colloque international sur Jacques Roumain
Transcription
colloque international sur Jacques Roumain
A. S. H. Janvier : D’un pessimisme tragique à un optimisme béat D’un pessimisme tragique à un optimisme béat : l’évolution de la pensée littéraire de Jacques Roumain Antoine Samy Herto JANVIER Journaliste culturel Ce texte a été présenté dans le cadre du colloque international sur Jacques Roumain, organisé par le rectorat de l’Université d’Etat d’Haïti en novembredécembre de l’année 2007 – année qui a été proclamée « Année Jacques Roumain » - sous le thème « Penser avec Jacques Roumain Aujourd’hui ». Il vient d’être publié aux Editions de l’Université d’Etat d’Haïti sous le titre : « Révolte, Subversion et Développement chez Jacques Roumain » au cours du mois de juin dernier. Juste avant d’entrer dans le vif du sujet, je dois vous dire qu’il s’agit avant tout d’un travail de lecteur. Ce texte n’est rien d’autre qu’une lecture de la trajectoire littéraire de Jacques Roumain. Je ne ferai que signaler au passage son corpus scientifique, ou théorique, pour m’attacher volontiers aux aspects littéraires. En effet, mon travail se veut très modeste, car il s’agit de montrer à travers l’oeuvre de Roumain une évolution thématique partant d’un pessimisme que je qualifie de tragique pour aboutir à un optimisme béat, autrement dit « naïf ». Pour ce faire, souffrez que je replace l’auteur et son oeuvre dans leur contexte historique, politique et social. Né en 1907 d’une famille bourgeoise, Jacques Roumain appartient à cette génération d’hommes dite de la « Génération de l’Occupation ou Génération de la honte1 ». 1 Roger DORSINVILLE, Jacques Roumain, (Paris : Présence Africaine, 1981) 28, 29. Très tôt il laisse le pays pour s’installer dans une pension suisse où il passera une bonne partie de son enfance. Son adolescence sera plutôt marquée par le goût du voyage, de la littérature, de la philosophie et de la science, notamment la lecture des écrivainsphilosophes comme Nietzsche, Schopenhauer, Heine et Marx. Des écrivains dont on peut dire que l’influence se révelera considérable dans la carrière d’écrivain du jeune Roumain. De retour au pays, en 1927, Jacques Roumain retrouve une Haïti défigurée, dépouillée de son manteau de prospérité ; un pays qui gémit sous le poids des bottes yankees ; en un mot, un pays figé. Aucune lueur de changement et d’espoir n’apparaît à l’horizon. Le pays tout entier croupit dans la honte. C’est dans ce contexte difficile que Jacques Roumain entre en scène avec une première publication en 1930, -il est alors âgé de seulement 23 ans - intitulée La Proie et l’ombre.2 Une année plus, le jeune Roumain lance deux autres titres : Les Fantoches3 et La Montagne ensorcelée.4 Empreintes d’une fougue de jeunesse, ces oeuvres romanesques constituent le début d’une très courte carrière mais qui aura connu une maturation avec une vitesse assez étonnante. Ces oeuvres, avec toutes leurs limites, sont également le fruit d’une réflexion entamée par l’auteur, d’une part sur la vie mondaine des intellectuels et politiciens, notamment sur les fêtes galantes qui se donnaient à l’époque (La Proie et l’ombre et Les Fantoches) ; d’autre part, sur la réalité rurale et paysanne (La Montagne ensorcelée). Cette première tranche de la production littéraire de Jacques Roumain dénote à mon avis un certain pessimisme, lequel pessimisme se voudra carrément tragique, dans La Montagne ensorcelée par exemple. La Proie et l’ombre La Proie et l’ombre est un recueil composé de quatre nouvelles : « Préface à la vie d’un Bureaucrate », « Fragments d’une confession », « Propos sans suite », « La veste ». Dans « Préface à la vie d’un Bureaucrate », Roumain raconte l’histoire de Michel Rey, un intellectuel ayant vécu à l’étranger qui, de retour au pays, éprouve d’abord le sentiment heureux d’être chez lui et exprime un certain dégoût face au snobisme et au bovarysme de l’élite bourgeoise, représentée par sa belle mère Mme Ballin. Les trois (3) autres nouvelles du recueil s’organisent autour de cette même thématique, celle de l’intellectuel haïtien angoissé, ennuyé et qui n’arrive jamais à retrouver l’enthousiasme d’une vie stable et confortable. Ce recueil témoigne clairement de la précocité intellectuelle de Jacques Roumain. Michel Rey, homme angoissé, ravagé par l’ennui, manifeste une certaine ambivalence vis-à-vis de sa belle mère, Mme Ballin, qui incarne parfaitement les moeurs de l’élite bourgeoise : le snobisme, le bovarysme et l’arrivisme, - cette élite à laquelle Michel Rey voue une haine implacable. Ce passage du texte illustre parfaitement cette ambivalence : « Michel Rey la hait durement et l’aime à la fois d’une tendresse vague. Il ne peut se passer d’elle. Elle est sa revanche sur cette société port-au-princienne, corrompue, hypocrite et bassement bourgeoise, qui le brisa et qu’elle synthétise parfaitement. Il éprouve une joie mauvaise, exaltante, à la blesser, lui faire mal, et il y parvient 2 Jacques ROUMAIN, La Proie et l’ombre, (Port-au-Prince : Éditions Presses Nationales d’Haiti, 2007). Jacques ROUMAIN, Les Fantoches, (Port-au-Prince : Éditions Presses Nationales d’Haiti, 2007). 4 Jacques ROUMAIN, La Montagne ensorcelée, (Port-au-Prince : Éditions Presses Nationales d’Haïti, 2007). 3 toujours et facilement parce que Mme Ballin, toute superficielle, s’y prête d’ellemême. » 5 Le refus du suicide et l’acceptation par Michel Rey d’écrire au Ministre pour solliciter ce job, qu’il a pourtant catégoriquement refusé au départ, illustrent également cette ambivalence : « Il demeurait immobile, le front pesant entre les paumes. -Ah !mettre un terme à tout cela. En finir. Il ouvrit le tiroir. L’arme était retournée vers lui. Il regarda sa petite gueule noire et luisante. -Un geste, une simple pression du doigt, et à ma tempe, à ma vie, à toutes mes misères, je mets un rouge point final. Mais il se sentit lâche. Il ne referma pas le tiroir, saisissant soudain une feuille blanche, il commença lourdement et lentement : « Monsieur le Secrétaire d’État, « J’ai bien l’avantage … »6 À travers la figure de Michel Rey, Roumain ébauche déjà le type d’intellectuel ambivalent, incapable de se décider sur ce qu’il fera de sa propre vie et qu’il caricaturera dans son second récit qui porte d’ailleurs le titre de Les Fantoches et dans lequel Rey réapparait comme l’un des personnages. Les Fantoches Les Fantoches reprend les thèmes déjà ébauchés dans La Proie et l’ombre. Composé de six parties, ce roman met en scène un petit cercle d’intellectuels et d’écrivains paresseux (Basquet, Cosquer, Rey, Lefèvre et Santiague) qui se réunissent dans des soirées mondaines (« Le bal au club Select », « La surprise partie chez Mme Lange ») pour discuter de politique, de littérature et de vie conjugale. Cherchant éperdument à noyer dans l’alcool leur ennui et leur angoisse, ces hommes tournent systématiquement en rond, ne peuvent pas transformer leur propre réalité, voire celle des autres. Roumain les qualifie de fantoches, c’est-à-dire, d’hommes inutiles, dépouillés de toute volonté d’agir sans l’aide d’un autre, se laissant mener au gré des situations. Cette citation de Fédor Solocub servant d’épigraphe à l’avant dernier chapitre du roman, nous le prouve bien : « Il existe des hommes inutiles. On dirait que ce sont de véritables humains, mais en réalité ils n’existent pas ».7 Ou encore ce passage où Lefèvre dit à Santiague que, selon lui, ce dernier est le seul parmi eux qui ne soit pas un fantoche : 5 Jacques ROUMAIN, La Proie et l’ombre, 15. Jacques ROUMAIN, La Proie et l’ombre. 7 Jacques ROUMAIN, Les Fantoches. 6 « Vous êtes, mon ami, le seul parmi nous, je veux dire : Rey, Cosquer, Basquet, moi et quelques autres, qui ne soit pas un fantoche. Ne vous récriez pas. Vous le pensez aussi. Croyez-vous que je vous en veuille ? Mais pouvez-vous me dire d’où vient cette inaptitude profonde de notre génération à s’adapter à la vie. Nous sommes une génération de ratés, de fantoches ».8 Ambivalent, angoissé, inapte à s’adapter à la vie, fantoche, voilà, selon Roumain, l’homme intellectuel haïtien. Il importe de souligner que paraît en filigrane dans Les Fantoches une idée que Roumain exploitera plus tard, celle qui consiste à trouver un homme un peu retiré de la foule, plus ou moins illuminé, de qui éventuellement pourrait venir le changement. C’est la figure de Santiague. La Montagne ensorcelée Si l’intellectuel de la ville ne peut pas résoudre ses problèmes intimes, voire ceux du pays tout entier croupissant dans la honte de l’occupation américaine, le paysan de nos campagnes le peut-il de son côté ? La Montagne ensorcelée nous répond avec un gigantesque NON. En effet, ce roman publié la même année que Les Fantoches nous dresse un tableau assez sombre de la réalité rurale haïtienne. L’histoire se déroule dans un village paysan aggrippé au flanc d’une montagne. Elle retrace la série d’événements dramatiques qui a conduit au double meurtre de Placinette et de sa fille Grâce. Les habitants de ce village aveuglés par la superstition, conséquence immédiate de la misère, accusent Placinette, une vieille dame vivant en marge du village, d’être la responsable de tous les malheurs qui s’abattent sur eux. Avertie par Balletroy, représentant des autorités, elle sera trahie par ce dernier, pris de jalousie pour Grâce, qui lui préfère Aurel, jeune homme respecté du village. En effet, poussés par les révélations abracadabrantes de Désilus, soulard impénitent, les habitants ont procédé aux meurtres de Placinette et de sa fille Grâce, toutes deux victimes expiatoires d’un crime qu’elles n’ont pas commis. Ce roman nous montre aussi la chaîne collective de pensées irrationnelles et la superstition dans lesquelles baignent nos habitants des villes de province. À travers ce livre, assez sombre, à peine éclairé par l’amour de Grâce et de Aurel, le pessimisme prend chez Roumain un ton carrément tragique. Cet extrait de la fin du récit prouve le cynisme avec lequel Dornéval achève le meurtre de Grâce : « Tout d’un coup, il se tourne vers Grâce. Sa bouche se referme comme une trappe sur son sourire. (- Ho, mais Dornéval est fou.) Il contourne en silence la jeune fille, à pas très lents, comme s’il choisissait sa place. Toutes les femmes ont crié : Dornéval a levé sa machette, le buste légèrement viré sur le côté, comme les bûcherons, les dents serrées. On entend distinctement son ahan ! L’éclair s’abat en sifflant, la tête décollée roule un peu sur l’herbe, [T]ous s’enfuient, sauf Balletroy qui regarde, les yeux vides, sa machette, le cadavre, le cadavre, la machette. 8 Ibid, p. 119 Sur la route du bourg, la gendarmerie montée conduite par Aurel accourt comme le vent ».9 La Montagne ensorcelée est le premier récit que Roumain consacre à la vie paysanne en Haïti. Nous venons de montrer que le regard qu’y jette Roumain est plutôt d’un pessismisme tragique. Cependant, deux éléments importants sont à signaler : l’absence d’un personnage illuminé, censé servir d’exemple comme c’était le cas dans Les Fantoches et comme ce sera le cas dans Gouverneurs de la rosée ;10 ensuite, le changement dans le style de Roumain. On passe d’un français châtié à une langue bourrée de mots, d’expressions créoles ; même certaines structures de phrases parfois nous rappellent le vernaculaire haïtien. Ce mélange des deux langues sera ce qui fera plus tard l’une des richesses de Gouverneurs de la rosée. Le pessimisme de Roumain Qu’il s’agisse de cet intellectuel qui n’arrive pas à trouver un milieu social qui lui soit convenable et qui ne peut décider quoi faire de sa vie, ou de ce petit cercle de fantoches qui ne font que tourner en rond, cherchant un bonheur qu’ils ne trouveront jamais ; qu’il s’agisse de ces paysans rongés par la misère et la superstition et dont la cruauté vire au sadisme ; il va sans dire que la première vague de l’œuvre de Jacques Roumain dégage un pessimisme, au sens que lui attribue Schopenhauer, c’est-à-dire : « Cette doctrine selon laquelle nos projets et nos désirs sont à notre insu au service d’un vouloir vivre aveugle, d’une tendance sans finalité, de sorte que la souffrance l’emporte sur le contentement ».11 Ce pessimisme, Roumain le doit particulièrement à Schopenhauer sans verser pour autant dans un nihilisme nietszchéen, du moins du premier Nietzsche, celui de La naissance de la tragédie, alors en communion avec Richard Wagner. Toutefois, il faut signaler que le pessimisme chez Roumain contient déjà en lui les germes d’un optimisme dont il fera montre plus tard dans des œuvres comme Gouverneurs de la rosée et Boisd’ébènes. Rien qu’en considérant la figure de Santiague dans Les Fantoches ou encore celle de Placinette dans La Montagne ensorcelée, on se rend compte, qu’exposés à des réalités des plus difficiles ils sont les seuls qui ne sombrent pas dans la fainéantise et la superstition. Manuel dans Gouverneurs de la rosée incarnera cet optimisme jusqu’à la béatitude. La transition Pendant quelques temps, Jacques Roumain va abandonner la création littéraire pour se lancer davantage dans la bataille politique et la recherche scientifique, en fondant notamment Le Parti Communiste Haïtien et le Bureau National d’Ethnologie (son passage dans l’Administration Publique comme Chef de Division au Département de l’Intérieur et comme représentant de la diplomatie haïtienne à Mexico mérite aussi d’être 9 Jacques ROUMAIN, La Montagne ensorcelée, 83-84. Jacques ROUMAIN, Gouverneurs de la rosée, (Port-au-Prince : Éditions Presses Nationales d’Haïti, 2007). 11 Noëlla BARAQUIN, Dictionnaire de Philosophie, (Paris : Éditions Armand Colin, 2000), 221-222. 10 signalé). De ces activités découleront cinq (5) autres titres que l’on pourrait qualifier de non littéraires, qui sont tantôt des recherches ethnologiques (Contribution à l’Étude de l’Ethnobotanique Précolombienne des Grandes Antilles, L’outillage Lithique des Ciboneys d’Haiti et Le Sacrifice du Tambour Assôtô(r); tantôt des réflexions sur le racisme et la société haïtienne des années 30 (Griefs de l’Homme Noir, Analyse Schématique 32-34). À travers ces publications scientifiques ou théoriques, on a l’impression que Roumain cherche à construire toute une méthodologie pour la résolution de la crise haïtienne ; comme quoi on aurait dû commencer par l’étude de nos origines afro-indiennes pour mieux comprendre la crise actuelle afin de pouvoir se projeter dans l’avenir. Au cours de cette période comprise entre les années 32 et 42, Roumain aura fait également de la prison où il aurait acquis pas mal d’expériences politiques. C’est cette période de la vie de Jacques Roumain que Roger Dorsinville appelle de fort belle manière : « Un hiatus ‘accumulateur’ ».12 C’est justement au cours de ses passages en prison que Roumain se remettra à la création littéraire en écrivant un récit inachevé ayant pour titre Le Champ du Potier13 et quelques contes pour son fils Daniel, notamment un premier texte intitulé « Gouverneurs de la rosée », le même titre qu’il donnera à son dernier roman six ans plus tard. Dans ces contes Jacques Roumain revient sur la scène littéraire avec une toute autre vision de la réalité haïtienne. Son regard pessimiste commence à changer. Dans l’« Histoire de Petitami et des grands loups », d’entrée de jeu il énonce sa nouvelle morale : « Sa maman la lui racontera pour le divertir et lui apprendre que la bonté envers les autres, l’entr’aide, sont à la base de la vie et la source de la morale ».14 Il y raconte l’histoire de ce village paysan envahi soudain par de grands loups effrayants voulant lui enlever tout son bien. C’est grâce à l’intelligence de Petitami aidé des habitants du village qu’on a pu chasser les loups et recouvrer la paix du village. Sauf, Zolocan, se croyant au dessus des autres à cause de sa richesse, n’a pas voulu coopérer à cette entreprise commune. Mais il a eu ce qu’il méritait : en tentant de dénoncer les habitants du village, il a été mangé par un loup. Dans ce conte, il est à remarquer que Roumain fait des clins d’œil à Charles Perrault et aux frères Grimm. « Ils ouvrirent le ventre des loups qui dormaient et les remplirent de pierre et de gros galets, puis ils les recousirent… » Ce passage nous rappelle Le Petit Chaperon Rouge. Beaucoup d’expressions du texte nous montrent qu’il y avait déjà en germe chez Roumain l’idée du coumbite dont il sera largement question dans le Gouverneurs de la rosée de 1944. Des expressions comme : « on ne peut pas manger le calalou-combo avec un seul doigt », 15 des termes comme : « entr’aide », « la bonté envers les autres »16 font désormais partie du vocabulaire du nouvel évangile de cet écrivain « marxiste ». Donc, ces mêmes paysans traités de superstitieux, de miséreux dans La Montagne ensorcelée deviennent peu à peu sous la plume de Roumain des êtres dotés d’une 12 Roger DORSINVILLE, Jacques Roumain, 63. Jacques ROUMAIN, Le Champ du Potier, (Port-au-Prince : Éditions Presses Nationales d’Haiti, 2007). 14 Ibid, p. 45 15 Ibid, p.47 16 Ibid, p. 45 13 conscience, du sens de l’organisation et du bien commun. Mais toujours est-il que chez Roumain un homme s’improvise leader. Nous avons déjà dans ces récits écrits entre 35 et 39 les matériaux qui constitueront le chef d’œuvre de Jacques Roumain publié quelques mois après sa mort en 1944, intitulé Gouverneurs de la rosée. Gouverneurs de la rosée Gouverneurs de la rosée, qui constitue à notre avis l’aboutissement à la fois d’une esthétique, d’une pensée et d’une carrière, est l’histoire de ce village dénommé Fonds Rouge qui s’écroule sous le poids d’une misère atroce occasionnée par une violente sécheresse. Manuel, fils de Délira et de Bienaimé, revenu de Cuba après 15 ans d’expérience dans le travail des champs, un village ravagé par la sécheresse, la division et la résignation. Aussitôt saisi de la situation, Manuel se lancera à la quête de l’eau qui, selon lui, est le seul moyen de réaliser l’union du village. Il se liera d’amour avec Annaïse, fille du camp adverse, et s’emploiera à faire comprendre aux gens du village, par le biais de sa complice, que ce qui compte, ce n’est ni la résignation, ni l’intervention des dieux, « mais la rébellion et la connaissance que l’homme est le boulanger de la vie ». Manuel trouvera la source qui arrosera le village et réalisera cette union, qu’il paiera, bien sûr, du prix de sa vie : « L’expérience est le bâton des aveugles et j’ai appris que ce qui compte, puisque tu me le demandes, c’est la rébellion et la connaissance que l’homme est le boulanger de la vie ».17 Traduit dans près de 20 langues, adapté plusieurs fois au cinéma et au théâtre, Gouverneurs de la rosée est considéré comme l’un des plus grands romans du 20ème siècle. À travers cette histoire palpitante, sous couvert de laquelle se joue une histoire d’amour entre Manuel et Annaïse, Roumain introduit une note positive dans son œuvre en y ajoutant l’idée de l’espoir, un espoir frôlant la béatitude. Bois-d’ébène Bois-d’ébène18 est l’unique recueil de poèmes connu de Roumain. Dans sa publication originelle, il est composé de seulement 4 poèmes « Bois-d’ébène », « L’Amour La Mort », « Sales nègres », « Nouveau sermon nègre » qui s’inscrivent directement dans la veine négriste, si l’on rattache l’œuvre de Jacques Roumain à la négritude de Senghor et de Césaire dont les thèmes dominants sont : l’exaltation de la mémoire de l’Afrique, le refus du colonialisme et de l’esclavage des nègres et la révolte des ouvriers et des paysans (« Je ne veux être que de votre race / Ouvriers paysans de tous les pays / Ce qui nous sépare / Les climats l’étendue l’espace / Les mers…) ».19 Ce recueil publié en 2005 aux Éditions Presses Nationales d’Haïti rassemble quatorze autres poèmes, en plus d’un article publié en espagnol dans Cahiers d’Haïti en 1994, traduit par Jacques Léger, qui expose la conception de Roumain de la poésie, à savoir qu’elle est censée être une arme au service du peuple. Les quatorze autres titres ajoutés donnent une plus large vue de la poésie de Roumain. Ces deux ouvrages, Gouverneurs de la rosée et Bois-d’ébène, constituent à mon avis 17 Jacques ROUMAIN, Gouverneurs de la rosée, 108. Jacques ROUMAIN, Bois-d’ébène, (Port-au-Prince : Éditions Presses Nationales d’Haiti. 2007). 19 Ibid, p. 53 18 l’aboutissement de la pensée de Jacques Roumain. Car ils contiennent en substance à la fois les diverses expériences que Roumain a acquises au cours de sa vie et la formulation d’une pensée axée premièrement sur la solidarité, le coumbitisme et la capacité par les couches populaires de prendre leur destin en main et de mener la barque du pays vers le progrès. En mettant fin au règne de la superstition, Roumain inaugure par là même le règne de l’utopie et de l’optimisme. L’optimisme de Roumain : le message de Manuel, l’homme est le boulanger de la vie Pendant tout le début du roman, dès son retour à Fonds Rouge, Manuel cherche à savoir quelle est la cause du malheur qui accable le village. Qu’est-ce que les habitants ont fait contre cette misère ? Manuel se basera sur ses années d’expérience à Cuba pour essayer d’expliquer aux gens que la cause de leur malheur vient du fait qu’ils n’ont pas encore décidé de prendre en main leur destin. Dans ses grands dialogues avec Annaïse, 20 Délira21 et Laurélien, son disciple, 22Manuel ne rate aucune occasion de leur faire comprendre que la désolation, la résignation et l’invocation des dieux ne pourront pas résoudre leur problème mais seule la conscience ou plutôt la confiance que leurs bras réunis en un combite peuvent transformer la vie. Toutefois, il est important de souligner que Roumain ne clame pas à travers ce message la supériorité du travail manuel sur le travail intellectuel, mais prône un certain pragmatisme selon lequel l’homme n’a pas à se résigner devant l’adversité mais doit réagir en alliant à la fois la pensée et l’action. Malgré son respect pour la culture populaire et les anciens, Manuel ne croit pas dans l’intervention des dieux pour résoudre les problèmes de l’homme. C’est à l’homme de conduire sa vie. En donnant à Manuel une telle attitude, Roumain fait siens les schémas de la pensée marxiste qui prône la transformation du monde par la classe ouvrière pour le bien de tous par l’élimination de l’exploitation de l’homme par l’homme en établissant une communauté de bien profitable à tout le monde. Cette pensée postule que l’homme a la capacité de construire une société sans classes, sans discrimination et sans exploitation. C’est ce même schéma que reprend Roumain en créant la possibilité pour les habitants de Fonds Rouge de réaliser le grand coumbite des Gouverneurs de la rosée pour sortir le village de la division, de la sécheresse, donc de la misère, ou encore en postulant l’idée que tous les ouvriers de tous les pays du monde puissent former une seule et même race. Et c’est justement ce qu’il convient de qualifier d’optimisme chez Roumain, cette croyance aveugle, béate même dans les potentialités de l’homme à diriger le cours de l’histoire comme le boulanger pétrit sa pậte pour donner du pain, élément nutritif très vital et mets populaire haïtien. 20 Jacques ROUMAIN.Gouverneurs de la rosée, 46 ; 60. Ibid, p. 60 22 Ibid, p. 90 21
Documents pareils
L`AMOUR ET LA VIOLENCE DANS L`OEUVRE DE
Le but de ce travail est l'étude approfondie de quelques oeuvres de Jacques Roumain (malheureusement, je n'ai pas
pu avoir à ma disposition Les Fantoches et Le Champ du Potier)
à la lumière de deux...