L`œuvre dans son contexte – par Isabelle de Maison Rouge

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L`œuvre dans son contexte – par Isabelle de Maison Rouge
L’œuvre dans son contexte – par Isabelle de Maison Rouge
Toujours remettre l’œuvre dans son contexte. L’art quel qu’il soit, s’inspire de la société duquel il est issu, il est essentiel d’en retracer le
contexte historique, géographique, géopolitique, social… sans oublier le milieu culturel et artistique mais aussi personnel, afin d’en saisir
l’expression la plus complète. Pour comprendre comment l’œuvre se positionne dans un jugement critique, il est fondamental d’en tenir
compte.
Kandinsky écrivait dans Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier (1912), «Toute œuvre d’art est l’enfant de son temps, et bien
souvent, la mère de nos sentiments».Pour lui la nécessité intérieure qui habite chaque artiste se résume en trois nécessités mystiques :
Chaque artiste, comme créateur doit exprimer ce qui est propre à sa personne (élément de la personnalité). Chaque artiste, comme enfant
de son époque, doit exprimer ce qui est propre à cette époque. (Elément de style dans sa valeur intérieure, composée du langage de
l’époque et du langage du peuple, aussi longtemps qu’il existera en tant que nation). Chaque artiste comme serviteur de l’Art, doit
exprimer ce qui, en général, est propre à l’art. (Elément d’art pur et éternel qu’on retrouve tous les peuples et dans tous les temps, qui
paraît dans l’œuvre de tous les artistes, de toutes les nations et de toutes les époques et n’obéit, en tant qu’élément essentiel de l’art, à
aucune loi d’espace ni de temps. Ainsi l’œuvre procède d’une multi temporalité : elle est d’aujourd’hui et reste intemporelle, elle s’inscrit
dans l’histoire immédiate et dans son contexte, c’est à dire l’ensemble des circonstances dans lesquelles s’insère un fait. Ici en l’occurrence,
il s’agit de l’œuvre elle-même. Le contexte d’une œuvre se résume à son environnement : l’artiste et son monde personnel, le milieu dans
lequel il vit et la société qui poursuit son cheminement et dans lequel l’artiste trouve sa place et y prend part. L’œuvre la plus intime
de l’artiste le plus solitaire est toujours une œuvre issue du collectif. Elle trouve ses racines dans l’environnement de son
auteur, elle est le reflet d’un tissu social, culturel, économique, institutionnel.
Jean Pierre Raynaud (né en 1939 à Courbevoie) Son œuvre à l’aspect clinique sera consacrée aux thèmes de la solitude et de la mort.
Horticulteur de formation, Jean Pierre Raynaud apparaît sur la scène artistique au début des années 60, dans une proximité avec les
Nouveaux Réalistes. En 1962, il dégage divers matériaux des déchetteries de sa banlieue. A partir de ces objets, il crée ses premiers Sens
interdits et remplit ses premiers pots de fleurs de ciment. Il accomplit un «geste radical», affirmant son «identité artistique». Son but était
de prendre un objet courant et de le dénaturer pour lui donner un sens nouveau, fondé sur le symbole, la forme et le volume.
Le cycle des Psycho-objets (1964 à 1968) Il combine des pots de fleurs peints en rouge, des valises, des guérites, des photos de malades
mentaux, du carrelage, etc. Le fait de redimensionner les objets change complètement les valeurs ; un autre facteur de déstabilisation, est
l’accumulation. Le travail de Jean Pierre Raynaud se caractérise aussi dans la construction, les objets semblant s'organiser selon une
syntaxe personnelle et rigoureuse : pot de fleur mais aussi serre, lits d’hôpital, croix de cimetière, croix rouges, sens interdits, numéros
blancs sur des séries peintes en rouge, drapeaux, cercueils, extincteurs, voitures d’infirme, portes d’ambulance militaire et les
incontournables carreaux de céramique blancs dans un nouvel ordre de notre quotidien…
Les pots de 3 cm à 6 m Ses pots seront disposés de manières différentes, tantôt alignés, tantôt mis en carré ou en rectangle. Ces pots ne
sont plus les "contenants" utilisés pour la culture des plantes mais, remplis de ciment, ils se font sculptures, et leur structure géométrique
les situe dans une métaphore de l'abri, de la maison, du repli sur soi. Ils deviennent les "contenus" d'un vocabulaire plastique, d'un code
formel où signe et sens sont inextricablement liés. Redécouvert au travers de couleurs vives, redimensionné, ou présenté dans sa sérialité,
l'objet n'est plus ni outil fonctionnel, ni porteur de sa symbolique première mais provoque notre imaginaire autrement. Il a choisi le rouge
en référence à la couleur du matériau d'origine des pots : la terre. Elle est aussi un symbole de force vitale ainsi que de danger dans la
signalétique de notre quotidien. Edité à 4000 exemplaires en 1970, il le recouvre dix ans plus tard de feuille d’or et lui donne des
proportions de plus en plus gigantesques. Réalisée en 1985 pour la fondation Cartier, elle mesure environ 3m50, puis exposé à Berlin, audessus du chantier de la Potsdamer Platz. La même année il a été exposé trois semaines à Pékin au cœur de la Cité interdite, puis installée
sur la Piazza de Beaubourg.
Le carreau de céramique blanche de 15 x 15 cm Au même titre il devient l’un de ses matériaux fétiches : il construit grâce à eux un Abri
semi-enterré, des Objets-zéro, un Container, des tableaux et surtout une Maison, sorte de bunker dont il reprend sans cesse
l’aménagement. Dans l'œuvre de Raynaud, la destruction s'apparente à la vie, les symboles de mort, comme ce carreau de céramique,
impersonnel, froid et cassant, accompagnent le processus de construction. Le pavillon va devenir pour lui le champ d'expérimentation de
ses désirs les plus intimes : ordre, propreté, solitude. Tout commence par le recouvrement des murs avec de petits carreaux blancs 15/15.
Viennent alors les plafonds, les meubles. Cela évoque l'hôpital, la morgue. En mars 1993, il prend la décision au terme d’un
aboutissement libérateur de détruire volontairement sa maison et de l’offrir en pièces détachées au CAPC de Bordeaux.
Work in process en français Processus : beaucoup d’artistes actuels considèrent leur travail comme « en cours d’élaboration », où
chaque élément n’est qu’une étape intermédiaire et évolutive, reflet des articulations et de la prolifération de la pensée. Il leur arrive de
présenter aux yeux du public les différentes étapes ou même de l’arrêter à un moment T (une pièce), tout en indiquant que le travail n’est
pas achevé mais qu’il est mouvant. Work in Process : Ce terme évoque donc la notion de marche, de développement, de l’action (de la
pensée) en cours de progression. Depuis que le concept ou la pensée prime sur le résultat dans l’art, le processus créateur prend une
importance primordiale : il indique l’artiste en train de créer, pas seulement dans son atelier mais se nourrissant de tout ce qu’il fait, voit
ou découvre.
Daniel Buren (n en 1938)
« Je demande que l’on fasse bien attention au contexte. A tous les contextes. A ce qu’ils permettent, ce qu’ils refusent, ce qu’ils cachent, ce
qu’ils mettent en valeurs » Daniel Buren
Les oeuvres de Daniel Buren interrogent deux notions:
• Le lieu qui les accueille et pour lequel elles sont conçues, d’abord la rue dès 1967, puis la galeries, le musée, le paysage ou
l’architecture. C’est un travail qu’il qualifie d’ “in Situ”.
• Le spectateur qui va pouvoir découvrir (ou redécouvrir un lieu au travers de ses installations)
Ernest Pignon-Ernest (né en 1942 à Nice), l’homme qui fait parler les murs
Autodidacte, les origines de son engagement artistique subversif et unique semblent tenir dans une œuvre de jeunesse méconnue, sorte de
concentré brutal et poignant de la fureur artistico-politique de l’appelé du contingent Pignon-Ernest. Très jeune, effectuant son service
militaire en Kabylie, il peint le taureau de Guernica en hommage à Picasso surla page du quotidien local. Avec les moyens du bord, tout
est dit : la fragilité du support papier journal, chute de rotative, papier d’imprimerie, fin et ingrat, qui ne lui permet aucun repentir, mais
épouse parfaitement les aspérités des murs-supports qu'il a choisis, au point de s'y mêler intimement. La primauté du lieu adhère à
l'œuvre, en est indissociable. Ces images sont imprimées en sérigraphie, en noir, simplement et sans tramage, sur un papier très ordinaire,
du papier journal, récupéré des chutes de rouleaux sortis vierges de rotatives. Sous le fusain d’EPE naissent des prises de position sociale et
politique. Plus figuratif est le dessin d’Ernest, plus il se charge de fiction. Plus son art l’engage, plus il s’écarte de la propagande.
1966 : Première intervention in situ au plateau d'Albion, lieu d'installation de 18 silos de missiles à tête nucléaire, démantelé en 1996.
La Commune 1971 Paris 2000 sérigraphies « Traiter de la Commune, c’était aussi dire la permanence des espoirs qu’elle portait : de là le
choix de lieux liés à des évènements plus contemporains » E P-E
Jumelage Nice-le Cap, 1974, Nice « Maintenant, au contraire, il faut faire quelque chose pour affirmer ce Jumelage que beaucoup de
niçois avaient refusé il y a 25 ans. Aujourd’hui, ce pays nous donne un exemple de réussite, grâce notamment à Nelson Mandela. Ils ont
évité le pire et parviennent non sans difficultés à construire en coexistence une Afrique du Sud multiculturelle. E P-E en 2002
Sur l’avortement, 1975 Tours – Nice – Paris – Avignon « Chaque année en France un million de femmes avortent clandestinement, 5000
meurent (Tract du M.L.F., 1975) « Lors des débats à l’Assemblé sur la libération de la loi sur l’avortement, j’ai voulu retourner le mot
d’ordre des opposants à la libération : « l’avortement tue » » E P-E
Les agressions, 1976, Grenoble « Peu à peu s’est imposé un thème lié à la dégradation de l’organisme dans certains postes de travail. Non
pas les accidents de travail, mais les agressions invisible, lentes, qui rongent l’organisme pendant des années : fumées, bruit, pollutions
diverses ».
Rimbaud 1978-79, Paris L’exemple de Rimbaud, dont l’effigie si juvénile, placardée sur tant de murs français, parle encore tant à
l’imaginaire collectif, est particulier, comme phénomène d’identification. Ce qui fait dire à Ernest : « J’avais envie d’une image dont je ne
puisse pas dire ce qu’elle devait signifier. Par là, je montrais que je ne fabriquais pas des images politiques, mais, pour reprendre la
formule de Godard, que je faisais politiquement des images. » (...)
Les expulsés 1979, Paris « A l’ origine, il y a 2 choses : d’une part mes parents, qui habitent Nice, avaient été expulsés de leur logement. Ils
avaient du quitter le quartier où ils avaient pratiquement toujours vécu et où j’avais passé mon enfance (…) D’autre part, durant cette
période de 1975 à 80, il y a eu beaucoup de rénovations dans Paris. Je trouvai saisissant, bouleversant, ces immeubles éventrés, cette mise
à nu, cette projection aux yeux de tous des traces de l’intimité de la vie des gens (…)Cette exhibition me semblait d’une grande violence
comparable à un viol.» EPE
Pasolini 1980, Certaldo «Pasolini c’est aussi l’incarnation des déchirements de notre époque charnière. Il était écartelé entre le désir
intense de voir changer les rapports entre les gens et la lucidité aiguë avec laquelle il percevait les menaces que ces transformations
charriaient avec elles» EPE
Boccace 1980 Certaldo « J’ai tout de suite envisagé une espèce d’hommage à Boccace. J’ai dessiné des hommes et des femmes nus
grimpant aux façades. Après les avoir sérigraphiés à quelques centaines d’exemplaires, je les ais collés sous les fenêtres de la plupart des
chambres de la ville haute ».
Les arbrorigènes 1984 Antibes – Paris- Venise – Strasbourg En 1984 E P-E réalise avec la collaboration du scientifique Gudin et à partir
de micro-algues millénaires, des sculptures d’hommes et de femmes nus, grimpant aux arbres, qui respirent selon le principe de la
photosynthèse et qui, pour ne pas mourir, ont besoin d’eau et de soleil. Ces sculptures mi-humaines, mi-végétales sèment le trouble
concernant l’idée de l’artificiel et du vivant.
Naples 1988-95 «A Naples, l’histoire ne s’efface pas ; s’y superposent mythologies grecques, romaines, chrétiennes. Mes images
interrogent ces mythes, elles tracent des parcours, elles traitent de nos origines, de la femme, des rites de mort que sécrète cette ville
coincée entre Vésuve et les terres en ébullition de la Solfatare, sous laquelle Virgile, déjà, situait les enfers». Ce seront inspirés de
Caravage, de Ribera ou… David et Goliath, La donna con Lenzzuolo, Marie-Madeleine, Mort de la Vierge et sa gardienne Antonietta.
La Virgilienne ressurgie du passé, qui semble à la fois la pleurer tout en soulevant ses jupons comme une Marie-Madeleine éperdue. Mais
aussi Epidémies, Les âmes du purgatoire, Soupirail
Les cabines 1997-99 En 1996, il s’attaque à 450 cabines téléphoniques de Lyon et de Paris, y plaçant soit un personnage debout, soit
prostré ou affalé. Il évoque l'humanité accablée des laissés-pour-compte et les emblématiques chercheurs téléphoniques d’emploi.
Soweto- Warwick 2002 C'est une sorte d'icône qui s'inspire des oeuvres classiques représentant la déposition du Christ, mais qui
développe une thématique contemporaine. Riche de sens, elle fait référence à la révolte de Soweto, le Sida, la vie quotidienne dans un
quartier
Parcours Maurice Audin, 2003, Alger Dans sa singularité tragique, Maurice Audin incarne une exigence de vérité. Martyrisé, disparu,
victime d’un crime toujours non reconnu, non avoué, il nous dit que l’on en a toujours pas fini avec « ça ».
" ...au début il y a un lieu, un lieu de vie sur lequel je souhaite travailler. J'essaie d'en comprendre, d'en saisir à la fois tout ce qui s'y voit :
l'espace, la lumière, les couleurs... et, dans le même mouvement ce qui ne se voit pas, ne se voit plus : l'histoire, les souvenirs enfouis, la
charge symbolique... Dans ce lieu réel saisi ainsi dans sa complexité, je viens inscrire un élément de fiction, une image (le plus souvent
d'un corps à l'échelle 1). Cette insertion vise à la fois à faire du lieu un espace plastique et à en travailler la mémoire, en révéler, perturber,
exacerber la symbolique... » Ernest Pignon-Ernest
L’art contextuel : Le critique d’art Paul Ardenne nomme ainsi des pratiques et des formes artistiques inédites qui émergent au cours
du XXe siècle : art d’intervention et art engagé de caractère activiste, art investissant l’espace urbain ou le paysage, esthétiques
participatives ou actives dans les champs de l’économie, des médias ou du spectacle.
L’artiste devient un acteur social impliqué, souvent perturbateur. L’oeuvre s’élabore en fonction du contexte dans laquelle elle est créée
ou est présentée. Un art où l’action se révèle affirmative et volontariste: L’artiste sans l’aval de quiconque occupe le terrain, il investit le
réel et s’éloigne des vecteurs d’expressions traditionnels (tableau, sculpture, musée…) par sa nature, son contenu et son esprit. Un art
contextuel, à dessein, polémique, art d’intervention, art engagé.
Conséquences de cette attention portée au contexte de l’oeuvre:
1 - L’art (le dispositif, l’installation artistique) nécessite un texte qui le valide.
« Il faut qu’un ensemble d’indications, visuelles, langagières et comportementales délimitent et définissent la zone d’opération et d’expérience artistique. » Yves
Michaud , L’art à l’état gazeux, p. 37
2 – La perception de l’art devient « relationnelle » : Effacement de la concentration du regard polarisé regardeur-œuvre, pour
une perception élargie, flottante, du contexte de perception en même temps que de la perception : interactivité « relationnelle ».
« Ont désormais autant d’importance dans la démarche tous les facteurs qui la conditionnent, pas seulement l’objet et l’artiste, mais aussi la galerie, l’agent, le
regardeur, le critique, le collectionneur, le commissaire-organisateur, les institutions validantes ». Ibid. p53.
« Dans le même temps (…) on assiste à la rationalisation, à la standardisation et la transformation de l’expérience esthétique en produit culturel accessible et
calibré. » p13 (esthétisation du monde)
L’art contextuel consiste à agir au coeur d’un univers concret. La notion du spectateur et du marché de l’art s’en trouve remis en cause.
L’oeuvre n’est opérante qu’à un moment et un endroit, elle est composée de la proposition artistique et de son contexte.
L’oeuvre devient participative et devient une pluralité de l’expérience.
“Quittant le musée, l’oeuvre d’art n’est plus expressément conçue pour lui et peut adhérer au monde” Paul Ardenne, un art contextuel (p
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