Les organes constitutionnels indépendants dans la Constitution

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Les organes constitutionnels indépendants dans la Constitution
Les organes constitutionnels indépendants dans la Constitution
Bien-fondés politiques, processus de création et horizons
Jamel TOUIR
I. Introduction
Dans le sillage de la Révolution de la liberté et de la dignité (17 décembre 2010 et
14 janvier 2011), et trois ans après son enfantement démocratique, la Tunisie s’est
dotée d’une nouvelle Constitution qui a été adoptée au matin du 27 janvier 2014.
Cette Constitution est le fruit d’un processus participatif auquel ont pris part de
nombreuses parties prenantes dont des députés de l’Assemblée constituante, des
experts du droit, des membres de la société civile, des corps professionnels, des
organisations nationales, de la classe politique nationale et internationale ainsi que
d’organisations gouvernementales et non gouvernementales internationales. Étant
donné que cette Constitution est fondée sur un système démocratique, l’État de droit
et des institutions, nous retrouvons parmi les piliers démocratiques qu’elle consacre,
les instances indépendantes qui constituent un concept démocratique relativement
nouveau et qui n’a pas son équivalent dans la plupart des constitutions démocratiques
établies de longue date. Pour rappel, les instances indépendantes prévues par la
constitution tunisienne sont au nombre de cinq : l’Instance électorale, l’Instance
de la communication audiovisuelle, l’Instance des droits de l’Homme, l’Instance du
développement durable et des droits des générations futures et l’Instance de la bonne
gouvernance et de la lutte contre la corruption.
II. Quels déterminants constitutionnels aux instances indépendantes ?
Avant la Révolution, le régime politique en vigueur en Tunisie était une dictature
fondée sur un parti unique : le Rassemblement Constitutionnel Démocratique. Ce
dernier avait la mainmise sur l’ensemble du pays. Au lendemain de la Révolution, il
a été dissout par la justice. À l’époque, la corruption, le despotisme et la dictature
s’étaient insinués dans tous les compartiments du pays et dans toutes les institutions.
Le régime précédent exerçait tout particulièrement sa dictature sur un certain nombre
d’institutions, d’appareils et de domaines, notamment les élections dont elle avait en
charge la gestion et la supervision. Avant la révolution, les élections se caractérisaient
d’une part par le trucage des résultats électoraux et d’autre part par l’abstentionnisme.
Quant à la presse et aux médias, ils étaient sous la tutelle et le contrôle du Ministère de
la Communication et de l’Agence tunisienne de communication extérieure chargée de
promouvoir l’image reluisante de l’ancien régime. Elle contrôlait et mettait la main sur
les journaux, les chaînes étrangères et les médias nationaux. On peut dire en résumé
que les médias tunisiens présentaient la dictature sous les traits d’une démocratie et
la corruption, l’échec économique et l’absence de croissance, comme étant un miracle
tunisien. Les droits de l’homme étaient foulés au pied au niveau des citoyens et au
niveau régional (notamment les régions dépourvues de mouvements en faveur d’une
vie digne). Quant aux droits politiques, économiques et sociaux, ils étaient parmi
les plus violés. Même la Ligue tunisienne des droits de l’homme, une organisation
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LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives
non gouvernementale, a été neutralisée et les créances de certains de ses membres
rachetées au profit de l’ancien régime. À cela s’ajoute la mise sous contrôle direct de
l’instance des droits de l’Homme par le chef du gouvernement qui était de facto juge
et partie. L’ancien régime pratiquait à l’égard de ces instances chargées des droits de
l’homme la politique de la carotte et du bâton.
Malgré le combat mené par d’honorables personnalités au sein de ces instances, elles
en sont arrivées à ne plus pouvoir décrire la situation des droits de l’homme en Tunisie
de façon sincère et objective.
Le développement constituait le maillon faible de la politique publique de l’ancien
régime. Cela a créé des écarts de développement considérables entre les régions,
mené à la marginalisation et à la paupérisation de nombreuses régions de l’intérieur du
pays. Il ne faut pas oublier que ce sont cette marginalisation, conjuguée au chômage, à
l’absence de développement et de partage des biens qui ont mis le feu aux poudres de
la Révolution partie de ces mêmes régions (Qasrine, Sidi Bouzid, Gafsa) et déclenchée
par un jeune marginalisé et au chômage.
D’autre part, la corruption était devenue endémique dans tous les secteurs,
administrations et au sein des autorités publiques. Qui plus est, elle était présente
dans l’appareil judiciaire, dans les transactions publiques, les banques et les prêts ; les
prélèvements et les impôts, l’emploi et les concours nationaux. Cette corruption et
la mauvaise exploitation des ressources matérielles et humaines du pays prenaient
principalement la forme de pots-de-vin, népotisme, et de favoritisme, en l’absence
totale de transparence, de supervision, de responsabilisation et de reddition de
compte. Cette corruption était également couverte par le pouvoir judiciaire et le
pouvoir exécutif représenté par le chef du gouvernement qui contrôlait toutes les
autorités et les institutions du pays. Outre les domaines cités plus haut, d’autres
servaient d’instruments ou d’outils à la dictature pour exercer son unilatéralisme
absolu, mais ils étaient considérés comme relativement secondaires, car ils portaient
sur la fonction publique gérée par l’administration et qui ne constitue pas une autorité
véritablement politique tels que la santé, l’éducation ou les Tunisiens de l’étranger, etc.
Au vu de tout ce qui précède, et au terme de discussions approfondies entre les
membres de la commission constituante des instances constitutionnelles et des
experts de la société civile, le législateur (la Commission) a décidé de retenir cinq (5)
instances sur le total de trente (30) proposées.
Le législateur a estimé qu’il s’agit là de domaines vitaux pour consolider le tissu de
l’État. Il faut par conséquent les confisquer ou les soustraire au pouvoir exécutif et
les confier à des instances constitutionnelles indépendantes, piliers de la future
démocratie complète et en équilibre avec les autres pouvoirs traditionnels du pays.
Le législateur estimait en effet qu’en plaçant des domaines tels que les élections, les
médias, les droits de l’homme et la bonne gouvernance ou encore la lutte contre la
corruption et le développement sous le contrôle d’une autorité indépendante du
pouvoir exécutif et neutre vis-à-vis des partis politiques, on fermerait définitivement la
voie au retour du despotisme, de la corruption et de la dictature.
Il faut ici rappeler les autres éléments sans doute secondaires qui ont conduit le
législateur à constitutionnaliser les domaines susmentionnés et à les confier à
des instances indépendantes, et ce, sur la base d’expériences comparées de pays
démocratiques, notamment l’Afrique du Sud, qui est passée par une période de
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transition démocratique à une époque pas si lointaine (1994). Cette expérience
a confirmé l’importance de moderniser les instances indépendantes, plus
particulièrement dans les domaines des élections et des médias.
Quant aux autres facteurs, il s’agit de recommandations et de correspondances avec
les associations et organisations de la société civile et les différents corps de métiers
liés aux domaines susmentionnés. Tout au long du dialogue national autour de la
constitution, ces acteurs ont attiré l’attention sur l’importance de constitutionnaliser
les instances indépendantes qui contrôlent les domaines publics qu’il faut soustraire
à la coupe du pouvoir exécutif. Par conséquent, la constitutionnalisation de ces
instances indépendantes constituait une exigence du peuple et donc, un des objectifs
de la Révolution.
III. Création des instances constitutionnelles indépendantes
III.1 La Commission des instances constitutionnelles : cette commission a été
instituée lors de la séance plénière. Elle est constituée de 22 membres représentant
quasiment l’ensemble de la classe politique à l’Assemblée nationale constituante (9
de ses membres sont issus du parti Ennahda et les 13 autres représentent les autres
partis, selon le principe de la représentation proportionnelle au sein de l’Assemblée)
et au sein de la commission par 2 conseillers juridiques parmi les fonctionnaires de
l’Assemblée constituante. Les membres de la commission traitent en toute liberté et
en toute responsabilité tous les domaines qui pourraient être confiés aux instances
constitutionnelles indépendantes. Il a été proposé près de 30 champs d’intervention,
soit 30 instances constitutionnelles.
III.2 Étude des constitutions comparées et des projets de loi proposés : nous
avons reçu près de 12 propositions de constitution émanant de la Tunisie, de la part de
différents secteurs de la société civile et de quelques experts en droit tunisien. Aucun de
ces projets ne faisait mention d’instances indépendantes. Seul le projet de constitution
de l’ancien professeur à la faculté de droit de Tunis M. Sadiq Belaïd Hamid faisait état
d’un Haut Conseil des Organes. En dehors de la Tunisie, la Commission a étudié les
constitutions de l’Afrique du Sud, du Portugal, du Maroc, de la Jordanie, de la Pologne,
de la Roumanie ; celles de quelques pays d’Amérique latine dont les constitutions
prévoient des instances indépendantes, principalement des instances électorales
et de la communication audiovisuelle. S’agissant des constitutions démocratiques
établies de longue date, on retrouve la mention d’un intermédiaire ou d’un procureur
général (Ombudsman) dans les constitutions de certains pays scandinaves.
III.3 Audition d’experts en droit experts dans leur domaine et visite de pays
démocratiques : la Commission a entendu trois catégories d’experts et de spécialistes :
(1) des experts en droit général et en droit constitutionnel tunisien (2) des experts en
droit constitutionnel ayant participé à la rédaction des constitutions de l’Afrique du
Sud et du Portugal et (3) des spécialistes dans les domaines des élections, des médias,
de l’environnement et de la lutte contre la corruption et de la Cour des comptes ; des
visites ont été organisées auprès des institutions démocratiques européennes (Conseil
de l’Europe, la Commission de Venise, le Parlement du Royaume-Uni, le Parlement
allemand, la BBC, le PCC britannique (un organisme de presse), la commission de la
presse du Parlement allemand).
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LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives
III.4 Le dialogue national autour de la Constitution : la première mouture du projet
de constitution a été proposée aux citoyens, ainsi qu’à la société civile, au sein des
organes de la République, et à l’extérieur du territoire national, auprès de la diaspora
tunisienne. Le dialogue et l’échange de points de vue et de propositions ont eu
lieu dans le cadre de réunions publiques et d’ateliers en présence de membres des
commissions constitutives. La participation des citoyens a été plus forte que prévu et
les propositions soumises à l’examen reflétaient leur haut degré d’information sur le
contenu de la constitution et de préparation optimale au dialogue ainsi qu’un grand
intérêt pour le sujet – le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD)
a fourni une version à tous les participants et financé le volet logistique ainsi que le
transport des députés participant à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Parmi
les propositions que nous avons tirées du dialogue national figurent : le principe de
discrimination positive des franges marginalisées de la population et le rétablissement
de la souveraineté du peuple sur les ressources naturelles. Le législateur a tenu compte
de ces propositions contenues dans la constitution actuelle.
III.5 L’instance mixte de coordination et de rédaction : elle est composée des
présidents et des rapporteurs des commissions constitutives, du rapporteur général
de la constitution et de ses assistants ainsi que du président de l’Assemblée nationale
constituante (qui occupe le poste de président). Cette commission mixte jouait le
rôle de coordonnateur entre toutes les commissions constitutives pour examiner les
projets relatifs aux parties qui leur ont été assignées dans le but d’en tirer un texte
unique, harmonisé et complet : la Constitution.
De fait, le projet de la commission des instances constitutionnelles n’a pas donné lieu
à de longs débats, ni suscité quelque objection de la commission mixte quant à son
contenu ou à ses dispositions, à l’exception de la proposition relative à la réduction
et à la limitation du nombre d’instances à trois eu égard à leur importance : l’Instance
des élections, l’Instance de la communication audiovisuelle, l’Instance des droits
de l’Homme. L’instance mixte, lors des échanges et des discussions autour de cette
proposition, était en faveur de l’adoption de cette proposition.
Cependant, le président de la commission des instances constitutionnelles et son
rapporteur sont intervenus pour expliciter l’importance des deux instances rejetées.
Ils ont rappelé les revendications de la société civile qui a envoyé au conseil des
pétitions appelant à constitutionnaliser les instances indépendantes, dont celles du
développement durable et de la lutte contre la corruption. On a également rappelé la
position de la commission des instances constitutionnelles dont les membres étaient
favorables au maintien des deux instances proposées mais rejetées par l’instance
mixte de coordination et de rédaction. Cette dernière a été finalement convaincue
de l’importance de la constitutionnalisation des cinq instances de la commission des
instances constitutionnelles.
III.6 La séance plénière : l’examen du projet de la commission des instances
constitutionnelles s’est déroulé en deux phases lors de la séance plénière.
* Phase de discussion générale autour du projet : comme on s’y attendait, le
projet a invité à un dialogue élargi et approfondi entre les députés. Toutefois, une
forte controverse est née au sujet de l’organe chargé de nommer les instances
constitutionnelles ainsi que sur ses responsabilités. En effet, de nombreux députés (qui
n’appartenaient pas à la commission des instances constitutionnelles) étaient d’avis
que le fait que ce soit l’Assemblée nationale qui élise les instances indépendantes
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était de nature à limiter leur indépendance et par conséquent, leur neutralité, étant
donné que l’Assemblée est composée des différents groupes politiques qui jouissent
d’une représentation proportionnelle non paritaire. Les députés ont également
discuté du nombre d’instances et proposé d’autres domaines généraux qui pourraient
être constitutionnellement placés sous l’autorité des instances constitutionnelles
indépendantes (l’éducation, les Tunisiens de l’extérieur, le Haut Conseil islamique…).
Ils ont également abordé les prérogatives attribuées à ces instances constitutionnelles
et proposé de leur accorder plus de pouvoir. Ils ont en outre mis l’accent sur le rôle
de rapporteur de ces instances et affirmé qu’elles ne devaient pas se cantonner à
leur rôle de conseiller devant être consulté obligatoirement. Ils ont même proposé
des prérogatives qui relèvent du pouvoir judiciaire relatives notamment à l’instance
des droits de l’Homme et à l’instance de lutte contre la corruption. Il est désormais
clair que le fait que les députés n’aient pas été informés au sujet du déroulement
des travaux, des discussions approfondies et des auditions des experts au sein
de la commission des instances constitutionnelles a rendu leurs opinions et leurs
jugements sinon non délibérés et superficiels dans une certaine mesure, du moins,
guidés par des convictions politiques déterminées. En revanche, les députés membres
de la commission des instances constitutionnelles ont démontré au cours de leurs
interventions la pertinence du projet de commission et l’importance des instances
proposées, leur modalité d’organisation et leurs prérogatives. Ils ont également fait
état de l’importance de leur nomination par l’Assemblée nationale sous l’autorité de
laquelle elles sont placées.
Par ailleurs, les instances constitutionnelles sont un concept nouveau que l’on retrouve
dans peu de constitutions du monde. Son but est de confirmer l’indépendance de
certains secteurs publics par rapport au pouvoir exécutif pour éloigner le spectre de
la dictature, de la tyrannie et de la pensée unique ; établir la démocratie et raffermir
les institutions de l’État. De fait, il régnait un consensus quasi général lors de la séance
plénière quant à l’importance de telles instances et leur inscription dans la constitution.
Le débat dans son ensemble a revêtu un caractère moins politique, voire idéologique
qu’universitaire et technique. Il convient ici de noter qu’un débat important s’est déroulé
autour d’une proposition de constitutionnalisation du Haut Conseil Islamique. Cette
proposition avait été émise au sein de la commission des instances constitutionnelles
par des membres de la commission appartenant au parti Ennahda, mais elle a été
finalement rejetée lors du vote (par une seule voix d’écart). Mais ces mêmes députés
ont de nouveau remis cette proposition sur la table à l’occasion de l’examen du projet
à la séance plénière. La majorité des députés de ce parti d’inspiration islamique l’ont
défendu, mais le reste des députés à l’Assemblée ne partageaient pas leur avis. Ces
derniers ont essayé de convaincre les députés d’Ennahda de la non-pertinence de la
constitutionnalisation du Haut Conseil Islamique et de laisser sa création à la loi, en
arguant du fait que cela serait de nature à perturber le travail de l’institution législative
(l’Assemblée nationale) et à entrer en conflit avec ses compétences, d’autant plus que
la démocratie tunisienne est encore fragile. Toujours selon ces députés, cela donnerait
l’impression d’un État religieux et non civil. Il convient également de rappeler que
certaines propositions ont été défendues par des groupes déterminés : les députés
représentant les Tunisiens de l’extérieur défendant la constitutionnalisation du Haut
Conseil de l’Immigration, et les enseignants celle du Haut Conseil de l’Éducation.
Toutefois, les positions ont évolué au cours du débat grâce aux éclairages du président
de la commission et du reste de ses membres.
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LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives
* Présentation des chapitres et vote : après un long débat qui aura duré trois
jours, les chapitres ont été lus et les propositions soumises à révision. Le débat a été
dans l’ensemble technique et pédagogique, plus que politique ou idéologique (à
l’exception de celui portant sur le Haut Conseil islamique). Certains amendements
ont été acceptés sur la seule base linguistique ou formelle. Quant au fond, les
chapitres ayant trait aux instances constitutionnelles ont été retenus et adoptés
par vote, de sorte que l’on peut dire que cette partie n’a pas fait l’objet de tensions
politiques comme ce fut le cas avec les autres parties de la constitution.
Observation importante : la Commission des instances constitutionnelles a sollicité
le concours de consultants spécialistes du droit, également fonctionnaires de
l’Assemblée nationale constituante. Leur travail était plus qu’important étant donné
qu’un certain nombre de députés ne sont pas eux-mêmes spécialistes du droit. Le
rôle de ces consultants consistait par conséquent tout d’abord à aider à la traduction
du contenu politique des instances dans une langue et une formulation juridiques et
constitutionnelles. En outre, ces consultants connaissaient l’essentiel de lois, décrets
et résolutions datant de l’époque de l’ancien régime, ce dont nous avons dûment pris
compte lors de la rédaction de la partie relative aux instances constitutionnelles.
En résumé, nous pouvons dire que la conception et la rédaction de la partie relative
aux instances constitutionnelles dans la constitution tunisienne ont été guidées par
les principaux critères suivants :
(1)Les orientations idéologiques générales (islamistes et laïques à la Commission et à
l’Assemblée) ;
(2)Les orientations politiques (présence d’un groupe politique diversifié au sein de la
Commission) ;
(3)Les modes de gouvernement et le régime politique et les approches différentes
des blocs politiques (régime présidentiel, régime parlementaire, régime mixte). Les
tenants d’un régime présidentiel stricto sensu, modéré ou mixte ne voulaient pas
accorder aux instances un grand pouvoir pour éviter qu’elles n’entravent le pouvoir
exécutif et qu’elles n’entrent en conflit avec ce dernier ; quant aux partisans du régime
parlementaire (Ennahda), ils souhaitaient que les instances soient soumises au contrôle
de l’Assemblée nationale afin qu’elles restent rattachées au pouvoir législatif ;
(4)Les survivances de la dictature, du despotisme et des violations des droits
politiques, économiques et sociaux et de la pensée unique ;
(5)La société civile, notamment les associations liées aux groupes qui lancent des
pétitions et font des propositions ;
(6)Les avis des experts et des spécialistes qui ont été très influents, notamment
s’agissant du nombre d’instances indépendantes et des secteurs publics qui méritent
d’être confiés aux instances ainsi que les prérogatives de ces dernières, la durée du
mandat parlementaire de leurs membres et son renouvellement.
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IV. L’avenir des instances indépendantes en Tunisie : leur place dans le tissu
institutionnel du pays, promulgation, création et mise en œuvre des lois,
difficultés à venir, résistances.
IV.1 Place des instances indépendantes dans le tissu institutionnel du pays :
Ces instances ne constituent pas un pouvoir nouveau qui viendrait s’ajouter aux
pouvoirs traditionnels du pays, mais elles font partie du pouvoir exécutif et concernent
certains secteurs publics et prennent la forme d’institutions ou de structures qui en
sont indépendantes. Il s’agit donc d’un transfert d’une partie du pouvoir exécutif d’un
endroit à un autre, mais toujours dans le cadre de l’État.
L’organisation, la gestion et la proclamation des résultats des élections et des
référendums relevaient du ministère de l’Intérieur. Quant à la presse, elle était contrôlée
par le ministère de la communication et par l’Agence tunisienne de la communication
extérieure, tous deux soumis à leur tour au contrôle direct du président de la
République. Les droits de l’homme, et jusqu’à l’organisation civile établie de longue
date et connue sous le nom de Ligue nationale des droits de l’homme était soit
persécutée, soit mâtée. Le Conseil économique, social et environnemental (nommé par
le président de la République qui nomme également les membres de la commission
de lutte contre la corruption) devait être consulté par le pouvoir législatif au sujet
des plans de développement et de l’économie. De façon ironique, la corruption dans
l’administration et la corruption financière et le versement de pots-de-vin étaient les
principales caractéristiques du système précédent à l’origine de la Révolution. Mais ce
qui compte aujourd’hui, c’est qu’en vertu de la nouvelle constitution, tous ces secteurs
publics cités plus haut sont rattachés à des autorités indépendantes du pouvoir
exécutif. Elles sont même dotées du pouvoir réglementaire, ce qui assoit et consolide
leur indépendance et leur permet d’exercer leurs prérogatives.
En revanche, dans le cadre de l’intégration des pouvoirs publics et de leur équilibre, les
instances indépendantes se retrouvent dans une relation organique dans l’enchevêtrement
du reste des pouvoirs. En effet, la Constitution stipule par exemple que toutes les
institutions nationales et les administrations doivent faciliter la mission de ces instances,
en leur permettant notamment d’avoir accès aux données et informations administratives
nécessaires à l’accomplissement de leur tâche et en leur prêtant une assistance logistique.
Il ne faut pas oublier non plus que le budget des instances indépendantes fait partie du
budget de l’État et que, comme nous le savons, c’est le Ministère des Finances qui est
chargé de sa préparation et la Cour des comptes, de son contrôle.
S’agissant de la relation des instances indépendantes avec le pouvoir législatif,
n’oublions pas qu’elles sont élues par l’Assemblée nationale dont elles relèvent et à
laquelle elles soumettent des rapports d’activités annuels discutés en séance plénière.
C’est ainsi qu’une grande controverse est née lors du débat général sur le projet de la
commission des instances indépendantes lors de la séance plénière. Pour certains, la
nomination des instances par le Parlement sous l’autorité duquel elles sont placées est
de nature à amoindrir leur indépendance, alors que pour les autres, c’est exactement
l’inverse. Mais en définitive, il a été retenu que pour une démocratie naissante comme
la Tunisie, l’indépendance absolue de telles instances pourrait conduire à leur dictature
et à leur prédominance. N’oublions pas que dans tous les pays, le pouvoir législatif est
le premier pouvoir et le garant de la légitimité suprême puisqu’il est élu par le peuple,
ce qui lui permet de contrôler les instances constitutionnelles, puisque c’est lui qui les
a élues et non l’inverse.
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LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives
Quant à la relation entre les instances indépendantes avec le pouvoir judiciaire, il faut
d’abord dire que ce dernier joue son rôle habituel de poursuite et de jugement de
ceux qui violent la loi et la constitution ou qui outrepassent les droits d’autrui même
lorsqu’il s’agit de personnes investies d’une autorité dans l’État. Cette relation repose
sur une complémentarité claire entre la justice et les instances constitutionnelles.
C’est-à-dire que toutes les instances investies d’un pouvoir d’injonction ou de
jugement ne l’ont qu’en premier degré (rôle quasi judiciaire), et dans les cas extrêmes
définis par la loi, elles sont obligées de faire appel à la justice après avoir monté un
dossier et engagé des poursuites. Les relations complémentaires entre les instances
indépendantes et la justice semblent évidentes et nécessaires notamment pour ce qui
est de l’instance des droits de l’Homme (violations des droits de l’homme), l’instance
de la bonne gouvernance et de la lutte contre la corruption (recensement des cas
de corruption administrative et financière) et l’instance du développement durable
et des droits des Tunisiens à l’étranger (violation de l’environnement par exemple) et
même dans les cas de violations des règles électorales (le Tribunal administratif ) dans
la presse (diffamation par exemple). En effet, pour poursuivre la procédure légale, il est
nécessaire que les instances intentent des procès auprès de la juridiction compétente.
IV.2 Création et renforcement du rôle des instances indépendantes :
La prochaine Assemblée des représentants du peuple promulguera des lois ad hoc
conformément aux dispositions de la constitution en matière de création d’instances
indépendantes constitutionnelles et de leur nomination par le Conseil législatif.
Et puisque les prochains conseils, y compris le tout prochain, seront composés de
différents courants politiques et que selon toute probabilité, il faudra en passer par
des accords constructifs sur la base de quotas de parti (comme ce fut le cas au sein de
l’Assemblée constituante lors de la création de l’instance électorale), le choix de ses
membres se fera sur la base de leur appartenance politique. Ensuite, les listes faisant
l’objet d’un accord seront soumises au vote lors de la séance plénière. Toutefois, afin de
garantir davantage la crédibilité du processus d’accord et celle de la liste elle-même,
le vote sera à la majorité qualifiée (3/4 - 4/5 - 2/3). Cette méthode a fait ses preuves
avec l’instance des élections qui a amplement joué son rôle sans susciter aucun doute
quant à la crédibilité des élections qu’elle a gérées à toutes les étapes.
Par ailleurs, il convient de rappeler que la constitution confie à l’Instance des
élections et à celle de la communication audiovisuelle le pouvoir réglementaire et
leur permet ainsi de promulguer des résolutions, des décrets-lois leur permettant
de jouer leur rôle de réglementation et d’organisation sans faire appel au pouvoir
législatif. Cela leur permet également d’organiser leur propre règlement intérieur et
leurs propres structures internes et de gérer leurs relations avec les autres secteurs
publics, administrations et institutions. Le dialogue et les échanges avec la société
civile de manière générale, et avec les associations en particulier, ont revêtu une
grande importance pour défendre l’attribution du pouvoir réglementaire à certaines
instances indépendantes et pour convaincre les députés lors de la séance plénière que
rien ne justifiait d’avoir des instances indépendantes si on devait confier le pouvoir
réglementaire au pouvoir exécutif (le gouvernement) et auquel il est lié de par son
domaine de compétence. Dans ce cas, les instances pourraient se retrouver à exercer
leur rôle sous la pression ou l’influence de gouvernement, et cela serait préjudiciable
à leur indépendance.
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Il faut saluer le rôle éminent joué par les associations civiles notamment celles qui
comptent parmi elles des membres spécialisés et des experts dans leurs domaines
(droit, élections, finances, environnement). Il faut de même saluer les représentants
des corps de métiers et des organisations nationales (l’Union des Travailleurs de
Tunisie, l’Union des Autorités coutumières, le Syndicat des journalistes, le barreau des
avocats, l’association des juges, la Cour des comptes, la Ligue tunisienne des droits de
l’homme…).
D’autre part, on peut s’inspirer de l’expérience de l’instance électorale créee du nombre
de ses membres et de l’attribution de ses pouvoirs. Tout le processus s’est déroulé sous
la supervision de la société civile et des organisations locales et internationales ainsi
que d’experts en droit et de la classe politique. Comme vous le savez, ces instances ont
été renforcées. Elles ont pu ainsi organiser, gérer et superviser, en toute indépendance,
les phases du dernier processus électoral. Elles ont également proclamé les résultats
préliminaires et définitifs, reçu et examiné des recours en se fondant sur le droit, ainsi
qu’en dispose la loi électorale inspirée de la constitution, en tenant compte bien
entendu de la spécificité de chaque instance.
IV.3 Les difficultés auxquelles pourraient se heurter la création et la mise en
œuvre des instances indépendantes :
Nous pouvons classer ces difficultés en deux catégories : les difficultés objectives et les
difficultés politiques :
a)
Les difficultés objectives : ces difficultés concernent particulièrement les
instances dont le nombre de membres n’a pas été fixé par la constitution ou auxquelles
la constitution n’a pas attribué de pouvoir réglementaire, ou pour lesquelles elle n’a
pas fixé la durée du mandat ou la modalité de renouvellement de leurs membres.
À cela s’ajoute le fait que la constitution n’a pas suffisamment défini les relations
institutionnelles entre les instances et le reste des autorités publiques, à l’exception
du principe de facilitation de leur travail et l’accomplissement de leur rôle par les
administrations publiques. Si ces dispositions générales plutôt vagues compliquent
dans une certaine mesure la tâche du législateur chargé de promulguer les lois de
création et d’organisation des instances indépendantes, il faut aussi dire que le
législateur n’a pas défini le nombre de leurs membres ni leurs caractéristiques, pas
plus qu’il n’a fixé les modalités de renouvellement de leurs membres pour des raisons
également objectives. Ainsi, la commission du développement durable par exemple
(qui correspond à l’ancien Conseil économique) sera composée de membres aux
compétences diverses (économie, finance, environnement, social…). Le législateur
pourra éventuellement ajouter d’autres compétences. C’est la raison pour laquelle une
certaine marge de manœuvre a été laissée au législateur selon que de besoin.
b)
Difficultés politiques : (loi du rejet et de la résistance à la nouveauté)
Rappelons ici que l’instance des élections n’a pas rencontré de difficultés majeures
dans l’accomplissement de sa mission. Ce sont d’ailleurs les autorités publiques qui
l’ont aidée logistiquement et à travers l’accès aux informations relatives aux électeurs,
aux circonscriptions électorales et aux données statistiques concernant les Tunisiens,
leurs catégories sociales ou tranches d’âge. En effet, le rôle de cette instance a été
appréciable depuis le début et elle est particulièrement active à l’occasion des élections
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LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives
et par conséquent, ne fait pas l’objet d’interprétation politique. Les véritables difficultés
seront subies par les instances investies d’un rôle consultatif et de contrôle sur le
travail du gouvernement et le reste des institutions nationales, plus particulièrement
l’instance des droits de l’Homme, celle de la bonne gouvernance et de lutte contre
la corruption, l’instance du développement durable… Parce qu’elles ont un rôle de
contrôle sur le travail du gouvernement, elles peuvent mener des investigations, des
enquêtes et des recherches. Pour ce faire, elles doivent avoir accès aux informations
et aux documents administratifs et cela n’est pas acceptable pendant leurs premières
années d’existence. Il est possible de procéder à des recoupements entre le pouvoir
des instances indépendantes et le pouvoir exécutif représenté notamment par les
administrations publiques.
À titre d’exemple, l’instance du développement durable doit être obligatoirement
consultée, ainsi qu’en dispose la Constitution, au sujet des projets de loi relatifs aux
domaines économique, social et environnemental. Ce qui suppose que pratiquement
tous les projets de loi vont passer par elle, de sorte qu’elle n’a plus à compter sur
la souplesse ou la facilitation du gouvernement pour accepter son avis qui peut
aller à l’encontre de la politique du gouvernement, surtout lorsque celui-ci est
d’orientation libérale. Dans cette hypothèse, des projets d’expansion industrielle
et territoriale injustes ne s’arrêteront pas sur les conséquences sur l’environnement
ni sur la rationalisation de la consommation des produits de première nécessité,
notamment les ressources énergétiques, les sols, l’eau, pas plus qu’ils ne reculeront
devant l’exploitation massive de ces ressources dans le cadre de privatisations ou
d’investissements locaux et étrangers non réfléchis, qui ne tiennent aucun compte de
la part des générations futures dans ces ressources, ni des milieux de vie naturels : les
plages, les forêts, la végétation, les animaux sauvages (les ressources de la flore et de
la faune nationale).
Pendant les premières années de renforcement du rôle de l’instance du développement
durable, une controverse naîtra immanquablement entre le gouvernement qui cherche
à libérer l’activité économique et l’investissement afin de relancer le développement
à tout prix, et l’instance dont le rôle est d’assurer l’exploitation rationnelle des
ressources naturelles quelles qu’elles soient, de maîtriser la dette publique du pays
et de préserver un environnement sain pour les générations actuelles et futures. Si
nous estimons qu’il faudra suffisamment de temps pour parvenir à une coexistence
voire une complémentarité et un équilibre entre les instances indépendantes de façon
générale et le gouvernement en particulier, alors leurs relations deviendront l’un des
visages et des outils de la démocratie.
Quant à l’instance de lutte contre la corruption et au vu de ses prérogatives en matière
de contrôle, d’enquête, de recherche et d’investigation (ce qui exige du reste qu’elle
ait accès aux informations et aux données administratives et personnelles), le refus
de travailler avec elle et la résistance à son égard de la part des administrations et des
autorités publiques sera plus ardue et l’exécution de sa mission sera par conséquent
plus difficile que le reste des instances constitutionnelles, d’autant plus qu’elle peut
enquêter et engager une action devant la justice lorsqu’elle est sollicitée comme à sa
propre discrétion. Elle jouit en effet de toutes les prérogatives dès lors qu’il subsiste un
doute ou une suspicion de corruption dans une institution donnée, une administration
ou un service public.
De plus, cette instance doit être obligatoirement consultée. Elle donne son avis sur les
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questions générales et les politiques suivies par le gouvernement et de façon générale,
sur toutes les institutions du pays, dont la présidence de la République.
Conclusion : la Tunisie et le peuple tunisien ont de quoi être fiers de leur constitution
au succès de laquelle ils ont participé. Cette constitution s’inscrit dans l’esprit de la
Révolution et de ses objectifs. Elle vient renforcer les libertés et les droits. Elle définit
un système démocratique participatif fondé sur le respect des droits de l’homme, la
transparence, la gouvernance ouverte, le développement et la justice durables. La
réussite de ce projet passe nécessairement par l’existence d’institutions et d’outils
démocratiques, d’instances indépendantes consacrées par la Constitution et servant
de clé de voûte de l’édification démocratique et de la bonne gouvernance que nous
appelons de nos vœux.
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