Les limites de la cessation d`activité - WK-RH

Transcription

Les limites de la cessation d`activité - WK-RH
FORUM RÉFLEXIONS
Lorsque l’entreprise fait partie d’un groupe, la cessation de son activité ne constitue une
cause réelle et sérieuse de licenciement de son personnel qu’à la condition que sa
fermeture soit justifiée par des difficultés économiques ou par la nécessité de sauvegarder
la compétitivité de l’entreprise ou du groupe. Une évolution notable de la jurisprudence
de la Cour de cassation.
Les limites de
la cessation d’activité
Rapport de Pierre Bailly, Conseiller à la chambre sociale de la Cour de cassation
1
RAPPEL DES FAITS ET
DE LA PROCÉDURE
Le groupe Jungheinrich, dont la société de
tête, Jungheinrich AG, a son siège à Hambourg,
assure la fabrication et la commercialisation de
produits de manutention manuelle et motorisée (transpalettes et chariots). La société
Jungheinrich AG contrôle, à travers la société
de droit allemand Jungheinrich Beteiligungs, sa
filiale, la société française Jungheinrich Finances
Holding SAS (JFH). Celle-ci détient la plus
grande partie du capital de deux autres sociétés
établies en France : Jungheinrich France, constituée en 1962 et chargée de la distribution en
France des produits des autres sociétés du
groupe, et la société Mécanique Industrie Chimie
(MIC), qui a rejoint le groupe en 1974 et qui
fabriquait à Argentan des produits de manutention manuelle (transpalettes manuelles), son siège
social étant situé à Rungis, où se trouvaient ses
services administratifs et commerciaux, employant 237 salariés.
Le capital de la société MIC était détenu pour
l’essentiel par la société JFH, seules 5 actions
sur 4 500 000 étant attribuées au présidentdirecteur général de la société Jungheinrich
France. En 2002, la société Jungheinrich AG a
décidé de regrouper dans une seule structure
par pays les services assurant la distribution des
produits du groupe (stratégie « une seule marque ;
un seul réseau »). Ainsi, le 29 octobre 2002, la
société MIC a cédé à la société Jungheinrich
France une partie de son fonds, constituée par
les services de distribution et ses services administratifs centraux, cette cession devant entraîner
la reprise de tout le personnel de la société MIC
dépendant du siège de Rungis par la société cessionnaire.
Ce changement d’employeur a été contesté par
le comité central d’entreprise et par des syndicats.
Par jugement du 1er avril 2003, le Tribunal de
6
Semaine sociale Lamy • 24 janvier 2011 • n° 1476
grande instance de Créteil a considéré que l’article
L. 1224-1 (ancien L. 122-12) du Code du travail
n’était pas applicable et a jugé en conséquence
que les contrats de travail des salariés travaillant
à Rungis n’étaient pas transférés à la société
Jungheinrich France sur le fondement de ce texte.
La société MIC a alors proposé aux 237 salariés
concernés de faire une application volontaire de
ce texte. 173 salariés ont accepté de changer d’employeur et 61 ont refusé cette modification de leur
contrat. Parmi ces derniers se trouvaient des salariés protégés dont l’inspecteur du travail a refusé
d’autoriser le transfert de leurs contrats à la société
Jungheinrich France. La situation particulière de
ces salariés fait l’objet des pourvois nos 09-42.451,
09-70.310 et 09-70.661, qui sont traités séparément.
Par la suite, après avoir réintégré les salariés refusant le changement d’employeur à Rungis, sans
leur fournir de travail mais en payant leur rémunération, la société MIC a décidé de cesser l’activité
des deux établissements d’Argentan et de Rungis,
en concluant à cet effet, en 2004, un accord de méthode qui prévoyait le versement d’indemnités aux
salariés licenciés. Tout le personnel de l’entreprise
a été licencié pour motif économique, dont, le 6 décembre 2004, les 57 salariés non protégés encore
affectés à Rungis. Une partie des salariés licenciés
(10 dans la procédure qui fait l’objet du présent
pourvoi et 18 dans la procédure faisant l’objet du
pourvoi n° 09-70.662, traitée séparément) ont
contesté leur licenciement et formé des demandes
indemnitaires à la fois contre la société MIC, placée
en liquidation judiciaire le 14 décembre 2005, et
contre la société JFH.
Dans la présente procédure, le conseil de prud’hommes a mis hors de cause la société JFH, débouté les salariés de leur demande indemnitaire
pour licenciement sans cause réelle et sérieuse et
fait droit à leurs demandes tendant à la fixation de
créances de salaires au passif de la société MIC.
Cette décision a été infirmée le 25 juin 2007 par
la Cour d’appel de Paris, qui a retenu que la société
Les limites de la cessation d’activité
JFH avait la qualité de co-employeur et que les
licenciements n’avaient pas de cause réelle et
sérieuse, en allouant des dommages-intérêts à la
charge des deux sociétés.
C’est cet arrêt que la société JFH a frappé de
pourvoi le 20 août 2009, en déposant ensuite un
mémoire en demande, le 18 décembre 2009, auquel
il a été répondu, le 21 septembre 2009 par le liquidateur judiciaire de la société MIC et le 17 mai
2010 (hors délai) par les salariés.
2
LES POINTS DE DROIT
Deux moyens de cassation sont invoqués.
w Caractérisation de la qualité
de co-employeur
Le 1er porte sur la qualité de co-employeur et
sur les conséquences qui en sont résultées pour la
société JFH. En 8 branches, il est reproché à la
cour d’appel de violer les articles L. 1221-1 du
Code du travail et 1165 du Code civil, en méconnaissant l’autonomie juridique des personnes morales ; de priver sa décision de base légale au regard
de l’article L. 1221-1 du Code du travail, faute de
constater que les salariés travaillaient pour le compte
des deux sociétés en cause et que la société JFH
assurait la direction de la société MIC ; de priver
encore sa décision de base légale au regard du
même texte, en ne caractérisant pas une confusion
d’intérêts, d’activités et de direction entre les deux
sociétés ; de ne pas s’expliquer sur les éléments retenus pour juger que la société JFH avait assumé
la charge financière du plan social, alors qu’elle relevait que les fonds nécessaires provenaient de la
société Jungheinrich AG ; de n’avoir pas constaté
d’acte de direction de la société MIC par Mme K.
et d’avoir ignoré que la décision de fermer l’entreprise émanait du seul directeur général de la société MIC.
w Cessation de l’entreprise, comme cause
de licenciement économique
Le second moyen, relatif au licenciement,
invoque une violation de l’article L. 1233-3 du
Code du travail, la cessation d’activité constituant
une cause de licenciement économique sans que
le juge ait à en vérifier la légitimité et aucune faute
ou légèreté blâmable n’étant relevées, à cet égard.
3
DISCUSSION
w Existe-t-il une confusion d’intérêts,
d’activités et de direction entre
les sociétés ?
La qualité de co-employeur est déduite le plus
souvent d’une confusion d’intérêts, d’activités et
de direction entre des sociétés juridiquement distinctes 1, ce qui suppose l’absence d’autonomie véritable en matière de gestion des entités en cause 2.
Il peut aussi s’y ajouter, dans certains arrêts, la
constatation d’un rapport de subordination entre
une entreprise et le personnel d’une autre, sur
lequel elle exerce son autorité 3.
Des auteurs ont d’ailleurs reproché à la Cour de
cassation de ne pas établir de distinction claire
entre ces deux éléments permettant d’identifier
une pluralité d’employeurs 4, mais on peut objecter
que chacun de ces critères peut suffire à démontrer
qu’une personne, autre que l’employeur déclaré,
assure également avec lui la direction du personnel.
Il arrive d’ailleurs que des arrêts se fondent exclusivement sur l’existence d’un lien direct de subordination entre le salarié et un tiers 5.
En l’espèce, la cour d’appel relève, pour retenir
la qualité de co-employeur de la société JFH, que
l’activité économique de la société MIC était entièrement dépendante du groupe, qui recueillait
80 % de sa production et déterminait les prix
d’achat et de vente; que le capital de la société MIC
était détenu en quasi-totalité par la société JFH, à
l’exception de 5 actions (sur 4,5 millions) détenues
par le président de la société JFH pour lui permettre
de siéger au conseil d’administration ; qu’il existait
une gestion commune du personnel des sociétés
MIC et Jungheinrich France, sous l’autorité de la
société JFH ; que la société JFH dictait les choix
stratégiques de la société MIC, en particulier en
ce qui concerne le transfert d’activités à la société
Jungheinrich France ; que l’affectation des dirigeants dans les trois sociétés assurait une unité de
direction pour le compte du groupe ; que la société
JFH était intervenue « de manière constante » dans
la gestion financière et sociale de la cessation d’activité et dans le licenciement du personnel de la
société MIC, notamment en assurant le financement du plan de sauvegarde de l’emploi ; et qu’elle
assurait ainsi la direction opérationnelle ainsi que
la gestion administrative de la société MIC, dépourvue d’indépendance, la situation des salariés
de cette entreprise dépendant directement des décisions de la société holding. Il conviendra donc
de dire si ces constatations étaient de nature à caractériser une confusion d’intérêts, d’activités et
de direction entre la société MIC et la société JFH,
au regard des critiques exprimées dans les
8 branches du 1er moyen.
w La cessation d’activité lorsque
l’entreprise appartient à un groupe
La cessation d’activité, totale et définitive, de
l’entreprise constitue une cause économique de
licenciement, dès lors qu’elle ne résulte pas d’une
faute de l’employeur ou d’une légèreté blâmable 6.
Le juge prud’homal ne peut donc se prononcer
sur la cause de la cessation de l’activité de l’employeur, sauf pour vérifier l’existence d’une faute
éventuelle 7. Cette position de la chambre ●●●
1. Cass. soc., 1er juin
2004, n° 02-41.176 ;
8 nov. 2006,
n° 04-43.887 ; 6 mars
2007, n° 05-41.287.
2. Cass. soc., 26 juin
2008, n° 07-41.294,
excluant, en dépit
d’une communauté
d’intérêts entre des entreprises, une confusion
dès lors que chacune
dispose de sa clientèle
propre et d’une autonomie de gestion du
personnel et des activités.
3. Cass. soc., 4 oct.
2007, n° 06-44.486 ;
19 juin 2007
(Aspocomp),
n° 05-42.570, qui relève à la fois que les salariés ont accompli leur
travail sous la direction
et au profit de deux sociétés, dont les intérêts,
les activités et la direction étaient confondus.
4. V. not. :
H. Tissandier,
« Sociétés à structure
complexe et droit du
travail », RJS 4/10,
p. 251.
5. V. par ex., récemment : Cass. soc.,
22 sept. 2010,
n° 09-65.230.
6. Cass. soc., 16 janv.
2001, Bull. V, n° 10 ;
28 févr. 2006,
Bull. V, n° 89 ;
8 juill. 2009,
n° 08-41.644.
7. Cass. soc., 1er mars
2000, Bull. V, n° 245.
Un arrêt non publié
(7 nov. 2006,
n° 05-42.973), rendu
à la suite de la liquidation judiciaire de l’employeur, entraînant la
cessation de son activité, substitue à l’exception fondée sur la
faute de l’employeur
la référence à une
« volonté délibérée »
de l’employeur.
Semaine sociale Lamy • 24 janvier 2011 • n° 1476
7
FORUM RÉFLEXIONS
sociale repose sur la prise en compte de la
liberté d’entreprendre, qui permet aux agents
économiques non seulement d’entreprendre une
activité de cette nature mais aussi d’y mettre fin.
On peut d’ailleurs relever que, pour juger inconstitutionnelle une disposition de la loi de modernisation sociale qui restreignait le champ des licenciements économiques aux seuls cas de
difficultés économiques insurmontables, de mutations technologiques « mettant en cause la pérennité de l’entreprise » et de sauvegarde de la
compétitivité de l’entreprise, lorsqu’elle est indispensable, le Conseil constitutionnel, dans sa
décision du 12 janvier 2002 (n° 2002-455 DC),
a notamment retenu que cette nouvelle définition
du licenciement économique excluant « toute
autre hypothèse comme, par exemple, la cessation
d’activité de l’entreprise », imposait aux employeurs
des contraintes excessives et portait ainsi à la
liberté d’entreprendre une « atteinte manifestement
excessive au regard de l’objectif poursuivi du maintien
de l’emploi ». D’ailleurs, si la cessation de l’activité
de l’entreprise ne figure pas dans l’énonciation
non limitative des motifs économiques prévus par
l’article L. 1233-3 du Code du travail, elle est
néanmoins envisagée, comme cause de rupture
du contrat de travail, par les articles L. 1234-7 et
L. 1234-10, qui garantissent en ce cas le paiement
des indemnités de préavis et de licenciement. Il
n’est donc pas nécessaire, pour apprécier la cause
économique d’un licenciement lié à la fermeture
de l’entreprise, de vérifier si cette décision est justifiée par les difficultés économiques, par des mutations technologiques ou par la nécessité de sauvegarder la compétitivité de l’entreprise ou du
groupe dont elle relève. Ce n’est que lorsque la
cessation d’activité est la conséquence d’une faute
ou d’une légèreté blâmable de l’employeur qu’elle
ne constitue plus en elle-même une cause réelle
et sérieuse de licenciement 8.
Cette position restrictive peut être confrontée
aux interrogations que suscite actuellement la
gestion économique et sociale des entreprises appartenant à un groupe par les organes de direction
de ce groupe. Grande peut-être en effet la tentation pour un groupe de dimension internationale
de supprimer des entreprises exerçant leur activité
dans un pays où la main-d’œuvre est coûteuse à
seule fin de transférer cette activité dans un pays
où le niveau de vie est moins élevé, alors même
que la situation du secteur dans lequel s’exerce
l’activité est prospère. On pourrait alors se demander si, lorsque l’entreprise fait partie d’un
groupe, la cessation de son activité ne devrait pas
constituer une cause réelle et sérieuse de licenciement de son personnel qu’à la condition que
sa fermeture soit justifiée par des difficultés économiques ou par la nécessité de sauvegarder la
compétitivité de l’entreprise ou du groupe 9. La
cessation totale d’activité ne constituerait alors,
à elle seule, une cause économique de licenciement
●●●
8. Cass. soc., 28 oct.
2008, n° 07-41.984 :
cessation d’activité décidée de manière précipitée, à la demande de
l’associé principal et
pour satisfaire aux
seules exigences du
groupe, malgré les bons
résultats de l’entreprise
et une bonne position
sur le marché, caractérisant une légèreté blâmable.
9. V. not. :
F. Favennec-Héry,
« L’extinction de la
relation de travail dans
les groupes », Dr. soc.,
2010, p. 762.
10. À cet égard, le
mémoire en défense
invoque un arrêt
du 5 mai 2009
(n° 07-44.214), dont
il résulterait que
lorsque l’employeur
fait partie d’un groupe,
sa cessation d’activité
ne peut constituer une
cause de licenciement
économique qu’à la
condition que la compétitivité du secteur d’activité du groupe soit
menacée. Mais il ne
semble pas qu’une telle
portée puisse être donnée à cet arrêt : il
concerne en effet le licenciement économique
d’un salarié de la société mère, affecté dans
une filiale française
ayant ensuite cessé son
activité. La cessation
d’activité ne concernait
donc pas l’employeur
mais seulement l’entreprise où l’intéressé
accomplissait son travail. Elle ne pouvait
donc suffire à fonder
un licenciement pour
motif économique.
11. Cass. soc., 9 janv.
2008, n° 06-44.522.
8
Semaine sociale Lamy • 24 janvier 2011 • n° 1476
que pour les entreprises n’appartenant à aucun
groupe. Mais ce serait alors une évolution notable
de la position actuelle de la Cour de cassation.
En l’espèce, pour écarter la cause de licenciement
invoquée et liée à la cessation d’activité de l’entreprise, l’employeur a fait état, dans les lettres de
rupture, des difficultés économiques rencontrées
par la société MIC, malgré deux plans de licenciements économiques collectifs en 2000 (112 salariés)
et en 2002 (78 salariés) et malgré l’aide apportée
par le groupe, des conséquences de la cession d’une
partie du fonds à la société Jungheinrich France,
privant les salariés de l’établissement de Rungis de
toute activité depuis le début de l’année 2003, de
l’évolution défavorable du marché des produits fabriqués par la société MIC et de la « recommandation » de la société Jungheinrich AG de cesser
les activités de cette société, en fermant les établissements d’Argentan et de Rungis. Pour juger les
licenciements dépourvus de cause réelle et sérieuse,
la cour d’appel a retenu que la cessation de l’activité
de l’établissement de Rungis est la conséquence
des décisions prises par le groupe en 2002 de
regrouper les services administratifs et commerciaux
au sein de la société Jungheinrich France, sans « nécessité économique » et de maintenir à Rungis le
personnel refusant un transfert, sans lui fournir de
travail. Elle en a déduit que, pour les salariés de
cet établissement, la rupture de leurs contrats ne
procédait pas « directement d’un motif économique ».
Le moyen relève que le juge prud’homal ne pouvait
se prononcer sur la cause de la cessation d’activité
de l’employeur et qu’aucune faute ou légèreté blâmable ne sont caractérisée à l’encontre de l’employeur. Ce moyen ne pourrait être écarté qu’en
considérant, soit que la cour d’appel a fait ressortir
que la décision de cesser l’activité de l’entreprise
procédait d’une légèreté blâmable, en ce qu’elle
était la conséquence d’une décision de transférer
l’activité et le personnel de l’établissement de
Rungis à la société Jungheinrich France, alors que
l’article L. 1224-1 n’était pas applicable, soit que
la décision d’arrêter définitivement l’activité de
l’entreprise devait être justifiée par une raison économique, appréciée au niveau du secteur d’activité
du groupe, dès lors que l’entreprise faisait partie
d’un groupe, ce qui constituerait alors une orientation nouvelle en la matière 10.
On pourrait aussi s’interroger sur l’éventuelle
incidence d’une qualité de co-employeurs de la société JFH, retenue par la cour d’appel. En effet,
lorsque le salarié a deux employeurs conjoints, son
licenciement ne peut être justifié que si chacun des
employeurs justifie, à son égard, d’une cause de
rupture du contrat de travail le concernant 11. Or,
en l’espèce, la lettre de licenciement n’évoquait
aucune cause économique propre à la société JFH.
Mais ce n’est pas sur ce fondement que les juges
d’appel ont prononcé condamnation à l’encontre
cette société, au titre d’un licenciement sans cause
réelle et sérieuse. n