la théorie pratique chez Althusser Steve Smith Nottingham
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la théorie pratique chez Althusser Steve Smith Nottingham
65 Au delà de la théorie: la théorie pratique chez Althusser Steve Smith Nottingham De son propre aveu, l’intervention politico-théorique d’Althusser s’enracine dans une critique ‘matérialiste’ de la dialectique hégélienne. On peut résumer schématiquement le défi qu’il relève de ia manière suivante: d’expliquer et de situer le pouvoir de la pensée marxiste sans succomber à l’idéalisme qu’implique la conception hégélienne de la théorie. Pour Althusser, l’un des enjeux principaux de I’hégélienisme se trouve dans sa conception de la théorie comme l’appropriation totale du réel par la pensée. Non pas que, comme chez Kant, ce soit par moyen de catégories transcendentales que la pensee se génère. Pour Hegel, la pensée est essentiellement historique, inséparable, en tant que son expression même, de l’époque qui la produit. Finalement, dans le système hégélien, la réflexion historique est identique à l’histoire même: rien n’y échappe au moment où la fin de l’histoire empirique se réalise et cède la piace à l’Esprit dont la pensée est l’expression parfaite. Pour Hegel, l’histoire empirique se réduit à la forme phénoménale d’une logique que seule la conceptualité peut saisir, au cours du développement dialectique des éléments comprenant 1’ histoire. I1 s’agit évidemment d’un parfait idéalisme, mais le jeune Marx, on le sait, s’en est inspiré surtout par la notion de la contradiction motrice de l’histoire qu’il traduit progressivement en termes matérialistes en remplaçant l’Idée hégélienne par la situation concrète des forces productives à un moment donné de leur histoire. Mais, pour Althusser qui s’explique sur ce point dans ‘Contradiction et surdétermination’ (Althusser, 197i), malgré les apparences, la tradition marxiste qui s’est fondée sur la période hégélienne de Marx, avait simplement adopté la structure de la dialectique élaborée par Hegel en lui accordant une dynamique ‘matérielle’. Au lieu de l’Esprit, c’est le prolétariat qui assume le rôle du sujet de l’histoire sous forme d’action révolutionnaire qui annulerait la contradiction. Pour traduire cela en termes qui sont pertinents à la présente discussion, si la conception hégélienne imagine que la théorie précède la pratique pour en générer l’histoire concrète, la conception hégéliano-marxiste accorde le moment générateur de l’histoire à la ‘pratique concrète des hommes’. Mais, pour Althusser, la différence n’est qu’apparente; dans cette dernière, l’histoire se fait, mais de façon conforme à des règles tout aussi inéluctables que celles qui guident l’Esprit hégélien - en effet, le prolétariat ne fait qu’assumer son destin à l’étape du 66 développement des conditions productrices où la logique intérieure de ce développement le rend nécessaire. Althusser ne s’exprime pas trop sur les effets évidemment néfastes de cette conception mécanique du matérialisme dialectique dans le domaine de la pratique politique du marxisme, bien que l’on ne puisse pas douter que, au cours de son premier recueil d’essais, Pour Marx (publié en 1965), le corollaire du ‘dogmatisme’ théorique dans la politique soit le stalinisme. Sa critique prend plutôt la forme philosophique. A ce propos, c’est à noter que déjà dans la préface de ce livre, suite à des remarques sur ‘l’absence tenace, profonde dyune réelle culture théorique dans le mouvement ouvrier français’ (cyest-à-dire, dans le PCF) (Althusser, 1971, p. 13), il invoque la fameuse thèse XI du jeune Marx sur Feuerbach, pierre angulaire de la synthèse marxiste de la théorie et la pratique, en termes quelque peu dérisoires, en parlant ‘[d’]un langage théoriquement équivoque [qui] oppose la transformation du monde à son interprétation’ (p. 19). En effet, pour Althusser, parmi les effets du ‘dogmatisme’ il compte une certaine négligence ou complaisance théorique - en fin de compte, s’il faut simplement que les conditions de la révolution se produisent, au mieux, dans la pratique, le marxisme se réduit simplement à la politique (telle la théorie léniniste du parti prolétaire et de son organisation). Les racines philosophiques du marxisme sont simplement oubliées lorsque le supposé dépassement de la théorie est passé entre les mains de la pratique. Althusser était philosophe de profession et communiste de conviction, et donc ne manquait pas de se propres contradictions à résoudre. Comme pour beaucoup d’intellectuels de l’époque, son engagement politique naquit, non pas dans la théorie, mais dans ce qu’il appelle ‘la terrible éducation des faits’ des grandes luttes idéologiques des années trente et quarante (Althusser, 1971, p. 17). Mais, malgré son adhérence au PCF en 1948, son communisme ne s’exprime jamais par le militantisme actif. Selon ses critiques, devant la tonalité abstraite, quelque peu dogmatique de ses textes, son engagement politique signifiait peu. L’althussérisme était un marxisme ‘ventriloque’ (Aron). I1 représentait l’académisation du marxisme, de la mauvaise politique (Rancière) par la surestimation des ennemis du marxisme dans l’Académie et son indiférrence aux autres. Même à la fin de sa carrière ‘publique’, en répmse i ses a~dacieüxartic!es (pdìliés dans !a presse bourgeoise eli auri: 1976) sur le PCF, et comme pour prouver la persistence du manque de ‘culture théorique’ dans le Parti, Marchais, Secrétaire Général à l’époque, pouvait parler dédaigneuesement du ‘prof de philo derrière son pupitre’. Sans doute reste-t-elle à écrire l’histoire du rapport d’Althusser au militantisme, 67 sa résistance à ‘la Dette imaginaire’ contractée par les intellectuels marxistes ‘de ne pas être nés prolétaires’ qu’il imaginait se payer, comme dans le cas de Sartre entre autres, en ‘pure activité, sinon en activisme politique’ (Althusser, 1971, p. 17). Quant à lui, Althusser croyait pendant toute sa carrière que seul un renouveau du marxisme sur le plan théorique pourrait produire les conditions pour éviter les échecs du passé (on pense encore au stalinisme), sans jamais expliquer comment, et, à vrai dire, il fallait attendre son autobiographie posthume (Althusser, 1992) pour comprendre pleinement l’écart qui séparait son optimisme théorique de son pessimisme politique. C’est par l’une de ironies de l’histoire (que les hégéliens auront bien appréciée) que la mort d’Althusser en 1990 coïncide avec la fin (provisoire) du ‘socialisme réel’ en Europe, fin que, semble-t-il, il prévoyait de plus en plus dans ses écrits des années soixante-dix et après (voir Althusser, 1994). Dans la discussion présente, je propose les grandes lignes d’une lecture du projet althussérien qui prend comme point de départ sa critique de I’historicisme hégélien, pour ensuite suggérer comment ses grands thèmes innovateurs (I’anti-empirisme, l’autonomie relative, la surdétermination) s’unissent autour d’une critique de la présuposée unité de la théorie et la pratique, l’un des grands héritages du marxisme-hégélien. Schématiquement, Althusser rejette la thèse de la ‘fin de la philosophie’ qu’entraîne la conception hégélienne de l’histoire. Devant une telle conception Althusser pose la question: la pensée marxiste ne tombe-telle pas dans une circularité qui ne mène qu’à sa propre impuissance en examinant les modalités d’une certaine révolution à condition que cette examination même reflète dans son essence les conditions historiques qui ia produisent? C’est-à-dire que, pour I’hégélienisme, l’énonciation d’une vérité est toujours déjà anticipée par l’objet de cette vérité - l’Histoire - devant lequel la pensée ne peut alors qu’être secondaire. Ce primat de l’histoire, dira Althusser, se Gaduit, dans la théorie marxiste par le primat du matérialisme historique sur le matérialisme dialectique - ou pire, leur identité fondamentale - et la désignation de la théorie comme élément superstructural. A ce propos, pour critiquer la conception hégélienne de l’histoire défendue par Gramsci, Althusser écrit: i I Puisque [pour Gramsci] toute philosophie est histoire, la ‘philosophie de la praxis’ ne peut être, comme philosophie, que la philosophie de l’identité philosophiehistoire, ou science-histoire. N’ayant plus d’objet propre, la philosophie marxiste perd alors son statut de discipline autonome, et se réduit, suivant le mot de Gramsci, à une simple méthodologie historique, c’est-à-dire, à la conscience de soi de l’historicité de l’histoire, à la réflection sur la présence de l’histoire réelle dans toutes ses manifestations. (Althusser, 1965, tome 2, p. 99) 68 On voit donc comment la théorie habite un espace paradoxal; à la fois effectuant l’appropriation de l’histoire réelle par la réduction conceptuelle, et faisant partie de cette même histoire dont elle est l’expression. En ce sens, elle ne peut qu’être secondaire puisque le mouvement de la dialectique qu’elle prétend englober fonctionne en fait comme sa condition de possibilité. D’où son destin d’incarner la ‘fin’ dont elle croit simplement annoncer. Contre cette conception, et pour échapper à la circularité hégélienne, Althusser cherche à théoriser un certain domaine où la théorie se libère de cette dépendance de l’histoire, où elle puisse en quelque sorte faire de l’histoire plutôt que de la rejéter. A son tour, un tel projet sans doute frôle le paradoxe puisque, dira Althusser, c’est par un vieux préjugé idéologique que l’on imagine spontanément que tout discours conceptuel ou nominatif est secondaire aux objets qu’il suppose désigner. En effet, l’atout du discours scientifique (au sens althussérien) est de rompre irréversible avec le vécu, et c’est donc à cete condition qu’on est en mesure d’apprécier l’extériorité radicale du théorique, qui fonde, on le verra, son statut essentiellement interventionniste ou performatif. La critique de I’empirisime - une telle nomination est quelque peu codée, puisqu’il est question surtout de tout rationalisme dualiste, et surtout l’idéalisme hégélien que selon Althusser la tradition marxiste avait adopté sans vraiment le critiquer - est crucial au projet althussérien puisqu’elle permettra par la suite d’établir une certaine autonomie de la théorie qui par la suite sera théorisée par référence au concept de la totalité ‘marxiste’ où ses rapports avec les autres pratiques seront établis. En un mot, Althusser soutient que la pensée habite son propre domaine et n’est simplement réductible à aucun autre - y compris celui du réel. Ici encore Althusser prend le risque du paradoxe - il l’admet en effet dans ‘Soutenance d’Amiens’ (Althusser, 1976) - étant donné qu’un présupposé d’allure idéaliste est évidemment en jeu. Althusser récuse néanmoins l’idée que la pensée reproduit (progessivement ou non) un réel qui est néanmoins son point de départ. Cornwe d’hibitlid~chez .4!thiirser !’argcrnent qu’i! prepese z e s’avère pas original, mais fait appel à un marxisme que la tradition a oublié (ou bien dont l’importance n’a jamais été comprise). Dans Lire Ze Capital il cite littéralement la critique de la réflexivité de la pensée hégélienne que Marx en fait dans le Grundrisse: ‘Hegel est tombé dans l’illusion de concevoir le réel (das Reale) comme le résultat de la pensée s’embrassant en elle-même, s’approfondissant en elle-même, se mettant en mouvement par elle-même, alors que la méthode qui permet de s’élever de l’abstrait au concret n’est rien d’aute que le mode (das Art) dans lequel la 69 pensée s’approprie le concret et le reproduit sous la forme d’un concret spirituel.’ (Althusser, 1965, tome 1, p. 49) Et commente: Contre cette confusion, Marx défend la distinction entre l’objet réel (le concretréel, ia totalité réel), qui ‘subsiste dans son indépendance, à l’extérieur de la tête (Kopf), avant comme après, et l’objet de la connaissance, produit de la pensée qui le produit [...I comme un objet-de-pensée absolument distinct de l’objet réel. (Althusser, 1965, tome 1, pp. 49-50) Selon Althusser, le discours épistémologique oppose un sujet donné (soit psychologique, historique ou transcendental) à un objet présumé réel. Le sujet est donc simple instrument transparent devant l’objectivité de l’objet. Mais celui-ci n’est jamais simplement donné, mais se présente sous forme d’une structure duelle qui comprend le phénomène et son essence: Tout le processus empiriste de ia connaissance réside en effet dans l’opération du sujet dénommée abstraction. Connaître, c’est abstraire de l’objet réel une essence dont la possession par le sujet est alors dite connaissance. (Althusser, 1965, tome 1, P. 42) En appropriant l’objet réel dans sa structure présumée duelle, l’empirisme conçoit la connaissance comme étant ‘déjà vraiment présente dans l’objet qu’il doit connaître’. L’empirisme rend visible l’objet essentiel par rapport unique à l’objet phénomenal. D’emblée idéaliste, vu que c’est la matérialité de l’objet qui y est jeté, il l’est d’autant plus pour Althusser qu’il imagine que le processus de la connaissance est lui aussi inessentielle. C’est finalement l’objet dans son essence qui compte: P-our ia conception empiriste de la connaissance, le tout de la connaissance est alors investi dans ie réel, et ia connaissance n’apparaît jamais que comme un rapport intérieur à son objet réel, entre les deux parties réellement distinctes de cet objet réel. (Althusser, 1965, tome I, p. 47) ~~ Plutôt que de critiquer cette conception du point de vue du contenu (des résultats qu’elle permet de voir), Althusser reste sur le plan formel pour produire l’une de ses thèses les plus radicales: la distinction entre objet réel, qui ‘existe dans son indépendance, après comme avant, en dehors du sujet’, et ‘l’objet de la connaissance’ (ibid.), le propre du discours théorique. Conforme à un certain esprit de l’époque (Lacan, Derrida, Foucault), pour Althusser, la théorie ne se trouve jamais devant l’objet donné, mais devant un objet construit discursivement par la tradition. Comme le remarque son 70 collaborateur, Balibar, cela ne signifie pas pourtant que ‘l’objet nyapparaisse de nulle part’ (Balibar et Macherey, p. 47 [traduit de l’anglais]). Pour le situer, en effet, Althusser emprunte à son ancien collègue, le philosophe de la science, Bachelard, dont le concept de ‘problématique’ ou ‘dispositif théorique’, Althusser explique comme ‘la détermination absolue des formes de position de tout problème à un moment considéré d’une science’ (Althusser, 1965, tome 1, p. 27). On pourrait à la limite le décrire en termes hégéliens où il s’agirait de la médiation historique essentielle entre la pensée et son objet, mais Althusser le considère formellement hors de tout historicisme, ce qui fait qu’il exclut toute correspondance (déjà accomplie ou à venir) entre les deux. Au lieu d’une médiation donnée d’avance, Althusser accorde une importance capitale à la lecture active et critique, et c’est chez Marx qu’il trouve le cas exemplaire d’une telle lecture. Sans entrer dans les détails, c’est à noter dans la conclusion de son analyse de la lecture à laquelle Marx soumet le texte de Ricardo combien Althusser insiste sur le fait que le discours théorique fait voir un objet (dans ce cas, le plus-valeur, produit inconcevable hors de la production économique) qui effectivement n’existait pas avant son intervention: Ce que ne voit pas l’économie politique n’est pas un objet pré-existant, qu’elle eût pu voir et n’a pas vu, mais un objet qu’elle produit elle-même dans son opération de connaissance et qui ne lui pré-existait pas; précisément cette production même identique à cet objet. (Althusser, 1965, tome 1, pp. 25-6) I C’est dans le contexte, d’ailleurs, de la connaissance comme production que l’on peut comprendre la notion althussérienne de ‘pratique théorique’. Balibar, la décrit comme ‘une tentaitive de faire de la théorie ce que le marxisme a toujours compris par la pratique, d’aller au-delà de la dichotomie idéaliste de la théorie et de la pratique’ (Balibar et Macherey, p. 48). Si la critique de l’empirisme sert à éclater l’identité histoire-pensée hégélienne, en insistant sur la ‘réalité’ de la pensée, la thèse de la pratique théorique sert à repousser la tentation idéaliste de croire que la pensée produit la réalité, sans pour autant céder à la tentation d’une conception instrilmenta!e de la théorie: J’ai ainsi soutenu et écrit que ‘la théorie est une pratique’, et avancé la catégorie de pratique théorique au scandale de plusieurs. Or cette thèse, il fallait, comme toiite these, !a considérer rii«lr ses &e?s de dkmwzttien, c’est-u-dire de paskiun dans l’opposition. Elle avait d’abord comme effet, contre tout pragmatisme, d’autoriser la thèse de l’autonomie relative de la théorie, donc ie droit de la théorie de ne pas être traitée comme la bonne à tout faire de décisions politiques du jour, mais de se développer, dans son union avec la pratique politique et les autres pratiques, sans abdiquer ses exigences propres. Mais elle avait en même temps pour 71 effet, contre I ’ idéalisme de la théorie pure, de marquer la théorie du matérialisme du sceau de la pratique. (Althusser, 1976, p. 145) Ce qui distingue la théorie comme pratique c’est donc qu’elle est pratiquée dans des conditions déterminées et est inséparable des conditions que lui impose la problématique interne qui régule et les questions qu’elle permet de poser et les critères par lesquels mesurer son apport. Sur ce dernier point - le statut strictement intra-théorique des procédures de validation Althusser scandalisa ceux qui insistait sur la nécessité de soumettre les thèses théoriques à la preuve de la ‘réalité’. La question est trop grande pour l’aborder suffisamment ici, et les difficultés auxquelles Althusser faisait face en essayant de calquer un conventionalisme de la connaissance à la Bachelard à une epistémologie apparemment rationaliste fondée sur la notion de cohérence interne se voient par le nombre de pages de Lire le Capital qui y sont consacrées. Significativement, Althusser ne renonça jamais à la scientificité du marxisme en tant que théorie (de l’histoire, du fonctionnement du capitalisme etc.) et par la suite il souligna de plus en plus l’aspect critique même et surtout du Capital. Dans son avant-propos à l’édition italienne de Lire le Capital de 1970 (traduit en anglais dans Althusser, 1970)’ il dénonce, néanmoins, une certaine ‘tendance théoriciste’ présente dans ce livre et les essais de Pour Marx. Cette tendance n’a rien à faire avec la critique de I’empirisime, comme on aurait pu prévoir, mais dérive des rapports de la pratique théorique aux autres pratiques. Althusser commente: La définition de la philosophie comme théorie de la pratique théorique est unilatérale et donc fausse [...J Définir la philosophie de façon unilatérale comme Théorie des pratiques théoriques (et par conséquence comme la théorie de la différence entre les pratiques) est une formulation qui ne pouvait induire que d’effets et d’échos spéculatifs ou positivistes. (Althusser, 1970, p. 8 [traduit de l’anglais]) ~ Dans ‘Contradiction et surdétermination’ Althusser dévéloppe 1’ idée d’une totalité sociale qui se différencie de la totalité expressive hégélienne. A la différence de celle-ci, où ‘chaque élément exprimait la totalité entière commepars totalis’, ce qui distingue ce qu’il appelle le ‘tout’ marxiste c’est que le rapport entre ses composants n’est pas donné ailleurs que dans leur particuliarité concrète, que c’est donc, non sans paradoxe, un tout décentré, sans essence. Cette conception vise principalement I’économisme, dans son implication que toutes les contradictions d’une totalité sociale ne sont pas réductibles à une seule de nature économique. Mais, en tant que pratique entre autres, la pratique théorique devrait en principe avoir le même statut que les autres, lié indirectement à elles, mais bénéficiant d’une autonomie 72 relative par le fait d’avoir sa propre histoire, structure, protocols, champs d’effectivité. En même temps, ce même statut signifie qu’en principe ia théorie ne saurait saisir d’un coup la totalité des rapports qui tiennent dans une formation sociale donnée. Supposer que cela soit possible c’est réintroduire subrepticement une version de la totalité expressive. Ce qu’Althusser appelle ‘la théorie de la pratique théorique’ est précisément la tentation d’imaginer que la théorie peut être assez réflexive pour connaître ses rapports avec toutes les autres instances, et donc de connaître pleinement ses propres conditions de possibilité. On reviendra à cette idée puisque ses conséquences théoriques sont décisives. Si le théoricisme était erroné, son défaut principal était de saper - ou même de détuire - la thèse de l’autonomie relative des pratiques, d’epistémologiser le statut de la théorie de façon tout à fait traditionnelle. En tant que pratique la théorie ne se situe plus au-dessus des autres pratiques, mais au même niveau qu’elles, avec ses propres procédures et critères de validation internes. Ce n’est pas dire qu’Althusser arrive ainsi à résoudre le problème épistémologique des critères de la scientificité - comme pour Marx l’heure solitaire de la logique althussérienne ne sonnera jamais - mais continuer à souligner l’intériorité radicale du discours scientifique permet à Althusser de proposer une différence opératoire entre la théorie et ies autres pratiques qui peuvent en être toutefois l’objet. C’est-à-dire que, tout comme la pomme newtonienne qui tombe de l’arbre parfaitement indifférente à la loi de la gravité qui explique sa trajectoire, l’existence réelle des autres pratiques vis-à-vis de la pratique théorique est indépendante du discours scientifique dont elles fournissent néanmoins l’objet. (Notons, en passant, qu’Althusser est loin de proposer une conception unifiée de la science en générai. Le rapport qui unit tombée de la pomme et loi de la gravité est spécifique à la pratique scientifique newtonienne. En laissant de coté un moment les propos de la théorie du chaos contemporaine qui auraient comme effet de proposer que dans sa particuliarité la pomme ne ‘réalise’ pas tout à fait parfaitement la loi newtonienne, ce qui distingue les sciences humaines est d’être sujettes à la surdétermination, qui fait que ia catégorie du vécu est d’emblée non-pertinente à ia compréhension scientifique. La science, je répète, s’oppose en principe au vécu, duquel elle prend une certaine distance même pour se constituer.) De même, conforme à sa critique de I’empirisme, cela implique une incommensurabilité stricte entre la théorie et son objet réel: l’objet que la science saisit n’est pas tout à fait l’objet donné indépendamment de la problématique qui est nécessaire à tout travail théorique et qui ‘ne disparaît 73 dans ses résultats’. Dans un sens importan4 donc, l’effet de cette stratégie est de préciser la portée effective de la théorie, d’effectuer un certain déplacement théorique, qui s’est fait ressentir dans la thèse de ia philosophie comme ‘lutte de classes dans ia théorie’, prononcée pour ia première fois au début des années soixante-dix. L’ image, certes, a une valeur polémique que maints commentateurs (notamment Rancière) interprétèrent comme une tentative (trop tardive) de la part d’Althusser de compenser le manque de toute référence au marxkme militant (lutte de classes, révolution, prolétariat, dialectique) dans ses écrits d’avant ’68, et même d’assumer ia responsabilité de son propre silence pendant ies ‘événements’. Une autre lecture est pourtant possible, qui est loin de faire de l’intellectuel marxiste un militant actif de l’avant-garde de la lutte des classes, lecture plutôt conforme à une conception de la pratique théorique soumise à la fois à la surdétermination et à l’autonomie relative des pratiques. Pour bien le comprendre il faut revenir à un thème constant de l’oeuvre d’Althusser: la politique discursive, ia conjoncture comme champs de bataille théoriqe toujours déjà donné dans lequel on ne peut qu’intervenir. Déjà dans l’avant-propos de Pour Mam on lit: Pour comprendre ces essais et pour les juger, il est essentiel de se rendre compte qu’ils ont été conçus, écrits et publiés par un philosophe communiste dans une conjoncture théorique et idéologique donnée. Ces textes doivent être lus pour ce qu’ils sont. Ce sont des essais philosohiques [...I Cependant, ces essais philosophiques ne proviennent d’une investigation simplement érudite ou spéculative. Ce sont, à la fois, des interventions dans une conjoncture définie. (Althusser, 1971, p19) Pius tard, dans ‘Soutenance d’Amiens’, il revient sur ce thème: Et j e tiens à dire, quoi qu’on pense de ses faiblesses, et de ses limites, cette intervention philosopho-politique a été le fait d’un membre du Parti communiste, agissant, même si’l y a été d’abord isolé, même s’il n’y a pas toujours été entendu, même s’il y a été et y reste critiqué, au sein du mouvement ouvrier et pour lui, donc le fait d’un militant essayant de prendre au sérieux la politique pour penser ses conditions, ses contraintes et ses effets dans la théorie même, essayant de définir la ligne et les formes de son intervention en conséquence. (Althusser, 1976, p. 145) Outre la trace que l’on ressent dans ce passage d’une conception plutôt héroïco-tragique de l’intellectuel engagé qui verra ie jour dans ses écrits posthumes (par exemple ‘La Solitude de Machiavel’), l’accent est mis sur ie caractère incertain du rapport entre la théorie et les effets qu’elle vise, les intérêts qu’elle exprime quand eile s’insère en tant que pratique dans la totalité sociale où, pour employer la problématique hégélienne-lukàcsienne, ~~ 14 les médiations sont toujours à faire. En un mot, on risque constamment de ne pas se faire entendre ou d’être mal entendu. Cette réalisation est d’autant plus aiguë chez Althusser que la question des médiations prend une place considérable dans son projet. A quoi sert-il d’intervenir sans essayer de prendre en compte de façon conforme au matérialisme marxiste les conditions de possibilité et d’effectivité de cette intevention? Qu’Althusser ait réussi à le théoriser, parfois implicitement, et surtout négativement, j ’essayerai de suggérer assez schématiquement par la suite. Poursuivons, donc, la logique de la théorie comme pratique assujettie à l’autonomie relative des pratiques en général. I1 faut noter d’abord qu’Althusser caractérise comme ‘théoriciste’, et donc idéaliste, la conception de la théorie comme ‘théorie de la pratique théorique’ - et explicitement dans l’avant-propos de l’édition italienne de Lire le Capital - dans le sens que la théorie est capable de préciser les liens et les différences entre les pratiques. Mais, soumis à la même logique dont elle parle on peut apprécier qu’une telle formule n’est pas sans valeur, surtout, du côté négatif, lorsqu’il s’agit de préciser les limites constitutives du théorique. A la différence de la conception hégélienne de la politique prise dans le movement de l’histoire dont la théorie fonctionne en tant que sa conscience de soi à un moment donné de son développement - Althuuser note qu’une authentique politique hégélienne serait donc strictement inconcevable (Althusser 1976, p. 160)une logique radicalisée de la pratique théorique aurait comme moment fondateur et conforme à la critique de l’empirisme la notion de l’extériorité radicale, historique, de l’objet du théorique. L’intervention théorique s’insère ainsi dans l’histoire, pour y figurer (et anticiper) la transformation de celleci, mais sans l’assurance qu’on peut l’approprier sauf conceptuellement; c’est-à-dire, en sachant que l’histoire ‘elle-même’ (pour ainsi dire) aura toujours déjà échappé au moment de la conceptualisation, puisque l’histoire en effet est constituée (en partie) par les autres pratiques. Comme Althusser l’explique, pour distinguer le ‘tout’ marxiste décentré de la totalité hégélienne expressive, ‘le tout nyembrasse exhaustivement toutes ses manifestations’. La theorie serait donc une intériorite paradoxale: une intériorité qui laisse voir son dehors insaisissable. Les limites de la théorie se présentent ainsi au moment même de sa plénitude, au moment de l’ouverture de sa propre différence d’avec l’histoire. La thèse de la théorie comme essentiellement critique, contestatrice et interventionniste reçoit alors son propre poids. Si, comme insiste sans cesse Althusser, le réel - on pense ici au ‘réel’ lacanien qui fonctionne de limite à la symbolisation plutôt que de substance sensuelle - subsiste en dehors ou au delà du domaine de ia conceptualité, alors ce qui est en jeu ce sont simplement les modalités de ses relations concrètes avec les autres pratiques. Dépourvu de la possibilité d’une appropriation totale, tout ce qui reste à la théorie est son interventionisme actif. Et que dire donc de ce ‘reste’ qui demeure au delà de toute théorisation? A la limite, on peut l’appeler ‘matière’, pourvu que l’on comprenne qu’une telle nomination n’échappe pas à ia même logique qui la rend possible. I1 convient mieux peut-être de l’exprimer en termes empruntés à la déconstruction. La matière serait donc une sorte de supplément, au sens de Derrida (1967), de la théorie, tout comme l’objet réel est ie supplément de l’objet de ia connaissance, et la pratique le supplément de la théorie, le premier terme de chaque couple fonctionnant de subvertir la pleine identité du deuxième, d’y inscrire une différence, sans pour autant constituer lui-même une essence nominable. En ceci Althusser se trouve assez proche du Derrida du passage suivant, tiré de La Dissémination où il est question (par coïncidence?) des enjeux et des risques de ia stratégie discursive de la paléonymie: Nous essayerons de déterminer la loi qui nous oblige [...I à appliquer le nom ‘matière’ à tout ce qui se situe en dehors de toutes les oppositions classiques et qui [...] ne devrait plus assumer une forme rassurante: ni celle d’un référant [...I, ni celle d’une présence, ni celle d’un principe fondamental ou totalisant, ni même d’une dernière instance. Bref, le dehors du système classique ne peut plus prendre la forme d’un hors-texte qui mettrait fin à la concaténation de l’écriture. (Demda, 1972, p. 6) En remplaçant le mot ‘écriture’ par ‘théorie pratique’, la loi dont parle Derrida s’applique également à Althusser. Car qu’est ‘la concatenation de l’écriture’ sinon cette (non-)totalité qui déborde toute tentative de la cerner dans un système conceptuel classique, mais qu’en même temps seul ce même système rend visible? Par analogie, dépouillé de ses investissements transcendentaux, le ‘tout’ althussérien - à la fois produit et limite de la pratique théorique - est la non-totalité déterminée par laquelle Althusser brise le cercle de I’historicisme hégélien. En effet, comme pour Derrida, la métaphore du dedanddehors ne tient plus; la théorie est à la fois dans le rapport du théorique au non-théorique - ia théorie comme théorie de la pratique théorique tient toujours, du moins en principe - et en dehors de ce rapport, vu que ce qui échappe à la théorie n’est autre que le dehors nonthéorisable de la théorie même. Le paradoxe culminant, bien sûr, c’est seulement en occupant l’espace de ia théorie que nous sommes en mesure de le savoir. 76 Oeuvres citées Louis Althusser, ‘Ce qui ne peut pas durer dans ie Parti communiste français,’ Le Monde, 25-28 avril 1976. Louis Althusser, ‘Marx dans ses limites,’ in Ecrits philosophiques et politiques, Paris: Stock/ Imec, 1994. Louis Althusser, Pour Marx, Paris: Maspéro, 1971. Louis Althusser, ‘La Solitude de Machiavel,’ in L’Avenir dure longtemps, Paris: Livre de poche, 1992. Louis Althusser, ‘Soutenance d’Amiens,’ in Positions, Paris: Editions Sociales, 1976. Louis Althusser et al, Lire le Capital (tomes 1 & 2), Paris: Maspéro, 1965. Louis Althusser et Etienne Balibar, Reading Capital, London: NLB, 1970. Etienne Balibar et Pierre Macherey, ‘Interview’, Diacritics, l2:l, 1982. Jacques Derrida, De la Grammatologie, Paris: Minuit, 1967. Jacques Derrida, La Dissémination, Paris: Seuil, 1972. Jacques Rancière, La Leçon d’Althusser, Paris: Gallimard, 1974.