Introduction à la question philosophique de la liberté
Transcription
Introduction à la question philosophique de la liberté
La libe rté Introduction à la question philosophique de la liberté 1 Laurent Cour narie Philopsis : Revue numérique http: : :www.philopsis.fr Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d'auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l'objet d'une demande d'autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance. La nécessité de la question de la liberté « En quoi le problème de la liberté n’est-il pas une question particulière » demande Heidegger au début de son cours de 1930 intitulé De l’essence de la liberté humaine – Introduction à la philosophie ? En quoi la liberté n’estelle pas une question philosophique comme une autre ? En ce qu’elle interroge la philosophie elle-même dans sa possibilité : que l’essence de la liberté concerne l’essence de la philosophie, voilà ce qui fait le caractère insigne de la question de la liberté. Que faut-il comprendre par là ? Sans doute qu’elle est une question primordiale à la fois a parte subjecti et a parte objecti. A parte subjecti, parce que nul philosophe n’a la liberté de l’ignorer : le philosophe n’est pas libre de penser ou de ne pas penser la liberté mais seulement libre de lui apporter telle ou telle réponse. La philosophie rencontre la liberté comme une question nécessaire. C’est elle qui, pour l’essentiel, permet de distinguer les systèmes philosophiques qui sont comme des variations autour d’un même thème. Au terme de l’analyse 1 Le texte qu’on va lire est l’introduction à un cours sur la liberté professé par Laurent Cournarie à une classe de khâgne de Toulouse La liberté – Cournarie © Philopsis – Cournarie 1 www.philopsis.fr conceptuelle du réel, il s’agit de s’assurer si l’on a raison de tenir l’homme pour un être libre ou si la liberté n’est qu’une illusion que la connaissance philosophique vient précisément dissiper. Mais par là-même, peut-être, la liberté signale qu’il n’y a pas de système philosophique si abstrait qu’il ne procède d’un sujet engagé dans l’existence. Le sujet qui pense n’appartient pas au même plan d’être que l’objet pensé : le cogito ne peut avoir le même statut que le cogitatum. C’est la principale critique de la pensée existentielle à l’égard des systèmes spéculatifs (par exemple Kierkegaard à l’égard de Hegel). Que la pensée ne puisse pas dépasser l’opposition du sujet et de l’objet est peut-être l’indice que la liberté est absolument première ou irréductible. Ainsi la liberté de penser serait l’essence même de la pensée, même de celle qui conduit à une métaphysique de la nécessité. La liberté est une question nécessaire, mais l’acte de penser, d’avancer une thèse (pour ou contre la liberté) procède d’une liberté originelle ou du moins inassimilable à aucun système conceptuel qui vient toujours trop tard dans son effort pour résoudre l’identité de l’être et de la pensée (Parménide). Du moins, la manière dont on élude ou non le rapport de la pensée à l’égard de l’existence, décide du statut qu’on reconnaît à la liberté (illusion ou réalité) : pour parler le langage de Kierkegaard, le philosophe qui parle le langage de l’abstraction, c’est-à-dire celui qui élude l’existence pour ne s’attacher qu’à la pensée idéelle, qui pense le monde sub specie aeterni, verra dans la liberté une illusion de la conscience subjective : la liberté est tout simplement une impossibilité dans le système de la nature. Ou encore, parce que la nature forme système, quelque chose comme la liberté humaine est impossible. Au contraire, le penseur subjectif, qui pense à partir de l’existence, qui tente de penser le rapport de l’idéalité de la pensée à la concrétude de l’existence, ne peut ignorer la liberté : elle est bien plutôt l’origine de ce rapport entre pensée et existence. La pensée abstraite en oubliant l’existence supprime le autaut, le choix, c’est-à-dire la liberté comme problème. Le penseur subjectif, au contraire en s’interdisant d’oublier qu’il existe dans l’acte même de penser, est constamment reconduit à l’alternative, c’est-à-dire au problème de la liberté. Reste que dans les deux perspectives, la liberté s’impose comme un problème : soit comme un faux problème soit comme le problème même de l’existence. Le philosophe peut sans doute différer la réflexion sur la liberté, supposant par paresse ou par optimisme que l’expérience (cf. Fernando Savater, Choisir, la liberté, p. 11-12) fournirait les réponses à la question de savoir si la liberté existe réellement, si on la possède avant même de le savoir, si on l’acquiert seulement par discipline sur soi-même ou si l’on doit renoncer à la connaître pour la posséder, car sans doute que sur ce sujet, comme sur toutes les vraies questions philosophiques qui entravent toute réponse immédiate, « ni le temps ni l’espace ne parviennent jamais à dissiper nos doutes. Il est inutile de remettre au lendemain ce qui demain me sera toujours aussi difficile ou aussi impossible à réaliser » (p. 12). Donc, on dira qu’il est nécessaire, au moins une fois en sa vie, de se mesurer de façon décisive à la question de la possibilité et de la réalité de la liberté parce que, d’une certaine façon, elle donne sens à La liberté – Cournarie © Philopsis – Cournarie 2 www.philopsis.fr l’usage même de la raison (si l’homme est libre, l’action est peut-être la fin même de l’usage de la raison) en même temps qu’elle en signale certaines limites (si la liberté existe, la rationalité ne s’identifie pas à la nécessité). Une fois en sa vie, comme Descartes, même si le questionnement enveloppe une réflexion indéfinie, la raison doit s’arrêter sur la liberté. La question de la liberté est une question décisive qui engage le sens même de la raison. C’est donc objectivement une question première. A parte objecti, la liberté est en effet une question universelle parce que première. Elle a rapport au principe, au fondement, sinon de l’être même, du moins de ce qui fait la différence ontologique de l’homme avec le reste des étants. Cette radicalité elle-même est source d’embarras. La radicalité philosophique de la question de la liberté est reconnue par sa problématicité irréductible. C’est ce que souligne d’emblée A. Hatzenberger dans l’introduction du Corpus, citant Hume pour qui elle est « la plus épineuse question de la métaphysique » et Kant qui y voit « la vraie pierre d’achoppement de la philosophie ». La liberté est une question nécessaire où la philosophie s’expose nécessairement à des contradictions insurmontables. La première contradiction est d’opposer en quelque sorte l’entendement et la vie pratique. Leibniz écrit que la question du continu et du discontinu, qui enveloppe le problème de l’infini, est une question spécifiquement philosophique ou métaphysique, qui ne se pose qu’au penseur spéculatif. En revanche, tout homme est amené à se poser la question du libre et du nécessaire. Mais autant le philosophe est conduit par l’idée de nécessité, parce qu’elle est requise pour la connaissance rationnelle de la nature, autant l’homme en lui est guidé par celle de liberté. Le « labytinthe » (Leibniz) de la question du libre et du nécessaire prend ici la forme d’une contradiction intérieure : la philosophie peut-elle confirmer en théorie la croyance pratique en la liberté ? Selon qu’il raisonne selon l’exigence de la raison théorique (connaissance de l’être) ou selon l’exigence de la raison pratique (possibilité de l’action et devoir être), le philosophe alternativement soutiendra la thèse du libre ou l’antithèse du nécessaire, jusqu’à perdre dans cette « lutte fiévreuse » entre les deux partis, à l’instar de Jules Lequier, toutes « ses forces cérébrales et sa raison » (X. Tilliette, cité par R-M Mossé Bastide, La liberté, Puf, p. 29). La question de la liberté peut, à l’extrême, prendre pour la pensée la forme d’un tourment en devenant l’unique question de toute une vie de spéculation. Lequier écrit dans ses notes : « Important ; je voudrais la ressaisir [la croyance à la liberté] au prix du sacrifice de ma raison même » (ibid.). Mais si la liberté peut constituer le fil conducteur de toute une vie de pensée, c’est parce que, comme on le disait en commençant, elle a rapport avec la philosophie elle-même, pour autant que ce qui définit une question proprement philosophique est de viser le tout de l’être. C’est ce que Heidegger explique : « Parmi les déterminations de l’essence de la liberté, il en est une qui, depuis toujours ne cesse de s’imposer de nouveau. Suivant cette détermination, liberté signifie autant qu’indépendance. La liberté consiste à être libre de… « La La liberté – Cournarie © Philopsis – Cournarie 3 www.philopsis.fr chose est libre qui ne dépend de rien et dont rien ne dépend », dit Eckhart. Cette détermination essentielle de la liberté comme indépendance, non-dépendance, contient la négation de la dépendance vis-à-vis d’un autre. On parle donc ici du concept négatif de la liberté ou, plus brièvement, de la liberté négative. Et cette liberté négative de l’homme, de toute évidence, n’est pleinement déterminée que si l’on indique de quoi l’homme libre en ce sens est indépendant ou est conçu comme indépendant. Or ce « de quoi » de l’indépendance, dans la conception et l’interprétation traditionnelles de la liberté, a été expérimenté et problématisé dans deux directions essentielles : 1. L’être libre de … est d’abord indépendance vis-à-vis de la nature. Ce que nous voulons dire par là, c’est que l’action de l’homme, en tant que telle, n’est point primairement causée par des processus naturels ; elle n’est pas soumise à la contrainte des lois du cours des processus naturels et à la nécessité de ces lois. Mais cette indépendance à l’égard de la nature peut être encore comprise de manière plus précise et plus essentielle si l’on réfléchit que la décision et la résolution les plus intimes de l’homme sont encore indépendantes, à un certain point de vue, de la nécessité qui se trouve dans le cours de l’histoire et des destinées humaines. Cette indépendance vis-à-vis de la nécessité naturelle et historique, nous pouvons, d’après ce qui a été dit plus haut, la résumer sous le titre d’indépendance vis-à-vis du « monde », celui-ci étant entendu comme le tout unique de l’histoire et de la nature. Mais ce premier concept négatif de la liberté s’accompagne – certes pas toujours, mais là où s’est éveillée une conscience originelle de la liberté – d’un deuxième concept négatif. 2. Suivant ce concept, liberté de… signifie autant que indépendance vis-à-vis de Dieu, autonomie vis-à-vis de lui. Car c’est seulement si existe une telle indépendance de l’homme à l’égard de Dieu qu’un rapport à Dieu est possible de la part de l’homme. C’est alors seulement qu’il peut chercher Dieu, le reconnaître, se tenir à lui et ainsi prendre sur soi l’exigence que Dieu lui présente. Un tel être pour Dieu serait fondamentalement impossible si l’homme n’avait la possibilité de se détourner de Dieu. Mais la possibilité du détournement ou de la conversion présuppose en général et d’entrée de jeu une certaine indépendance vis-à-vis de Dieu et une certaine liberté contre Dieu. Le concept plein de la liberté négative signifie La liberté – Cournarie © Philopsis – Cournarie 4 www.philopsis.fr donc : indépendance de l’homme à l’égard du monde et de Dieu […] Si la liberté négative est prise pour thème, alors monde et Dieu appartiennent à ce thème à titre de « ce dont » essentiel de l’indépendance. Mais monde et Dieu forment en leur unité le tout de l’étant. Il en résulte que, lorsque la liberté est prise comme problème en son essence, même si elle ne l’est d’abord que comme liberté négative, nous questionnons déjà nécessairement dans la direction du tout de l’étant. Ainsi, le problème de la liberté n’est point une question particulière, ainsi c’est manifestement une question universelle ! Il n’est pas ici question d’une particularité, mais d’un universel – regardons-y de plus près. Non seulement la question de l’essence de la liberté ne restreint point la considération à un domaine particulier, mais c’est l’inverse qui est vrai : bien loin de limiter le questionner, elle le dé-limite […] Si toute question scientifique et toute science en général sont essentiellement limitées à un domaine et si la question de l’essence de la liberté humaine, par son sens le plus propre, nous engage dans les rapports du tout de l’étant, alors la question de l’essence de la liberté humaine ne peut être scientifique. Car aucune science comme telle n’a – non pas quantitativement, mais qualitativement, essentiellement – la portée et l’ampleur d’horizon suffisantes pour embrasser dans son questionnement le tout unitaire qui est visé d’emblée, bien qu’encore de manière indéterminée et non clarifiée, dans le questionnement qui s’enquiert de la liberté » (Heidegger, De l’essence de la liberté humaine, p. 15-17). Ainsi traiter de l’essence de la liberté humaine n’est pas une question particulière : question particulière à l’intérieur du champ de la philosophie, traitant d’un être particulier (l’homme) et d’une dimension particulière de cet être. Bien plutôt, en tant qu’indépendance à l’égard du monde et de Dieu, elle est une question « métaphysique » qui engage la réflexion sur la totalité de l’être (l’unitotalité de l’étant est subsumée sous l’idée de Dieu et de monde) et ainsi sur l’essence de l’être : qu’est-ce que l’être si dans la totalité de l’étant (représentée par l’idée de monde ou l’idée de Dieu) quelque chose comme un pouvoir d’indépendance est possible ? Ou plutôt la liberté se définissant d’abord comme indépendance implique par elle-même Dieu et le monde, c’est-à-dire le questionnement en direction de la totalité de l’étant. Ainsi à l’horizon de la question apparemment limitée de la liberté humaine La liberté – Cournarie © Philopsis – Cournarie 5 www.philopsis.fr s’annonce la question de la totalité de l’être, c’est-à-dire précisément une question non catégoriale, non régionale, et donc non scientifique. La liberté est une question qui échappe par principe à la compétence du discours scientifique - qui porte toujours sur un type d’être, un domaine de l’étant (ce que Aristote appelait « philosophie seconde » : l’être en tant que séparé et mu (physique), l’être en tant que séparé et immobile (mathématique) - et appartient par principe à la philosophie. C’est pourquoi la question de l’essence de la liberté humaine peut passer pour une introduction à la philosophie ellemême : « Toute question philosophique questionne en direction du tout. Ainsi, au fil conducteur de la question de l’essence de la liberté humaine, nous avons le droit de, et même nous devons risquer une véritable introduction à la philosophie en son tout. […] Lorsque nous questionnons réellement l’essence de la liberté, alors nous nous trouvons dans la question de l’essence de l’étant comme tel. La question de l’essence de la liberté humaine est ainsi nécessairement insérée dans la question qui demande ce que l’étant comme tel est proprement » (p. 22 et p. 41). Cela suppose que la philosophie soit essentiellement ontologie : la question philosophique unique et principielle est la question : quel est le sens de l’être ? Pour Heidegger, on vient de le voir, la question de la liberté humaine ne se limite précisément pas à l’homme mais ouvre sur la question du sens de l’être de l’étant. Mais la philosophie ne se réduit pas à l’ontologie et, depuis Kant au moins, la philosophie moderne a fait de la question : qu’estce que l’homme ? sa question décisive. Toutes les questions se ramènent à trois interrogations : que puis-je savoir ? que dois-je faire ? que m’est-il permis d’espérer ?, et ces trois se ramènent à un seul problème final : qu’estce que l’homme ? Mais que devient la liberté du point de vue anthropologique ? Si une anthropologie philosophique est possible, elle se déduit de l’idée de liberté. Être homme, c’est être libre. L’homme déploie son essence comme liberté, ou sur le fond de la liberté. Plus profond que l’homme même, il y a la liberté en lui. L’homme existe à partir de sa liberté plutôt que la liberté ne se déploie à partir de l’homme, comme si la liberté était un simple attribut – c’est ce point de vue de la philosophie moderne (postcartésienne) que Hegel exprime en disant que la substance est sujet : elle est sa propre effectuation, le résultat de sa libre activité : dans l’expression : « l’homme est libre » (S est P), il faut comprendre que P est l’essence de S ou que l’essence pose en elle-même le sujet où elle se reconnaît. Autrement dit, comme l’écrit encore Heidegger : « Liberté humaine, désormais, ne signifie plus : la liberté comme propriété de l’homme, mais, à l’inverse : l’homme comme une possibilité de la liberté. La liberté humaine est la liberté pour autant qu’elle perce dans l’homme et le prend sur soi, le rendant ainsi possible » (ibid., p. 134). La question La liberté – Cournarie © Philopsis – Cournarie 6 www.philopsis.fr de l’être elle-même, l’ouverture à la compréhension de l’être qui justifie de renommer l’homme à partir de son essence comme Dasein, est enveloppée par la liberté humaine : tout le rapport de l’homme au monde, toute son intelligence de l’être se fait par la liberté. La liberté est le lieu originel de l’ouverture de l’homme à l’être. C’est pourquoi l’idée de liberté est précisément le fait que la philosophie oppose à la prétention de toute science humaine à objectiver l’existence humaine. Autrement dit, l’anthropologie philosophique (l’anthropologie sur le fondement de la liberté) pose une limite à toute science de l’homme : ce qui rend précisément impossible la constitution d’une science de l’homme, c’est l’essence même de l’homme, c’est-à-dire la liberté. L’homme échappe à son propre savoir parce qu’il n’existe pas comme un chose ou un fait, mais comme un pouvoir être auquel il est remis : il est ce qu’il peut être. La liberté est précisément la forme de cette possibilité ontologique. Mais de quoi la philosophie peut-elle se prévaloir pour poser à toute science humaine une limite a priori dans la connaissance de l’homme ? L’anthropologie philosophique est pour la philosophie non pas un système mais un idéal de la connaissance. C’est ainsi que si, pour Kant, les trois questions fondamentales que la raison humaine se pose : que puis-je savoir ? que dois-je faire ? que m’est-il permis d’espérer ? se ramènent à la question : qu’est-ce que l’homme ? c’est parce que cette dernière constitue un horizon du savoir philosophique, une règle de réflexion et non une loi de connaissance. Toutes les questions tendent vers un foyer d’unité qui est : qu’est-ce que l’homme ? Mais l’homme ne peut pas constituer pour lui-même l’objet d’une question philosophique. A travers le problème des limites de la raison, de la possibilité de l’action, du sens de l’histoire et de l’espérance, c’est toujours de l’homme qu’il est question, mais jamais l’homme ne peut constituer un objet de connaissance en soi. Aussi l’objection philosophique se retourne contre elle-même. La liberté est peut-être l’essence de l’homme, mais le point de vue de l’essence de l’homme ne pouvant sans contradiction être objectivée, la philosophie ne peut s’en prévaloir contre les sciences humaines. Donc, la liberté n’est pas seulement une limite à l’anthropologie scientifique : n’ayant qu’un sens régulateur et non constitutif pour la connaissance, elle reste inconnaissable pour la philosophie elle-même. Finalement, l’idée de liberté n’est peut-être pas tant ce que la philosophie oppose à la constitution de toute science humaine que ce que la science récuse comme une fiction philosophique. La liberté n’est pas ce qui rend l’homme irréductible à tout fait humain (l’inconscient, la société, la classe…) mais une simple hypothèse ou une idole propre à la philosophie. Là où la philosophie critique toute science humaine au nom de la liberté, les sciences humaines critiquent l’idée de liberté comme une idée métaphysique ou comme un préjugé entretenu par la philosophie, signe de la limite du modèle critique de la rationalité philosophique (qui a prévalu depuis Descartes ou Kant) : la vraie critique est la critique scientifique de la critique philosophique, qui substitue à la croyance dans la liberté la connaissance des déterminismes. La liberté – Cournarie © Philopsis – Cournarie 7 www.philopsis.fr Les ambiguïtés de la liberté Mais évidemment, le caractère problématique de la liberté tient à l’ambiguïté de sa notion. Déjà Montesquieu et pour sa seule signification politique l’avait noté : « Il n’y a point de mot qui ait reçu plus de différentes significations, et qui ait frappé les esprits de tant de manières, que celui de liberté. […] Chacun a appelé liberté le gouvernement qui était conforme à ses coutumes ou à ses inclinations » (De l’esprit des lois, XI, II). Chacun voit la liberté selon soi et non pas soi selon la liberté. Chacun suivant les coutumes de son pays ou les inclinations de son caractère a le sentiment d’être libre, puisque ce faisant il agit sans avoir l’impression de subir de contraintes en laissant au contraire faire sa nature. « La liberté n’est ni une notion simple, ni une expérience univoque » (Grimaldi, Ambiguïtés de la liberté, p. 1). Il y a sans doute des concepts de la li- berté, mais aucun concept qui en rassemble tout le contenu : il y a peut-être des expériences de la liberté, mais aucune qui soit irrécusable. C’est ce que l’histoire de la philosophie suffit à établir. « Aussi bien identifiée à la contingence [Aristote, Leibniz] qu’à la nécessité [stoïciens, Spinoza], au pouvoir de satisfaire ses désirs qu’à la capacité d’y renoncer [stoïciens], elle peut être aussi bien définie comme un fait purement métaphysique que comme une activité strictement politique [H. Arendt]. On la conçoit tantôt comme inhérente à la volonté [saint Augus3 tin 2 , Leibniz ], et tantôt comme le but ou l’objectif que vise cette volonté même. Elle paraît tantôt si originaire qu’on ne puisse la perdre sans le faire librement [saint 4 Augustin ], et tantôt si exceptionnelle qu’elle ne puisse être obtenue qu’au prix 5 d’une ascèse et de persévérants efforts [Montaigne ] » (ibid., p. 1-2). « Notre volonté ne serait pas même une volonté si elle n’était sous notre dépendance. Mais, étant sous notre dépendance, elle est libre, puisque notre liberté s’étend uniquement et nécessairement sur tout ce qui est en notre pouvoir » (Traité du libre arbitre, 1, 12, § 26). 2 3 « Se demander si notre volonté est libre est la même chose que se demander si notre volonté est volonté » (Remarques sur les Principes de la philosophie de Descartes, I, 39) « C’est par une libre décision de notre volonté que nous faisons le mal » (Traité du libre arbitre, I, 16 § 35) ; « nous n’aurions jamais péché si nous n’avions pas été libres » (ibid.). Le péché prive l’homme de sa liberté puisque sa volonté est corrompue. Mais c’est par liberté que l’homme a péché. Seule la volonté encore asservit l’esprit à la passion, détourne de Dieu, et non pas la nature (cf. III, 1, § 2). 4 5 La liberté est une expérience rare qui suppose un apprentissage (cf. Les Essais, I, 20, « Que philosopher c’est apprendre à mourir ») et une discipline de la volonté. (III, 10, « De ménager sa volonté »). Etre libre c’est se libérer de tout ce qui a le pouvoir de nous aliéner, de nous rendre étranger à nous-même. Etre libre c’est être à soi, entrer en possession de sa propre forme, être chez soi et non toujours au-delà de soi (I, 3, « Nos affections s’emportent au delà de nous »). Or le principe de toutes les passions aliénantes est la crainte de la mort. La liberté est le fruit de la sagesse mais la condition de la sagesse est, avant même la limitation des désirs, la domestication de la mort. La liberté est avant tout libération de la peur de la mort : apprendre à mourir est apprendre à deve- La liberté – Cournarie © Philopsis – Cournarie 8 www.philopsis.fr On peut sans doute distinguer les principaux champs problématiques de la liberté, comme le rappelle Hatzenberger : - la liberté comme problème cosmologique ou la liberté de l’homme dans la nature ; nir libre : « Il est incertain où elle nous attende ; attendons-là partout. La préméditation de la mort est préméditation de la liberté. Qui a appris à mourir, il a désappris à servir. Le savoir mourir nous affranchit de toute sujétion et contrainte. Il n’y a rien de mal en la vie pour celui qui a bien compris que la privation de la vie n’est pas mal » (I, 20). Encore cet affranchissement est une discipline constante et la liberté un bien à conquérir toujours. Il s’agit en effet non pas de ne pas être touché par les choses mais de ne pas être possédé par cela qui nous touche. Montaigne écrit ainsi : « J’ai grand soin d’augmenter par étude et par discours ce privilège d’insensibilité » (III, 10). Aussi convient-il de ne jamais s’engager facilement et complètement, et donc de ne s’employer qu’à soi plutôt que de se donner à autrui : « on se doit modérer entre la haine de la douleur et l’amour de la volupté ; et ordonne Platon une moyenne route de vie entre les deux. […] Les hommes se donnent à louage. Leurs facultés ne sont pas pour eux, elles sont pour ceux à qui ils s’asservissent ; leurs locataires sont chez eux, ce ne sont pas eux. Cette humeur commune ne me plaît pas : il faut ménager la liberté de notre âme et ne l’hypothéquer qu’aux occasions justes ; lesquelles sont en bien petit nombre, si nous jugeons sainement. Voyez les gens appris à se laisser emporter et saisir, ils le font partout, aux petites choses comme aux grandes, à ce qui ne les touche point comme à ce qui les touche ; ils s’ingèrent indifféremment où il y a de la besogne et de l’obligation, et sont sans vie quand ils sont sans agitation tumultuaire. (…) Ils ne cherchent la besogne que pour embesognement. Ce n’est pas qu’ils veuillent aller, tant comme c’est qu’ils ne se peuvent tenir. Ni plus ni moins qu’une pierre ébranlée en sa chute, qui ne s’arrête jusqu’à tant qu’elle se couche. L’occupation est à certaine manière de gens marque de suffisance et de dignité. Leur esprit cherche son repos au branle, comme les enfants au berceau. Il se peuvent dire autant serviables à leurs amis comme importuns à eux-mêmes. Personne ne distribue son argent à autrui, chacun y distribue son temps et sa vie ; il n’est rien de quoi nous soyons si prodigues que de ces choses-là, desquelles seules l’avarice nous serait utile et louable. Je prends une complexion toute diverse. Je me tiens sur moi, et communément désire mollement ce que je désire, et désire peu ; m’occupe et embesogne de même ; rarement et tranquillement. Tout ce qu’ils veulent et conduisent, ils le font de toute leur volonté et véhémence. Il y a tant de mauvais pas que, pour le plus sûr, il faut un peu légèrement et superficiellement couler ce monde. Il faut glisser, non pas s’y enfoncer » (III, 10). Ainsi il ne suffit pas d’être créé libre pour l’être effectivement : parce qu’elle est un bien essentiel, la liberté exige patience et prudence dans l’usage même de la volonté : « Quand ma volonté me donne un parti, ce n’est pas d’une si violente obligation que mon entendement s’en infecte. […] Il ne faut pas se précipiter si éperdument après nos affections et intérêts » (ibid., III, 10). La liberté est le privilège d’une vie qui a su se rendre disponible pour être toute à soi au lieu que le commun des hommes confond liberté et affairement, la liberté de la volonté et le mouvement non empêché d’un corps dans sa chute, la volonté avec la véhémence d’un désir. La liberté – Cournarie © Philopsis – Cournarie 9 www.philopsis.fr - la liberté comme problème théologique ou la liberté comme condition du péché et du salut ; - la liberté comme problème psychologique ou la liberté comme motivation interne des actes individuels et collectifs ; - la liberté comme problème éthique ou comme principe de toute éthique, c’est-à-dire la liberté comme condition de la responsabilité et donc de la qualification éthique des actes ; - enfin, la liberté comme problème politique ou la liberté comme notion associée à la souveraineté, la loi, le droit. Les ambiguïtés de la liberté se donnent immédiatement pour l’ambiguïté des libertés. Parler de la liberté serait ainsi toujours parler d’une liberté. Chaque liberté est une forme de la liberté, mais aucune précisément ne réalise pleinement la liberté. Adoptant en quelque sorte le point de vue de la philosophie analytique, ou du moins celui de Wittgenstein dans les Investigations philosophiques, on devra reconnaître que la liberté n’est rien en dehors de sa grammaire ou de son usage pragmatique : savoir ce qu’est la liberté, c’est décrire les manières et les différents registres de son concept, ce que Wittgenstein appelle les « jeux de langage ». En restant ainsi à la surface de la description, on évitera les dangers de toute explication en profondeur (§ 109111). La liberté n’est qu’un mot : ce mot reçoit plusieurs usages, et l’usage étant la signification (meaning is use), il suffit de parcourir cette polysémie qui n’est pas scandaleuse puisqu’elle est l’essence même du langage. L’erreur appartient à la philosophie qui cherche une essence sous la diversité des significations, alors que la seule unité conceptuelle dans le langage procède d’un air de famille : autrement dit, on ne peut pas définir les conditions nécessaires et suffisantes de la liberté que chaque notion particulière de liberté devrait partager avec toutes les autres (la définition par genre et différence spécifique). Chaque liberté présente une différence qui fait de sa spécificité une réalité inassimilable à un genre commun. Ce qui revient à inverser la pratique philosophique qui a tendance à ramener l’usage quotidien des mots à leur usage métaphysique. En un sens, le problème de la liberté ne jouit d’aucune exception philosophique : c’est la philosophie qui doit changer de méthode, en ne portant pas atteinte à l’usage du langage, devant se contenter de le décrire (§ 124) : « Nos clairs et simples jeux de langage ne sont pas des études préparatoires pour une réglementation future du langage – pour ainsi dire de premières approximations, ignorant le frottement et la résistance de l’air. Les jeux de langage se présentent au contraire comme des objets de comparaison qui sont destinés à éclairer les conditions de notre langage par des similitudes et des dissimilitudes » (§ 130). Si l’on se refuse à cette conception de l’activité philosophique qui associe nominalisme (la chose = le mot) et pragmatisme (la signification = l’usage), en cherchant pourtant à clarifier les « jeux de langage » de la liberté, on peut sans doute réduire sa polysémie, en considérant que la liberté éthique est moins un champ problématique que l’horizon qui unifie toutes les autres approches, et que le problème théologique et le problème cosmologique, au moins historiquement, ne sont pas dissociables, le christianisme enseignant dans la Genèse à la fois la création divine du monde et le libre La liberté – Cournarie © Philopsis – Cournarie 10 www.philopsis.fr arbitre humain. Il y aurait deux concepts de la liberté : la liberté éthique parce qu’elle est présupposée par la liberté psychologique et la liberté politique, et la liberté métaphysique qui, de son côté, conjoint la liberté cosmologique et la liberté théologique. Pourtant c’est peut-être une autre dualité qu’il faut tenir pour plus certaine : entre la liberté métaphysique et la liberté politique. En effet la liberté éthique est atteinte au terme d’un raisonnement sur la condition de la responsabilité. Si d’un côté donc elle est présupposée par la liberté politique : seul un être responsable peut être dans un rapport d’obligation avec la loi – d’un autre côté, d’une part elle n’a pas le privilège (à moins d’envisager comme Kant la loi morale comme un fait de la raison), comme la liberté politique de correspondre à une effectivité ; d’autre part, elle-même risque de ne pas pouvoir fonder l’ordre de l’action autrement qu’en présupposant la réalité de la liberté métaphysique : en termes kantiens encore, on dira que la liberté pratique a pour condition de possibilité la liberté transcendantale. Ce partage est d’autant moins arbitraire qu’il peut s’appuyer sur l’histoire de l’idée de liberté qui ramène la réflexion à la considération d’une double tradition. De fait, le langage à propos de la liberté évoque spontanément deux types de questions. En parlant de liberté, on entend d’abord et le plus souvent la liberté politique. L’actualité nous rappelle que ici ou là les individus jouissent ou non de la liberté de circulation, d’opinion, qu’ils peuvent ou non élire librement leurs dirigeants, publier ou créer ou non sans contraintes (cf. A. Renaut, La philosophie, p. 428), qu’ils ont le choix entre plusieurs partis ou syndicats (pluralisme). Etre libre c’est être titulaire d’un certains nombres de droits, d’être comme membre de la société politique à la source de la souveraineté : la liberté se présent comme l’ensemble des conditions juridiques qui définissent la citoyenneté. De ce point de vue, la liberté est effective : elle est une réalité objective, formalisée dans le droit et garantie par l’Etat. La liberté est ce que le droit définit comme ayant valeur de règle pour chaque société donnée. La preuve de la liberté c’est que les hommes collectivement lui reconnaissent une réalité par les droits qu’ils établissent pour organiser le vivre-ensemble. Ainsi si je n’ai pas le droit de voter, je n’ai pas la possibilité d’exercer la faculté de choisir entre tel ou tel candidat. La liberté chantée par le poète, au sortir des jours les plus sombres, c’est encore la liberté politique (cf. R. M. Mossé Bastide, La liberté, PUF, p. 6), c’est-àdire « la légitime ambition de tout un peuple ne voulant se soumettre qu’au gouvernement qu’il reconnaît comme sien, de sorte que son obéissance n’est pas un asservissement ». Ce seul mot que nos frontispices écrivent en majuscules et en lettres d’or renferment la mémoire des luttes, le sacrifice des générations passées, l’espoir des peuples dominés. C’est sur ce fond de plainte, de douleur, de combat et d’espérance que monte le chant d’Eluard : « Liberté Sur mes cahiers d’écolier Sur mon pupitre et les arbres Sur le sable de neige La liberté – Cournarie © Philopsis – Cournarie 11 www.philopsis.fr J’écris ton nom […] Et par le pouvoir d’un mot Je recommence ma vie Je suis né pour te connaître Pour te nommer Liberté. » Pourtant le sens commun a la conviction que la réalité de la liberté ne se limite pas à cette positivité juridique. La liberté engage des considérations préalables à l’effectivité juridique, qu’on peut qualifier de « métaphysiques » tant elles transcendent tout contexte politique donné ou possible. Ici la liberté « métaphysique » affirme sa préséance sur le droit qui en rend pourtant l’exercice actuel. Le droit n’est pas la liberté mais ce qui la garantit. Autrement dit, le droit est le moyen dont la liberté est la fin. C’est pourquoi il est raisonnable de supposer que loin que le droit crée la liberté parce qu’il définit les conditions effectives de son exercice, c’est la liberté qui rend possible le droit. La vraie liberté c’est la liberté de choisir sans contraintes entre plusieurs possibles avant d’avoir le droit d’exercer ce choix par son vote en faveur d’un candidat. Ainsi quand on parle de liberté, on entend aussi et peutêtre plus fondamentalement l’aptitude à faire des choix, indépendamment de tout contexte politique ou social, le pouvoir des contraires qui est un attribut de la volonté et non ce qui est déterminé comme limite par la loi. Comme l’écrit Renaut : « Quels que soient les droits qui à la fois délimitent et garantissent, dans tel ou tel espace social, mes libertés, j’éprouve en moi que rien ne m’empêche a priori, par exemple, de me lever de la chaise sur laquelle je suis assis en ce moment et d’aller me promener, de fumer une cigarette ou non, de boire ou non un café, d’aller au cinéma ou de lire un livre, de préférer, lors du repas, la viande au poisson ou inversement. […] Cette dimension métaphysique de la liberté renvoie à ce qu’on nomme, dans la tradition philosophique, le « libre arbitre », dont on a fait, à tort ou à raison, le trait le plus spécifique de la condition humaine » (ibid., p. 428-429) Selon cette division, le problème de la dualité de la liberté et des libertés se résout ainsi : au plan du phénomène : les droits-libertés, au plan de l’essence : le libre arbitre. Le fondement du phénomène est l’essence : les droits manifestent l’essence libre de l’homme. Mais la solution paraîtra bien courte, ou la simplification de la question de la liberté simpliste puisque c’est sans compter sur l’équivocité du La liberté – Cournarie © Philopsis – Cournarie 12 www.philopsis.fr sens politique lui-même et sans réfléchir à l’articulation possible entre les deux concepts de la liberté. Ainsi d’abord, « politiquement son statut est si équivoque, que le même événement peut apparaître aux uns comme « le triomphe de la liberté » et aux autres comme « sa dernière défaite » (Grimaldi, ibid., p. 2). Grimaldi rapporte les pro- pos de Tocqueville devant l’enthousiasme d’Ampère au soir des premières échauffourées, le 24 février 1848 : « Il venait d’être témoin, parmi les insurgés, de traits de désintéressement, de générosité même et de courage : l’émotion populaire l’avait gagné. Je vis que non seulement il n’entrait pas dans mon sentiment, mais qu’il était disposé à en prendre un tout contraire (…). Je me souviens, entre autres, que je lui dis : « (…) Vous appelez cela le triomphe de la liberté ; c’est sa dernière défaite. Je vous dis que ce peuple, que vous admirez si naïvement, vient de montrer qu’il était incapable et indigne de vivre libre » (ibid., en note, p. 2). C’est une remarque faite si souvent : il n’y a pas de révolution qui ne se soit faite au nom de la liberté et dont le premier effet est de la supprimer : pas de liberté pour les ennemis de la liberté. C’est au nom de la liberté, de la lutte contre la tyrannie que les robespierristes guillotinent tous leurs adversaires politiques, arrachant le cri célèbre de Mme Roland : « Liberté, que de crimes on commet en ton nom » . Un siècle et demi plus tard, les révolutionnaires communistes pour libérer l’humanité de l’oppression capitaliste, pour libérer le travail de l’aliénation du travail dans l’économie bourgeoise, pour faire entrer enfin l’humanité dans l’histoire, c’est-à-dire la faire passer du règne de la nécessité au règne de la liberté, ont aboli les droits de l’homme, inventé les camps de concentration et le terrorisme de la police politique, alors que le parti du « monde libre », comme il s’appelait lui-même, ne répugnait pas, pour faire avancer la liberté dans le monde, à conserver ses pratiques coloniales héritées du XIXè siècle ou à soutenir les dictatures favorables à leurs intérêts, sans voir que la liberté démocratique est un mensonge pour le chômeur sans ressources. Et c’est même une certaine idée de la liberté qui peut encore animer le parti conservateur pour refuser toute réforme : la liberté suppose l’ordre : sans l’ordre la liberté c’est l’anarchie. Le comble du détournement ou de la mystification aura été atteint avec le comble de l’horreur quand les nazis affichèrent à l’entrée du camp d’Auschwitz l’inscription : « Le travail rend libre ». L’histoire est ainsi le théâtre de toutes les luttes au nom de la liberté. L’ambiguïté de la liberté n’est pas simplement un fait linguistique. La liberté s’écrit sur les monuments, sur les cahiers d’école mais aussi avec des lettres de sang : « Voici plus de deux siècles qu’au seul nom de la liberté nos sociétés se déchirent et s’affrontent. On trouverait peu de guerres, d’exterminations, d’attentats, dont elle n’ait été la justification. C’est pour elle que tous les partis se combattent. Le feraient-ils pourtant si véhémentement si la conception qu’ils en ont n’était si différente » (Grimaldi, p. 3). La fureur des peuples serait inexplicable si tous se battaient pour la même idée de la liberté. Mais en même temps il faut que la liberté possède une singulière fascination pour ainsi dresser les hommes les uns contre les autres. Ou plutôt, l’idée de liberté présente ce caractère insolite d’unir intimement un pouvoir de fascination et une indétermination radicale, « un exceptionnel pouvoir d’attraction à une équivocité qui permet toutes les mystifications » (R. Quilliot, La liberté, p. 5) . Breton peut ainsi déclarer dans le La liberté – Cournarie © Philopsis – Cournarie 13 www.philopsis.fr premier manifeste du surréalisme de 1924 : « Le seul mot de liberté est tout ce qui m’exalte encore : je le crois propre à entretenir indéfiniment le vieux fanatisme humain » (Folio, p. 14). Mais justement, et si la liberté n’était qu’un nom, un nom qui a le privilège détestable d’éveiller dans l’esprit images et idées confuses ? Les hommes ne se battent pas au nom de la même liberté mais au même nom de la liberté. L’unité de la liberté est l’exaltation que suscite son seul nom dans tous les cœurs. Et du fantasme au fanatisme, le chemin est parfois très court : rien n’enflamme davantage l’esprit que ce qui reste indéterminé à la raison. La liberté ne serait-elle qu’un idéal de l’imagination, comme le bonheur, la représentation d’un maximum de satisfactions, par principe indéterminable – à moins qu’elle ne soit l’imagination même, jusque dans le rêve, l’hallucination et la folie comme le suggère Breton dans le texte cité (cf. ibid., p. 14-15) ? Chacun, par elle, se rallie à tous, mais en projetant sur elle ses propres aspirations elles-mêmes inspirées par ses propres frustrations : la liberté c’est l’idée de l’indépendance posée, par une sorte de passage à la limite, comme un absolu, alors qu’il ne trouve son sens et son origine pour chacun que par rapport à une dépendance particulière dont le mot désigne la suppression. C’est sans doute ce genre de réflexions qui inspire Valéry dans ses « Fluctuations sur la liberté » (1938), extraites Des regards sur le monde actuel et autres essais : « Liberté : c’est un de ces détestables mots qui ont plus de valeur que de sens ; qui chantent plus qu’ils ne parlent ; qui demandent plus qu’ils ne répondent ; de ces mots qui ont fait tous les métiers, et desquels la mémoire est barbouillée de Théologie, de Métaphysique, de Morale et de Politique ; mots très bons pour la controverse, la dialectique, l’éloquence ; aussi propres aux analyses illusoires et aux subtilités infinies qu’aux fins de phrases qui déchaînent le tonnerre. Je ne trouve une signification précise à ce nom de « Liberté » que dans la dynamique et la théorie des mécanismes, où il désigne l’excès du nombre qui définit un système matériel sur le nombre des gênes qui s’opposent aux déformations de ce système, ou qui lui interdisent certains mouvements. Cette définition qui résulte d’une réflexion sur une observation toute simple, méritait d’être rappelée en regard de l’impuissance remarquable de la pensée morale à circonscrire dans une formule ce qu’elle entend elle-même par « liberté » d’un être vivant et doué de conscience de soi-même et de ses actions » (p. 951). La seule définition précise de la liberté relève de la dynamique : un système possède un degré de liberté quand il est susceptible de se déformer La liberté – Cournarie © Philopsis – Cournarie 14 www.philopsis.fr et d’évoluer, ce qui peut se traduire par une équation différentielle. Mais évidemment, cette définition est décevante parce qu’elle ne s’applique pas à la liberté humaine. L’alternative serait donc : ou bien une définition de la liberté mais de la liberté non humaine, ou bien la liberté humaine dont il est impossible de fixer la définition. Ensuite, quel est le statut de cette distinction entre le sens politique et le sens métaphysique de la liberté ? Car si les deux concepts de la liberté assurément constituent le cadre de notre discours sur la liberté, si donc les sources dont ils sont issus, l’Antiquité grecque et le massif judéo-chrétien, ont fini par se mêler, il n’en demeure pas moins qu’ils paraissent obéir à des logiques et des visées très différentes. Aussi on peut se demander si l’un énonce plus que l’autre ce qu’est véritablement la liberté. Quel est le concept le plus radical de la liberté : la liberté métaphysique ou la liberté politique ? L’un est-il supposé par l’autre ? Car les deux concepts peuvent se disputer la priorité, mais sur un plan différent : la liberté politique a, semble-t-il, pour elle l’antériorité historique ou chronologique, tandis que la liberté métaphysique oppose une antériorité logique ou ontologique. Sans doute peut-on être tenté de faire de la liberté métaphysique la condition de la liberté politique, même si celle-ci fut expérimentée avant celle-là. La liberté du citoyen n’a de sens que parce que l’homme est libre en lui. On cède alors à une sorte de « mouvement rétrograde du vrai » : il faut lire la liberté politique à la lumière de la liberté métaphysique. C’est parce que l’homme est libre par nature qu’il peut être libre par statut. Ou plus exactement, que la liberté politique définie par les Grecs ne l’ait pas été comme une conséquence de la liberté métaphysique prouve qu’ils n’ont pas eu véritablement conscience de ce que signifie l’idée de liberté. Il y a bien deux concepts de la liberté mais ils constituent deux moments dans l’histoire de la liberté, où le second est au premier comme la fin par rapport à l’origine, l’acte par rapport à la puissance. Si la liberté désigne le pouvoir des contraires, elle est par principe une faculté universelle, c’est-à-dire un pouvoir qui revient à l’homme en tant qu’homme. Mais si les Grecs n’ont reconnu la liberté qu’à une certaine catégorie d’hommes (les citoyens), alors il est manifeste qu’ils ne se sont pas élevés à la vérité du concept de liberté et que tout au plus dans le monde grec on ne peut saisir que les prémisses d’une philosophie de la liberté. C’est ce que dit Hegel dans un texte célèbre de ses Leçons sur la philosophie de l’histoire, professées à Berlin de 1822 à 1831 : « Les Orientaux ne savent pas encore que l’esprit ou l’homme en tant que tel est en soi libre ; parce qu’ils ne le savent pas, ils ne le sont pas ; ils savent uniquement qu’un seul est libre ; c’est pourquoi une telle liberté n’est que caprice, barbarie, abrutissement de la passion ou encore douceur, docilité de la passion qui n’est elle-même qu’une contingence de la nature ou un caprice. – Cet Unique n’est donc qu’un despote et non un homme libre. Chez les Grecs s’est d’abord levée la conscience de la liberté, c’est pourquoi ils furent libres, mais eux, aussi bien que La liberté – Cournarie © Philopsis – Cournarie 15 www.philopsis.fr les Romains savaient seulement que quelques-uns sont libres, non l’homme, en tant que tel. Cela, Platon même et Aristote ne le savaient pas ; c’est pourquoi non seulement les Grecs ont eu des esclaves desquels dépendait leur vie et aussi l’existence de leur belle liberté ; mais encore leur liberté même fut d’une part seulement une fleur, due au hasard, caduque, renfermée en d’étroites bornes et d’autre part aussi une dure servitude de ce qui caractérise l’homme, de l’humain. – Seules les nations germaniques sont d’abord arrivées dans le Christianisme, à la conscience que l’homme en tant qu’homme est libre, que la liberté spirituelle constitue sa nature propre ; cette conscience est apparue d’abord dans la religion, dans la plus intime région de l’esprit ; mais faire pénétrer ce principe dans le monde était une tâche nouvelle dont la solution et l’exécution exigent un long et pénible effort d’éducation. Ainsi, par exemple, l’esclavage n’a pas cessé immédiatement avec l’adoption du christianisme ; encore moins la liberté a-t-elle aussitôt régné dans les Etats et les gouvernements et constitutions ont-ils été rationnellement organisés ou même fondés sur le principe de liberté. Cette application du principe aux affaires du monde, voilà le long processus qui constitue l’histoire elle-même. […] L’histoire universelle est le progrès dans la conscience de la liberté – progrès dont nous avons à reconnaître la nécessité. Ce que j’ai dit en général sur la distinction du savoir et de la liberté, d’abord sous la seule forme que les Orientaux ont connue, qu’un seul est libre, alors que les Grecs et les Romains, eux, ont su que quelques-uns sont libres, et que nous savons, nous que tous les hommes en soi, c’est-à-dire l’homme en tant qu’homme, sont libres, cela, dis-je, indique en même temps la division de l’histoire et la manière dont nous la traiterons » (introduction, Vrin, p. 27-28) La liberté est la substance même de l’esprit. Si la liberté est une donnée immédiate de la conscience, la philosophie enseigne qu’elle n’est pas seulement une propriété de l’esprit, mais que toutes les propriétés en dépendent : pas de raisonnement, de mémoire, d’imagination sans liberté : « De même que la substance de la matière est la pesanteur, nous devons dire que la substance, l’essence de l’esprit est la liberté. Chacun admet volontiers que l’esprit possède aussi, parmi d’autres qualités, la liberté ; mais la liberté est uniquement ce qu’il y a de vrai dans l’esprit » (ibid., p. 27). La liberté – Cournarie © Philopsis – Cournarie 16 www.philopsis.fr Mais si la liberté est l’essence de l’esprit, cela ne signifie pas que l’esprit existe à partir de sa propre possibilité. Il peut exister en deçà de son être ou sur un mode déficient. Du moins, l’esprit n’est libre que s’il se sait esprit et donc que s’il sait la liberté comme son essence propre. Cette vérité est bien saisie par la philosophie. Mais il faut encore que cette vérité devienne effective dans le monde et ne demeure pas seulement une vérité opposée au monde. C’est pourquoi la vérité philosophique sur la liberté n’est qu’un savoir abstrait et que l’histoire universelle surpasse le savoir philosophique en tant précisément qu’elle se présente comme le développement par l’esprit de la conscience de son essence libre : l’histoire est l’effectuation de ce dont la philosophie n’est que la réflexion abstraite. Dès lors, autant il y a de degrés dans la conscience de soi comme essence libre, autant il y a de degrés et d’époques de la liberté. Le savoir de la liberté est la condition de l’effectivité de la liberté qui marque le progrès de l’histoire de l’esprit. Ainsi, si la liberté est l’essence de l’esprit, si l’esprit n’est libre que s’il se sait libre et produit en lui toute la vérité de ce savoir, alors l’histoire n’est rien d’autre que le long processus par lequel l’esprit prend conscience de lui-même, c’est-à-dire s’approprie son essence. Et de même que « l’esprit est l’être en soimême », c’est-à-dire liberté – il a en soi son unité, alors que la matière (partes extra partes) l’a en dehors d’elle-même – de même chaque époque a en soi, dans la conscience qu’il présente de la liberté, son principe et son centre. Ainsi malgré le cours tumultueux des événements, « on peut dire de l’histoire universelle qu’elle est la représentation de l’esprit dans son effort pour acquérir le savoir de ce qu’il est » (ibid., p. 27) et toute l’histoire se ramène à trois épo- ques de la liberté : le despotisme du monde oriental, la belle démocratie grecque (ou la sagesse philosophique), le monde chrétien et germanique. L’esprit est depuis toujours libre : depuis toujours il sait qu’il est libre. Mais ce qu’il sait de lui-même, le contenu de la conscience de soi n’a pas toujours reçu la même extension. Se savoir libre dans un seul individu n’est pas comparable à se savoir libre en tout individu. De la première forme de savoir à la seconde, il y a précisément le progrès même de l’histoire de l’esprit. L’esprit est immédiatement liberté et se sait immédiatement liberté : la liberté se produit donc dans un seul individu et l’individu exerce sa liberté comme un pouvoir despotique. La liberté se réalise davantage quand elle est reconnue comme l’essence d’une classe d’individus qui se traitent en égaux : la liberté se produit comme totalité éthique de la cité, c’est-à-dire en fait comme attribut des individus qui se reconnaissent entre eux comme citoyens. Mais l’esprit aspire à la pleine réalisation de soi, par la reconnaissance universelle, en fait et non pas simplement dans le discours (philosophie), que la liberté est l’essence de tout être spirituel : la liberté se produit comme monde historique fondé sur la révélation, à partir du christianisme, de la liberté comme essence de l’homme en tant qu’homme. On est passé de la liberté comme essence d’un individu, à la liberté comme essence de la cité, puis à la liberté comme essence de l’humanité. A chaque fois le concept de liberté, qui forme le principe d’un moment de l’histoire varie à la fois extensivement et intensivement : La liberté – Cournarie © Philopsis – Cournarie 17 www.philopsis.fr Pourtant est-il si assuré que les Grecs et notamment les philosophes grecs de l’époque classique ont méconnu la liberté ? N’y a-t-il pas plus qu’une intuition de la liberté métaphysique dans le mythe d’Er chez Platon par exemple, même si on peut accorder à Hegel que dans sa plus haute affirmation de la liberté spirituelle, il reste chez les Grecs toujours la référence à un ordre cosmique qui est à imiter autant que possible par les individus et les cités6 ? On peut considérer qu’il y a bien une philosophie platonicienne de la liberté, qui ne se limite pas aux analyses critiques de la démocratie dans la République7. Ensuite, l’histoire de l’idée de liberté, présentée comme un processus logico-historique (histoire d’un concept, concept d’une histoire) ne vient-elle pas effacer fatalement la différence des deux concepts de la liberté ? En effet, la différence entre la liberté politique et la liberté métaphysique relève-t-elle seulement de la quantité logique (particulier :universel) ? Ne peut-on pas radicaliser cette différence comme deux types d’expérience originale, ce qui a pour effet d’interdire toute histoire téléologique de l’idée de liberté ? C’est incontestablement le parti pris théorique d’H. Arendt par exemple dans son essai « Qu’est-ce que la liberté ? » dans la Crise de la culture, qui insiste particulièrement sur l’écart entre les deux concepts et sur la priorité de la signification politique sur la signification métaphysique de la liberté. Dans son approche critique de la culture moderne, elle entend en quelque sorte sortir de l’oubli de l’expérience grecque de la liberté, pour en signaler à la fois l’originalité et l’originarité. Si la définition de la liberté ressemble à une « entreprise désespérée » (p. 186), si à son propos, l’esprit doit admettre que son concept ou celui de son contraire est aussi impossible que la notion de « cercle carré » (ibid.), si aucun énoncé théorique ne peut venir étayer la conscience d’être libre qui commande pourtant notre vie pratique, parce que la connaissance obéit au principe de causalité, de raison suffisante selon lequel rien ne naît de rien (nihil ex nihilo), rien ne naît sans cause (nihil sine causa), c’est peut-être faute de n’avoir pas conservé en mémoire et médité l’expérience politique de la liberté, c’est-à-dire faute d’avoir déplacé dans le théâtre intérieur de la volonté le problème de la liberté, alors que son premier et unique lieu d’expérience est l’espace politique. « L’antinomie entre la liberté pratique et la non-liberté théorique » (ibid., p. 187) n’est pas la conclusion fatale de toute réflexion sur la liberté, mais un embarras dont la philosophie est seule responsable : la philosophie loin de clarifier le problème de la liberté est à l’origine de son obscurcissement. « Pour la question de la politique, le problème de la liberté est crucial, et aucune théorie politique ne peut prétendre demeurer indifférente au fait que ce problème a conduit au cœur du 6 Comme l’écrit Stanguenec dans son Hegel : « Le Soi qui s’y donne sa loi d’autonomie ne le fait qu’en imitant un modèle naturel et divin » (p. 208). Au contraire, le christianisme pose un concept de l’esprit divin pour lequel la nature n’est pas ce qui lui préexiste mais ce qu’il pose en dehors de soi par liberté. 7 Cf. R. Muller, La doctrine platonicienne de la liberté, Vrin, 1997. La liberté – Cournarie © Philopsis – Cournarie 18 www.philopsis.fr « bois obscur où la philosophie s’est égarée » [John Stuart Mill, On liberty]. C’est la thèse des considérations suivantes que la raison de cette obscurité est que le phénomène de la liberté n’apparaît pas du tout dans le domaine de la pensée, que ni la liberté, ni son contraire ne sont expérimentées dans le dialogue entre moi et moi-même au cours duquel surgissent les grandes questions philosophiques et métaphysiques, et que la tradition philosophique, dont nous considérerons plus tard l’origine à ce point de vue, a faussé, au lieu de la clarifier, l’idée même de liberté telle qu’elle est donnée dans l’expérience humaine en la transposant de son champ originel, le domaine de la politique et des affaires humaines en général, à un domaine intérieur, la volonté, où elle serait ouverte à l’introspection. Comme première et préliminaire justification de cette approche, on peut remarquer qu’historiquement le problème de la liberté a été la dernière des grandes questions métaphysiques traditionnelles – comme l’être, le néant, l’âme, la nature, le temps, l’éternité, etc. – à devenir thème de la recherche philosophique. Il n’y a pas de préoccupation concernant la liberté dans toute l’histoire de la grande philosophie depuis les présocratiques jusqu’à Plotin, le dernier philosophe antique. Et quand la liberté fit sa première apparition dans notre tradition philosophique, ce fut l’expérience de la conversion religieuse – de saint Paul d’abord, de saint Augustin ensuite, qui la suscita. Le champ où la liberté a toujours été connue, non comme un problème certes, mais comme un fait de la vie quotidienne, est le domaine politique. Et même aujourd’hui, que nous le sachions ou non, la question de la politique et le fait que l’homme possède le don de l’action doit toujours être présente à notre esprit quand nous parlons du problème de la liberté ; car l’action et la politique, parmi toutes les capacités et les possibilités de la vie humaine, sont les seules choses dont nous ne pourrions même pas avoir l’idée sans présumer au moins que la liberté existe, et nous ne pouvons toucher à une seule question politique sans mettre le doigt sur une question où la liberté humaine est en jeu. La liberté, en outre, n’est pas seulement l’un des nombreux problèmes et phénomènes du domaine politique proprement dit, comme la justice, le pouvoir ou l’égalité ; la liberté, qui ne devient que rarement – dans les périodes de crise ou de révolution – le but direct de l’action politique – est réellement la condition qui fait que les hommes vivent ensemble dans une organisation politique. Sans elle la vie politique La liberté – Cournarie © Philopsis – Cournarie 19 www.philopsis.fr comme telle serait dépourvue de sens. La raison d’être de la politique est la liberté, et son champ d’expérience est l’action. Cette liberté que nous prenons pour allant de soi dans toute théorie politique et que même ceux qui louent la tyrannie doivent encore prendre en compte, est l’opposé même de la « liberté intérieure », cet espace intérieur dans lequel les hommes peuvent échapper à la contrainte extérieure et se sentir libres. Ce sentiment interne demeure sans manifestation externe et de ce fait, par définition, ne relève pas de la politique. Quelle que puisse être sa légitimité, et si éloquemment qu’on ait pu le décrire dans l’Antiquité tardive, il est historiquement un phénomène tardif, et il fut à l’origine le résultat d’une retraite hors du monde dans laquelle des expériences mondaines furent transformées en expériences intérieures au moi. Les expériences de la liberté intérieure sont dérivées en ceci qu’elles présupposent toujours un repli hors du monde où la liberté était refusée, dans une intériorité à laquelle nul autre n’a accès. […] Par conséquent, en dépit de la grande influence que le concept d’une liberté intérieure non politique a exercé sur la tradition de la pensée, il semble qu’on puisse affirmer que l’homme ne saurait rien de la liberté intérieure s’il n’avait d’abord expérimenté une liberté qui soit une réalité tangible dans le monde. Nous prenons conscience d’abord de la liberté ou de son contraire dans notre commerce avec d’autres, non dans le commerce avec nous-mêmes » (p. 188-192). Ainsi c’est la philosophie qui rend problématique la liberté parce qu’elle en cherche l’existence là où aucune expérience n’est possible. La liberté métaphysique est en effet irréductible à toute intuition du sens interne ou du sens externe. Mais c’est que la philosophie se trompe sur la liberté ou en vient à méconnaître le seul lieu où elle existe comme un fait. Le problème de la liberté est donc à la mesure de l’erreur de la philosophie sur la liberté. La liberté est avant tout une réalité mondaine et non pas la dimension la plus intérieure de l’intériorité. Et la liberté métaphysique (la liberté intérieure de l’arbitre) est si peu première qu’elle est plutôt obtenue par soustraction du monde, c’est-à-dire de l’expérience de la liberté politique. Par « monde », il faut comprendre comme il va de soi « monde commun », parce qu’un monde non partagé n’est pas un monde8. Or ce monde commun est donné avec 8 Comme l’écrit E. Tassin : « Le monde-un du koïnon ne peut se déployer comme tel que sous la condition de l’institution d’un espace public dégagé des intérêts idiotiques et érigé en scène d’apparat (kosmos) pour la parole et l’action libres, scène offerte, comme le dira Arendt, au regard, au jugement et à la délibération des citoyens. […] Aussi l’expérience du monde se révèle-t-elle comme la protofondation La liberté – Cournarie © Philopsis – Cournarie 20 www.philopsis.fr l’espace de la cité. La liberté métaphysique c’est le monde privé de la liberté (liberté intérieure), mais un monde privé est une absence de monde, donc l’absence de liberté. Ce monde de l’intériorité loin d’être le lieu exclusif de la liberté, protégé des contraintes externes, du monde social et politique qui se présente alors comme le lieu de toutes les dépendances et de toutes les aliénations – de sorte qu’on est enclin à penser que « la liberté commence où finit la politique » (p. 193) – est le lieu de la disparition de la liberté, au sens propre : la liberté n’existe que si elle apparaît, se manifeste sur la scène du monde : privé de cet espace d’apparition, replié hors monde, elle se perd. « Partout où le monde fait par l’homme ne devient pas scène pour l’action et la parole – par exemple dans les communautés gouvernées de manière despotique qui exilent leurs sujets dans l’étroitesse du foyer et empêchent ainsi la naissance d’une vie publique – la liberté n’a pas de réalité mondaine. Sans une vie publique politiquement garantie, il manque à la liberté l’espace mondain où faire son apparition » (ibid., p. 193). Le cas du stoïcisme est l’occasion pour H. Arendt de vérifier la secondarité de la liberté métaphysique sur la liberté politique. Sans aucun doute le stoïcisme est une philosophie de la liberté, même si c’est une philosophie paradoxale de la liberté (être libre c’est vouloir la nécessité). Mais le paradoxe se redouble puisque le stoïcisme réussit le prodige d’être la philosophie aussi bien de l’esclave (Epictète) que de l’empereur (Marc Aurèle), preuve suprême que la liberté n’est pas attachée à un statut social mais au contraire dans la puissance spirituelle de se détacher de tout ce qui ne dépend pas de soi. Mais ce faisant, le philosophe stoïcien tout en rompant avec l’expérience grecque de la liberté (la liberté mondaine ou politique), ne fait que transposer dans l’homme l’exercice mondain de la liberté. Là où le citoyen s’arrache à la nécessité par l’exercice du commandement politique sur d’autres hommes, le philosophe stoïcien se retire du monde et de la cité mais pour intérioriser cette domination en soi : « Epictète transposait ces relations mondaines en relations à l’intérieur de l’homme lui-même, et il découvrait qu’aucun pouvoir n’est aussi absolu que celui que l’homme exerce sur lui-même, et que l’espace intérieur où l’homme lutte contre lui-même et se maîtrise lui-même est plus entièrement sien, à savoir plus sûrement protégé de l’ingérence extérieure, que ne pourrait jamais l’être aucune foyer dans le monde » (ibid., p. 192). Plus précisé- ment, pour le citoyen antique, se libérer des nécessités de la vie (c’est-à-dire du besoin et du travail) n’est que la condition nécessaire de la liberté. Sa condition suffisante, c’est le monde politiquement organisé « où chacun des hommes libres pût s’insérer par la parole et par l’action » (ibid., p. 192), ce qui signifie que ce n’est pas n’importe quelle communauté humaine, mais seulement la communauté politique, qui constitue le monde commun propre à accueillir et à manifester la liberté. de l’espace politique, qui n’est lui que la reprise instituante du monde commun, la fondation humaine d’un monde » (Le trésor perdu, p. 9). La liberté – Cournarie © Philopsis – Cournarie 21 www.philopsis.fr La thèse d’H. Arendt, ne manque pas d’originalité si l’on en suit toutes les conséquences. On l’a vu, elle affirme la priorité de la liberté politique sur la liberté intérieure ou métaphysique. La liberté est un fait dans l’ordre politique et devient un problème quand est oublié l’expérience grecque de la liberté politique. Par conséquent, si l’on veut saisir la liberté dans son effectivité, il faut remonter à cette source de l’expérience grecque. C’est pourquoi, contrairement à Hegel, il faut considérer que l’histoire de la liberté est une histoire brisée, qui suit non pas un cours dialectique où la liberté se pose dans son immédiateté dans la volonté despotique d’un seul individu, puis se médiatise dans la cité pour enfin dépasser cette opposition de l’individu et de la cité dans l’affirmation de l’universalité humaine du libre arbitre, mais un double mouvement : la liberté comme caractère de l’existence humaine dans le monde, la liberté comme disposition de la volonté humaine soustraite au monde. Ces deux concepts de la liberté ne peuvent pas être inscrits dans le même développement historique. D’ailleurs on pourrait vérifier ce même écart pour l’histoire du concept de liberté politique lui-même, en paraphrasant Benjamin Constant dans son célèbre discours de 1819 : « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes ». Ce n’est pas le même concept de liberté qui prévaut dans la démocratie grecque et dans la démocratie moderne. Aussi peut-on se demander ce qui de la liberté métaphysique est conservé et intériorisé par la liberté politique des modernes : toute la théorie moderne de la souveraineté n’est peut-être que la transposition politique du libre arbitre individuel. La théorie moderne de la liberté politique est une théorie politique de l’individualisme : « Les philosophes ont pour la première fois commencé à montrer un intérêt pour le problème de la liberté quand la liberté n’a plus été expérimentée dans le fait d’agir et de s’associer avec d’autres, mais dans le vouloir et dans le commerce avec soi-même, bref quand la liberté fut devenue le libre arbitre. Depuis lors la liberté a été un problème philosophique de premier ordre ; en tant que tel, elle a été appliquée au domaine politique et elle est devenue ainsi un problème politique aussi bien. A cause du déplacement philosophique de l’action à la volonté-pouvoir, de la liberté comme mode d’être manifeste dans l’action au liberium arbitrium, l’idéal de la liberté cessa d’être la virtuosité au sens que nous avons mentionné plus haut et devint la souveraineté, idéal d’un libre arbitre indépendant des autres et en fin de compte prévalant contre eux. L’ascendance philosophique de notre notion politique courante de la liberté est encore tout à fait manifeste chez les écrivains politiques du XVIIIe siècle, par exemple lorsque Thomas Paine affirma avec insistance que « pour être libre il suffit [à l’homme] qu’il le veuille », parole que Lafayette appliqua à la La liberté – Cournarie © Philopsis – Cournarie 22 www.philopsis.fr nation : « Pour qu’une nation soit libre, il suffit qu’elle le veuille ». Manifestement ces mots font écho à la philosophie de JeanJacques Rousseau, qui est resté le représentant le plus cohérent de la théorie de la souveraineté, qu’il fit dériver directement de la volonté, de sorte qu’il put concevoir le pouvoir politique à l’image exacte de la volonté-pouvoir individuelle. Il tira argument contre Montesquieu de ce que le pouvoir doit être souverain, c’est-à-dire indivisible, parce qu’une volonté divisée serait inconcevable. Il n’évita pas les conséquences de cet individualisme extrême, et il soutint que dans un Etat idéal les citoyens n’ont « aucune communication entre eux », que pour éviter les factions « chaque citoyen n’opine que d’après lui ». […] Politiquement, cette identification de la liberté à la souveraineté est peut-être la conséquence la plus pernicieuse et la plus dangereuse de l’identification philosophique de la liberté et du libre arbitre. Car elle conduit ou bien à nier la liberté humaine – si l’on comprend que les hommes, quoi qu’ils puissent être, ne sont jamais souverains – ou bien à considérer que la liberté d’un seul homme, ou d’un groupe, ou d’un corps politique ne peut être achetée qu’au prix de la liberté, c’est-à-dire de la souveraineté, de tous les autres » (ibid., p. 212-213). La thèse est originale et en même temps coûteuse, puisqu’il s’agit de penser contre la métaphysique (la liberté comme fait politique et non comme faculté de la volonté), contre la philosophie politique moderne (la liberté comme jouissance de l’indépendance individuelle plutôt que comme exercice public), et même contre la philosophie antique, puisque chez Platon, mais surtout chez Aristote avec sa théorie du choix rationnel, « le concept antique de liberté ne jouait aucun rôle dans la philosophie grecque précisément à cause de son origine exclusivement politique » (p. 216) : autrement dit, l’oubli du poli- tique (l’expérience grecque de la liberté) est propre à la philosophie et déjà à la philosophie antique. Du moins cette thèse peut-elle nous servir d’avertissement à ne pas trop simplifier, soit du côté de la philosophie, soit du côté de la politique, l’histoire de la liberté. Que pouvons-nous conclure de nos analyses sur l’unité problématique du concept de liberté ? Finalement quelles sont les questions fondamentales que pose la liberté ? Quelles sont les questions premières que la liberté métaphysique et la liberté politique impliquent ? Pour la liberté métaphysique, la question de fond est et reste celle de ses preuves. Peut-on établir démonstrativement la conviction partagée que l’homme est libre (liberté de choix) ? La question première de la philosophie première (métaphysique) est celle de la démonstration de la liberté. Evidemment, le projet est en lui-même paradoxal puisque la preuve suppose un La liberté – Cournarie © Philopsis – Cournarie 23 www.philopsis.fr enchaînement de raisons, donc une subordination de l’expérience à une structure logique, qui fait que toute preuve tente au moins de manifester une nécessité, par exemple entre des prémisses et des conséquences, alors que la liberté se donne pour le contraire de ce type de réduction, c’est-à-dire pour le pouvoir de s’affranchir de toute liaison nécessaire. Peut-on concevoir, pour ainsi dire, un syllogisme de la liberté quand le syllogisme se définit selon la définition d’Aristote dans les Topiques comme « un discours dans lequel certaines choses étant posées, une autre différente d’elles résulte nécessairement, par les choses mêmes qui sont posées » ? ou bien toute preuve de la liberté procède-t- elle de l’expérience (cf. Descartes : la liberté se connaît d’elle-même sans preuve démonstrative) ? – mais que vaut pour la raison une vérité ainsi ramenée à une expérience intime, réfractaire à l’universalité et à la nécessité qui constituent les seuls critères de la vérité ? Aussi du point de vue de la critique rationnelle, la liberté n’est pas une question première ou seulement comme le terme d’une alternative radicale qui l’oppose à la nécessité. Autrement dit, le problème philosophique de la liberté a inévitablement la forme d’une antinomie. Si la question de la liberté n’est pas une question philosophique accessoire et accidentelle, c’est précisément parce qu’elle prend la figure d’une antithétique de la raison : libre arbitre versus nécessité, liberté versus déterminisme. S’interroger si l’homme est libre, c’est se demander si l’on peut admettre à côté de la causalité naturelle, c’est-à-dire la causalité nécessaire, une causalité libre. L’homme n’est libre que si une telle liberté transcendantale est possible. Mais peut-on prouver pareille pouvoir de la liberté, ou plutôt toute preuve, faute de trouver dans les conditions de l’expérience sa garantie objective, n’est-elle pas purement verbale ? La métaphysique ne prouve pas la liberté mais prouve l’illusion de la raison dans son effort à raisonner sur la liberté comme si c’était un phénomène intuitionnable. Pour la liberté politique, la question première est différente. Il s’agit de savoir comment la liberté peut être au principe d’une ordre politique à la fois juste et stable. Ici, la liberté entre en concurrence avec d’autres valeurs : la justice, l’égalité, l’ordre, qui la soumet à un nouveau régime d’antinomies. D’abord, il semble y avoir contradiction entre les notions d’ordre et de liberté. Car, malgré les dénégations des philosophes, on doit bien reconnaître, même pour commencer et provisoirement, qu’une complète licence est une définition possible de la liberté : « Que tout soit toujours possible, et que chacun fasse à chaque instant ce qu’il veut : n’est-ce pas une des définitions que nous donnerions le plus spontanément de la liberté ? » (Grimaldi, op. cit., p. 6). Si- non on ne comprendrait pas le sens de la critique platonicienne de la démocratie. Quand il décrit la démocratie, Platon s’émerveille et s’effraie en même temps de la liberté. Ici la liberté n’est pas politique parce que la cité doit être organisé sur un autre principe que la liberté : la liberté est en tant que telle anti-politique. Même si l’on peine à reconnaître dans cette description la démocratie, du moins ne peut-on contester qu’elle contienne une vérité, ne serait-ce que la vérité immédiate ou le simple idéal de l’imagination sur la liberté. Etre privé d’une liberté c’est être privé de la liberté, ce qui commence dès que s’instaure la moindre autorité pour contraindre chacun à La liberté – Cournarie © Philopsis – Cournarie 24 www.philopsis.fr en user autrement que selon sa fantaisie. « Au diable donc la discipline, les règles, les interdictions, les contraintes, les privations, les renoncements, toutes ces brimades dont des esprits mesquins se rassurent comme d’autant de vertus ! Où on n’a pas toutes les libertés, il n’y a pas de liberté du tout ! » (Grimaldi, ibid., p. 6). Liberté fantasmée peut-être, idée contradictoire de la liberté comme somme de toutes les libertés (comme si les libertés n’étaient pas condamnées à se contrarier et ne condamnaient pas les hommes à entrer en conflit par elles) autant qu’on voudra, mais assurément une expression ou une manifestation de la liberté. La critique et la caricature de la démocratie est à la mesure de la fascination qu’exerce sur l’esprit la liberté telle qu’il se la propose immédiatement. Rappelons ces textes fameux du livre VIII de la République : « N’est-il pas vrai que tout d’abord on est libre dans un tel Etat [démocratique], et que partout y règne la liberté, le franc parler, la licence de faire ce qu’on veut. […] Mais partout où règne cette licence, il est clair que chacun peut s’y faire un genre de vie particulier, suivant sa propre fantaisie. […] Cette constitution, dis-je,, a bien l’air d’être la plus belle de toutes. Comme un manteau bigarré, nué de toute sorte de couleurs, ce gouvernement bariolé de toutes sortes de caractères pourrait bien paraître un modèle de beauté ; et il est bien possible, ajoutai-je, que, semblables aux enfants et aux femmes, chez qui la bigarrure émeut la curiosité, bien des gens le considèrent effectivement comme le plus beau. […] Mais, repris-je, n’être pas contraint de commander dans cet Etat, même si l’on en est capable, ni d’obéir, si on ne le veut pas, ni de faire la guerre quand les autres la font, ni de garder la paix quand les autres la gardent, si on ne désire point la paix ; d’un autre côté commander et juger, si la fantaisie vous en prend, en dépit de la loi qui vous interdit toute magistrature ou judicature, de telles pratiques ne sont-elles pas divines et délicieuses sur le moment ? Mais c’est au nom de cette liberté, que les enfants n’obéissent plus à leurs parents, les élèves à leurs professeurs. Ces derniers refuseraient d’exercer la moindre autorité ou d’exiger le moindre respect. L’Etat démocratique « ne connaît plus de mesure et s’enivre de liberté ». Il est « altéré » par son principe même parce que celui-ci tend naturellement à l’excès : la liberté contient l’abus de liberté. Règne ainsi la plus entière confusion, par mépris des ordres, c’est-à-dire l’anarchie qui n’épargne personne, pas même les animaux : « Quand un Etat démocratique, altéré de liberté trouve à sa tête de mauvais échansons, il ne connaît plus de mesure et s’enivre de liberté pure ; alors, si ceux qui gouvernent ne sont pas extrêmement coulants et ne lui donnent pas une complète liberté, il les met en accusation et les châtie comme des criminels et La liberté – Cournarie © Philopsis – Cournarie 25 www.philopsis.fr des oligarques. […] Et s’il est des citoyens … qui sont soumis aux magistratures, on les bafoue et on les traite d’homme serviles et sans caractère ; mais les gouvernants qui ont l’air de gouvernés, et les gouvernés qui ont l’air de gouvernants, voilà les gens qu’on vante et qu’on prise, et en particulier, et en public. N’est-il pas inévitable que dans un pareil Etat l’esprit de liberté s’étende à tout ? […] Et qu’il pénètre … dans l’intérieur des familles et qu’à la fin se développe jusque chez les bêtes ? […] que le père s’accoutume à traiter son fils en égal et à craindre ses enfants, que le fils s’égale à son père et n’a plus ni respect ni crainte pour ses parents, parce qu’il veut être libre ; que le métèque devient l’égal du citoyen, le citoyen du métèque, et l’étranger de même. […] A ces abus … ajoute encore les menus travers que voici. Dans un pareil Etat, le maître craint et flatte ses élèves, et les élèves se moquent de leurs maîtres, comme aussi de leurs gouverneurs. En général, les jeunes vont de pair avec les vieux et luttent avec eux en paroles et en actions. Les vieux, de leur côté, pour complaire aux jeunes, se font badins et plaisants et les imitent pour n’avoir pas l’air chagrin et despotique. […] Mais … le dernier excès où atteint l’abus de la liberté dans un pareil gouvernement, c’est quand les hommes et les femmes qu’on achète ne sont pas moins libres que ceux qui les ont achetés. J’allais oublier de dire jusqu’où vont l’égalité et la liberté dans les rapports des hommes et des femmes. […] Les bêtes mêmes qui sont à l’usage de l’homme sont ici beaucoup plus libres qu’ailleurs, à tel point qu’il faut l’avoir vu pour le croire. C’est vraiment là que les chiennes, comme dit le proverbe, ressemblent à leurs maîtresses ; c’est là qu’on voit les chevaux et les ânes, accoutumés à une allure libre et fière, heurter dans les rues tous les passants qui ne leur cèdent point le pas ; et c’est partout de même un débordement de liberté. […] Or tu conçois … quelle grave conséquence ont tous ces abus accumulés : c’est qu’ils rendent les citoyens si ombrageux qu’à la moindre apparence de contrainte, ils se fâchent et se révoltent, et ils viennent … à se moquer des lois écrites ou non écrites, afin de n’avoir absolument aucun maître » (République, VIII, 562b-563d) Démocratie, démagogie, et on connaît la suite : renversement dans son contraire la tyrannie : c’est « le désir insatiable de ce bien, avec l’indifférence pour le reste, qui fait changer ce gouvernement et le réduit à recourir à la tyrannie » (ibid., p. 562c). La liberté – Cournarie © Philopsis – Cournarie 26 www.philopsis.fr L’antinomie de l’ordre et de la liberté trouve sa traduction politique assez simple dans la typologie des régimes : tyrannie ou anarchie et, dans la version contemporaine qui modifie cette typologie : totalitarisme ou anarchisme. Si la liberté est ce qui affranchit chacun de toute règle générale, si elle rend chacun imprévisible à tous, une société politique est-elle possible ? Cette réflexion oblige à un renversement de perspective. Si un concept de la liberté réfère à cette spontanéité hyperbolique, à cette puissance d’insurrection, donc si la liberté se cherche toujours dans la promotion de la différence, dans l’affirmation de l’écart, dans la radicalisation de l’étrangeté, il en est un autre, rendu nécessaire par la constitution de la société politique qui, tout à l’opposé réclame l’adhésion de chacun à tous, la conformité des jugements à un ordre commun et qui suppose comme instrument la médiation de la loi. Pas de liberté sans loi, qui en garantit l’exercice et la protège contre son débordement. Mais alors la question se retourne à nouveau : que doit être la loi pour que l’obéissance ne soit pas la négation mais la réalisation de la liberté ? La deuxième antinomie se concentre donc sur le rapport entre la liberté et la loi. Comment la liaison de la loi peut-elle ne pas se transformer en lien d’asservissement ? Un lien de la liberté (la loi) est-il concevable ? C’est ce problème qui domine, on le sait, la théorie contractualiste de la philosophie politique moderne, et principalement celle de Rousseau. Ainsi le contexte politique de la liberté n’affranchit pas la pensée du régime antithétique de la réflexion sur la liberté mais au contraire multiplie les antinomies : antinomie entre la liberté comme identification à la différence (la liberté est la spontanéité d’une particularité irréductible) et la liberté comme identification à l’identité (la liberté est l’adhésion à une universelle réconciliation), antinomie entre la loi et la liberté, puisque la loi censée établir les conditions d’un accord des libertés sous le principe de l’universelle liberté comme dit à peu près Kant pour définir le droit dans sa Doctrine du droit, peut contraindre la liberté jusqu’à la supprimer. Enfin il y a une troisième forme d’antinomie. Si la liberté consiste dans l’adhésion à un ordre commun par la médiation de la loi, du moins le droit peut lui-même être subordonné à deux valeurs concurrentes : la liberté ou l’égalité. En effet la justice politique peut revendiquer comme valeur suprême soit le principe de liberté soit le principe d’égalité. Ici l’antinomie concerne les conceptions politiques qui ont partagé le monde depuis deux siècles : le libéralisme et le socialisme. Pour le libéralisme, une société juste est une société qui fait de la liberté, le principe absolu de l’organisation politique. Pour le socialisme, au contraire, une société n’est juste que si l’on donne au principe d’égalité sont extension maximale, au delà du principe libéral de l’égalité des droits-libertés. A l’évidence, à travers ces trois antinomies se trouve posé le statut problématique de la démocratie (démocratie et anarchie, démocratie et Etat de droit, démocratie libérale ou socialisme démocratique). Il se pourrait donc que selon son concept politique, la liberté saisie dans sa plus grande radicalité pose la question de la démocratie. La liberté – Cournarie © Philopsis – Cournarie 27 www.philopsis.fr On ajoutera une autre remarque concernant l’articulation de ces trois antinomies. Peut-être faut-il lire dans les deuxième et troisième antinomie l’expression de la première. Comme l’écrit Grimaldi : « d’un côté la frénésie fusionnelle de tous les totalitarismes, de l’autre l’égotisme hystérique de tous les libéralismes » (op. cit., p. 22). D’un côté, la liberté consiste dans la volonté de tous à l’égard de la même loi commune, de l’autre la liberté consiste pour chacun à être à lui-même sa propre loi contre tous. Deux hyperboles face à face : celle de la fusion, de « la ferveur d’une communion dans laquelle notre spontanéité se dissout », celle de la spontanéité et de tous les égoïsmes parés de toutes les vertus parce qu’ils seraient la condition de toute espèce de progrès. Ainsi la liberté politique, ressaisie à travers ses trois antinomies, nous éloigne-t-elle complètement de la liberté métaphysique ? Peut-être pas tout à fait, si l’on veut bien considérer que le libre arbitre est l’expression métaphysique du principe de différence dont on a vu qu’il constituait un des deux concepts de la liberté politique. A l’inverse, la reconnaissance de l’universelle nécessité qui représente l’antithèse du libre arbitre exprime le principe d’identité qui constitue le second concept de la liberté politique. Dès lors, la vérité de la liberté ne consiste pas dans le libre arbitre ou dans la nécessité, dans la liberté métaphysique ou dans la liberté politique, dans la révolte ou dans la communion, dans la liberté individuelle ou dans l’égalité collective, mais dans le fait même de l’antithétique ou plutôt dans le mouvement de la contradiction entre ces différentes figures de la liberté. Etre libre c’est avoir en soi le pouvoir de se choisir comme différence absolue, d’affirmer son indépendance irréductible par sa capacité de rupture, de sécession, de dissidence, de retranchement, de séparation (cf. Grimaldi, op. cit., p. 121). Mais la promesse d’une telle liberté est un échec perpétuel. L’individu n’est pas libre parce qu’il a cette liberté, car il est précisément séparé de son être ou de la réalisation de son être par ce pouvoir de la liberté négative : je ne suis pas la liberté que j’ai de nier toutes mes dépendances au monde. C’est pourquoi, l’esprit cherche ailleurs et dans son opposé exact la liberté véritable puisque, aussi bien, il ne peut renoncer à l’idéal de la liberté : la liberté, ajournée tant qu’elle est identifiée à notre différence, est au contraire rencontrée quand elle est reconnue sous le signe de l’identité avec le monde et avec les autres. Si donc, la liberté est éminemment une question philosophique, c’est parce que la description de sa contradiction « est aussi vieille que la philosophie » (ibid., p. 123), traduisant indéfiniment la méditation de notre finitude. Cette dialectique de la liberté pourrait être développée selon le parcours suivant, empruntant librement à la table logique des catégories de la modalité : Existence : description de la facticité de la liberté ou : 1. Liberté et existence. Soit l’énoncé : l’homme est libre ; Possibilité : analyse de la possibilité théorique de la liberté ou : 2. Liberté et nécessité ou liberté et déterminismes. Soit l’énoncé : il est possible que l’homme soit libre ; La liberté – Cournarie © Philopsis – Cournarie 28 www.philopsis.fr Nécessité : description de la nécessité pratique de la liberté ou : 3. Liberté et société. Soit l’énoncé : il est nécessaire que l’homme soit libre. Que l’homme existe librement demande la démonstration de sa possibilité. L’énoncé assertorique : « l’homme est libre » n’est vrai que si l’on prouve la non contradiction de la proposition, c’est-à-dire la possibilité même de la liberté. Mais quoiqu’il en soit de la possibilité (ou de la non impossibilité) théorique de la liberté, il est nécessaire d’admettre sinon que l’homme est libre, du moins que les hommes le sont puisqu’ils s’attribuent des droits et des pouvoirs. Mais ici la nécessité ne fait pas la synthèse de l’existence et de sa possibilité, parce qu’elle ne se situe pas sur le même plan qu’elles. Les deux premiers énoncés sont sans doute distincts, puisque le premier est assertorique et le second problématique. Mais les deux relèvent d’une connaissance théorique : « l’homme est libre » est un énoncé dénotatif qui semble décrire une réalité. Mais précisément peut-être la liberté excèdet-elle le cadre de la simple description de sorte que ou bien cet énoncé est faussement assertorique et constitue en fait un énoncé métaphysique, ou bien il exige pour en vérifier la vérité une hypothèse métaphysique. Au contraire, le dernier énoncé pose un rapport nécessaire entre l’homme et la liberté, mais alors on est passé du plan théorique au plan pratique, de sorte que la contradiction, ici entre la connaissance et la croyance pratique, se pose bien effectivement comme le chiffre même de la liberté. La liberté – Cournarie © Philopsis – Cournarie 29