« Dans le désert, voir »
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« Dans le désert, voir »
Conférence de Carême du Père Brière Jeudi 11 mars 2010 « Dans le désert, voir » « Dans le désert, voir ». Ce titre est évidemment assez paradoxal. A l’évidence, au désert, il n’y a pas grand‐chose à voir. S’agit‐il en ce temps de carême de jeûner du regard ? De dépouiller le voir, de le simplifier ? On dit volontiers « Circulez, y a rien à voir ». Rien, vraiment rien ? N’y a‐t‐il rien à voir au désert ? Après avoir mûrement réfléchi, je vous propose un plan très simple : D’abord, 1) aborder le désert, ensuite, 2) la traversée du désert et après 3) au delà du désert. Et puis il y aura les conséquences de ce passage par le désert sur notre regard, sur l’acte de voir. Je suis très heureux d’associer ici l’art contemporain ‐ peinture, cinéma, photographie à notre expérience du regard ; parce que finalement toutes les œuvres d’art sollicitent le regard et que l’enjeu, finalement, c’est notre aptitude à voir : l’acte de voir. Il n’y a art qu’à la croisée d’une œuvre, de celui qui l’a produite et de ceux qui la perçoivent. Et notre perception en acte a probablement quelque chose à recevoir d’un passage parmi les œuvres d’art et leur traitement du désert ; peut‐ être même une initiation ? Alors le titre, s’il paraît paradoxal, est une excellente introduction au cheminement proposé… constitué de nombreux paradoxes. 1. A l’entrée du désert ce que l’on peut voir, c’est le désert. Dans un premier temps, il y a du temps pour regarder le désert, là, devant soi, comme un objet. Avant même que commence cette prise de parole, on a vu déjà des photos projetées qui n’avaient pas la prétention de fonctionner comme des œuvres d’art. Elles étaient une sorte de reportage, de témoignage, comme pour dire : « Ça a eu lieu, j’y étais ». La photographie est souvent une manière de dire : « Ça a eu lieu, j’y étais. Voilà un témoignage de ma présence en tel lieu ». Toujours un peu une photo souvenir. Je voudrais que l’on prenne le temps maintenant de regarder une photographie qui est exposée en ce moment à la galerie Lina Davidov, boulevard Saint‐Germain. 1 Elle est l’œuvre d’un artiste photographe, Philip Barwell. De toutes les photos que je vais vous présenter, c’est la seule qui soit une œuvre d’art. Les autres ne seront que des reproductions d’œuvre. Le photographe lui‐même a eu la gentillesse de me donner sa photo et donc, dans un premier temps on va prendre le temps de la regarder. Je vous propose de prendre tout simplement quelques instants uniquement consacrés à l’observation. Prenons le temps d’observer, de regarder attentivement ce désert, cette photographie... (quelques minutes de silence) Il n’y a rien à voir au désert ? Il s’agit bien du désert, et rien d’autre. Un désert sans horizon, sans ciel, rien que le sol. Dans la ville, mon regard est perpétuellement sollicité. Là, rien ne cherche à le capter, rien ne le sollicite. La ville, elle, agresse le regard de perpétuelles sollicitations. A la campagne, les paysages exhibent le travail des paysans, agriculteurs entrepreneurs, ‘exploitants agricoles’. Là, le paysage est l’œuvre du vent. Au désert, il n’y a rien de circonscrit ; il y a des couleurs, plus nombreuses qu’on ne l’aurait cru, il y a des textures lisses, granuleuses, des formes souples, des courbes douces. Il y a aussi le visible et le caché qui suggèrent la profondeur. Quelle main a dessiné la souplesse de ces courbes ? Regarder le désert, c’est prendre le temps d’attarder son regard sur le moindre détail : aucun objet ne focalise l’attention. Les éléments demeurent indiscernables, ils se fondent, difficilement nommables. Dans l’histoire de l’art, on a récemment condensé une constante, dès l’origine rupestre, en particulier dans la peinture : l’abstraction. Cette qualité confronte le regard à « l’innommable ». Ce que je peux nommer dans une peinture ce sont des représentations d’objets, des figures. Elles indiquent un possible récit. Parmi de nombreux artistes non figuratifs très divers, un peintre, Mark Rothko, Américain, mort en 1970, a produit une œuvre particulièrement emblématique de cette désertion des figures en peinture. Je vous propose de prendre à nouveau quelques instants pour observer cette surface‐là, désertée par la figure, désertée par la présence de choses que je peux nommer. (quelques minutes de silence) 2 Le mot désert, en français, très curieusement, vient d’un verbe latin qui relève d’abord du vocabulaire militaire et qui renvoie au mot : « déserteur ». Le désert c’est le lieu où tout le monde a déserté, dont tout le monde s’est retiré, il n’y a personne. Sur cette peinture, il n’y a personne. Personne n’y figure. On dit qu’il s’agit d’une peinture non figurative. Hélas ! Nous ne sommes pas au niveau de la photographie précédente, nous n’avons pas sous les yeux une œuvre, mais la reproduction d’une œuvre. Vous n’avez sous les yeux que la photographie d’un tableau, pas de tableau ; pas moyen de percevoir la texture de la peinture, d’en éprouver la présence et le rayonnement. Mark Rothko peint avec une peinture saturée de pigments qui pénètrent la toile comme une teinture et font entrer les couleurs en vibration. Le fait de ne pas pouvoir nommer va réveiller en moi un langage sensible, si peu langage et pourtant toujours déjà langage : ce que je perçois devant le tableau ; mieux, ce que j’éprouve avec les vibrations de la couleur, dans ces vibrations colorées. Je prends conscience que l’œuvre agit et me « comprend ». Moi qui voudrais comprendre, elle me fait entrer en elle. En fait, je suis invité à me taire. Je ne peux plus nommer ce que je vois devant moi, sinon les matériaux qui composent l’objet tableau. Puisque je ne peux pas facilement prononcer de mots descriptifs, je suis davantage renvoyé à mes sensations. Voir sur place l’innommable, déserté par les figures et les récits, me ramène finalement à ma conscience, à ce qui se passe en moi, ce que j’éprouve. Une vraie épreuve ! Et puis, les vibrations colorées d’une toile de Mark Rothko font aussi que je ne sais plus situer la distance à laquelle je suis de la surface. Est‐ce que cette surface est contre le mur ? Décollée du mur ? A quelle distance ai‐je encore ces vibrations colorées que je ressens en moi ? Je perds mes repères. Cette expérience que je suis obligé de vous décrire‐ je suis désolé‐ je vous souhaite un jour de la vivre. Puissiez‐vous faire cette expérience d’une œuvre de Mark Rothko et perdre les mots, ne plus avoir de mot pour nommer. Epreuve un peu étrange de perdre ses repères en pleine lumière. Alors souvent, pour tout de même prononcer des mots, on plaisante, on bavarde, on tourne l’œuvre en dérision comme pour remplir le vide. Pour se protéger de l’absence ? 2. Dans le désert. On va se lancer maintenant dans le désert qui semble nous appeler, voire nous fasciner. En sachant qu‘on n’y est pas en sécurité puisqu’on y perd ses repères. Comme la nature à horreur du vide, la nature humaine surtout, en entrant dans le désert, je vais me mettre à peupler le vide et le vide va se peupler d’une manière effroyable. 21. L’imagination diabolique. Dans les grandes figures chrétiennes qui osent fréquenter le désert, il y a un célèbre saint : Saint Antoine, un des pères fondateurs de la vie érémitique. En grec le désert se dit « eremos » de là viennent érémitique, ermitage et ermite. Mais pourquoi les ermites partirent‐ils au désert ? Pourquoi Antoine part au désert ? Pour vivre le martyre. Quand il n’y a plus de persécutions, après Constantin, comment vivre le martyre pour rejoindre le Christ ? Pour vivre le martyre, il faut aller se battre et recevoir la persécution, non plus de l’ennemi extérieur mais de l’ennemi intérieur. Le vide du désert me renvoie à l’intériorité, et l’intériorité est peuplée, elle grouille d’illusions, de fantasmes, d’images, de tentations, comme le désert à l’extérieur est peuplé de mirages qui font croire à la proximité de fraîches oasis. 3 En 1515 non seulement François Ier remporte la bataille de Marignan comme chacun sait, mais Mathias Grünewald peint le retable d’Issenheim. Un polyptyque complexe que vous connaissez très bien panneaux fermés ; ils représentent le Christ crucifié couvert de plaies et désigné par Jean‐ Baptiste. La première ouverture assez compliquée montre l’adoration de l’Enfant Jésus, entre l’Annonciation et la Résurrection. La dernière ouverture dévoile trois statues exécutées par Nicolas de Haguenau et de chaque côté, aux revers des panneaux Mathias Grünewald a représenté le personnage de St Antoine, patron des Antonins, les religieux qui ont commandé ce retable ; à droite rencontrant St Paul du Désert, un autre ermite, et à gauche sa tentation, le combat de St Antoine contre ses ennemis intérieurs, les démons. Ah, le désert vous en fait voir de toutes les couleurs ! La traversée du désert est un combat contre les illusions, les leurres, les fantasmes qui sont souvent des tentations d’idolâtrie. Parce qu’on a vite fait de transformer nos illusions en idoles. Voir au désert, c’est voir les ennemis à combattre. C’est éprouver l’agression des illusions tentatrices. C’est risquer de prendre les mirages pour des miracles. Je suis désolé, la reproduction n’est pas très bonne mais je crois qu’elle est suffisamment éloquente pour y voir tous les monstres que Mathias Grünewald a représentés en train d’arracher la barbe de Saint Antoine, de tirer ses cheveux, de le battre, de l’effrayer, de lui arracher sa Bible, de le persécuter. Lui ne donne pas l’impression de 4 pouvoir résister à leur agression, il la subirait plutôt. Mais avec un certain calme. Faut‐il y voir la confiance que donne la Foi ? 22. Parole et solitude. Nous allons passer du contradictoire au contradictoire parce que la traversée du désert n’est pas une simple progression. Avec le temps du combat, vient le temps de l’écoute. Pour combattre les fantasmes, les illusions, les leurres et les mirages, certes les yeux ont la chance d’avoir des paupières pour atténuer l’agression extérieure. Mais à la voix qui transmet la parole, les oreilles n’ont pas de paupières à opposer. On peut toujours fermer les yeux mais on ne peut pas fermer les oreilles sinon avec ses mains. Pour combattre les illusions, les fantasmes, les tentations, pour nous aider dans le combat, le désert va se révéler comme le lieu de l’écoute. Qu'êtes‐vous allés voir au désert ? La réponse est simple, Jésus la donne : « Qu'êtes‐vous allés contempler au désert ? Un roseau agité par le vent ? Alors qu'êtes‐vous allés voir ? …/…Voir un prophète ? Oui, je vous le dis, et plus qu'un prophète. » (Mt.11,7‐9) Un prophète, le représentant de Dieu, son porte parole, sa voix. Le désert apparaîtrait finalement moins le lieu du voir que celui de l’écoute ? Au désert, Dieu parle par son prophète, par ses prophètes. Dans la traduction latine de l’Ancien Testament, le désert, en hébreu ba midebar n’a pas été souvent traduit par « désert », mais plutôt par « solitude » : in solitudine. C’est dans la solitude qu’on traverse le désert. On va retrouver la possibilité de ne pas avoir à parler. Ni bavardage, ni même de dialogues. L’écoute l’emporte dans le silence. Et cette écoute conduit à un autre voir. Il va s’agir de passer à un autre regard. Et l’allusion à cet autre regard nous est donné par… je ne sais pas si vous reconnaissez : la dernière page du Petit Prince. 23. L’imagination créatrice. C’est ainsi qu’Antoine de Saint‐Exupéry représente le désert. Au désert, l’idée du Petit Prince, oui, l’idée, car j’ose penser que ce pourrait être une illusion, une image, une figure de son âme, ce petit bonhomme qui a parlé à Antoine de Saint‐Exupéry. Après tout l’imagination, cette folle du logis comme on dit, peut aussi nourrir la méditation et la création artistique. Or, un des messages qu’il reçoit au désert, à travers le désert c’est : « on ne voit bien qu’avec le cœur, l’essentiel est invisible pour les yeux ». Et c’est ce retour au cœur, vers ce regard du cœur que le combat au désert nous conduit. 5 24. Voir sauve ? Il y a un livre de la Bible qui s’intitule « Au désert ». Il contient le seul passage de la Bible où il est dit que le regard nous sauve. Souvenez‐vous. C’est au Livre des Nombres : nous l’appelons le Livre des Nombres mais son titre en hébreu est Au désert : « Le peuple vint dire à Moïse : Nous avons péché en parlant contre Yahvé et contre toi. Intercède auprès de Yahvé pour qu'il éloigne de nous ces serpents. Moïse intercéda pour le peuple. Yahvé lui répondit : «Façonne‐toi un ardent (c’est la traduction approximative de saraph en hébreu qui donnera « séraphin ») que tu placeras sur un étendard. Quiconque aura été mordu et le regardera restera en vie.» Moïse façonna donc un serpent d'airain qu'il plaça sur l'étendard, et si un homme était mordu par quelque serpent, il regardait le serpent d'airain et restait en vie. » Nb.21,7‐9 On passe à une invitation tout à fait surprenante. Regarder une reproduction façonnée de ce qui fait mal, de ce qui mord, regarder le mal en face… Vous savez que ça devient l’emblème des médecins, le caducée, parce que cet emblème est celui du salut qui est à la fois guérison et libération. Regarder cette imitation, cette représentation de ce qui fait mal, de ce qui mord, sauve… Il y a donc des regards qui peuvent sauver la vie. Mais si on ne veut pas verser dans l’idolâtrie, ce type de regard salutaire doit se cultiver à partir de tout ce qui précède : combat contre les illusions, écoute de Dieu, retour au cœur… 25. L’Exode. Je ne peux pas terminer cette traversée du désert sans parler de la traversée du désert, par excellence, de l’Exode que nous connaissons et nous savons que Dieu justement s’y révèle de deux manières opposées. Il s’y révèle dans une colonne de lumière et dans une colonne de nuée. Il s’y révèle lumineux ; il s’y révèle ténébreux. Il parle, il guide la nuit par la lumière ; il guide le jour par la nuée. Retenons que le désert de l’Exode c’est le désert du Sinaï et, que le Sinaï dans la nuit c’est autant le désert que la montagne. Et ainsi nous est indiquée la sortie du désert, un au‐delà du désert vers lequel où nous allons maintenant nous acheminer. Retournons‐nous. Regardons encore un instant en arrière. Cette traversée du désert laisse un souvenir douloureux, de combat, de lutte où le regard s’est laissé piéger par des mirages, par des illusions, par des tentations et pourtant la traversée du désert nous laisse au cœur une nostalgie. La traversée du désert laisse le souvenir d’une relation profonde où Dieu nous a protégés dans les combats, dans les difficultés. Ainsi parle Yahvé : « Je me rappelle la pulsion de ta jeunesse, l’amour de tes fiançailles lorsque tu marchais derrière moi au désert. » Peut‐être faut‐il se mettre dans le danger du désert pour oser croire que Dieu nous indique le chemin. Ainsi parle Yahvé, il a trouvé grâce au désert, le peuple échappé à la vengeance. « Moi, dit le prophète Osée, je t’ai connu au désert, au pays de l’aridité» (13,5). Pas d’autre moyen de connaître Dieu. Et connaître implique ce rapport au regard, à la sensation, à la vue, si bien que, par le prophète Osée, Dieu dit : « Je vais la séduire, je la conduirai au désert et je parlerai à son cœur. » (2,16) Il est clair en tout cas que dans cette traversée du désert, nous sentons bien que perpétuellement le voir est en tension avec l’écoute et que si Dieu se donne à voir, il se donne d’abord à entendre et à écouter… au coeur. A éprouver. Et puis après tout, Dieu n’a pas dit : « Cherchez‐moi dans le vide». C’est le prophète Isaïe qui le rappelle : « Ainsi parle Yahvé, le créateur des Cieux C'est lui qui est Dieu, qui a modelé la terre et l'a faite, c'est lui qui l'a fondée; il ne l'a pas créée vide, il l'a modelée pour être habitée. » (Is.45,18) Vous savez il y a ce mot transcrit de l’hébreu « tohu‐bohu » au début de la Genèse. La terre était vide, un chaos. Dieu l’a modelée pour être habitée. Dieu n’a pas mis l’homme au désert mais au jardin ; et c’est le péché qui l’en a chassé. « Je suis Yahvé, il n’y en a pas d’autre, je n’ai pas parlé en secret, en quelque coin d’un obscur pays, je n’ai pas dit à la race de Jacob : « Cherchez‐moi dans le vide». (Is.45,19) 6 3. Par delà le désert. Nous allons tourner nos yeux au‐delà du désert. Et par‐delà le désert Dieu va se donner à moi. Nous sommes appelés à voir Dieu. Et comment Dieu se donne‐t‐il au‐ delà du désert ? On va simplement lire le début du chapitre 3 de l’Exode : « Moïse faisait paître le petit bétail de Jéthro, son beau‐père prêtre de Madian. Il l’emmena par delà le désert. » Voilà, le désert a été traversé et Moïse parvint à la montagne, l’Horeb, le Sinaï. L’ange de Yahvé se fait voir dans une flamme de feu au milieu d’un buisson. Moïse voit. Qu’est‐ce qu’il voit ? « Moïse regarda : le buisson était embrasé mais le buisson ne se consumait pas. » (Ex.3,1‐2) Le buisson était embrasé et le buisson ne se consumait pas. Il voit donc cohabiter deux contradictoires : normalement, brûler, ça consume, eh bien là, ça brûle mais ça ne se consume pas. 31. Voir et être vu. Moïse dit : «Je vais faire un détour pour voir », je vais m’écarter pour voir. Voilà des conseils qu’on doit ne pas oublier. Il est nécessaire de faire un détour pour voir. Pour voir cette étrange vision et pourquoi le buisson ne se consume pas. Qu’est‐ce qui se passe alors ? « Yahvé vit qu'il faisait un détour pour voir » Yahvé voit. Moïse fait un détour pour voir mais c’est Yahvé qui voit. Yahvé voit qu’il s’est écarté, qu’il a fait un détour pour le voir. Moïse voit mais c’est lui qui est vu. Dieu l’appelle du milieu du buisson, il parle : « «Moïse, Moïse», dit‐il, et il répondit : «Me voici». Il dit : «N'approche pas d'ici, retire tes sandales de tes pieds car le lieu où tu te tiens est une terre sainte.» Pourquoi retirer les sandales ? Parce que le lieu est saint autant pour ne pas le souiller que pour être en contact direct avec cette terre, pour en éprouver la consistance. Et il dit : « Je suis le Dieu de ton Père, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob. » Le Dieu de toute une histoire en ce lieu improbable. Alors Moïse se voile la face. Lui qui voulait voir, ne veut plus voir ou alors il ne veut plus être vu car il craignait de fixer son regard sur Dieu. Eh bien oui, Moïse sait qu’on ne peut pas voir Dieu et vivre, donc il ne veut pas mourir. Yahvé lui rappellera : « tu ne peux pas voir ma face, car l'homme ne peut me voir et vivre ». (Ex.33,20) C’est Dieu qui dit : « J’ai vu ». Qu’est‐ce qu’il a vu, Yahvé ? « J’ai vu la misère de mon peuple qui est en Egypte. Et tout autant, j’ai entendu son cri devant ses oppresseurs. Oui, je connais ses angoisses. » Connaître pour Dieu, c’est voir et entendre. « Le cri des Israélites est venu jusqu'à moi, et j'ai vu l'oppression que font peser sur eux les Égyptiens. » Et tout de suite : « Maintenant va, je t'envoie auprès de Pharaon, fais sortir d'Égypte mon peuple. » Voir et entendre, c’est‐à‐dire connaître, envoie et fait envoyer. 32. Oxymore. Quand Dieu se donne à voir, c’est un buisson qui brûle et ne se consume pas. En littérature, en rhétorique, une figure qui fait coexister deux contradictoires s’appelle un oxymore. On va regarder si dans l’art, il n’y a pas eu des tentatives de faire voir, d’indiquer Dieu par des « oxymores visuels », de faire tenir des contradictoires ensemble comme le feu et le buisson qui ne se consume pas ; de même que « le son d’un silence subtil » aux oreilles d’Elie.1 Eh bien, on découvre que, en réalité, c’est le fondement de toute œuvre d’art authentique. Un indice que l’art authentique « est, par nature, une sorte d'appel au Mystère » comme le rappelle le pape Jean Paul II dans sa lettre aux artistes, ce sont ces oxymores visuels. On va en regarder un plus facile d’accès dans l’art du maître que l’Église vous donne pour apprendre à regarder, le bienheureux Fra Angelico. Je vais vous demander de regarder ce «buisson ardent » pendant quelques minutes en silence, avec en plus cette question : qu’est‐ce qui me dérange là‐dedans ? Non pas ce que je trouve joli, mais ce qui inquiète 1 En 1R.19,12, les traductions : « bruissement d’un souffle ténu » ou « bruit d'une brise légère » sont des reculs devant l’oxymore d’un silence sonore. 7 mon regard. Qu’est‐ce qui fait que je vais avoir envie de faire un écart et de retirer mes sandales ? De prendre soin de cet espace, de cette surface qui deviendrait une surface sainte et qui m’inviterait à faire un détour, un écart ? (quelques minutes de silence) 33. Une figure de Dieu. Si nous avons bien mené le long combat à travers le désert, nous en sortons le cœur purifié. Et « heureux les cœurs purs, ils verront Dieu » (Mt.5,8). C’est d’avoir le cœur pur qui fait voir Dieu. Demandons la grâce d’un cœur purifié. Je vois un humain, un humain jeune. Les caractéristiques de la jeunesse sont le rose sur les joues, la barbe souple. Il a au‐dessus de la tête une ellipse interrompue. On discerne des taches rectilignes à l’intérieur. Ma culture fait que je ne peux pas m’empêcher de reconstituer une croix. Vous tous qui êtes ici savez qu’on appelle ça un nimbe ‐ plutôt qu’une auréole – crucifère, parce que je vois une croix dessus. Là aussi il faut le savoir, pour deviner une croix. On nous a appris que quand un personnage porte un nimbe crucifère c’est le Christ. Pas du tout. Si je vous apprends quelque chose ce soir ce sera qu’un nimbe crucifère ça veut dire : c’est Dieu. La preuve c’est qu’on voit quelquefois une colombe avec un nimbe crucifère : elle est Dieu le Saint‐Esprit. Donc, cet humain est Dieu. Le nimbe qu’il a sur la tête, j’ai l’impression que c’est comme une assiette cohérente avec l’orientation de son visage. Elle est en perspective et ce sont les lignes noires qui l’a dessine et la croix qui me donne cette impression. Mais, en fait, elle est fabriquée de la même matière que le fond. C’est‐à‐dire que ce nimbe est à la fois en perspective et pas en perspective. Il est à la fois comme une illusion de profondeur et on voudrait faire croire qu’il n’est pas plat et en même temps il fait plat. En plus le vieillissement de la peinture nous aide puisqu’il y a une fissure dans la peinture qui passe à l’intérieur de l’ellipse… A la fois ce nimbe est en profondeur et pas en profondeur. Il est plat et il n’est pas plat. Et puis, ce personnage qui est Dieu, il est jeune comme un Jésus de moins de trente ans et pourtant il est habillé d’une seule couleur. C’est une caractéristique de Dieu le Père. Je suis obligé d’aller un peu vite, il est aussi au sommet d’un retable en position d’envoyer l’Esprit‐Saint 8 à Marie.2 Très probablement au‐dessus d’une Annonciation. Il est en train d’envoyer l’Esprit‐Saint à Marie comme Dieu le Père. Et pourtant il est Dieu le Père avec beaucoup d’apparence de Jésus. Mais comme Jésus a dit : « Qui me voit, voit le Père » c’est même très satisfaisant, théologiquement. Mais, qu’est‐ce que c’est que cette bosse qu’il a dans le dos ? Alors c’est un peu une convention dans la peinture, mais quand un tissu, un vêtement est ainsi agité, c’est le signe qu’il est animé par le vent. Alors vous avez compris. Cette figure de Dieu qui envoie l’Esprit, ce n’est pas parce que l’Esprit est envoyé qu’il n’est pas toujours là. Et donc le souffle qui est là, c’est évidemment Dieu l’Esprit, l’Esprit Saint. Nous avons donc là une figure qui indique le Père, le Fils et le Saint‐Esprit. On a tellement pris l’habitude de représenter la Trinité comme une tablée de trois jeunes gens qu’on en oublierait que Dieu est unique. Pas le Bx Fra Angelico. Voilà je vais arrêter là. Ce n’était qu’un tout petit exemple de traversée du désert, de ce que le désert peut apporter à notre regard. Une purification pour celui qui observe attentivement, éprouve l’absence, affronte ses illusions, se laisse regarder par Dieu, considère le mal en face, revient au cœur ; une purification qui permet de discerner dans des oxymores, les paradoxes de la vue, les signes de la présence de Dieu, les énigmes qui indiquent le Mystère. Car nous avons le droit de désirer voir Dieu. Mais Dieu en diffère la satisfaction. En effet, pour terminer, je voudrais ne pas laisser de côté la fin du discours de Yahvé dans le buisson ardent : « Je t’envoie ». Ce cheminement de l’orée du désert, à la traversée du désert, par delà le désert, n’est pas pour s’arrêter à regarder le ciel, c’est ce qui disent les anges à l’Ascension : « pourquoi restez‐vous ainsi à regarder le ciel ? » (Ac.1,11) Dieu ne s’est pas manifesté in fine pour être vu. Il s’est manifesté pour se donner en nourriture et pour s’unir à nous. En communion. Vouloir encore le voir, même avec adoration, c’est le garder à distance et refuser sa proposition. On ne peut pas voir sans distance. La vision sans distance, la vision béatifique ne nous est promise qu’au‐delà. Au présent, Dieu ne se donne pas à voir mais à manger pour entrer en communion avec nous. Au désert, voir nous envoie au‐delà du regard : en communion avec Dieu. 2 Pour plus de précisions : Brière Michel, L’image de Dieu, petite méditation avec une œuvre du Bienheureux Fra Angelico, Parole et silence, 2002. 9