Littérature orale amazighe ou univers d`oppositions inépuisables

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Littérature orale amazighe ou univers d`oppositions inépuisables
Littérature orale amazighe ou univers d’oppositions inépuisables.
Mouman CHICAR
PESA, Faculté pluridisciplinaire
d e Na d o r - M a r o c
Le principe d’opposition est un concept qui a séduit durant l’histoire de la pensée
humaine plus d’un grand maitre de doute issus de sciences humaines et exactes diverses. Dans
cet article, je laisserais à César ce qui lui appartient et je me contenterais de supputer
quelques contes/ proverbes rifains incarnant des programmes narratifs opposés et des
personnages liés par des rapports de contrariété, et ce, pour étayer la thèse selon laquelle le
principe d’opposition est souvent porteur d’une signification de taille. Pour ce faire, j’ai opté
pour le récit le plus court auquel j’ai confié la traduction suivante :
« Il était une fois oncle hérisson et oncle chacal qui voulurent préparer de la purée ; ils
n’eurent pas de fèves. Ils décidèrent alors d’aller les voler. Partis à la recherche des fèves ils
découvrirent un silo (ţasraft). L’hérisson y descendit pour en ramasser dans un panier attaché
à une corde que le chacal lui tendit. Une rempli, l’hérisson saute dedans sans que son ami s’en
rende compte et lui demanda de soulever le panier. Rapidement oncle chacal le fit monter et
prit la route croyant que oncle hérisson le poursuivit. De temps en temps ce dernier lui sifflât
dans l’oreille, lui proposant de se hâter. Le chacal crut que le propriétaire du silo fut derrière
lui. En arrivant à la maison, l’hérisson sauta du panier sans que son ami l’aperçoive et se
rendit compte qu’il l’avant emporté dans le panier. L’oncle chacal et l’oncle hérisson
préparèrent de la purée mais elle fut insipide. Il fallait un peu de graisse. Ils partirent à sa
recherche. Ils découvrirent un troupeau de chèvres dispersé dans une prairie et répartirent les
tâches. L’oncle hérisson s’occupa de se distraire les bergers et l’oncle chacal choisit la
meilleure chèvre, la plus grosse la dévora et réserva un morceau de graisse pour la purée. Par
hasard la chèvre appartenait à un misérable quine possédait rien que cela et en outre, il fut le
fils unique de sa mère. Quand l’oncle hérisson devina que son ami eut terminé sa sa tâche, il
commença à créer : « la chèvre du misérable est dévoré par le chacal ». Les bergers arrivèrent
mais ce fût trop tard. L’oncle hérisson et l’oncle chacal prirent la fuite ».
Ce récit contique qui s’étale normalement sur une dizaine de pages et qui se trouve ici
condensé et traduit de l’amazigh en quelques lignes, est résumé par l’expression proverbiale
suivante : ţģat u mezrud yeššit wuššen, ce qui donne en Français littéralement : la chèvre du
misérable l’a mangée le chacal, proverbe qui se dit d’une personne qui souffre de la misère
aggravée par le sort et par les conditions sévères de sa vie.
Ce conte/proverbe qui constitue ce qu’on peut appeler « une dichotomie
significative », nous parait important dans la mesure où elle (la dichotomie) semble expliciter
un certain nombre de constats soulevés à partir de l’étude d’une dizaine de récits recueillis sur
le vif grâce à des locuteurs rifains issus de l’ancienne génération. Tout d’abord le conte est le
proverbe ont une même origine, une même filiation. Disons qu’ils forment deux facettes
d’une même réalité. Ensemble ils peuvent être assimilés à une autre dichotomie, à
savoir, « expansion/condensation », c’est-à-dire à un même discours relaté de manières
différentes : longue détaillé dans le conte et courte condensée dans le proverbe. Bien entendu
c’est le conte qui donne naissance au proverbe et non l’inverse, une thèse qui se justifie par la
présence de personnages contiques et par des déictiques renvoyant à une instance
d’énonciation contique encore une fois. Nous y reviendrons. Rappelons au passage que le
conte englobe le proverbe, il le « dorlote » même, puisqu’i y a souvent une place privilégié
par rapport aux autres genres de l’oralité enchâssés par le conte, généralement c’est le centre,
et comme récompense, le proverbe incite les locuteurs à revenir au conte par le caractère
ambigu de sa signification, et c’est ainsi qu’il (le proverbe) permet aux contes de survivre une
deuxième fois. Pour étayer ce raisonnement, examinons ce proverbe rifain énoncé par un
locuteur dans un autobus, s’adressant à un interlocuteur (un ami) pour exprimer l’idée de
l’impossible : am ţemģaţ eeni yeššin emmis, traduit littéralement comme suite : comme cette
femme là qui a mangé son fils. Naturellement, l’interlocuteur faisant parti de la nouvelle
génération n’a aucune chance de déchiffrer la signification du proverbe, qui interprété comme
une simple phrase, il actualise une charge sémantique insensée puisqu’il n’est pas de femmes
qui mangent leurs fils. Or, ce caractère confus du proverbe oblige son énonciateur à inviter
l’interlocuteur à revenir au récit contique comme texte de base. Il s’ agit en fait d’une femme
qui s’est fait obligée par deux autres femmes aveuglées par le sentiment de jalousie d’avaler
du sang, et ce, pour faire croire au mari qu’elle a mangé son fils. La reformulation de
quelques fragments de ce récit est susceptible de jeter des lumières sur la thèse préconisant
une même origine pour tous les genres de l’oralité. Espérons ne pas trop trahir la littérature
orale amazighe par cette traduction.
« Il était une fois un homme qui avait beaucoup de terrains et beaucoup d’argent. Il fut
envié par tout le monde y compris par les hommes. Trois femmes désirèrent se marier avec lui
pour s’approcher de ses richesses. La première lui promit de lui préparer de la purée des fèves
à partir d’une seule graine. La deuxième lui promit de lui préparer du pain de blé à partir
d’une seule gerbe. Quant à la deuxième, elle lui promit de donner naissance à un bébé avec
une pièce de monnaie sur le front. Quelques jours passèrent, l’homme découvrit que les deux
premières femmes ne purent accomplir leur promesse. Il décida de ne pas les épouser. La
troisième lui donna naissance comme promis à un enfant marqué par une pièce de monnaie
sur le front. Content, il décida de l’épouser. Les deux autres se déchirèrent de jalousie et
réfléchirent sur la manière de se venger. Elles coupèrent un doigt au petit garçon et le
donnèrent à sa mère qui commença à le sucer. Elles dirent à l’homme que sa femme mangea
son fils. Quand il (l’homme) arriva, il fut surpris de voir sa bouche pleine de sang et crut ce
que les autres femmes lui dirent. Il décida de la mettre en prison et la condamna de porter
pour toujours la peau de veau et de manger dans une jarre avec les chiens. Contentes les deux
autres femmes lui volèrent le petit garçon. Des jours passèrent, le petit grandit et devint un
homme. Un jour il décida de retrouver sa mère. Il rassembla un lion, un loup et une chèvre et
s’engagea dans la recherche de sa mère. Tous les gens qui le rencontrèrent ne manquèrent de
s’étonner de ce qu’il put rassembler. Lui, il répondit et répéta la même chose : « la femme qui
mangea son fils, la femme qui mangea son fils ». L’enfant parcourut tous les champs et toutes
les forêts et finit par trouver sa mère qui fut dans une situation déplorable. Ils s’embrassèrent
tous les deux et pleurèrent. L’homme (le père) arriva pour vérifier si la femme n’avait pas pris
fuite. Il fut ébahi, quand il reconnut son fils grâce à la pièce de monnaie qu’il avait sur le
front. Il l’embrassa et demanda à sa mère de retirer la peau du veau qu’elle avait prise. Il lui
donna de beaux vêtements. L’homme partit à la recherche des deux autres femmes qu’il
trouva cachées dans une forêt. Il les condamna à porter pour toujours la peau du veau et de
manger dans une jarre avec les chiens. »
Sans le recours donc à ce conte dans son intégralité pu en moins à son résumé comme
c’est le cas ici, il est impossible de comprendre le proverbe, raison pour laquelle nous
estimons que ces deux genres de la littérature amazighe signifient mais ensemble.
Un autre constat a attiré notre attention durant l’examen d’un corpus de contes et de
proverbes consultés dans le cadre de la problématique de filiation, il s’agit de l’actualisation
de l’animal pour évoquer des maux ou des difficultés relatives à l’homme. Les unités revoyant
à l’animal incarnent certes et manifestent leur animalité seulement au fond, si on se réfère au
conte comme texte d’origine, elles sont imprégnées tantôt de l’humain tantôt de l’humanité. Il
s’agit donc d’un animal symbole au point que nous avons l’impression que l’idée de l’animal
se détache de sa réalité matérielle pour exprimer des expériences ou des attitudes humaines.
C’est dans ce sens que les animaux ont du servir de masques aux défauts humains. En fait si
l’homme a confié à l’animal le soin et la mission de parler, d’exprimer des marasmes et de
dénoncer de tels comportements, c’est que tout d’abord il n’a pouvait le faire lui-même,
ensuite c’est une manière d’échapper à la cruauté d’institutions religieuse et politiques
détenant le pouvoir comme c’est le cas des persécutions religieuses en Europe durant toute la
période médiévale par exemple.
Le proverbe en question donc, cité au début de ce texte comme le résumé d’un conte,
par le biais du rapport de contrariété reliant les différents termes le constituant, expriment la
souffrance de certaines personnes qui s’aggrave par la perte d’un objet de valeur. Ici ţģat (la
chèvre) ne représente pas forcément un animal, il revoie plutôt à un objet ou à une personne
d’une valeur irremplaçable. L’opposition se situe au niveau de la relation qui unit le syntagme
nominal ţģat u mezrud (la chèvre du misérable) et le syntagme verbal yeššit wuššen (le chacal
l’a mangée). Mis en rapport, ces deux syntagmes présupposent implicitement la thèse
suivante : le chacal aurait mangé une chèvre appartenant à une personne possédant tout un
troupeau et non la seule et unique chèvre dont dispose le misérable. Soulignons içi
l’importance du singulier du mot chèvre, il s’agit bien d’une seule et unique propriété. Pour
tester cette importance, il suffit de reformuler le proverbe en mettant l’unité chèvre au pluriel :
ţiģatin u mezrud yeššiţent wuššen (les chèvres du misérable les a mangées le chacal), une
expression qui continue d’être proverbiale mais peu significative et inacceptable e n tout cas
pour les locuteurs amazighs à qui nous l’avons présentée à titre d’expérience.
Il s’agit bien ici d’exprimer l’idée suivante : le chacal n’aurait pas dû s’emparer de la
seule chèvre du misérable, par une autre qui signifie tout à fait le contraire : le chacal a mangé
la chèvre du misérable. C’est donc de l’opposition que la signification émane. Ainsi ce
proverbe peut être énoncé par une personne ayant perdu son fils unique ou par un autre
locuteur, qui après avoir difficilement construit sa maison, il la voit s’écrouler lors d’un
tremblement de terre.
Observons à présent, comment les éléments constitutifs de ce proverbe sont agencés.
A première vue, on a l’impression qu’il s’agit ici d’une phrase simple et facilement
interprétable puisqu’elle est composée de mots faisant partie du répertoire familier, celui
actualisé dans les conversations quotidiennes. Le problème commence une fois l’énonciataire
s’engage dans une quête portant sur la signification du proverbe en question. Un animal
appartenant à une personne pauvre est dévoré par un autre animal, cela veut dire quoi ? C’est
là où réside justement l’importance du proverbe qui cache en soit une invitation à référer au
conte. Cette invitation dispose là, la fois d’un caractère facultatif et obligatoire, dans la
mesure où l’interlocuteur se réserve le droit d’éviter le recours au conte si le contexte
communicationnel ne le permet pas : les deux locuteurs par exemple se rencontrent dans un
espace peu favorable pour narrer toute une histoire (rencontre furtive dans la rue, dans une
mosquée, dans un autobus etc.), le temps dont ils disposent est insuffisant pour narrer un
texte longue, les locuteurs en question le même savoir langagier et culturel, en revanche le
recours au conte peut s’avérer obligatoire et indispensable quand d’une part, la situation de
communication en est propice, c’est à dire que les deux locuteurs possèdent suffisamment de
temps, se trouvent dans un endroit convenable et bénéficient d’une certaine connaissance de
la langue et de la culture dont cette dernière s’inspire et d’autre part, quand on s’obstine à
saisir la signification ou encore le message culturel que le proverbe est sensé transmettre.
Dans ce cas précis, on a à faire à un énonciataire curieux qui s’intéresse au conte en
particulier et à tous les genres de l’oralité en général. En fait, ce conte/proverbe résume la
situation et les conditions de la vie misérable de certaines personnes qui sont si mal
chanceuses qu’on a l’impression qu’elles sont nées pour souffrir comme a laissé entendre un
de nos informateurs.
Dans cet ordre d’idées et après l’analyse d’une dizaine de conte/ proverbes où
l’homme exprime à travers l’expression de l’animal des caractéristiques négatives, telle une
souffrance, une misère ou encore une frustration, c’est par le recours aux termes revoyant aux
animaux domestiques et nécessairement productifs qu’il le fait. Si donc le terme ţģat (la
chèvre) est sélectionné parmi les unités constituant le proverbe, c’est qu’il s’agit tout d’abord
d’un animal qui l’emporte sur les autres comme l’hérisson par exemple au niveau de la
productivité d’aliments représentant autre fois la base de la nourriture de l’homme. La chèvre
peut fournir son propriétaire en matière du lait mais aussi en matière de la viande. Cette thèse
peut avoir un caractère fiable quand on sait que les Rifains ont souffert, il y a quelques temps,
à cause de la famine et de la frustration, deux phénomènes sociaux liés au colonisateur, qui
restent gravés dans leur mémoire, ce que nous avons appris grâce à une femme conteuse issue
de l’ancienne génération. C’est là, pensons-nous la raison probable derrière le fait que le
terme ţģat (la chèvre) soit sélectionner pour reformuler le conte et occuper la position
syntaxique initiale dans l’expression proverbiale, alors que le mot « hérisson », un petit
animal, qui en plus de son caractère improductif, il est souvent investi de valeurs culturelles
négatives comme la ruse, la perfidie et le vol, n’apparait pas dans l’expression proverbiale.
Toujours dans le même sens et pour justifier d’avantage par le biais des expressions renvoyant
aux animaux que le récit contique et le proverbe sont des univers d’oppositions, nous avons
constaté que dans un même conte ou dans un même proverbe, le personnage est ou bien tout
bon ou bien tout méchant. En effet, les personnages contiques en passant d’un récit à un autre
se métamorphosent radicalement qu’ils peuvent aller des fois d’une extrémité à l’autre. C’est
le cas du chacal qui dans un de ces récits examinés, a fait preuve d’intelligence suprême
puisqu’il a pu vaincre et tromper d’autre personnages, e t étant actualisé dans un autre récit, ce
même animal se trouve dans des situations délicates à cause d’attitudes stupide que l’hérisson
comme on vient de le voir, petit animal minime de physionomie, ne manque pas d’explorer
pour se faire transporter dans un panier.
Bref, on peut dire que le conte et le proverbe semblent signifier ensemble pour
constituer des univers de paradoxes et de fantasmagories insensés en apparence, mais,
examinés en profondeur, ils ne sont que logiques, je parle de la logique des contes et non la
notre.