L`heure des « musulmanes libres »[1] dossier

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L`heure des « musulmanes libres »[1] dossier
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EN GUERRE AVEC L’ISLAMISME DJIHADISTE
par Alain Laurent*
L’heure des « musulmanes libres »[1]
Extraites de La société ouverte et ses nouveaux ennemis, Les
Belles Lettres, 2009 (p. 142 à 151), ces pages n'ont rien perdu
de leur actualité quant aux problématiques de fond. Certes les
noms des pionnières de la dissidence islamique au féminin qui
y sont citées apparaissent désormais moins dans les médias ou
les librairies. Et peu de noms nouveaux leur ont succédé si ce
n’est celui de Malala Yousafzai, prix Nobel de la paix 2014. Mais
on peut voir là le signe paradoxal d'un double succès. D'une part
et d'une certaine manière, elles ont déjà tout dit de ce qu'un
esprit libre peut penser de la conception traditionnaliste et
conservatrice de l'islam : qu'ajouter d'autre ? Et d'autre part, leur message a porté et s'est
diffusé : les musulmanes ou ex-musulmanes libres d'aujourd'hui qui s'inspirent d'elles
sont moins des dissidentes contraintes à l'exil en Occident que des combattantes de la
liberté luttant plus anonymement sur place. Comme en ont fait récemment foi toutes ces
femmes tunisiennes sans voile clamant leur joie devant les caméras du monde entier à la
suite de la victoire électorale des laïques sur les islamistes.
A.L.
E
N 1993, L’ÉCRIVAINE TASLIMA NASREEN est condamnée à mort par le groupe
islamiste «Soldats de l’islam», dont des campagnes la prennent pour cible depuis
déjà trois ans. Son crime: dans un roman à base autobiographique, La Honte, elle
s’élève violemment contre le statut de «sous-homme» réservé aux femmes dans son pays,
le Bangladesh, et plus globalement la tradition islamique partout où elle fait la loi. Vite
traitée en indésirable par les autorités politiques locales, cette Salman Rushdie au féminin
(comme lui, elle est athée et hédoniste: tares inexpiables en terre d’islam!) bénéficie de
* Philosophe et écrivain; il a fondé et anime la société de pensée Raison, Individu et Liberté.
1. Nous remercions ici les éditions Les Belles Lettres et Alain Laurent pour nous avoir permis de publier ces
«bonnes feuilles».
Les références aux ouvrages cités sont bien évidemment respectées mais sont parfois présentées d’une manière
différente de celle du texte des éditions Les Belles Lettres.
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l’asile politique en Suède, où elle demeure sous protection policière jusqu’en 2005 – pour
alors aller s’établir en Inde, à Calcutta (près du Bangladesh) où d’autres groupes islamistes
recommencent de plus belle à la menacer de meurtre et dont elle finit par être expulsée en
2005. Depuis, la nationalité indienne lui ayant été refusée, elle erre de ville en ville, poursuivie en justice pour offense à l’islam et par les islamistes, qui l’agressent en août 2007 à
Hyderabad; début 2008, elle doit se résigner à retourner en Suède. Dans les entretiens à la
presse accordés lorsqu’elle vient présenter à Paris son nouveau livre De ma prison, elle
déclare: «Si la liberté d’expression a un sens, j’ai le droit de blesser le sentiment religieux de
certains [...]. Le Coran n’est pas bon pour l’humanité, ni pour les femmes» (Le Monde,
21 mai 2008); elle entend continuer à se battre «pour les droits de l’homme et la liberté, et,
plutôt que pour la réforme de l’islam, pour l’instauration de démocraties laïques, où il y a
une séparation entre la religion et l’État» (Le Figaro, 21 mai 2008). Mondialement reconnue
pour la valeur de son œuvre littéraire (Une jeune femme en colère, Enfance au féminin, Vent
en rafales, Coupée en deux, Shodh…), cette pionnière d’une lutte anti-islamiste enracinée
dans l’adhésion à l’individualisme (la primauté de la liberté individuelle de choisir son
genre de vie) et l’universalisme (l’égalité de tous en droit) a récemment fait des émules. Un
commando de choc de jeunes femmes également issues de l’islam et non moins hardies l’a
rejointe dans son combat, toutes aussi honnies par les multiculturalistes occidentaux que
par les islamistes intégristes ou «modérés» – car elles sont justement rien moins que modérées. Avant de prendre connaissance des attendus du réquisitoire qu’elles dressent contre la
tradition islamique et ceux qui s’efforcent actuellement de la perpétuer et l’imposer à tous,
il n’est pas inutile de procéder aux présentations de ces tireuses d’élite qui ne se contentent
pas d’écrire et publier, et administrent des leçons de courage dont les gouvernants et clercs
bien-pensants d’Occident pourraient avec profit s’inspirer.
On l’ignore souvent en Europe, certaines de ces voix de la résistance féminine antitraditionaliste se font entendre depuis l’Amérique du Nord. Ainsi de Wafa Sultan, une
Syrienne d’origine, si scandalisée par les innombrables meurtres accomplis au nom d’Allah
qu’elle en a perdu la foi et s’est en 1989 réfugiée aux États-Unis pour ensuite devenir
citoyenne américaine. De Los Angeles, cette psychiatre que le 11 Septembre a amenée à
rompre à vie avec l’islam mène contre celui-ci sans faire de distinction entre ses formes
«modérée» et radicale une guerre idéologique intransigeante par ses écrits (The Escaped
Prisonner: When God is a Monster) et via son site Internet. Ses propos du 21 février 2006 sur
la chaîne de TV Al-Jazeera (où elle a vertement renvoyé les islamistes dans les cordes) la
mettent sous les feux de l’actualité : ce à quoi nous assistons, « c’est un choc entre une
mentalité qui appartient aux temps médiévaux et une autre mentalité qui appartient au
XXIe siècle, c’est un choc entre la civilisation et l’arriération, entre le civilisé et le primitif,
entre la barbarie et la rationalité». D’elle, un journal américain a pu dire: «Le Voltaire des
musulmans est arrivé. C’est Wafa Sultan» – Voltaire, le pourfendeur de l’«Infâme», étant
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d’ailleurs aussi la référence privilégiée de Taslima Nasreen… En mars 2007, elle a été l’une
des principales protagonistes du «Secular Islam summit» qui s’est tenu en Floride.
L’étendard de la rébellion musulmane et féminine pro-société ouverte est également
levé au Canada par Irshad Manji, qui y a très tôt suivi ses parents – des Indiens venus
d’Ouganda. Journaliste puis universitaire (à Yale, aux États-Unis), elle s’est surtout, depuis le
11 Septembre, engagée dans une lutte sans merci contre la tradition islamique au moyen de
conférences, de débats télévisés, de documentaires (La Foi sans la peur), de son site Internet
débordé par les téléchargements et de livres, Musulmane, mais libre, résumé dans un virulent article au titre éloquent : « Musulmans libres d’Occident, debout ! » (Le Monde,
7 novembre 2004) tout en prônant l’avènement d’un islam si éclairé qu’il se concilierait
avec son choix homosexuel personnel. Dans un autre de ses combats, qui l’oppose au multiculturalisme institutionnel et idéologique de son pays d’adoption, elle a reçu le très concret
renfort d’Homa Armojand, une Iranienne réfugiée au Canada depuis 1990. C’est en effet
cette dernière qui a pris l’initiative de la contestation de la tentative conjointe des islamistes
locaux et du gouvernement de l’Ontario d’imposer à tous les musulmans vivant dans cette
province l’assujettissement à des tribunaux d’arbitrage islamique appliquant la charia…
En Europe, l’attention s’est avant tout focalisée sur l’action d’Ayaan Hirsi Ali, devenue
une icône médiatique de la guerre de conquête de la liberté individuelle de penser, s’exprimer et vivre sa vie comme on le veut pour les personnes nées sous l’islam, les femmes en
premier lieu. Somalienne, elle choisit littéralement la liberté en 1992, âgée de 23 ans, en
obtenant l’asile aux Pays-Bas afin d’échapper à un mariage forcé. Bientôt devenue citoyenne
néerlandaise, elle milite d’abord au parti social-démocrate PVDA avec lequel elle rompt en
raison de l’angélisme multiculturaliste qui y sert de ligne politique. Après le 11 Septembre,
elle publie des articles de plus en plus hostiles à l’islam et, sur la suggestion de Bolkenstein,
elle se rallie au parti libéral VVD dont elle devient parlementaire en 2003. Avec son ami Théo
Van Gogh, elle entreprend une campagne extrêmement active en faveur de la libération des
femmes musulmanes: à un court-métrage télévisé (Submission, Part 1) succède en 2004 le
livre qui la rend célèbre, Insoumise, qui s’en prend aussi bien à l’oppression coranique qu’à
la lâcheté ordinaire des politiciens corrompus par le «politiquement correct». Condamnée
à mort elle aussi par les islamistes et contrainte de vivre la vie d’une proscrite dans la clandestinité et sous protection policière (jusqu’au forfait des Pays-Bas…) ou privée, il lui
faudra abandonner la partie en Europe. Passé un temps d’exil aux États-Unis, elle revient en
Europe en octobre 2007 et, toujours traquée, doit solennellement demander asile et protection à l’Union européenne après avoir reçu le 8 février 2008 à Paris le prix Simone de
Beauvoir – qu’elle partage avec Taslima Nasreen.
Mais l’«arbre» Hirsi Ali ne doit pas cacher, un peu partout ailleurs en Europe, la (petite)
«forêt» grandissante d’autres musulmanes ou ex-musulmanes agissant en citoyennes de la
vraie société ouverte et également entrées en résistance active contre une tradition islaN° 56
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mique dont elles œuvrent à dévoiler la nature foncièrement oppressive. Aux Pays-Bas, la
jeune romancière d’origine pakistanaise Naema Tahir a repris le flambeau laissé par Ayaan
Hirsi Ali et, en Grande-Bretagne, la journaliste Yasmin Alibhai-Brown (également d’origine pakistanaise), auteur de After Multiculturalism en 2000 et cofondatrice des «Muslims
for Secular democracy» pourfend aussi bien le droit à la différence culturelle défendu par
les multiculturalistes de souche que le communautarisme des « islam stalinists ». Aux
éditoriaux du journaliste d’origine égyptienne Magdi Allam (qui finira en mars 2008 par
se faire baptiser catholique…) dans le Corriere della Sera répond plus au nord l’offensive
déployée contre l’hypertolérance envers une diversité culturelle fatale aux jeunes femmes
immigrées par Nyambo Sabuni, cette Suédoise noire venue du Burundi et devenue
ministre de l’Intégration dans le gouvernement libéral-conservateur constitué en
octobre 2006; ayant abandonné l’islam dans lequel elle avait été élevée, elle est traitée de
« chasseuse de musulmans » et d’« islamophobe » par le front uni des islamistes et des
chiens de garde du politiquement correct scandinave. En France, la romancière d’origine
iranienne Chahdortt Djavann réfugiée depuis 1993 (et devenue citoyenne française) s’est
fait connaître par la vigueur corrosive de ses charges dans Bas les voiles, Que pense Allah de
l’Europe? et À mon corps défendant, l’Occident. Elle aussi originaire d’Iran (fui en 1983),
l’écrivaine et sociologue Chalah Chafik a joué sa partition avec Femmes sous le voile (1995)
puis Le Nouvel homme islamiste (2002), où elle accable la sacralisation de l’inégalité des
sexes et la négation de l’individualité au profit de l’ordre patriarcal communautaire. Si ces
livres sont des pièces maîtresses dans l’édification laborieuse de l’opinion publique de
sociétés occidentales chloroformées par la propagande bien-pensante omniprésente, d’autres actions n’en ont pas moins une réelle portée symbolique, comme en son temps l’appel
européen contre les tribunaux islamiques canadiens contresigné par Fedala Amara (initiatrice de «Ni putes, ni soumise», dont il est inutile de souligner l’efficacité et le bien-fondé)
et Léïla Barbès.
Le foyer le plus intellectuellement fécond et offensif de cet anti-islamisme féminin issu
de l’islam (toujours doublé d’une acerbe critique du «politiquement correct» des élites
européennes de souche) se situe peut-être surtout en Allemagne. Avec d’abord Necla Kelek
qui dénonce la tendance majoritaire de la population turque immigrée en Allemagne à
vivre en vase clos et cultiver un repli identitaire crispé sur des traditions patriarcales misogynes (elle vise la préférence des hommes musulmans à faire venir des « génitrices »
soumises de Turquie plutôt qu’épouser de jeunes femmes émancipées issues de l’immigration…) mais n’épargne pas les Allemands de souche acquis à un multiculturalisme qui a
«favorisé l’auto-exclusion des immigrés». Dans son Plaidoyer pour la libération de l’homme
musulman, elle affine la dimension anthropologique et culturelle de ses analyses en portant
impitoyablement le fer dans l’identité masculine archaïque forgée par une tradition islamique fondamentalement «collectiviste», autoritaire et répressive. Faisant référence à sa
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propre émancipation du communautarisme où il s’agissait de se «libérer du “nous” et [de]
devenir un “moi” », elle précise : « Je ressentis longtemps combien il était difficile de se
libérer du “nous”, des commandements d’une culture à dominante collectiviste». Autre
résistante d’ascendance turque, Seyran Ates a également mené un combat soutenu contre la
«diversité culturelle». Un combat si dangereux qu’elle a un temps, fin 2006, été contrainte
de le mettre en veilleuse sous les menaces de mort provenant de la «communauté» musulmane turque. Sur un plan encore plus directement opérationnel, Mina Ahadi Manji – une
réfugiée iranienne – a, en 2007, pris une initiative anti-communautariste et anti-théocratique sans précédent : la création d’un « Conseil central des ex-musulmans », défendant
contre les instances «communautaires» le droit des individus issus de l’immigration de
quitter ouvertement l’islam et de vivre librement et paisiblement en apostats sans encourir
la mort que leur réserve cette religion.
Pour toutes ces «musulmanes (ex-musulmanes) libres», le problème réside bel et bien
au cœur de l’islam en tant que tel, et pas seulement dans l’islamisme dans son acception
restrictive convenue.
Il n’y a pas dans leur perspective de différence entre l’islam et un islamisme qui n’est
rien d’autre que l’islam non réformé : « Ce ne sont pas seulement les fondamentalistes
musulmans, c’est le véritable islam qui est en guerre contre la démocratie, la liberté d’expression, les droits de l’homme et les droits des femmes. Nous avons à combattre l’islam
pour créer une société dans laquelle les femmes obtiennent égalité et justice. Il peut y avoir
des musulmans modérés mais l’islam par lui-même n’est pas modéré» (Taslima Nasreen,
Le Monde, 1er septembre 2003). Point de vue identique d’Ayaan Hirsi Ali, pour laquelle le
«terreau» du fondamentalisme islamique et de l’islam politique, «c’est l’islam tel qu’il est
transmis dans la vie de tous les jours aux croyants musulmans. C’est pourquoi il nous faut
d’abord examiner ses sources. Aussi grandes que puissent être les différences entre musulmans, c’est l’enseignement de l’islam et la manière dont celui-ci est vécu en pratique, qui
ont le pouvoir de nourrir le fondamentalisme, et in fine le terrorisme» (Insoumise, Laffont
2005 p. 32); «Le problème, c’est le Prophète et le Coran […]. Il y a des graines de fascisme
dans l’islam» (L’Express, 20 juin 2006). Ou Chahdortt Djavann, qui met en cause le rapport
au texte coranique chez le croyant musulman de base: «Ce qui n’est pas contenu dans le
Coran est le mal absolu. Tout, tout est dans le Coran. Le Coran a pensé à tout, à l’être
humain dans sa totalité, aux êtres humains de toutes conditions. En matière d’humanité,
rien n’échappe au Coran; en douter est en soi un péché, un sacrilège […]. La dévalorisation
juridique de la femme dans l’islam, sa mise sous tutelle masculine va de pair avec son statut
d’objet sexuel et ce statut lui-même a sa source dans le Coran» (Bas les voiles, Gallimard,
2003, p. 19) – d’où ces formules lapidaires: «À l’origine de l’islamisme, il y a l’islam» (Que
pense Allah de l’Europe ?, Gallimard 2004), «Le problème n’est pas l’islamisme, mais l’islam»
(À mon corps défendant, l’Occident, Flammarion 2007, p. 43).
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La conviction profonde qui anime ces dissidentes est que, dans son fond, l’islam n’est ni
compatible avec les droits de l’homme (surtout dans leur version féminine), ni réformable
ou modernisable car son caractère «englobant», dogmatique ou absolutiste (la certitude de
détenir la vérité) et intolérant (non «critiquable») le rend intrinsèquement totalitaire; c’est
un système clos, l’incarnation même de la «religion close» au sens bergsonien. Justifiant sa
rupture avec cette «pensée rétrograde», Wafa Sultan affirme que c’est «un système en crise
depuis sa création il y a quatorze siècles, et avec lequel aucune négociation n’est possible»
(Le Monde, 9 avril 2006). Et précise sur son site Internet: «Mon but est de le démasquer.
Cette religion opprime les femmes de mon pays et leur dénie l’humanité. Je suis libre et
capable d’aider mon peuple, qui est otage des enseignements de l’islam, à se libérer »
(Courrier international, 4 mai 2006). Ni Ch. Djavann ni A. Hirsi Ali ne la contrediront sur
ces points. Selon la première, « dans le monde musulman, la pensée est confisquée par
l’islam. Il n’existe pratiquement pas de pensée qui ne soit pas religieuse. Il faudrait que les
intellectuels d’origine musulmane mettent en cause la légitimité du Coran » (Le Point,
26 août 2004) et «la sacralité du Coran»; il y a un «totalitarisme du système islamique» car
«l’islam ne connaît ni l’autonomie du politique, ni l’espace de liberté de conscience» – et
parler d’« islam modéré » est aussi absurde qu’évoquer « l’eau bouillante tiède » (À mon
corps défendant… op. cit., p. 31). Quant à la seconde, elle dit rejeter la religion en général et
«l’islam en particulier, parce que c’est une religion qui englobe tout et imprègne le moindre
de nos faits et gestes […]. Dans la morale islamique, la charia et la communauté des fidèles
subordonnent totalement l’individu aux exigences d’Allah. On ne lui laisse rien» (op. cit.,
p. 28 et 185). En prenant acte que «cela fait des centaines d’années que l’islam refuse tout
examen critique et donc tout développement de ses propres fondements, et les imams,
mollahs et hodjas ont figé les interprétations qui sont toujours resservies depuis», Necla
Kelek (Jacqueline Chambon, Plaidoyer pour la libération de l’homme musulman, 2007,
p. 168) n’est pas loin de désespérer de toute évolution possible – de même qu’Irshad Manji
qui, bien qu’à titre purement personnel elle soit demeurée croyante, se montre la plus catégorique de toutes. Incriminant «le caractère intouchable de l’islam dominant», elle juge que
«les tentations totalitaires rôdent dans l’islam dominant […]. Nous devons mettre fin au
totalitarisme de l’islam».
Le drame de cet islam décrété impossible à séculariser, les « musulmanes libres » en
voient avant tout la source principale dans un mode d’éducation qui est exclusivement
destiné à assurer la reproduction mécanique, autoritaire, du modèle tribal-patriarcal des
origines. Ce qui fait dire à Wafa Sultan que «les vraies armes de destruction massive, ce sont
les enseignements des écoles des pays islamiques» (Le Monde, 9 avril 2006). Necla Kelek
incrimine moins cet aspect scolaire ou la dimension théologique de l’enseignement coranique que ce qui se trame dans les familles musulmanes traditionnelles où tout concourt
par mimétisme imposé à perpétuer des schèmes d’obéissance passive et hiérarchisée: «On
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apprend aux enfants à imiter et non à se montrer autonomes – la fille doit apprendre à faire
ce que fait la mère et à être comme elle est, et le garçon doit apprendre la même chose du
père […]. Éduqués selon une vision de la virilité qui exige l’obéissance et la soumission vers
l’intérieur et l’affichage de la force amalgamée à la violence vers l’extérieur, [les hommes]
pensent être supérieurs de nature aux femmes» (op. cit., p. 148 et 150). Elle identifie là le
facteur fatal qui rend si difficile l’intégration de tant de musulmans aux sociétés occidentales. Bien entendu, pour toutes ces «insoumises», le port du voile islamique n’est rien
d’autre que le résultat le plus lourdement symbolique de ce dressage à l’apartheid sexué, et
elles n’ont pas de mots assez durs pour le vilipender. «Le voile rappelle en permanence le
monde extérieur à cette morale étouffante qui fait des hommes les propriétaires des
femmes» déclare Ayaan Hirsi Ali (op. cit., p. 10). Pour Ch. Djavann, «le port du voile est
l’emblème du système islamiste», c’est «l’étoile jaune de la condition féminine»; et elle
précise que «ce n’est pas par hasard si la montée de l’idéologie islamique et le nombre de
femmes voilées coïncident» (op.cit., p. 145). Tandis que Wafa Sultan y voit le signe de la
«soumission», Irshad Manji qualifie ce port en Occident et la tolérance dont il bénéficie
d’«acte de capitulation culturelle» – un terme également utilisé d’ailleurs par Ayaan Hirsi
Ali quand elle s’insurge contre «l’incroyable capitulation des médias et des hommes politiques au moment des dessins de Mahomet» (Le Monde, 20 octobre 2007).
Sous le voile, et au-delà dans l’enfermement des hommes dans leur statut de mâles
dominateurs et des femmes dans celui de propriétés privées des hommes, ce que pointent
et rejettent avec le plus de force les «dissidentes», c’est la négation islamique de l’individu
– pas seulement féminin. Un individu et son droit naturel à la liberté qu’elles érigent en
cause suprême de leur combat anti-islamiste, qui de ce fait apparaît comme celui d’une
défense et illustration de la société ouverte dont la liberté plénière de l’individu constitue
la valeur matricielle. Leur adhésion à l’individualisme démocratique et libéral en forme de
programme commun pour musulmans évolués, elles l’expriment avec une vigueur qu’on
ne trouve plus guère chez nombre d’Occidentaux fatigués, blasés ou en quête de nouvelles
servitudes. Après avoir relevé au sujet de l’islam qu’«il y a quelque chose de profondément
tribal dans cette religion » (Musulmane mais libre, Grasset, 2004, p. 223), lrshad Manji
propose que par opposition, «les pays occidentaux, pour le choix de la valeur qui les guide,
se mettent d’accord sur celle d’individualité […]. Lorsque nous célébrons l’individualité,
nous laissons la plupart des gens choisir ce qu’ils sont, qu’ils soient croyants, libres
penseurs ou les deux » (ibid., p. 320). Si Chahdortt Djavaan entre en guerre contre le
système islamique, c’est parce qu’elle croit profondément que «ce que chacun de nous doit
respecter, c’est l’être humain en tant qu’individu libre de penser et vivre sa vie comme il
l’entend, hors de toute contrainte» (Bas les voiles, 2003, p. 43). Et Necla Kelek attribue à la
persistance d’«un réflexe de l’ancien mode de pensée qui veut que l’homme ne soit pas un
individu mais un être social» le déficit d’intégration de bien des immigrés musulmans en
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Europe, encore trop soumis aux «règles traditionnelles du patriarcat archaïco-religieux»
(op. cit., p. 154).
Mais ces déclarations ponctuelles ne sont presque rien au regard de l’éclatante profession de foi individualiste et explicitement pro-société ouverte d’Ayaan Hirsi Ali. Pour elle,
sous la férule de l’islam (traditionnel), «l’individu est totalement subordonné au collectif.
Tous les enfants font l’apprentissage de cette culture de la honte. Des valeurs comme la
liberté et la responsabilité individuelle ne jouent aucun rôle dans cet univers » (op. cit.,
p. 57). De sa répulsion pour ce communautarisme provient sa préférence pour les sociétés
libres et laïques d’Occident, qu’il lui arrive d’identifier à la «société ouverte» ainsi qu’elle l’a
fait dans son discours de combat prononcé à Berlin le 9 février 2006. Une société ouverte
avec pertinence assimilée à la «démocratie libérale» et au règne de «l’État de droit occidental» lorsqu’elle s’alarme de «la présence d’une importante minorité en Europe qui ne
comprend pas ou n’est pas prête à accepter les règles de la démocratie libérale» (discours de
Berlin; sont visées les réactions islamiques hostiles à la liberté d’expression lors de l’affaire
des «caricatures») ou affirme que «l’islam actuel n’est pas compatible avec les présupposés
de l’État de droit occidental» (ibid., p. 38). Ce à quoi elle oppose l’émergence d’une autre
«minorité silencieuse qui ne vit peut-être plus du tout selon les préceptes de l’islam et sait
parfaitement que l’avenir est dans l’individualisme» (ibid., p. 112).
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