Mattia Scarpulla, doctorant en Arts du spectacle, spécialité Danse

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Mattia Scarpulla, doctorant en Arts du spectacle, spécialité Danse
LA FETE DANS LA RUE, LA REALITE AU THEATRE : LA FETE GROTESQUE DANS LA
DANSE CONTEMPORAINE
Mattia Scarpulla, doctorant en Arts du spectacle, spécialité Danse, dirigé par Marina
NORDERA, professeur en danse, Université de Nice, Michel GUERIN, professeur en
philosophie et esthétique, Université d’Aix-Marseille, et Alessandro PONTREMOLI,
professeur en danse, Université de Turin, e-mail : [email protected]
1. « Arlequin le Grand qui commande à l’Acheron » est le « duc des esprits de la bande
infernale »i. Avant de devenir un masque de la Commedia dell’Arte, Arlequin est le guide des
âmes des enfers qui sont évoquées durant les fêtes populaires, qui apparaissent en criant dans
la rueii. A l’origine, durant la célébration d’un mariage paysan, Arlequin gouverne un
charivari dans la rue, une procession d’hommes beuglant et bégayant, portant des costumes
fallacieux. Le charivari est un rite, mélange de mythe et de spectacle théâtral, « qui exprimait
de la manière la plus agressive, la désapprobation sociale pour un événement qui mettait en
péril un équilibre démographique déjà précaireiii». Les paysans en fête représentent les
vagabonds, les fous, les ivrognes, les malades, marginalisés par l’ordre social. Ils dansent sans
ordre, ils crient et pleurent, ils chantent des poésies morbides composées sur des blasphèmes.
La mort est toujours là, représentée, qui attend le juste moment pour punir les hommes
méchants. L’esthétique générale du spectacle médiéval, jusqu’aux charivaris des XIII et XIV
siècles, est grotesqueiv : les corps se métamorphosent dans plusieurs images, et des tonalités
comiques et tragiques apparaissent sur le corps du même personnage ; par exemple, l’image
du servant, évolution de l’image diabolique d’Arlequin, est figurée dans les dessins conservés
par un homme à l’air fier et courageux, mais dont la tête et les mains sont toujours
gesticulants, ridicules et incertains. Le spectacle du charivari est une scène éclatée : des
plateaux sont érigés partout dans le village, des acrobates et des jongleurs, des magiciens, des
musiciens et des comédiens mélangent leurs arts, des bribes de textes en latin alternent avec
ceux en langue vulgaire, pendant que le défilé des âmes des enfers parcoure la route d’une
scène à l’autre ; les unités de temps, lieu et action, théorisées par Aristote et qui ont influencé
la dramaturgie grecque et latine, ne sont pas respectées. Le spectacle médiéval est un charivari
des fragments de danses, de rites et de prières.
Les études sur le charivari de Roberto Tessari et Ambrogio Artoni arrivent à une
conclusion sociale : les paysans s’habillaient avec les images des enfers durant les jours de
fête pour crier contre l’ordre social qu’ils subissaient. La fête était une pause dans leur état de
dominés. Le peuple créait un espace pour se sentir libre de dire et de faire. L’espace et le
temps de liberté était réduit à quelques journées, où le peuple avait seulement le temps de
crier et chanter un désir de violence, un désir de se détacher de l’ordre commun, le désir
impuissant d’un avenir.
2. Notre société contemporaine a perdu ses rites et ses Dieux ; les médias, et en
particulier la télévision, ont construit une esthétique spectaculaire. Sur la scène théâtrale est
apparu un nouveau charivari, avec ses personnages grotesques et sa scène éclatée. La société
contemporaine n’a gardé qu’une image abstraite de la fête, des clichés appartenant aux
folklores, pendant que les cultures anciennes sont en train de disparaître, restant comme le
patrimoine des chercheurs et des anciennes générations.
Jean Baudrillard s’exprime sur la société contemporaine : « Je pense aux
commémorations, aux fêtes qui ne rythment plus une véritable vie collective, et ne font
qu’évoquer la nostalgie du ‘lien social’ […] Au-delà du règne de la nécessité, nous voilà dans
une mécanique fonctionnant toute seule. Nous en sommes les vecteurs et les otages […] Nous
sommes dans la valeur-signe : nous consommons des signes, en pilotage automatiquev». La
fête, avec ses charivaris carnavalesques, ses images dérivant par exemple de la culture rock et
punk, est devenue un produit de consommation, fournie aux hommes comme un ‘acte de
substitution’: ils dansent et crient pour oublier leur quotidien ; puis, le lendemain, vidés de
leur désespoir, ils peuvent retourner à leurs rôles sociaux journaliers.
Un nouveau charivari est confectionné par le système occidental ; c’est un
travestissement festif de la réalité, une fausse image de liberté : des gens qui rient et dansent
entourent l’homme commun dans la rue et sur l’écran. Des publicités proposent les produits
de beauté ou de nouvelles boissons alcoolisées au travers des images d’une jeunesse qui
danse, agressive, exprimant son tempérament rebelle ; à la télévision et à la radio, des danses
et des concerts sont insérés comme des moments d’entracte dans les émissions. Le nouveau
charivari est constitué d’une jeunesse qui danse de l’écran à la rue et jusqu’au théâtre, d’une
fête qui est une image de divertissement, mais qui cache la condition réelle de l’homme, dans
les jours festifs tout comme dans les jours ouvrables, par une fête au rire forcé, trop comique
et trop tragique, grotesque.
3. Le théâtre contemporain se nourrit de la société qui l’entoure, et essaie de
comprendre le pouvoir publicitaire. Sa scène est éclatée : les textes sont devenus, comme les
chants et les nouvelles technologies, les danses et les lumières, des éléments d’une
dramaturgie totale. De nombreuses esthétiques actuelles abandonnent un discours éthique, qui
était inspiré par les textes et les formes du théâtre grec antique, et le théâtre redevient, comme
au Moyen Age, un défilé de jongleurs et de one-man-show. Ces acteurs du défilé
communiquent un besoin commun de se faire entendre ; par chaque mot et chaque geste, ils
témoignent de leur propre capacité à créer un divertissement banal au sein de l’image globale
des divertissements médiatiques, et témoignent ainsi qu’ils existent. Si la société s’habille
d’une fête d’images dansantes, des bribes de réalité montent sur scène et crient leur désarroi.
Mais ces bribes s’enchaînent aussi dans une esthétique dansante. Au théâtre comme à la
télévision, la réalité est malade des formes spectaculaires.
La danse contemporaine attire toujours plus de chercheurs et de publics nouveaux.
Entre une danse et l’autre, les chorégraphes insèrent des témoignages : les danseurs euxmêmes se mettent à parler de leur vie, ou bien des non-professionnels sont invités à danser,
comme à la télévision. Transformée par le spectacle médiatique en même temps qu’élément
de protestation, la danse semble exprimer la condition humaine actuelle. Peut-être parce que,
par rapport aux autres arts, le langage du corps n’est jamais objectif, il est pré-linguistique,
instinctif : d’autres langages doivent traduire la danse théoriquement et logiquementvi.
L’homme qui danse à la télévision, dans une discothèque, au théâtre, ne veut que répéter son
besoin de se présenter, de dire, parce qu’il ne sait pas ce qui reste de son identité réelle
derrière son apparence spectaculaire. La danse semble le langage le plus instinctif et simple
pour l’homme commun, pour secouer son corps, pour le présenter en vie.
4. La Chambre d’Isabellavii, création 2004 de la Needcompany, est un spectacle de
danse-théâtre où les disciplines du chant, du jeu de l’acteur et de la danse sont mêlées dans
une composition chorégraphique précise. La vie d’Isabella est racontée de sa naissance à sa
mort par des personnages vivants et morts, qui entourent la femme comme si la scène
représentait son cerveau, où les différents présents et passés seraient mêlés dans son
subconscient. Les danseurs, musiciens et comédiens jouent plusieurs rôles, dans leur
discipline professionnelle mais aussi dans celles de leurs collègues. La Chambre d’Isabella
est un exemple d’une scène éclatée contemporaine. Tout le monde danse joue et chante en
regardant le public, en s’adressant à lui, en riant. Les interprètes restent tout le temps en
scène, parlent entre eux pendant que l’un d’eux joue en avant-scène, ils changent de costume
et donc de rôle. Au début, le metteur en scène Jan Lauwers introduit le spectacle : il présente
chaque comédien et son rôle, chacun sourit vers le public, il décrit la scène, chaque objet et sa
fonction, il raconte déjà l’histoire, et il est accompagné par le compositeur, qui joue le
leitmotiv de la bande sonore. La Chambre d’Isabella rappelle la télévision, avec ses
présentateurs et ses stars invitées qui parlent de vies réelles et imaginaires en riant et en
chantant. Ce spectacle possède la même conception esthétique qu’un charivari médiéval : sur
une scène unique, les danseurs racontent une même histoire universelle, celle d’une femme
qui vit et souffre ; les danses, les rires et les discours défilent ; les costumes des comédiens
sont ceux de la fête moderne, des robes du soir pour les femmes et des vêtements
‘sportswears’ estivaux pour les hommes. Les personnages sont grotesques : ils sont comiques
et tragiques, images entamées par la culture de masse, présentant une réalité-produit qui fait
rire et pleurer mécaniquement. La scène accueille la collection archéologique du père de Jan
Lauwers. Dans son introduction, il explique que l’histoire d’Isabella est inspirée de la vie de
son père, auquel il dédie le spectacle. Nous nous trouvons à la limite entre la réalité et
l’imaginaire, comme dans les mondes construits pour les émissions de la télé-réalité, où des
hommes de la vie quotidienne sont réunis dans des maisons pour jouer leur propre rôle tout en
se construisant des personnages pour attirer la sympathie du public qui doit sélectionner les
participants.
Dans La Chambre d’Isabella, les actions et les événements de la réalité sont
dépourvus de leur épaisseur de sens. Les interprètes sont eux-mêmes et leurs personnages, ils
dansent, discutent, jouent, boivent de l’eau, fument une cigarette… tout est possible, tout est
considéré comme art à partir du moment où la réalité et l’imaginaire perdent leurs limites, et
donc leurs définitions.
5. Le rire du public est provoqué par les acteurs sur scène ou par ceux dont les visages
passent sur un écran. Le métier de la Commedia dell’Arte était « une industrie du
divertissement viii», mais aussi « une séduction sensorielle, qui excède et abat la défense de la
rationalité, empêchant ainsi de filtrer l’émotion face à une représentation dans une attitude
critiqueix». Le rire est donc un geste instinctif, une réponse émotionnelle de notre attention
portée à l’action ou aux mots d’un autre individu.
Mais sur la scène et dans les salles du théâtre actuel, le rire perd son instantanéité
émotionnelle. Le monde du spectacle, sous l’influence de la télévision et de ses formes
artistiques populaires, accueille un rire figé, un masque du rire, vide d’émotion instinctive.
Dans La chambre d’Isabella, les comédiens rient et applaudissent souvent, mêlent leur rire à
celui du public, dans une auto-approbation de leurs gestes. Dans la salle, le public rit toujours
plus, devant une douleur, devant une passion, gêné devant un texte qu’il ne comprend pas, etc.
Le rire incarne toujours plus une atmosphère banale et sympathique, dans laquelle on
peut parler sans danger de toute idéologie et de toute situation quotidienne. Le geste du rire
devient une atmosphère contemporaine, le masque d’acteurs et de spectateurs qui affirment
leur bonheur face aux autres. Le rire est aujourd’hui une abstraction, un concept, une réaction
formelle pour communiquer son consentement aux produits de la société.
Par l’abstraction du rire, la fête devient un maquillage spectaculaire de la réalité. Sur
scène et sur l’écran, la réalité essaie de se manifester mais reste une image sans épaisseur,
hystérique et confuse.
6. Quoeur- Pour un travail en devenirx, chorégraphie de Raffaella Giordano, est une
scène éclatée, habitée par des personnages grotesques, qui pousse à l’extrême la
représentation de l’esthétique contemporaine de la fête, provocant sa destruction. A la
différence de La chambre d’Isabella, la violence et la nudité, éléments surexploités sur la
scène contemporaine, sont employés avec rage, entre la nostalgie de la force perdue de
communiquer, et cette rage même d’essayer de dire encore.
Quatre danseurs, trois femmes et un homme, sont assis en silence, en pause de la
journée, comme s’ils étaient en train de penser. Ils tournent la tête et regardent le vide dans
différentes directions. Leurs yeux ne se croisent pas. Partout sur le sol, des objets sont
dispersés : un tapis vert et un portant à vêtements, trois perruques blondes, une scie manuelle,
un pistolet d’enfant, des foulards et des chapeaux, des verres et des bouteilles, des vêtements
féminins de soirée, kitch dans l’ensemble. Tous les quatre sont habillés pour figurer une scène
à la maison, le soir après le travail, sans sortie programmée. L’homme porte une chemise
blanche, manches retroussées et boutons ouverts, les femmes ont de longues et pauvres
chemises/peignoirs. Tous s’ennuient, et avec des gestes rapides ou lents – différents selon
l’interprète – se grattent la tête ou changent la position des jambes et des bras. Les danseurs
commencent à se plaindre, d’abord en silence, avec des gestes typiques pour indiquer qu’il
fait chaud, que leur corps est fatigué. Les mouvements sont mous, ils s’achèvent toujours vers
le sol, comme si le corps était trop lourd à porter. Nous sentons la présence d’un déséquilibre,
suggéré par le décor comme par les gestes, et qui devient ensuite déséquilibre mental. Les
personnages commencent alors à organiser une fête, pour casser l’atmosphère d’ennui, mais
ils créent seulement du désordre dans la pièce, et les corps s’épuisent frénétiquement dans des
danses rapides, des phrases de mouvements techniques bagayés, ils se cognent aux objets et à
eux-mêmes. Les corps se travestissent avec les vêtements de soirée et les perruques, ils
deviennent des masques ridicules. Dans un deuxième temps, les personnages essaient
d’enlever les masques, de sortir de leur image riante et festive. Mais le masque du rire étouffe
leur vérité émotive, ils sont désormais prisonniers du désir de frapper et de tout casser. Mais
leur corps grimaçant laisse apparaître la crise mentale de la contemporainéité dans un rire
faux.
7. Dans La chambre d’Isabella de Jan Lauwers, les personnages racontent l’histoire
d’Isabella comme s’ils se rencontraient dans une fête et échangeaient les dernières nouvelles.
Dans Queour de Raffaella Giordano, des individus vivent la même pièce familière dans
l’ennui, puis ils se camouflent et inventent une fête pour réussir à survivre. Mais dans une
scène, le danseur et une danseuse se dénudent et dansent des simples gestes quotidiens ; les
deux corps ne sont pas beaux selon les clichés publicitaires ; la chair ridée parvient à se
dépouiller des costumes festifs ; ils déchirent leurs masques et la réalité apparaît en éphémère
nudité.
Dans Bâchexi, création 2004 de Koen Agustjinien, la fête spectaculaire, vécue par les
danseurs de Lauwers, subie par les danseurs de Giordano, n’existe plus. Les quatre
personnages se dénudent du masque souriant journalier, se présentent au public et racontent,
par les danses ou les mots, la réalité cachée sous les images publicitaires.
Quatre maçons sont en train de travailler. La scène représente une partie d’un chantier
composée de briques, d’un petit échafaudage qui peut devenir des lits superposés, et de
bâches qui cachent un grand monument, sans doute la statue d’une société désormais oubliée.
Le spectacle alterne des chorégraphies de groupes composées de gestes quotidiens, comme
laver le sol à genoux ou chercher autour de soi des objets invisibles, avec les solos dansés ou
joués de chaque personnage. Sur ce chantier se rencontrent quatre hommes venus de chaque
coin du monde. Ils racontent des détails de leur vie - la fuite du monde arabe, la vie jeune et
sans danger en France, un viol subi à l’adolescence. Les solos sont techniques, danse hip hop,
moderne, ou théâtre corporel très violent. Les danses prennent de la force au travers des récits
de vie. Chaque danse est l’expression criée des mots qui sortent de la bouche des acteurs,
toujours riants et doux. Le masque du rire n’est conservé que pour conduire doucement la
critique sociale, avant qu’elle n’éclate dans la violence de quelques danses.
Un cinquième personnage parcourt la scène comme un curieux qui regarde l’évolution
des travaux du chantier. Le curieux chante des airs de Purcell, d’une voix tendre, angélique, et
accentue ainsi le sentiment d’amour et de souffrance exprimé dans les existences racontées.
Les quatre performers ne croient pas avoir besoin des conventions et des traditions pour communiquer avec les autres, ni donc des
masques de la fête. Ils sont étrangers à la société et se reconnaissent dans une fuite commune. L’un des danseurs s’habille d’une chemise
de nuit et danse avec des gestes de Tetris, une technique de hip hop, esthétique mécanisée et électrique. Il habille sa réalité de rêve. Un
autre personnage (Agustjinien) danse ses traumas et ses peurs, il est contre le sol, exécute des élancements et des chutes, il cherche à ne
pas être touché par une invisible réalité. Dans la danse de groupe de la dispute, les corps se poussent et sautent à une vitesse excessive,
comme s’ils étaient en train de se faire mal volontairement. Les corps se libèrent par la violence. Les corps éprouvent, leurs danses crient
les sentiments que les voix ne sont pas parvenues à exprimer à travers la logique des mots.
Le spectacle Bâche illustre un genre de danse-théâtre qui traite de la réalité. Les actes
de témoignage au travers de l’art sont toujours plus nombreux. Les artistes peuvent ainsi
dénoncer le résumé culturel donné à la masse. Les danses du corps deviennent un langage
propre à provoquer le public, en présentant la violence, la peur, la terreur, les sentiments qui
hantent les peuples vivant les menaces de catastrophes toujours imminentes. Edward Bond
explique qu’à la différence du réalisme social du début du XXième siècle, qui reproduisait
dans les détails les lieux et les conventions de la bourgeoisie, pour constater le changement de
la nouvelle société industrielle, aujourd’hui, le corps monte sur scène entouré par des
fragments de réalité, « de meubles, d’armes, de monuments, d’uniformes, de pièces de
monnaie, de documents et d’édifices […] que le réalisme social refuse de voir et dans lesquels
les fantasmes ne font que fourgonnerxii ». Aujourd’hui, l’art contemporain retient l’attention
du public sur sa réalité, pour qu’il ne perde plus le sens de l’humain dans un individualisme
terrorisé et égoïste.
8. Dans les trois chorégraphies citées - différentes les unes des autres, de La chambre
d’Isabella qui présente la fête spectaculaire, à Quoeur qui la critique, jusqu’à Bâche qui
l’efface en présentant seulement la réalité cachée -, les corps s’épuisent toujours en dansant.
Ils semblent être obligés de se fatiguer, d’arriver au bout de leurs forces. Des scènes de
violence, des disputes entre les personnages sont toujours présentes, les conflits anéantissent
la force de danser, et les personnages regardent le public avec une grimace hébétée. Les
danseurs semblent représenter aussi l’univers de la jeunesse dans la discothèque que Fabrizio
Andreella décrit comme le lieu où :
[…] les anesthésies des apparences, les amplifications de la chimie hallucinogène, la fragmentation
stroboscopique dans l’espace et le rythme obtus collaborent à la construction d’un hyper-monde tribal
où on célèbre la nécessité humaine de dissipation, qui est en même temps privée de toute relation avec
le monde parce que la figuration sociale doit rester en ordre et propre comme des rues suissesxiii
L’atmosphère festive de la discothèque est le lieu du non-dit violent de l’homme
contemporain. Fuyant l’apparence sociale, la jeunesse en discothèque se crée de nouveaux
rites d’épuisement sensoriel pour dissiper son angoisse sociale dans une danse monotone, sans
technique ni style, une danse recroquevillée dans l’intimité du danseur. Mais cette danse parle
encore dans sa monotonie, dans son esthétique désordonnée : elle exprime en même temps le
désir de vivre et la volonté de s’effacer dans l’extase du moment. Si la jeunesse de la
discothèque essaie d’extirper son mal en dansant, à la fin de la nuit elle ne restera qu’un corps
fatigué, en extase dans la fatigue, amer du retour du lendemain, et du retour de sa capacité à
interagir socialement.
Les trois spectacles sont composés par un collage d’actions, sans logique d’une scène
à l’autre. Les chorégraphes ne semblent pas avoir le temps de construire un monde, ils sont
pressés de représenter des corps qui savent encore bouger, même s’ils n’ont plus aucune
volonté de représentation, et ils ne veulent qu’aller au bout de leur capacité à se contrôler,
devenir pour un moment une essence spirituelle prête à tout, sans logique. Les scènes éclatées
contemporaines, comme la danse en discothèque, sont des exemples de la nécessité, pour
l’humanité contemporaine, de trouver une identité nouvelle, mais sans suivre les discours
psychologiques et moraux. L’humanité abandonne les discours, elle s’exile de sa société,
communique avec des bribes de cris et de folies d’un corps qui s’épuise en cherchant une
catharsis intérieure. Selon Michel Guérin :
[…] l’inspiration première de la danse est de tourner sur place, quasi sans changement de lieu […].
La danse se met à tourner à l’instant que tous les buts tournent court. C’est un marcher qui ne va
nulle
part, ne mène à rien, n’aspire pas au terme ; un mouvement qui n’entend pas jouer les utilités pour
ajouter au réel, qui plutôt, se prend lui-même pour finxiv
Dans le mouvement d’un danseur qui tourne sur lui-même sans fin, le masque festif se
casse, et reste une image déracinée de ses traditions. Le danseur de la discothèque devient une
poupée robotique qui répète le même geste sans but, conscient dans son suicide nocturne que
l’image festive et sa société ne le sauveront pas. Le danseur de Lauwers ne sait que répéter un
rire et raconter une banale histoire de guerre et d’amour entendue trop de fois, il devient donc
une poupée robotique qui tourne en rond dans ses buts ; et le danseur de Giordano rit et puis
essaie de ne plus rire, mais essaie de crier son malaise intérieur, mais il reste aussi une poupée
robotique, malade de son image, qui répète ses bégayements. Dans Bâche, les danseurs
semblent porter un discours sur la société au travers du collage de témoignages ; alors l’image
festive a finalement été supprimée, révélée comme inutile et fausse pour communiquer.
Le langage artistique de la danse permet de dénoncer la société contemporaine
en représentant la grotesque image de la fête, ou en portant en scène la réalité cachée. Mais,
comme dans les discothèques, la danse reste aussi l’attitude pour oublier, pour danser sans
communiquer, pour s’amuser avec les autres. L’émotion instantanée et instinctive de la danse
amène toujours à croire en la réussite d’une cérémonie festive, d’agrégation, mais s’oppose à
des discours critiques. Dans son double être contradictoire, la danse reste ainsi un carpe diem
éphémère, et apporte en même temps la possibilité de faire crier l’homme contre la société,
par son langage le plus instinctif, le corps qui fait signe.
Notes :
i
Réponse de gestes d’Arlequin au poète fils de Madame Gardine, en langue Arlechine, en façon de prologue,
par luy mesme, de sa Descente aux Enfers et de retour d’icelui, opuscule daté 1585, conservé à la Bibliothèque
Nationale de Paris, cité dans Ambrogio ARTONI, Il teatro degli Zanni-Rapsodie dell’Arte e dintorni, Milano,
éd. Costa & Nolan, 1996, p. 28
ii
Arlequin apparaît avec d’autres noms dans plusieurs cultures populaires, Herdekîn, Hellekîn, Herlequîn… , cC.
A. ARTONI, Il teatro degli Zanni… op. cit. et Roberto TESSARI, Commedia dell’Arte : la Maschera e l’Ombra,
Milano, éd. Mursia, 1981-1984
iii
Carlo GINZBURG, Charivari, Associations juveniles, chasse sauvage, Actes de la table ronde organisée à
Paris ( 25-27 avril 2007), par l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et le Centre National de la
Recherche Scientifique, Paris-New-York, éd. Mouton-La Haye, 1981, p.136
iv
Cf. Edward BOND, Commentaire sur les Pièces de guerre et le paradoxe de la paix, Paris, éd. L’Arche, 1994,
pp. 25-75
v
Jean BAUDRILLARD, « Le meurtre de la réalité », propos recueillis par Antoine PERRAUD, Télérama n.
2923, 18 janvier 2006
vi
Cf. Cristian MUSCELLI, « La danza tra i problemi filosofici », dans In cerca di danza. Riflessioni sulla danza
moderna, sous la direction de Cristian MUSCELLI, Milano, éd. Costa&Nolan, 1999, pp. 5-12
vii
La chorégraphie La Chambre d’Isabella a été présentée aux Halles de Schaerbeek, Bruxelles, saison 20042005
viii
A. ARTONI, Il teatro degli Zanni… op. cit, p. 149, traduction de l’italien par l’auteur
ix
Ibidem, p. 158
x
Quoeur a été présenté au Théâtre 140 de Bruxelles, saison 2003-2004
xi
Nous avons assisté à la chorégraphie Bâche de Koen Agustjinien au Théâtre 140, saison 2004-2005, Bruxelles
xii
E. BOND, Commentaire sur les Pièces de guerre… op. cit., p. 81
F. ANDREELLA, « Non disperdere nell’ambiente, ovvero corpi tossici e pensieri riciclabili », dans In cerca
di danza. Riflessioni sulla danza moderna… op. cit, p. 16, traduction de l’auteur
xiv
Michel GUERIN, « Faire et danse. Ou les deux corps de la danse », Colloque/Festival de danse d’Uzès 1997,
publié dans Skênê n.2-3, le corps, 1998
xiii
Autres ouvrages consultés :
Pierre BOURDIEU, Sur la télévision, Paris, éd. Raisons d’agir, 1996
Gian Paolo CAPRETTINI, La scatola parlante, Roma, éd. Riuniti, 2000
Guy DEBORD, La Société du Spectacle, Paris, éd. Gallimard, 1971
Nancy DELHALLE, « Entretien avec Jan Lauwers », dans Alternatives théâtrales, n. 85-86, Festival d’Avignon
2005
Umberto GALIMBERTI, Il corpo, Milano, éd. Feltrinelli, 2003
Elise GLUCK, Le théâtre du témoignage, Mémoire de Master, Textes, cultures et représentations – arts du
spectacle, Université de Caen, 2005
Michel GUERIN, Philosophie du geste, Arles, éd. Actes Sud, 1995
Claude JAVEAU, Sociologie de la vie quotidienne, Paris, éd. Presses Universitaires de France, 2003
David LE BRETON, La Peau et la Trace – sur les blessures de soi, Paris, éd. Métailié, 2003
David LE BRETON, Anthropologie du corps et modernité, Paris, Presses Universitaires de France, 1990
Mattia SCARPULLA, « Improviser la réalité sur scène : réussir à être entendu dans le spectaculaire quotidien »,
dans Coulisses n. 34, éd. Presses Universitaires de Besançon, 2006 (en cours de parution)
Mattia SCARPULLA, Masques Métamorphoses du corps dansé, Mémoire de Master, Textes, cultures et
représentations – arts du spectacle, sous la direction de Sophie Lucet, Université de Caen, 2005
Daniel SIBONY, Le corps et sa danse, Paris, éd. Seuil, 1995
Gianni VATTIMO, La società trasparente, Torino, éd. Garzanti, 2000