Peirce et les conceptions du signe
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Peirce et les conceptions du signe
Philo du langage 6‐ Qu’est‐ce qu’un signe ? Nous avons vu un aperçu avec Aristote, qui nous fait penser qu’il y a signe lorsqu’il existe une loi permettant d’établir un lien univoque entre deux types de réalité ou de phénomène. Cette loi peut être la reconnaissance d’un lien causal. Par exemple, la trace d’un lièvre dans la neige est le signe du passage récent d’un lièvre car ce ne peut être que le passage d’un lièvre qui a pu déposer des traces de lièvre. De même, une certaine hauteur du mercure dans un thermomètre est le signe d’une température ambiante car justement le thermomètre a été conçu selon une loi qui veut que lorsque la température s’élève, le mercure se dilate et donc monte dans le tube où il est enfermé. Il y a cependant une dimension qui échappe à Aristote : si on regarde l’ensemble des liens de causalité existant dans le monde, ils sont en quantité innombrable et tous ne sont pas forcément retenus pour constituer une relation de signification. Par exemple, la trace de lièvre dans la neige est également causée par le fait que la neige n’est pas trop glacée, que le vent n’a pas effacé les traces depuis le passage du lièvre etc. La hauteur du mercure est causée aussi par le fait qu’on a mis le mercure dans un tube vertical. Dans tous ces liens causaux, on en a donc sélectionné quelques uns : ceux qui nous semblent les plus pertinents, ou les plus intéressants. Cela veut dire qu’il n’y aurait pas de relation de signification sans nous ! Plus exactement : sans un troisième élément, qui est l’interpréteur (ou l’interprétant). Au XIXème siècle, le philosophe américain C. S. Peirce a ainsi développé une théorie du signe (sémiotique) qui repose sur un modèle triadique, au lieu d’être seulement dyadique. Les trois pôles du triangle sont : l’objet, la représentation et « l’interprétant ». Peirce dit : « un signe, ou representamem, est quelque chose qui représente à quelqu’un quelque chose sous quelque rapport ou à quelque titre. Il s’adresse à quelqu’un c’est‐à‐dire, crée dans l’esprit de cette personne un signe équivalent, ou peut‐être plus développé. Ce signe qu’il crée, je l’appelle l’interprétant du premier. Le signe représente quelque chose, son objet. Il représente cet objet, non sous tous les rapports, mais par référence à une sorte d’idée que j’ai appelée quelquefois le fondement du representamem ». Dans cette citation, on voit apparaître plusieurs termes à expliciter. Par exemple, il ne faut pas confondre l’interprète (l’individu qui décode la signification du signe) et « l’interprétant ». La sémiotique n’étudie pas le processus psychologique, propre à chaque individu, par lequel l’individu décode la signification. Pour que l’individu puisse faire cette opération, il faut que le signe pré‐existe. On ne confond pas la reconnaissance d’une signification avec un phénomène d’ordre strictement privé par lequel on ressent, par exemple, une certaine émotion par rapport à un évènement qui se produit. La signification repose sur un fondement, c’est dire qu’il y a quelque chose d’objectif qui est sélectionné dans la masse des relations potentielles (la loi qui unit hauteur du mercure et température est ainsi le fondement du signe selon lequel cette hauteur représente la température). L’interprétant est donc un signe équivalent (ou plus développé) au signe donné qui est créé ou activé dans l’esprit de l’interprète. Par exemple, certains objets (bijoux, parures, pièces de vêtement…) sont considérés comme des signes religieux : c’est dire que lorsqu’une personne les perçoit, ils éveillent en lui un ensemble de représentations, qui ne lui sont pas propres, mais propres à toute une culture. Peut‐être est‐ce toute cette culture qui est activée comme signe interprétant, auquel cas on voit qu’une culture, pour Peirce, est un signe comme un autre. On peut imaginer aussi qu’un signe, par exemple une croix, évoque chez celui ou celle qui la perçoit, la perception du personnage du Christ sur la croix : cette image, qui n’a rien de réel (c’est une image), est un interprétant. A son tour, la vision sur un tableau de la Renaissance, d’une crucifixion, va fonctionner comme signe : signe d’un évènement particulier de la vie du Christ et ainsi de suite jusqu’à la pensée du Christianisme dans sa totalité. Au‐delà du Christianisme, on peut considérer que cette religion est une représentante des grandes religions monothéistes et ainsi de suite… jusqu’au genre humain dans son ensemble. On voit sur cet exemple que les interprétants s’enchaînent les uns aux autres. Ainsi, pour Peirce, un signe ne dénote jamais son objet directement ou dyadiquement : il ne dénote son objet que parce qu’il y a un autre signe (pas nécessairement un esprit) qui l’interprète comme le faisant. Ainsi, pour reprendre l’exemple du symbole religieux, la croix comme pendentif ne renvoie à une appartenance religieuse que par le truchement d’un autre signe : l’image de la crucifixion du Christ, laquelle ne renvoie à un objet (par exemple l’évènement considéré comme historique de la crucifixion du Christ) que par le truchement d’un autre signe : les textes de l’Evangile, et ainsi de suite. Noter que l’évènement lui‐même ne saurait être pris comme un fait brut (on n’atteint jamais le niveau de faits bruts, non interprétés) puisqu’il est immédiatement interprété : il a existé à l’époque romaine de nombreuses crucifixions, celle‐ci est spéciale parce qu’on a un interprétant qui la rend spéciale : elle signifie l’expiation des péchés commis par les hommes etc. Elle entre donc elle –même dans une série de renvois de signe à signe, série de renvois que l’on appelle semiosis. Finalement, pour Peirce, la pensée elle‐même est signe, puisque d’abord, elle renvoie toujours à quelque chose d’autre (elle est mise pour quelque chose d’autre). Peirce dit : « la pensée est un signe qui renvoie non à un objet, mais à une pensée qui est son signe interprétant, celle‐ci renvoyant à son tour à une autre pensée‐signe qui l’interprète et ceci en un mouvement continu ». Cette manière de voir les choses souligne un caractère interne à la pensée et à la représentation : comme si finalement, on ne sortait jamais du monde de la pensée, ou du langage. Cette vision contraste avec une vision des choses qui ne verrait dans la représentation qu’une relation entre deux choses (dyadisme) : le signe et ce qu’il représente, ce qu’il représente étant une réalité autonome, extérieure au signe et à l’esprit. Cette dernière vision a été celle des philosophes stoïciens et, plus près de nous, des nominalistes. Elle rend difficile de penser la notion de représentation quand l’objet représenté n’existe pas. Par exemple, « une licorne », ou « le Père Noël » sont bien des signes qui représentent quelque chose alors qu’on sait bien qu’il n’y a pas de référent à ces notions. Le philosophe britannique Bertrand Russell était de ceux qui ramenaient la signification à la référence, mais un autre philosophe du langage, Strawson, lui fit remarquer que si on peut bien montrer ce que désigne « mon mouchoir » en le sortant de sa poche, par contre, on n’exhibera pas le sens de « mon mouchoir » en sortant son mouchoir de sa poche. Il y a une différence entre la relation de désignation et celle de signification. Nous verrons que Frege aussi a été obligé de faire de la signification une structure triadique, même si, pour lui, un des trois éléments du triangle consiste bien en la chose représentée. La notion de représentation intervient encore particulièrement dans le traitement de l’image, laquelle est un cas particulier de signe. C’est un signe qui fonctionne à première vue sur le mode de la ressemblance, donc de l’icône. On dira (cf. texte de N. Goodman) qu’une image représente la réalité si elle « ressemble » à cette réalité. Mais comment juger de la ressemblance ? Goodman montre que, quelle que soit la manière dont on s’y prend, une image ne peut jamais être jugée parfaitement ressemblante par rapport à la réalité qu’elle est censée signifier. Ou alors, il faudrait que l’image soit une copie fidèle de la réalité, mais alors comment distinguerait‐on la représentation de la chose représentée ? On retrouve ici le fameux paradoxe de « la carte et du territoire ». Et puis, autre question, l’image n’existe‐t‐elle que pour la ressemblance ? cf. exposition « La fabrique de l’image », texte de Philippe Descola, où il défend l’idée que « l’on ne représente que ce que l’on perçoit ou imagine, et que l’on ne perçoit et imagine que ce que l’on a appris à discerner dans le flux des impressions sensibles et à reconnaître dans l’imaginaire ». Or, cette manière de discerner dépend des qualités que nous avons l’habitude de prêter aux choses et celles‐ci forment une sorte de système, qui définit une « ontologie ». Par exemple, en Europe et en Amérique du Nord, les animaux, les machines etc. ne sont pas traités comme des sujets moraux : ils n’ont pas de droits intrinsèques (ne peuvent pas être traduits en justice par exemple) : on a une catégorisation stricte en humains et non humains. Ailleurs, dans le monde, une telle ontologie n’a guère de sens. Ainsi, en Amazonie et en Sibérie, cela fait sens de demander à un animal que l’on chasse de ne pas se venger, ou encore de fouetter une montagne pour la punir de s’être mal conduite. Descola classifie les ontologies en quatre grandes classes : ‐ ‐ ‐ ‐ L’animisme Le naturalisme Le totémisme L’analogisme Je peux par exemple croire qu’une entité quelconque observable dans mon environnement possède une intériorité semblable à la mienne, que ce soit un animal, une machine ou une plante, la différence essentielle se situant dans l’apparence physique Æ animisme (Amazonie, nord de l’Amérique du Nord, Sibérie, quelques populations d’Asie du Sud‐Est) Une autre manière de voir domine en Occident depuis quelques siècles : les humains sont les seuls à posséder une intériorité, mais ils se rattachent aux autres êtres par leurs caractéristiques physiques : ils sont tous sujets aux lois de la nature. Les humains sont en revanche les seuls à pouvoir déjouer les lois de la nature et à développer une sphère particulière qui est celle des phénomènes culturels. Cette tendance, qui culmine dans l’opposition nature / culture peut être qualifiée de naturalisme. Une troisième tendance choisit d’ignorer à la fois les différences physiques et les différences morales, elle met l’accent au contraire sur le partage, au sein d’une même classe, d’un ensemble de qualités s’appliquant indifféremment à des humains et à des non humains. On peut ainsi trouver dans une même classe des humains, des kangourous ou des moustiques, là où une autre classe contiendra des humains, des émeus, des baleines et des acacias. Chaque classe est alors identifiée par le nom de son totem Æ totémisme (Australie). Enfin, dans l’analogisme, c’est le contraire qui se passe : tout est distingué et chaque entité est singulière. Mais il faut alors réduire cet ensemble disparate afin qu’il soit pensable par l’esprit : on s’en remet alors à la ressemblance et à l’analogie, par exemple analogie entre le microcosme et le macrocosme, géomancie, idée que des désordres sociaux sont à l’origine de catastrophes naturels Æ analogisme (Chine ancienne, Andes, Mexique).