................148 L’organisation de la musique dans le temple...................148 La fonction collective de la musique...............................152 Les instruments dans le temple.......................................154 Conclusion...................................................................165 40 Chapitre 7 – La musique par le peuple et au sein du peuple : une expérience collective................................................170 La musique, une source d’édification, d’encouragement et de reconnaissance favorisant les relations humaines............174 La musique, source de tolérance et de respect................176 La musique, un facteur d’esprit et de vérité : équilibre entre exaltation et discipline...................................................182 La vérité et la musique...................................................191 Chapitre 8 – La musique, une expérience personnelle........196 La musique, un facteur de croissance et de transformation ...................................................................................196 Chapitre 9 – Une théologie de la musique : conclusion.....204 Troisième partie.............................................................208 Introduction..................................................................208 Chapitre 10 – La musique dans l’Église primitive...............211 L’Église du Nouveau Testament......................................211 Les Pères de l’Église et la musique..................................218 Le concile de Laodicée..................................................226 Chapitre 11 – La musique à l’époque de la Réforme : Martin Luther...........................................................................235 Luther et les chants de l’assemblée.................................236 La pratique du contrafactum..........................................248 Les textes des chorals de Luther......................................254 Les mélodies des chorals de Luther.................................261 Le rythme des chorals de Luther.....................................266 41 Le sacré et le profane à l’époque de Luther.....................278 La pertinence des choix de Luther pour aujourd’hui.........287 Luther et la musique savante..........................................296 Chapitre 12 – Calvin et la musique..................................302 Chapitre 13 – Le concile de Trente...................................309 Chapitre 14 – Les héritiers de la Réforme.........................312 Quatrième partie...........................................................321 Chapitre 15 – Les origines du courant populaire...............321 Les origines du courant populaire...................................322 Chapitre 16 – Dissiper les malentendus............................326 Chapitre 17 – Les forces de la musique d’adoration contemporaine..............................................................332 Chapitre 18 – Les défis de la musique d’adoration contemporaine..............................................................337 La vérité d’un point de vue théologique..........................338 La vérité d’un point de vue musical................................341 La vérité dans le domaine de l’interprétation...................343 L’apport de la technologie.............................................344 Les bandes-son.............................................................346 La manipulation émotionnelle........................................351 La vérité dans l’attitude..................................................352 Associations.................................................................358 Conclusion...................................................................359 42 Appendice 1..................................................................365 À propos de la note 443...............................................376 Cinquième partie...........................................................382 Chapitre 19 – Le rôle du pasteur dans le ministère de la musique........................................................................382 Le rôle du pasteur dans le ministère de la musique..........383 Chapitre 20 – Le rôle du musicien dans le ministère de la musique........................................................................397 Comprendre la nature de l’adoration.............................397 Comprendre la relation entre le pasteur et la congrégation ...................................................................................398 Comprendre le rôle du musicien et de la musique dans l’adoration...................................................................398 Chapitre 21 – Les relations entre le pasteur et les musiciens ....................................................................................402 Chapitre 22 – Le rôle de la commission liturgique.............404 Le choix des membres de la commission liturgique..........404 Les qualités des membres de la commission liturgique.....405 Les responsabilités de la commission liturgique...............409 Chapitre 23 – Les changements dans le service d’adoration et la musique au fil de l’histoire : une tâche difficile..............430 Le processus de changement.........................................430 Le poids de la tradition..................................................431 Le poids du passé.........................................................434 43 Changements dans l’adoration biblique au fil de l’histoire ...................................................................................437 Changements dans la musique d’Église au fil de l’histoire439 Réactions de l’Église vis-à-vis du changement.................440 Tensions et malaises concernant les pratiques en matière d’adoration..................................................................445 Conceptions contradictoires du but de la musique d’Église ...................................................................................446 Le statut exclusif de la musique Haute Église...................447 La relation entre la musique sacrée et la musique profane ...................................................................................449 Épilogue.......................................................................451 Appendice 2..................................................................455 Appendice 3..................................................................457 44