Corbeau pdf
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Franck Renard Philippe Moës Le grand corbeau Vous avez dit diabolique ? 134 Nat’Images Relativement répandu en France, le grand corbeau se fait plutôt rare dans le ciel de nos voisins belges. Cette espèce pas si commune et parfois mal aimée attire donc bien des photographes animaliers qui rêvent de l’inscrire à leur “tableau de chasse”. L’expérience de Philippe Moës montre qu’il faut plus que de la persévérance pour voir ses efforts récompensés! Corneille et grand corbeau Ainsi photographié aux côtés de la corneille noire (à gauche), on comprend mieux pourquoi Corvus corax est appelé “grand corbeau”! Canon EOS 7D, 500 mm, f/6,3, 1/1000 s, 640 ISO Nat’Images 135 L e grand corbeau (Corvus corax) est un oiseau rare en Belgique: moins de 90 couples y auraient été observés selon le dernier atlas officiel des oiseaux nicheurs (Aves, 2010). Bien représentée autrefois, l’espèce avait disparu de cette région d’Europe, avant d’être réintroduite avec succès au début des années 1970. Depuis lors, elle étend lentement son aire de répartition, essentiellement dans les régions les plus boisées du sud du pays. Peu sympathique aux yeux de nos contemporains, terne, opportuniste et charognard, l’animal est pourtant réputé depuis la nuit des temps pour son intelligence. Aux yeux de certains peuples amérindiens, il s’agissait même de l’être le plus malin de la création. À ce titre, le grand corbeau était symbole de sagesse. Sa longévité exceptionnelle (quarante ans), son sens de l’observation et sa mémoire remarquable ont certainement contribué à lui conférer ce caractère mythique. Après tout, ne dit-on pas que, sur les territoires où il cohabite avec le loup, le grand corbeau appelle et guide le canidé vers les carcasses d’animaux morts dont il ne peut lui-même percer le cuir? Symbiose vieille comme le monde entre deux intelligences supérieures… 136 Dans les faits, selon le contexte dans lequel il vit, Corvus corax parvient rapidement à cerner toutes les situations et à réagir en conséquence: il est extrêmement confiant sur certains sites (souvent touristiques) en France ou en Écosse, mais totalement inapprochable sur les territoires chassés. En Wallonie où sa nouvelle histoire est récente, l’oiseau est réputé pour être un des plus difficiles à photographier autrement qu’en vol. Des préparatifs soignés Ardenne. Depuis plus de dix ans, presque chaque hiver, je pratique l’affût photographique aux buses, espérant du même coup accueillir le grand corbeau. En vain. Mais cette fois, c’est décidé: puisque cela ne fonctionne pas “en dilettante”, je m’accroche coûte que coûte à ce projet et mets un maximum de chances de mon côté. Les préparatifs se succèdent. Je repère tout d’abord un endroit favorable du point de vue du biotope, de la présence régulière des oiseaux, de la possibilité d’observer de loin, et de la quiétude (propriété privée). Ensuite, à l’automne, je construis un affût en bois, bien opaque, où je place un téléobjectif-leurre en permanence en mon absence, afin que les oiseaux s’habituent à ce “décor”. Puis, au début de l’hiver, je dépose une lourde carcasse de mammifère à distance adéquate en fonction du cadrage souhaité. Enfin, je place l’endroit sous surveillance, en demandant au propriétaire du terrain – appelons-le “la Vigie” – de m’avertir quand les corbeaux seront réguliers (le dispositif est situé à 500 mètres de sa maison). Le grand luxe! Décembre. Les semaines ont passé depuis les derniers préparatifs. La neige est enfin arrivée et, avec elle, les grands oiseaux noirs. La Vigie m’appelle, je vais pouvoir me lancer. Vu toutes les précautions prises, je ne doute pas que ça va être un “carton”! Premier matin. Comme toujours dans ces cas-là, j’arrive dans l’affût alors qu’il fait nuit noire, histoire de ne pas me faire repérer. Les corbeaux passent la nuit à des kilomètres d’ici, donc aucun risque qu’ils me voient arriver! Pour cette première tentative, je ferai pourtant chou blanc… Jour après jour, le moral baisse… Malheureusement, le scénario se répète inlassablement! Après les deux premières heures d’attente, j’entends un corbeau arriver de loin, puis passer et repasser au-dessus de l’affût. Régu- Page de droite, de haut en bas – De dos, le plus grand corvidé du monde dévoile une silhouette triangulaire caractéristique, dégageant une incroyable impression de puissance. Canon EOS 7D, 500 mm, f/4, 1/250 s, 400 ISO Les grands corbeaux sont monogames et fidèles à leur conjoint durant toute leur vie, pour le meilleur… et pour le pire! Canon EOS 7D, 500 mm, f/8, 1/60 s, 400 ISO Ci-dessous – Au sol, le grand corbeau se déplace parfois par grands “bonds ailés”, exactement comme le font les vautours. Canon EOS 7D, 500 mm, f/4, 1/1600 s, 400 ISO Nat’Images 137 Quelques mots sur l’espèce et sa répartition… en France Le grand corbeau a la taille d’une buse variable, ce qui fait de lui notre plus grand passereau. La corneille, avec laquelle on le confond souvent, est bien plus petite. Présent toute l’année, il forme des colonies de plusieurs dizaines d’oiseaux, et se perche de préférence dans les grands arbres. Il en descend pour se nourrir essentiellement de cadavres mais aussi de petits rongeurs, de mollusques, de gros insectes, de fruits ou de graines. En période de reproduction (fin février à mars), le grand corbeau se réfugie à l’abri d’une crevasse de falaise ou sur un grand arbre forestier pour donner naissance à de jeunes nidicoles. En France, on le trouve jusqu’à 1300 m d’altitude dans les Vosges, le Jura, les Alpes, le Massif central, les Pyrénées, la Corse, mais aussi sur les falaises de Bretagne et du Cotentin. En hiver, il s’étend autour des zones de reproduction. 138 lièrement, il se perche derrière moi sur un arbre tout proche et s’y égosille, parfois pendant des heures, mais jamais il ne descend sur la carcasse! Pire, les jours où je ne viens pas, la Vigie ne manque pas de me dire que les corbeaux vont et viennent à leur guise devant l’affût, dès l’aube et pendant des heures… Cela en devient vexant et incompréhensible! Plus de dix jours d’affût se sont écoulés et les conditions sont “parfaites”, exceptionnelles même pour la région: gel intense, neige supplémentaire presque chaque nuit… Les séances d’affût se succèdent de la même manière: arrivée de nuit, remplacement du leurre par le téléobjectif, attente de la lumière, arrivée des buses et corneilles (heureusement!), mais les corbeaux ne descendent toujours pas! À malin, malin et demi Je ne veux pas capituler, mais commence à comprendre pourquoi, à ma connaissance, un seul de mes amis pho- tographes belges a réussi à photographier cet oiseau en hiver en Ardenne! Quelle est donc leur arme secrète? Un odorat similaire à celui des vautours? Une vision infrarouge? Ou thermique? Un détail qui m’échappe? Une vision et une mémoire suffisamment développées pour faire le distinguo entre téléobjectif et leurre? À chaque retour bredouille, je m’inCanon EOS 7D, 500 mm, f/7,1, 1/1000 s, –1 IL, 400 ISO terroge… et je commence à pester. Aurais-je passé près de deux semaines de mes congés dans ce mètre-cube-frigo et sacrifié cet hiver exceptionnel pour rien? Non, je ne peux pas capituler, je veux Ci-dessous – percer leur secret! Le bec du grand Comme souvent, la nuit porte corbeau est beaucoup conseil… Et s’ils savaient juger mes plus puissant que celui traces dans la neige? Après tout, il est prouvé que les corneilles savent compde la corneille noire. ter jusqu’à sept (elles attendent la sortie Cette épaisseur varie selon l’âge de l’oiseau du septième humain entré dans une grange avant d’à nouveau approcher et la région où il vit. Canon EOS 7D, 500 mm, f/8, cette dernière), alors quid de l’intelligence de leur cousin corax? 1/640 s, 800 ISO Page de droite – Attaque fulgurante de grand corbeau sur une corneille noire, qui n’en mène pas large ! Il faut dire que l’envergure du corbeau peut atteindre le mètre cinquante… Le lendemain, à mon arrivée en fin de nuit, je mets mon stratagème à exécution en désespoir de cause. Postulat: l’oiseau comprend peut-être que des traces d’humain qui ne font qu’entrer dans l’affût induisent que ce dernier abrite quelqu’un (il neige presque chaque nuit, donc les traces sont vierges à chaque fois). Cela peut paraître fou, mais pas impossible et je ne perds rien à essayer! Parvenu à la cache, j’y dépose mon matériel puis en ressors afin d’imprimer des traces tous azimuts: devant dans la prairie, derrière dans le bosquet… Des droites, des boucles, des indéfrisables… Croyez-moi si vous voulez, mais à partir de ce jour, en reproduisant systématiquement ce cinéma à mon arrivée, les corbeaux sont descendus à chaque fois! Et ce, en toute quiétude! J’ose à peine y croire moi-même… Vous avez dit diabolique?! Texte et photos: Philippe Moës Nat’Images 139