Mojo Mickybo - article PUR adaptation ciné

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Mojo Mickybo - article PUR adaptation ciné
Article publié dans L’enfant, le droit et le cinéma
(dir. Agnès de Luget et Magalie Florès-Lonjou), collection « L’univers des normes »,
Presses universitaires de Rennes, 2012, p.75-83.
Mickybo and Me1 de Terry Loane : une adaptation cinématographique de la pièce de théâtre
Mojo Mickybo d’Owen McCafferty2 .
Brigitte Bastiat, Docteur en sciences de l’information et de la communication, PRCE Anglais,
membre associée du CRHIA, Université de La Rochelle (C.I.E.L.) et Frank Healy, MC
Anglais, Université de La Rochelle (C.I.E.L.).
Quand le cinéma arrive à la fin du XIXème siècle, la figure de l’enfant est installée dans la
littérature avec ses stéréotypes sur les enfants pauvres (Oliver Twist de Charles Dickens, Jane
Eyre de Charlotte Brontë ou encore Gavroche dans Les Misérables de Victor Hugo) ou sur
ceux plus joyeux de la Comtesse de Ségur ou de Johanna Spyri dans Heidi. On peut alors se
demander si les cinéastes vont être capables de s’éloigner de ces stéréotypes sur l’enfance et
s’ils vont inventer une nouvelle représentation de celle-ci. Or, d’après Carole Desbarats, dans
les premiers temps, le cinéma reprend les schémas narratifs de la littérature3. Très souvent, le
1
Irlande, 2004.
2
McCafferty Owen, Mojo Mickybo, Nick Hern Books, Londres, 2002 (1998).
3
Desbarats Carole, « La figure de l’orphelin dans Versailles de Pierre Schoeller (France, 2008) »,
communication au colloque « L’enfant, le Droit et le cinéma », Université de La Rochelle, 3-4 juillet 2010.
1
cinéma attache le spectateur en mettant en scène des récits initiatiques qui permettent
d’aborder également des thèmes sociétaux. L’imagerie de l’enfant qui y est présentée est celle
que les adultes ont envie de voir et dont Shirley Temple fut l’archétype avec son sourire
angélique, ses bouclettes et ses caprices « typiques » de petite fille. D’après Jean Tulard, il
faut attendre le néoréalisme italien et des films français des années 1950 (Jeux interdits de
René Clément, 1952 ou Les 400 coups de François Truffaut, 1959) ou plus tard le film anglais
de Peter Brook Lord of the Flies en 1963 pour s’éloigner de la mièvrerie des scénarios sur
l’enfance des débuts du cinéma américain et européen4. En France, des films récents sur
l’enfance tels que Ponette de Jacques Doillon en 1996 ou l’adolescence comme le film
britannique Sweet Sixteen de Ken Loach en 2002 ont montré que les enfants pouvaient ne pas
être utilisés comme des singes-savants et qu’ils effectuaient un véritable travail de comédien.
Mickybo and Me, film réalisé par le Nord-Irlandais Terry Loane en 2004 entre dans la
catégorie mentionnée plus haut du récit initiatique, révélateur d’une société en crise. Malgré la
modernité du scénario qui met en scène deux garçons de Belfast dans les années 1970, nous
verrons que le film peine par moments à combattre quelques stéréotypes liées aux
représentations des mondes catholique et protestant ainsi qu’à l’enfance dite « innocente », en
particulier en ce qui concerne le langage des enfants qui, contrairement à la pièce de théâtre
dont le film s’inspire (Mojo Mickybo de Owen McCafferty publiée en 1998), est très édulcoré
et dont l’humour est moins corrosif. Pourtant, le réalisateur explique dans le bonus à la fin du
DVD que nous avons utilisé pour cet article, qu’il a insisté pour que le casting trouve des
enfants belfastois, certes novices en cinéma, mais dotés de fortes personnalités.
4
Jean Tulard, « L’enfant-star », communication au colloque cité ci-dessus.
2
Malgré les ajouts, retraits et autres transformations inhérentes au genre que représente
l’adaptation cinématographique, nous montrerons aussi que le film permet de toucher un bien
plus vaste public qu’initialement avec la pièce de théâtre et de rendre ses thèmes plus
universels.
Dans son ouvrage Film Adaptation, James Naremore déclare que la critique universitaire et
journalistique considère le plus souvent les adaptations contemporaines populaires comme
étant « belated, middlebrow or culturally inferior »5, c’est-à-dire « attardées, d’une portée
intellectuelle limitée ou culturellement inférieures ». Cette condamnation sévère de l’exercice
est assez courante quand on traite d’adaptation cinématographique. Toutefois, il semblerait
que certains théoriciens aient revalorisé quelque peu leur appréciation. Ainsi, Linda
Hutcheon, professeure d’anglais et de littérature comparée à l’Université de Toronto, a publié
un livre en 20066, dans lequel elle tente de répertorier les divers aspects de l’adaptation et
d’en donner une vision plus positive. Afin de dépasser la notion de fidélité à l’œuvre originale
qui est souvent utilisée pour juger de celle-ci, elle donne de l’adaptation la triple définition
suivante, qui lui donne une vie propre : « une entité formelle ou un produit, un processus de
création et un processus de réception »7.
5
James Naremore, Film Adaptation, NJ : Rutgers University Press, New Brunswick, 2000, p. 6.
6
Linda Hutcheon, A Theory of Adaptation, Routledge, New York, 2006.
7
Linda Hutcheon, idem, p. 7-8.
3
En ce qui concerne Mickybo and Me, il s’agit bien d’une « entité formelle » ou d’un
« produit », c’est-à-dire de la transposition d’une œuvre d’un média (pièce de théâtre) à un
autre (film). En revanche, le cadre et le contexte sont identiques puisque la pièce et le film
parlent de l’amitié, de la violence et de la construction de l’identité masculine dans une ville
en Irlande du Nord au début des années 1970. En revanche, le point de vue est un peu
différent en ce sens que le dramaturge Owen McCafferty nous fait entrer dans la tête de deux
jeunes garçons protestant et catholique de Belfast, avec leur humour, leurs craintes, leur
fantaisie et leur violence, affectée ou réelle, alors que le réalisateur du film Terry Loane nous
montre davantage leurs actions extérieures malgré la tentative d’introspection grâce au
procédé cinématographique de la voix off. Par ailleurs, pour des raisons expérimentales et
économiques, la pièce tente une chose difficilement transposable au cinéma, à savoir que les
deux acteurs doivent jouer tous les rôles masculins et féminins (au nombre de 17). Certes, le
cinéma peut parfois exprimer l’inconscient assez bien par certains procédés visuels (Le sang
d’un poète de Cocteau, 1930 ou plus récemment Martas Garten Peter Liechti, 1997), mais en
général il a plutôt tendance à se concentrer sur des actions extérieures. Ainsi, si la fonction du
narrateur est maintenue dans les deux cas, on note une différence dans l’intention d’Owen
McCafferty et de Terry Loane. En effet, le premier veut que l’acteur qui joue le jeune
protestant Mojo dans la pièce soit également le narrateur des événements qui vont conduire à
la construction puis à la destruction de son amitié avec Mickybo le catholique. Cependant, ce
n’est pas seulement Mojo en tant que Mojo qui raconte, c’est l’acteur qui doit changer de
posture et d’attitude et relater en installant une distance dans le jeu. Dans le film, Terry Loane
4
donne de l’importance à John-Jo/Mojo8 en lui accordant la voix off. D’ailleurs, dans la
version cinématographique, John-Jo s’en sort mieux que Mickybo, car il a émigré en Australie
et n’a pas été broyé par l’histoire de l’Irlande du Nord qui a fait sombrer Mickybo, qui lui est
resté dans son pays, dans l’alcoolisme. Cet ajout par rapport à la pièce, où les deux
protagonistes ne quittent pas Belfast, donne une interprétation différente de la part du
réalisateur Terry Loane de la gestion du conflit en Irlande du Nord en suggérant que
l’émigration était une échappatoire possible. Owen McCafferty quant à lui avait préféré une
issue tragique dans laquelle ni l’un ni l’autre ne s’en sort et où chacun reste englué dans ses
problèmes et sa communauté.
Le langage des personnages, et en particulier celui des enfants, transformé par les dialoguistes
de l’adaptation cinématographique constitue un des aspects des processus de création et de
réception mentionnés par Linda Hutcheon. La pièce utilise le langage parlé de Belfast, avec
l’argot et le sens de l’humour des Irlandais du Nord. Le discours des jeunes est rarement
linéaire ou rationnel mais est constitué de sauts d’idées, tantôt saugrenues, tantôt vulgaires,
mais toujours pleines de fantaisie. La délimitation entre le monde réel et leur univers
imaginaire n’est pas bien étanche. De plus, il y a des personnages comme la mère de Mickybo
qui utilisent l’humour et la fantaisie pour rendre sa vie plus supportable. Notons par exemple
la façon dont elle surnomme son mari qu’elle aime malgré ses défauts : « the man i love
header and all as he is mickybo’s da had a thirst on him that stretched the length and breadth
or ireland »9 (« l’homme que j’aime tout taré qu’il est avait une soif profonde comme la mer
8
Mojo est appelé John-Jo dans la version cinématographique. Nous y reviendrons ultérieurement.
9
Owen McCafferty, Mojo Mickybo, op.cité p. 23.
5
d’Irlande »10). Tous ces éléments donnent une coloration spécifique à la pièce qui la place
dans un contexte très précis de lieu et de temps : nous sommes en 1970, au début des
« troubles » qui allaient coûter la vie à des milliers de personnes. Les deux jeunes
protagonistes sont parfaitement conscients de ce conflit mais pour eux, le plus important c’est
la violence quotidienne à laquelle ils doivent faire face et l’univers qu’ils se construisent pour
rendre leur vie plus intéressante et dans lequel ils jouent un rôle prépondérant, voire héroïque.
Le conflit catholique-protestant n’est qu’une toile de fond car la pièce s’articule surtout autour
de l’amitié naissante entre les deux jeunes et l’influence d’un autre événement majeur de cet
été- là : la sortie sur les écrans du film Butch Cassidy and the Sundance Kid11, un film qui a
fait rêver toute une génération de petits (et moins petits) garçons sur des « hors la loi »
sympathiques vivant dans un pays déchiré par la violence. Nous avons donc une mise en
abîme dans les deux histoires ; toutefois, elle est plus efficace dans la version
cinématographique car ce média permet d’intégrer des extraits du western et le spectateur
passe d’une image à l’autre, d’une représentation du monde réel à celle d’un monde virtuel
sans s’en apercevoir, ce qui exprime bien l’idée mentionnée ci-dessus, à savoir que ces
univers ne sont pas étanches pour les enfants et qu’ils peuvent se mouvoir aisément de l’un à
l’autre.
Dans le choix du langage employé, les noms ont aussi leur importance. Ainsi dans la pièce de
théâtre, les garçons s’appellent Mojo et Mickybo, des surnoms ayant plus de valeur pour des
10
Tous les passages en français sont issus de notre traduction (Brigitte Bastiat et Frank Healy) de la pièce de
théâtre qui sera jouée à La Rochelle par le Théâtre « Toujours à l’Horizon » en 2012.
11
6
George Roy Hill, USA, 1969.
enfants que leur vrai nom et qui révèlerait aussi leur appartenance à des quartiers différents de
la ville12, une ville divisée par le conflit entre les communautés catholique et protestante. Il est
à noter que dans le film le nom de Mojo a été changé en quelque chose de plus courant, JohnJo, et qui d’ailleurs sonne plus américain. Ceci enlève l’aspect « image miroir » dont les
enfants jouent au début de la pièce : « MICKYBO mojo mickybo mickybo mojo – sounds like
a gang – »13 (« …on dirait le nom d’une bande… »). On a l’impression que les deux noms
vont bien ensemble et qu’on pourrait même les intervertir : deux garçons mais une identité
commune, ce qui a toute son importance étant donné le contexte politique. D’autres noms ont
également été changés : Fuckface (têtedecon dans notre traduction) devient Fartface (tête à
pet) dans le film ; Gank the wank (Pete la bite dans notre traduction) devient Gank
seulement ; Barney rip the balls (Barney batt’ les burnes dans notre traduction) disparaît. Ces
changements ont certainement été opérés pour ne pas trop heurter les sensibilités du public et
limiter l’utilisation de mots choquants, ce qui peut paraître étonnant dans un film
contemporain. En tenant compte des sensibilités du public nord-américain et britannique, il se
peut que l’utilisation de ces termes par des petits garçons ait été considérée comme trop osée.
En tout cas, le ton est donné et le langage dans le film est très édulcoré par rapport à la pièce.
Quelques « fuck » ont survécu mais quasiment tous les dialogues dans le style suivant ont été
éliminés :
12
En Irlande et en Grande-Bretagne, on peut souvent deviner l’origine sociale et la religion d’une personne avec
ses nom et prénom.
13
7
McCafferty Owen, op.cité, p.12.
« MICKYBO
j’allais lui foutre mes doigts dans les oreilles le faire tomber et lui
mettre un coup de pied dans le trou de balle… on les prendra la
prochaine fois…la prochaine fois on va les dérouiller
MOJO
ouais dans les couilles et le trou de balle… »
L’argot typique de l’Irlande du Nord a été remplacé par des mots compréhensibles pour un
public britannique et américain. Ainsi, les mots comme « weeker » (« extra »), « geg »
(« marrant ») et « catmalogion » (« nul ») sont tous remplacés par « beezer » sous-titré dans le
film par « balèze ».
Contrairement à la pièce, la violence est omniprésente dans l’adaptation. La première scène
donne le ton en montrant un attentat à la bombe dans un magasin de chaussures. Il y a des
scènes très choquantes, comme par exemple Mickybo brandissant le doigt qu’il a trouvé sur le
lieu d’une explosion, où les coups de couteau que John-Jo/Mojo reçoit à la fin. Dans la pièce
la simple arrivée d’un garçon avec une arme blanche fait arrêter la bagarre et fait fuir les
protagonistes. Cette violence semble acceptable pour les producteurs, en phase avec l’époque,
contrairement à la vulgarité des mots qui, elle, est censurée ! Rappelons ici que le film de Ken
Loach Sweet Sixteen avait été censuré en Grande-Bretagne en 2002 pour cause de langage
violent et vulgaire.
S’il est un peu dommage que le style de certains dialogues de la pièce ait disparu dans la
version cinématographique, il est en revanche certain que le réalisateur a fort bien réussi à
conserver l’esprit de celle-ci en se l’appropriant si bien qu’il a créé de nouvelles scènes riches
en humour. Citons par exemple le pastiche de la scène du film Butch Cassidy et le Sundance
8
Kid où Butch et sa compagne font du vélo à la campagne sur fond musical de « Raindrops
keep falling on my head », chanson de Hal David et Burt Bacharach qui eut beaucoup de
succès à l’époque et a été reprise en France par Sacha Distel avec « Toute la pluie tombe sur
moi ». Dans Mickybo and Me, on entend l’air de « Raindrops » mais les deux garçons parlent
de « shit in my sandals » (« de la merde dans mes sandales ») et ce sont eux les amoureux
puisqu’ils partent en vadrouille sur le même vélo ! Mentionnons également la scène où les
deux garçons en fuite essaient de voler un cheval. Le cheval ne veut rien savoir et jette
Mickybo à terre derrière lui en l’arrosant copieusement d’excréments. Mickybo, dégoûté, crie
alors : « no wonder they bloody invented cars ! » (« pas étonnant bordel qu’ils aient inventé la
voiture ! »). La scène du hold-up à la banque est également très drôle : les clients, étant peu
impressionnés par les menaces de Mickybo qui joue là son plus grand rôle de « bandit » en
brandissant un pistolet-jouet, entament une discussion entre eux et avec l’employé sur les
films de cowboys qu’ils ont aimés ; pendant ce temps, Mickybo attend patiemment qu’ils
aient fini pour tenter de les « plumer ». Finalement, ce sont les clients qui lui donnent de
l’argent spontanément ! Notons pour terminer quelques répliques très amusantes comme par
exemple lorsque les deux garçons vont cambrioler la maison du vieux Brendan : John-Jo dit
que « ce serait peut-être mieux de sonner » (pour voir s’il y a quelqu’un), ce à quoi Mickybo
répond « on est des cambrioleurs, pas des fichus facteurs ! » ; ou encore quand John-Jo entend
que sa tante, qu’il déteste, n’a pas de mari parce qu’elle s’est mariée avec le Seigneur,
s’exclame « qu’est ce que le Seigneur a bien pu faire au Bon Dieu pour mériter ça ? ».
Afin de rendre l’histoire plus accessible à un public plus large britannique et nord-américain,
l’adaptation cinématographique, qui est une co-production des studios américains
9
« Universal » et britanniques « Working Title Films », lisse quasiment toute spécificité
belfastoise. La présence des chars et des soldats britanniques en plus de l’accent nordirlandais nous situe dans le temps et l’espace mais globalement, le film aurait pu raconter la
vie de deux petits enfants du nord l’Angleterre ou de l’Ecosse avec une histoire qui nous
rappelle certains films de Ken Loach ou les comédies anglo-irlandaises comme The
Commitments14 ou encore The Snapper15 et The Van16. De même, Mickybo dans le film est
un petit rouquin vif, sale et vulgaire qui fait les quatre cents coups et il représente une version
moderne de la longue tradition de petits garçons anglais comme le petit « William » de la
série de livres de Richmal Crompton du siècle dernier, plein d’inventivité en ce qui concerne
les bêtises ! La famille de Mickybo est un pur exemple de l’excentricité anglaise avec les
sœurs jumelles qui disent la même chose en même temps et qui peuvent rappeler des
personnages d’Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll tels que Tweedledum et
Tweedledee. Nous voyons bien ici grâce à ces références la dimension « d’intertextualité
palimpseste »17 qui caractérise toute adaptation. En effet, depuis le sémioticien Roland
Barthes18 et la théoricienne post-structuraliste de l’intertextualité Julia Kristeva dans les
14
Alan Parker, Irlande/Royaume-Uni/USA, 1991.
15
Stephen Frears, Irlande/Royaume-Uni, 1993.
16
Stephen Frears, Irlande/Royaume-Uni, 1996.
17
Linda Hutcheon, op.cité, p.21.
18
Roland Barthes, “La mort de l’auteur”, Le bruissement de la langue, Seuil, Paris, 1984 (1968).
10
années 196019, les notions post-romantiques d’originalité, d’unicité et d’autonomie d’une
œuvre ont été sévèrement mises à mal. Ainsi, les textes sont censés être des mosaïques plus
ou moins visibles de citations et d’allusions à d’autres textes que les spectateurs découvrent
ou non selon leurs propres références culturelles et codes de valeurs. Le fait que le texte existe
par lui seul et pour lui seul est peut-être libérateur et valorisant pour le critique, mais il limite
tout de même l’analyse. Malheureusement, l’étude du processus de création prenant en
compte l’intention et/ou la biographie d’un auteur ou d’un réalisateur a longtemps été
considérée comme non pertinente par le monde universitaire, qui, influencé entre autres par
les travaux de Barthes, a longtemps donné toute autorité d’analyse au critique et non pas à
l’auteur ou à l’adaptateur. Pourtant, il paraît évident que le fait de savoir que Terry Loane est
nord-irlandais et qu’il a vécu l’époque des « troubles », tout comme Owen McCafferty, nous
donne des indications sur son intention de créer une adaptation de la pièce au cinéma pour
faire partager à un public plus large ses expériences et ses espoirs.
En tant que processus de réception réussi, l’adaptation doit satisfaire aussi bien un public
averti qui nourrit quelques attentes, que les autres qui ne connaissent pas forcément le
contexte socio-historique du pays dont il est question. Nous allons donc donner quelques
exemples afin de démontrer que l’adaptation cinématographique a dû s’adapter en fonction de
certaines contraintes, de l’appréciation par les producteurs aux goûts du public qu’ils avaient
pour cible en passant également par les profits qu’ils espéraient tirer du film. Les producteurs
ont peut-être eu peur que l’histoire soit moins lisible pour un large public s’ils gardaient dans
19
Julia Kristeva, Semeiotike : Recherches pour une sémanalyse, Seuil, Paris, 1969.
11
le scénario les envolées sur Batman ou le voyage en Bolivie rêvé par les garçons (même s’ils
sont mentionnés brièvement dans le film), ou encore les discours de la mère de Mickybo. La
mère, incarnée par l’actrice anglaise Julie Walters, est également très connue pour ses rôles
dans des films tels que L’éducation de Rita20 ou plus récemment Mamma Mia !21 et aussi dans
des séries humoristiques britanniques telles que Wood and Walters en 1982. Toutefois, le
passage très drôle où elle raconte à Mojo comment elle a été obligée de vendre son fils aux
gitans pour avoir quelques sous pour payer les factures de gaz a été considérablement
raccourci ! Le réalisateur déclare dans le bonus du DVD qu’il a fait ce choix pour « faire
progresser l’histoire plus rapidement ». L’image donnée à cette communauté dans la pièce a
peut-être aussi été jugée politiquement incorrecte par les producteurs, alors qu’il ne s’agit ici
que d’une plaisanterie innocente et non raciste puisque la mère pratique aussi l’autodérision
en avouant sa pauvreté et ses moyens dérisoires pour sortir d’une situation économique
délicate. Un autre passage a été également supprimé dans le film pour des raisons sans doute
identiques et pour ne pas s’aliéner la communauté protestante : il s’agit du moment où Mojo
et Mickybo sont pris dans une parade orangiste22 qu’ils prennent pour une sorte de carnaval.
20
Lewis Gilbert, Royame-Uni, 1983.
21
Phyllida Lloyd, Royaume-Uni/USA/Allemagne, 2008.
22
Les parades orangistes ont lieu l’été, en particulier le 12 juillet, qui est le jour où les orangistes d’Irlande du
nord défilent le plus pour commémorer la bataille de la Boyne (1690) qui a vu la victoire de Guillaume d’Orange
le protestant sur le roi anglais catholique Jacques II, réfugié en Irlande après avoir été renversé lors de la
« Glorious Revolution ».
12
Au niveau purement visuel, les stéréotypes sur les catholiques et les protestants et aussi sur les
hommes et les femmes ont été maintenus. C’est ainsi que John-Jo représente le protestant qui
est propre sur lui, ne jure quasiment pas et vit avec ses parents dans un lotissement de la
classe moyenne ; Mickybo quant à lui vit dans un quartier catholique très dégradé et sa tenue
est négligée. Dans l’adaptation cinématographique, le père de Mickybo semble plutôt gentil
mais peu travailleur, car il passe le plus clair de son temps dans les pubs à boire et à miser sur
les chevaux ; une scène le montre d’ailleurs affalé dans un fauteuil en train de dormir. Il est
peut-être tout simplement au chômage, comme beaucoup de catholiques dans les années 1970,
mais rien ne nous l’indique. Dans la pièce, il est plutôt montré comme un faible, un alcoolique
vulgaire, mais aussi comme une victime puisqu’il est assassiné par des paramilitaires
protestants. Dans le film, le réalisateur lui invente une famille nombreuse dont il ne s’occupe
guère ; ceci représente bien évidemment un cliché sur les familles catholiques que Terry
Loane a choisi d’intégrer à sa mise en scène, car dans la pièce, il n’est nullement question des
frères et sœurs de Mickybo. Par opposition, on sait que le père de John-Jo travaille et on
suppose qu’il passe peut-être moins de temps dans les pubs que son homologue catholique
puisqu’il emmène son fils unique (cliché de la famille protestante) manger des glaces et qu’il
aime également aller danser. Cependant, on apprend qu’il trompe sa femme et que la petite
famille bourgeoise protestante heureuse n’est qu’une illusion. Dans les deux familles, ce sont
les femmes qui prennent les décisions, soit en maintenant la famille unie quoi qu’il arrive
comme le fait la mère de Mickybo, soit en choisissant la séparation d’avec son mari volage
comme le fait celle de John-Jo.
Quels que soient le contexte et le pays, le thème central de l’amitié est universel et chaque
spectateur peut bien sûr s’identifier aux deux garçons. Au début du film, Mickybo est le
meneur, plus futé, plus roublard que John-Jo, et plus violent aussi. Mais une vraie amitié se
13
tisse entre eux et Mickybo va même renier son clan pour défendre son nouvel ami. John-Jo a
l’air engourdi, perdu dans ce monde qui est nouveau pour lui. Cet enfant unique a sûrement
besoin d’amis et il est attiré par l’aventure puisqu’il ignore tout de la vie, sauf ce qui se passe
dans les quelques rues tranquilles de son quartier. Après avoir vu le film Butch Cassidy and
the Sundance Kid ensemble, ils vont essayer de vivre la même amitié que les deux
protagonistes du grand écran et de reproduire leurs aventures. Ils veulent partir en Bolivie,
comme les cowboys du film, et aussi en Australie, comme le père de Mickybo, et il y a ici
l’écho d’une chanson, « Two Little Boys », chantée par un Australien très connu à cette
époque, Rolf Harris (dont on parle brièvement dans le film), qui parlait d’une amitié entre
deux petits garçons qui allait être mise à l’épreuve pendant une guerre future. Leur amitié est
pure et sincère, et grâce à un rituel d’initiation rajouté par le réalisateur, ils vont devenir des
frères de sang : en effet, Mickybo mélange son sang à celui de John-Jo après s’être tailladé la
main avec un éclat de verre, ce qui préfigure un autre coup, bien plus violent vers la fin de
l’histoire.
Au fur et à mesure que l’histoire avance, John-Jo devient le meneur et montre son intelligence
et son ingéniosité et à la fin, c’est un vrai partenaire de Mickybo, lui sauvant la vie à deux
reprises. Malheureusement, suite à l’assassinat du père de Mickybo par des terroristes
protestants, Mickybo se recroqueville dans son clan et renie son amitié avec John-Jo, allant
jusqu’à le poignarder. Pourtant, la toute dernière scène donne un message universel de
réconciliation entre les deux communautés. John-Jo et Mickybo sont adultes et John-Jo a
émigré en Australie (le rêve se réalise) où il a fondé une famille. Sur la photo de lui qu’il
envoie à Mickybo, on voit un homme qui a réussi sa vie, qui est épanoui. Mickybo, par
contre, est assis au bar à la place où son père a été assassiné et n’a pas réussi à échapper à sa
ville et à sa condition d’ouvrier pauvre. Néanmoins, l’amitié reste et la main tendue est
14
sincère, une image positive acceptable par un large public. Dans la pièce en revanche, les
deux anciens amis devenus adultes se croisent un jour dans une rue de Belfast et s’ignorent,
un message nettement moins optimiste : c’est l’instant où le miroir (chacun étant la réflexion
de l’autre) se brise définitivement et c’est la suite logique du contexte politique de l’époque.
On peut également supposer que la fin du film diffère de la fin de la pièce parce que la pièce a
été publiée en 1998, juste avant le début du processus de paix23, et que depuis cette date celuici a porté ses fruits, l’Irlande du Nord essayant de tourner la page de la violence.
Quand les histoires voyagent, comme c’est le cas dans les adaptations, elles finissent par
mettre en relation ce qu’Edward Saïd appelle des « processus de représentation et
d’institutionnalisation »24 différents : en partant d’un contexte précis, les idées changent et se
transforment en se déplaçant et font face à de l’acceptation ou de la résistance ; les
particularismes locaux sont transplantés dans de nouveaux territoires et il en résulte une
œuvre nouvelle et hybride. Cette nouvelle entité existe grâce au processus de création faisant
23
Le 10 avril 1998 est signé l'Accord du Vendredi Saint par Tony Blair et Bertie Ahern, soutenu par David
Trimble pour l'Ulster Unionist Party, John Hume pour le Social Democratic and Labout Party et Gerry Adams
pour le Sinn Féin. Il met fin à toutes revendications de la République d’Irlande sur l'Irlande du Nord (inscrites
dans la Constitution irlandaise), établit les bases du futur gouvernement consociatif et lance un programme de
désarmement et de libération des prisonniers. Le 22 mai, deux référendum (un au nord et un au sud) valident cet
accord : 77,1% de oui au nord, 94,5% au sud. La moitié de la population protestante et 10% des catholiques
votent contre.
24
Edward W. Said, « Traveling Theory », The world, the text and the critic, Harvard University Press,
Cambridge, 1983, p. 226.
15
partie de la définition de l’adaptation par Linda Hutcheon et que nous avons mentionnée plus
haut.
Certes, le théâtre et le cinéma sont deux médias différents. Pour Peter Brook, le public de
théâtre peut recevoir une pièce de manière très puissante et en même temps rester à distance,
ce qui lui permet de conserver une certaine liberté. « Cette double illusion constitue le
fondement de l’expérience théâtrale. Le cinéma suit aussi ce principe avec les gros plans et les
plans plus larges, mais l’effet demeure différent »25.
Les deux expériences n’en demeurent
pas moins intéressantes et comme Linda Hutcheon le décrit fort bien dans son analogie avec
le jazz : « les adaptations mettent en valeur les décisions créatives d’un individu, pourtant la
plupart des adaptateurs ne sont pas aussi respectés que les improvisateurs de jazz »26.
25
Peter Brook, « Filming a play », The shifting point : Theatre, film, opera, 1946-1987, Harper and Row, New
York, 1987, p. 190.
26
Linda Hutcheon, op.cité, p. 86.
16