La transition ou l`art du compromis

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La transition ou l`art du compromis
La transition ou l’art du compromis
Ahmed NÉJIB-CHEBBI
Entretien avec le PNUD
Dans le long cheminement de l’opposition au régime, la grève de la faim entamée le 18
octobre 2005 par un front d’opposants de toutes obédiences, est incontestablement
l’un des temps forts, et sans doute un tournant. A ce moment là, la Tunisie vivait dans
un état d’abattement complet. Zine el Abidine Ben Ali, supposé gouverner pour trois
mandats jusqu’en 2004, s’éternisait au pouvoir. Dès 1999, il avait évoqué la possibilité
d’amender la Constitution pour briguer un quatrième mandat. Nous nous étions
dressés, en vain, contre cette réforme. L’amendement a été adopté en 2002. Ben Ali
s’est présenté en 2004 et il a élu à 99,44 %. La classe politique a perdu toute confiance
en l’avenir. Les perspectives étaient bouchées.
En novembre 2005 devait se produire à Tunis le Sommet mondial de la société de
l’information (SMSI). Comme l’événement devait être couvert par la presse du monde
entier, nous avions pensé que le pouvoir, qui se présentait comme démocratique
parce qu’il s’opposait à l’islamisme, serait obligé d’améliorer son image par au moins
quelques réformes plus ou moins cosmétiques. Or c’est l’inverse qui s’est produit. Le
verrouillage a atteint des sommets. Nous en étions arrivés au point où les opposants
n’avaient même plus le droit de s’asseoir dans les cafés sans être chassés sous la
pression de la police. Les agressions des militants étaient devenues monnaie courante.
La genèse du mouvement du 18 octobre
J’ai alors pris l’initiative de réunir chez moi une vingtaine de cadres politiques de
l’opposition. Pour l’essentiel des gens de gauche. Nous avons réfléchi à la manière de
déverrouiller le système, de faire progresser la liberté. Khmais Chamari a lancé l’idée
d’une grève de la faim, mais tout le monde l’a rejetée. La réunion s’est terminée sans
qu’elle n’aboutisse à la moindre proposition. J’en suis arrivé à la conclusion que ce
n’était pas la bonne méthode, et que ces gens n’avaient pas la volonté de faire quelque
chose ensemble. Finalement l’idée d’une grève de la faim m’a semblé intéressante.
J’ai pris contact avec Hamma Hammami, à l’extrême gauche, et avec Samir Dilou, du
mouvement Ennahdha. Mon projet était que tout le monde participe à cette grève
pour qu’elle ait le plus grand retentissement possible.
L’idée d’associer les islamistes était réfléchie. En 2001, après les attentats du 11
septembre, je pensais qu’il était contre-productif de composer un front commun avec
les islamistes parce que la pression sur l’Islam politique était à son paroxysme et le
régime de Ben Ali aurait pu l’utiliser pour affaiblir encore plus l’opposition. Mais en
2005, la situation avait évolué et il fallait constituer le front le plus large possible contre
la dictature.
D’ailleurs, il y avait déjà un précédent à un front de ce type, au moment du procès de
l’avocat Mohamed Abbou (jugé suite à une série d’articles publiés sur internet où il
dénonçait la corruption de la Justice), en juin 2005. Une cinquantaine de militants de
tous bords, notamment des avocats, de Radhia Nasraoui (militante contre la torture
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LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives
et épouse de Hamma Hammami) à Noureddine Bhiri (cadre d’Ennahdha), avaient
organisé un sit in de protestation. La présence d’islamistes n’a pas soulevé de problème.
Hamma Hammami a accepté rapidement la proposition et je l’ai informé que j’avais
envoyé un émissaire pour associer Samir Dilou. Après un moment de réticence, il
a accepté quand je lui ai parlé du sit in des avocats. L’avocat Ayachi Hammami, un
militant de gauche indépendant, a accepté aussi. C’est dans son cabinet que s’est
déroulé la grève. Lotfi Hajji, journaliste, l’actuel chef du bureau d’Al Jazeera, l’ancien
magistrat Mokhtar Yahyaoui, l’avocat Abderaouf Ayadi, ont accepté également. Nous
avons contacté Mustapha Ben Jaafar (dirigeant du parti Ettakatol), et Mokhtar Trifi,
président de la Ligue des droits de l’Homme, tous deux ont refusé, alors qu’il était
important que la Ligue soit avec nous, puisqu’un des problèmes de l’époque, c’était de
lever l’embargo sur la Ligue.
Nos revendications portaient sur trois points : la liberté d’expression et de la presse,
la liberté de réunion et d’organisation, l’amnistie générale des prisonniers politiques.
Nous comptions sur la médiatisation du SMSI et la venue de délégations du monde
entier à Tunis pour donner un écho à ces aspirations.
L’union de tous
Nous sommes entrés le soir, subrepticement, dans le bureau d’Ayachi Hammami, avec
quelques matelas. Nous étions sept et un huitième nous a rejoints, Mohamed Nouri,
un avocat d’obédience islamiste, membre de l’Association internationale de soutien
aux prisonniers politiques.
Nous avons mis nos mains les unes sur les autres et pris un seul serment, celui de ne
rompre la grève de la faim qu’ensemble. Si l’un de nous était arrêté, il faudrait nous
réunir pour que nous prenions une décision de suspension de manière collective. Le
lendemain matin nous avons organisé une conférence de presse qui a surpris tout le
monde, à commencer par la Direction de surveillance du territoire. La police a tout
de suite encerclé le local. Le soir, un groupe d’étudiants est venu pour manifester
sous soutien à notre grève, ils ont été bloqués. Le lendemain matin nous avons appris
que l’Ambassadeur de Grande Bretagne voulait nous rendre visite. La police, surprise
encore une fois, a ouvert le passage. Nous en avons profité pour appelé tous nos amis
pour le dire, c’est le moment de venir, la police ne peut pas vous repousser. A partir
de ce moment là, le siège était rompu. Des comités de soutien se sont constitués à
travers tout le pays. Nous recevions des délégations de tous les gouvernorats, des
syndicalistes, des représentants des secteurs professionnels. D’ailleurs, ce qui nous a
fatigués le plus, ce sont les visites, jusqu’à trois cents par jour. Le groupe de soutien a
réuni cent personnalités de tous bords. Le retentissement a été international. Là où
vivaient des Tunisiens, il s’est formé un comité de soutien. L’union de tous et le courage
de l’acte ont eu un effet mobilisateur général, c’était l’expression du ras-le-bol face à un
verrouillage total. Le gouvernement s’est trouvé réellement débordé. Quand le SMSI
a eu lieu, l’événement ce n’était plus le sommet, c’était notre grève. C’était un succès
au-delà de toute attente.
Du mouvement au forum du 18 octobre
Nous savions que le gouvernement n’allait pas céder, il fallait donc une stratégie de
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sortie, mais nous avions atteint notre objectif politique : susciter une mobilisation et
sensibiliser l’opinion la plus large possible à la réalité du régime. Nous avons arrêté à
la demande d’une délégation conduite par le prix Nobel de la Paix iranienne, Shirine
Ebadi, qui s’est engagée, au nom du mouvement mondial des droits de l’homme, à
ce qu’ils prendraient en charge notre revendication. La grève a été suspendue le 18
novembre, alors que démarrait le SMSI, au moment où l’avantage était maximum.
Mais une fois la grève terminée qu’allions nous faire ? Il semblait naturel de poursuivre
l’action commune sur la base de nos trois revendications minimales à laquelle tout
le monde adhérait. Mais fallait-il pour cela constituer un front politique ? Même si
nous avions le même projet démocratique, il semblait nécessaire, au préalable, d’en
discuter les fondements. Nous avons décidé d’une part de continuer l’action unitaire
sur la base de nos revendications et d’autre part de constituer un forum de débat
sur les fondements du projet démocratique. Si nous pouvions dégager une position
commune, alors il était envisageable de constituer un front politique, sinon, il faudrait
se contenter de l’action minimale. C’est ainsi qu’est né le forum du 18 octobre.
L’action pratique du Forum a été systématiquement réprimée. Nous avons tenté de
faire des attroupements de rue pour la liberté d’expression, à l’occasion de la journée
mondiale de la liberté de la presse, ou pour telle ou telle cause, mais nous nous
heurtions à une masse de policiers écrasante. Au bout du compte, nous nous sommes
découragés face au rouleau compresseur de la répression, cela n’avait plus de sens de
tenter quoi que ce soit.
Les réunions, en revanche, dans un premier temps ont été tolérées. Nous nous
réunissions alternativement au local du PDP ou d’Ettakatol, pour discuter selon quatre
axes : le droit des femmes, le rapport de l’Etat et de la religion, le cas des châtiments
corporels dans le système pénal (le Hûdud), la liberté de conscience. C’était une
discussion introduite par un invité, par exemple Abdelmajid Charfi, Ayadh Ben
Achour… et les représentants des partis s’exprimaient et débattaient.
A partir d’un certain moment, les autorités ont interdit nos réunions et nous sommes
passés dans la clandestinité. Quand, malgré nos précautions, les autorités avaient
connaissance de nos réunions, la police déployait un dispositif énorme qui encadrait
tout un quartier pour en empêchait l’accès. Nous sommes malgré tout parvenus à
élaborer des accords sur l’ensemble des points. abordés.
Les évolutions d’Ennahdha
C’est entre Ennahdha et les autres que les visions étaient les plus éloignées. Le
mouvement islamiste avait procédé un ajustement doctrinal dès 2003 aux rencontres
d’Aix en Provence, tenues à l’initiative de Moncef Marzouki, en vue, déjà, de constituer
un front politique. Les autres composantes de l’opposition n’y étaient pas favorables.
Mustapha Ben Jaafar s’est rendu à Aix en Provence. Personnellement, j’ai préféré ne
pas y aller. Notre parti était représenté par Mohamed Goumani, qui avait la directive
expresse de ne rien signer dans le sens d’un front politique. Les conditions locales et
internationales faisaient qu’il aurait plus de désavantages que d’avantages, et nous
n’étions pas d’accord à l’époque sur le projet démocratique.
Le texte issu d’Aix-en-Provence montre comment Ennahdha était disposé à évoluer.
Dès les années 1980, Rached Ghannouchi avait déclaré à un journal koweitien que
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si le peuple tunisien choisissait le parti communiste pour gouverner, les islamistes
se plieraient à sa volonté. Cependant leur idée, c’était d’accepter la démocratie pour
arriver au pouvoir. Mais étaient-ils disposés, une fois au pouvoir avec le sentiment d’être
majoritaires dans la société, à retourner aux urnes ? Ce n’était pas clair. Mais c’était déjà
une évolution par rapport à la position des Frères musulmans à l’époque, pour qui
l’idée que la démocratie était un moyen d’arriver au pouvoir constituait une hérésie.
En 1983, en prison Rached Ghannouchi, qui fait partie des musulmans modernes, avait
rédigé un texte à propos de la femme qui comportait un certain nombre de révisions.
Il admettait que sur cette question, les islamistes tunisiens s’étaient positionnés en
réaction à Bourguiba, mais que n’avait permis d’avancer sur la réflexion. Il en est
arrivé à affirmer qu’une femme peut être Chef d’Etat dans un pays musulman. Ce qu’il
justifiait par l’idée qu’il ne s’agit pas le calife des musulmans, mais l’équivalent de l’émir
d’une province musulmane.
Cela restait une évolution de l’intérieur. L’évolution de la pensée des islamistes consiste
à intégrer dans la vision idéologique islamique des éléments de la pensée moderne.
Ce n’est pas une évolution rupture et en affrontement, mais en absorption et en
intégration. C’est une évolution par étapes.
L’implication d’Ennahdha dans le cadre du forum du 18 octobre s’est inscrite dans
ce sillage. Il était représenté par Ali Laarayedh et Zied Doualetli. Même après qu’ils
ont donné leur accord, le parti a mis énormément de temps à valider les textes parce
qu’ils leur posaient des problèmes idéologiques et suscitaient des accords à l’intérieur.
Mais au bout du compte, Ennahdha a entériné les accords dans lesquels on trouve
les germes de la Constitution actuelle. Deux déclarations, notamment, traitent de la
liberté de conscience et de l’égalité entre les hommes et les femmes, où ces principes
sont posés dans des termes parfois plus clairs que dans l’actuelle Constitution. C’est
la première fois qu’Ennahhda a affirmé que l’apostasie n’est pas punissable en Islam
(Dans son ouvrage Les libertés publiques dans un Etat islamique, il avait déjà écrit que
cette sanction n’avait jamais été pratiquée du temps du Prophète). L’égalité complète
sans discrimination de sexe est clairement posée. Le 18 octobre a été un moment
d’évolution important, qui a uni la société politique actuelle.
L’échec du front politique
Bien qu’il soit arrivé à un accord sur les fondements du projet démocratique, le
Forum n’est pas parvenu à se transformer en front politique, parce que la répression
a démobilisé les acteurs et parce que Ennahdha a connu des divisions profondes sur
l’attitude à adopter vis-à-vis du régime. Une bonne partie de ses cadres appelaient à la
réconciliation, tandis qu’une partie des cadres à l’extérieur, dont Rached Ghannouchi,
étaient hostiles à cet appel au compromis qui profitait de la démoralisation pour
ramener les gens à une réconciliation avec le régime et à ses conditions.
En vue de l’élection présidentielle de 2009, les composantes du 18 octobre ne sont pas
parvenues à s’entendre sur une attitude commune. Nous nous sommes présentés en
rangs dispersés.
Dès le lendemain des élections, le problème de la présidence à vie s’est posée. La
Constitution incluait une disposition,que Ben Ali avait introduite pour éliminer
Ahmed Mestiri en 1989, limitait l’âge des candidats à 75 ans. C’était le dernier verrou
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avant la présidence à vie. Ettakatol s’est rapproché d’Ettajdid, mais ils me semblaient
en retard sur l’évolution de la situation. Ennahdha était trop affaibli et trop divisé,
et ils avaient décidé de suspendre leurs activités politiques jusqu’à résolution de ses
conflits internes, comme me l’a appris Ali Laarayedh quand je l’ai invité à rejoindre la
campagne contre l’amendement de la Constitution.
Sur le plan politique, à la veille de la Révolution, le mouvement du 18 octobre n’existait
plus parce que sur le plan pratique, il ne pouvait plus mener d’activités pour la défense
des droits et libertés, et sur le plan théorique ses accords n’ont pas abouti à des
orientations politiques communes. C’est ce qui expliquera les divisions au lendemain
de la Révolution.
De l’étincelle au compromis
Le soulèvement des jeunes à l’hiver 2010 était prévisible. C’était une révolte spontanée
à caractère social, mais les événements du bassin minier de 2008 avaient enclenché un
cycles de protestations. Il se produisait un peu partout de petites révoltes étouffées
dans l’oeuf.
Le chômage et le développement régional étaient deux grandes bombes à
retardement. Même si l’ancien régime a imprimé une certaine croissance, il a échoué
sur l’intégration des jeunes et des régions. L’étincelle de Sidi Bouzid était d’abord une
protestation de jeunes, ce qui était en jeu c’était l’emploi et un sentiment de dignité.
Très vite, parce que l’ancien régime n’avait pas de mécanisme de résolution des crises,
la révolte a pris rapidement un caractère politique. Cela abouti, sans que cela ait été le
résultat recherché, à l’effondrement du régime et au départ du Chef de l’Etat.
Le PDP était en première ligne, et de loin, dans l’opposition au régime. Nos militants ont
naturellement participé à la Révolution. Le porte parole de Sidi Bouzid était membre
du bureau politique du PDP, notre journal, El Mawkif, accompagnait semaine après
semaine le mouvement, donnait des informations, essayait de fixer des objectifs et des
revendications. Notre local a servi de plateforme en direction des médias étrangers.
Ben Ali est parti sans que personne ne s’y attende le 14 janvier. Le 15, le Premier
ministre Mohamed Ghannouchi, m’a appelé pour me proposer de participer un
gouvernement d’union nationale qui écarte les personnages les plus impliqués dans
la répression ou dans la corruption. L’UGTT a accepté dans un premier temps et envoyé
une lettre dans laquelle elle proposait trois noms. Mustapha Ben Jaafar a accepté aussi
le poste de Ministre de la Santé et il défendait la participation à ce gouvernement. Puis
l’UGTT a rapidement changé de décision et sous son influence, et peut être celle de
Ahmed Mestiri, Ben Jaafar s’est retiré. Mais Ahmed Brahim, Taïeb Baccouche et d’autres
personnalités sont restées. Ce gouvernement était fondé sur l’idée d’un compromis
avec la fraction technocratique de l’ancien régime qui intégrait des gens comme
Kamel Morjane ou Ahmed Friaa.
Pendant la période noire de la répression, j’ai beaucoup lu en prison ou quand j’étais
dans la clandestinité, notamment sur les transitions démocratiques. L’idée maitresse
pour la réussite de la transition, c’est le compromis entre les représentants de la
fraction du système, convaincue de la nécessité de la réforme, et ceux de la société
opposée au système.
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LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives
J’ai donc saisi, sans hésiter, la proposition de Mohamed Ghannouchi dans cette
perspective. La poursuite de la confrontation pouvait aboutir, soit à l’effondrement de
l’Etat, soit à l’écrasement de la Révolution. Pour moi le compromis avait une base claire,
c’était sauver l’Etat et changer le régime. Il s’agissait de prendre toutes les mesures
en vue d’une transition pacifique vers la démocratie, couronnée par l’élection d’un
Chef de l’Etat qui aurait convoqué l’élection d’une assemblée et qui aurait amendé la
Constitution.
L’acte premier du gouvernement a été l’amnistie générale. L’acte 2, la suspension
des salaires des permanents du RCD et le retrait de toutes les voitures que l’Etat avait
mises à sa disposition. La police a été retirée des universités. Plus tard, Il y a eu aussi la
constitution de la commission la réforme politique, présidée par Yiadh Ben Achour, la
décision de former une commission de la réforme des médias et une instance électorale
indépendante. Le principe de la liberté de la presse et de constitution des partis, ce
sont aussi une décision de ce gouvernement. En vue d’une élection présidentielle libre
en juin, des lettres ont été adressées à l’ONU et l’Union européenne pour demander
l’envoi des observateurs. Historiquement, c’est ce compromis qui a permis à la Tunisie
d’être l’exception.
J’ai défendu le compromis. Mais j’en ai payé le prix. Toutes les composantes du 18 octobre
ont fait une campagne contre moi, relayée par les médias. D’Ennahdha à l’extrême
gauche, en passant par Mustapha Ben Jaafar et les avocats. Ils se sont réunis dans un
mouvement qui s’appelait le Mouvement du 14 janvier qui a mis à contribution les
structures de l’UGTT. La direction de la centrale syndicale avait désavoué la révolution
par des déclarations publiques, mais en son sein, certains cadres actifs, notamment
issus des partis d’extrême gauche (le Watad et le PCOT), exerçaient une pression sur la
direction pour l’entraîner sur leur ligne : non participation au gouvernement, départ
des ministres issus de l’ancien gouvernement et abandon de la feuille de route vers
une élection présidentielle au profit de l’élection d’une Constituante.
Les intérêts de l’extrême gauche et Ennahdha convergeaient durant cette séquence.
C’est dans la culture des premiers d’être maximalistes et de refuser les compromis.
Quant à Ennahdha, comme ils ne faisaient pas partie du compromis, il avait intérêt à
ce qu’il capote. Mais les islamistes avaient leur propre stratégie : se restructurer pour
partir à la conquête du pouvoir. Alors que l’extrême gauche n’avait ni les moyens, ni la
culture de la prise du pouvoir et finalement, elle n’a rien tiré électoralement de cette
situation.
Le rassemblement de Kasbah 1, fin janvier, a obtenu le départ des ministres issus
de l’ancien gouvernement. Celui de Kasbah 2, fin février, a imposé l’adoption d’une
autre feuille de route, dirigée vers l’élection d’une Assemblée constituante. C’était
une période de grande fluidité. Mais au départ, il n’était pas question que Mohamed
Ghannouchi démissionne, il a craqué le samedi soir quand il a entendu des gens
demander sa pendaison à la télévision. Le dimanche il a annoncé sa volonté de
démissionner. Tous les ministres se sont réunis à Carthage, mais déjà il avait invité la
presse pour annoncer sa décision.
Il avait mis en place les fondements de la transition. Il est tombé au bout de 45 jours
après et moi avec. Béji Caid Essebsi, choisi par un petit aréopage composé du Premier
ministre, le Président de la République et le Chef des Armées, a pris la suite avec le
même personnel et le même plan d’action et on a abouti aux élections de 2011.
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J’ai dit à Béji Caïd Essebsi, « Je n’aimerais pas être à votre place. Vous allez organiser des
élections libres dans une conjoncture ou les partis sont extrêmement faibles et on ne
sait pas quelles sont les allégeances détermineront le choix des représentants de cette
chambre obscure : le tribalisme ressuscité, l’argent, des réseaux tout sauf politiques… »
Donner l’avenir du pays à une chambre dont on ne connait ni la composition, ni les
équilibres, c’était une aventure. Il m’avait paru paraissait plus sage de choisir parmi les
personnalités politiques du pays quelqu’un à la présidence pour prendre en main les
réformes et la rédaction d’une nouvelle Constitution. Mais on ne peut refaire l’Histoire.
Face à Ennahdha
Le nouveau Premier ministre m’a mis devant le choix : participer aux élections ou faire
partie du gouvernement. J’ai opté pour les élections. Au départ, nous étions au coude
à coude avec Ennahdha. Dans un premier temps notre mouvement le PDP a connu un
mouvement d’adhésion massif et nous pensions que nous pouvions être l’alternative et
nous avons mené notre campagne en prévision des élections législatives de juillet 2011.
Le report des élections à octobre nous a essoufflés. Il ne profitait qu’à Ennahdha qui
pouvait naturellement diffuser sa propagande dans le cadre des activités du Ramadan
durant l’été, quand toutes les autres activités sociales tournaient au ralenti.
Quand je me suis positionné contre Ennahdha, ce n’est pas parce qu’ils étaient islamistes.
Depuis 1979, j’ai cessé de penser dans le cadre de systèmes idéologiques qui ne sont
que des tentatives de rationalisation des événements. L’idéologie est par essence
exclusive, alors que la démocratie est par nature inclusive. Si vous êtes politique, vous
voyez alors tout le monde dans le cadre d’un seul et même pays, des communistes
aux salafistes, et il faut vivre pacifiquement ensemble. Ce sont les règles de gestion
de la société qui comptent. Dans une démarche idéologique, les désaccords peuvent
devenir potentiellement violents, puisque ce sont des systèmes d’idées orientés vers
le monopole et l’éviction de ce qui est divergent. Dans une démarche inclusive, même
si vous êtes en désaccord absolu avec l’adversaire, vous respectez ses droits et vous
organisez la société de façon à ce que tout le monde soit égal devant le Loi et que
chacun se soumette au verdict des urnes.
Mon opposition à Ennahdha était donc politique. Je leur reprochait deux choses.
D’abord de ne pas avoir de programme et à défaut de programme d’utiliser la
religion comme argument, avec pour double écueil de détourner l’attention des
vrais problèmes et de diviser la société. La deuxième critique, c’était leur propension
hégémonique, prévisible bien avant la campagne. Tous les mouvements idéologiques
ont tendance à instrumentaliser l’Etat au service de leur idéologie. Ces deux critiques
se sont vérifiées. Ils se sont révélés peu préparés à gouverner le pays et ils ont tenté de
s’approprier l’Etat par des nominations massives notamment.
Nous étions en compétition politique avec Ennahdha. Mais nous avons été diabolisés
par l’ensemble de nos adversaires. Ennahdha, le CPR ont joué sur le risque de l’ancien
régime ne revienne alors que ce danger n’existait pas. Cette peur je l’ai sentie chez
les gens. Ils sentaient une sorte de machination se tramer et les gens qui ont joué sur
cette fibre ont trouvé du répondant. Mais l’Etat est sorti ébranlé de la Révolution. La
police a été défaite, elle ne pouvait pas être l’instrument du retour de l’ancien régime.
Le RCD s’est effondré, les rcdistes rasaient les murs. La Justice jusqu’à ce jour n’a pas
été réformée mais les juges ont acquis leur indépendance. Depuis 2011, ils n’obéissent
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LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives
plus directement aux injonctions du pouvoir exécutif et des instances les protègent.
Même si la corruption peut être une porte d’entrée pour les pressions de toutes sortes.
Mais la révolution ne peut pas se faire en un jour. Selon moi, le pouvoir était à terre en
2011 et n’avait aucune chance de revenir.
On nous a présentés également comme le parti de l’argent et des hommes d’affaires.
Toute cette campagne a fini par avoir un effet sur l’opinion. Nous sommes sortis vaincus
alors que nous pouvions être au moins la deuxième force politique du pays.
Mais je me suis incliné devant le choix des Tunisiens, et je me suis inscrit dans
l’opposition dans la mesure où je n’attendais pas de l’expérience à venir la réalisation
des objectifs pour lesquels la population s’est soulevée.
De l’opposition au compromis
La période de l’Assemblée constituante se divise en deux phases. Du 23 octobre 2011,
date des élections, au 23 octobre 2012, il y avait une légitimité électorale. Un an après,
à partir du 23 octobre 2012, cette légitimité électorale n’avait plus court. A chaque
phase, correspond une stratégie.
Dès le départ, nous avons choisi d’être dans l’opposition. La loi d’organisation provisoire
des pouvoirs publics plaçait l’essentiel des pouvoirs entre les mains du Premier
ministre, qui était également le secrétaire général d’Ennahdha. On nous a sorti des
tiroirs de Ben Ali, une loi de finance qu’il a fallu adopter dans les 48 heures et à laquelle
nous nous sommes opposés. L’incapacité du gouvernement à gérer l’économie du
pays était manifeste et s’est traduite par la baisse de la notation financière de la Tunisie.
Cela a renforcé les oppositions. La question sociale restait tendue. Les débats autour la
Constitution étaient virulents.
Quand j’ai demandé, dès mai 2012 la constitution d’un gouvernement technique,
c’était sur la base de l’échec du gouvernement et de la peur que le pays ne s’effondre.
C’est strictement politique. Je ne menait pas une guère idéologique. Cette opposition
était institutionnelle. On ne cherchait pas à renverser le gouvernement par la rue.
Jusqu’en octobre 2012, nous respections sa légitimité électorale.
A partir d’octobre 2012, la Tunisie est entrée dans une phase de brouillage. La troïka
n’entendait pas honorer son engagement d’une transition d’une année. Elle continuait
à gouverner et ne voulait pas se lier par quelle que date que ce soit.
Après les émeutes de Siliana, dès le mois de décembre 2012, Hamadi Jebali cherchait à
élargir la base politique de son gouvernement pour diminuer la pression et commencer
à s’affranchir de la tutelle du parti. Il m’a proposé le poste des Affaires étrangères
et à Maya Jribi, n’importe quel autre pour nous amener dans une coalition élargie.
Mais notre politique n’était pas d’avoir une part du gâteau, il n’était pas question
de renforcer la troïka contre l’opposition. La sauvegarde du pays supposait soit la
constitution d’un gouvernement national, avec Nidaa Tounes et le Front populaire,
soit un gouvernement technique qui serait soutenu de l’extérieur par l’ensemble
des partis. Jebali m’a répondu qu’il ne pouvait accepter aucune de ces solutions. La
première, intégrer, ne passait pas dans la gorge d’Ennahdha. La seconde supposait
qu’il défasse la troïka et ce qui n’était pas son intention.
Personnellement, tout en considérant que la légitimité électorale était caduque,
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j’avais en vue la nécessité d’amener par la pression, Ennahdha à composer sur la
Constitution et sur la date des élections. Chercher à renverser le pouvoir, c’était courir
à la confrontation et à l’échec de la Révolution. Ce qui m’a valu, de la part de Nidaa
Tounes, engagé dans une escalade de lutte idéologique, par moment menaçante pour
la stabilité du pays, d’être présenté comme un homme entre deux chaises.
Cette stratégie du compromis s’est d’abord concrétisée dans le dialogue organisé
par la présidence à Dar Dhiafa, en avril 2013. Le parti m’avait chargé de contacter les
chefs de l’opposition un à un pour les amener autour d’une table afin de résoudre
les problèmes et d’abréger la transition en procédant rapidement aux réformes
nécessaires à la tenue d’élections libres. Je suis allé voir Moncef Marzouki qui a tout de
suite accepté l’idée. C’est le seul qui pouvait convoquer tout le monde, ouvrir le débat
et laisser les partis discuter.
El Massar est venu puis s’est retiré parce l’UGTT n’était pas là, mais elle ne voulait pas
être là puisqu’elle tenait à son propre processus de dialogue national. Béji Caïd Essebsi
est venu puis s’est retiré.
Malgré tout, nous avons travaillé un mois sur toutes les questions épineuses. En
particulier, c’est là que les options fondamentales de la Constitution ont été négociées.
Nous sommes parvenus à des accords que le processus de l’UGTT a entériné dès le
lendemain. Le projet final de la Constitution présenté le 1er juin reprenait l’essentiel
des solutions élaborées à Dar Dhiafa, même si le texte a été amélioré après le bras de
fer de l’été 2013.
Quand la pression paie
Ennahdha a accepté de composer sur la Constitution, mais il a pensé qu’il pouvait
continuer à gouverner. Jusqu’à ce que l’assassinat du député Mohamed Brahmi, le 25
juillet 2013, déclenche le sit-in du Bardo. Deux heures après l’assassinat, j’ai fait une
déclaration tonitruante, j’ai demandé la suspension des travaux de l’Assemblée, la
constitution d’un comité d’expert qui synthétise toutes les questions litigieuses pour
élaborer un projet de Constitution qui serait soumis à référendum, et le départ du
gouvernement. Trois tendances se sont manifestées au fil du développement du sit
in. Celle qui voulait renverser le pouvoir par la rue en investissant les administrations,
représentée par Hamma Hammami. Celle qui consistait à faire monter les enchères
pour amener Ennahdha a un accord bi-partite pour mettre en place, dans l’obscurité,
un partage du pouvoir, c’était celle de Nidaa Tounes, et qui a donné la réunion de Paris
entre Béji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi. Et la nôtre qui consistait à faire pression
par le sit in pour obliger Ennahdha à un compromis clair avec l’ensemble des forces
politiques. C’est qui s’est déroulé dans le cadre du Dialogue national qui a abouti le 19
décembre.
La négociation devait régler le problème de la Constitution et du gouvernement,
mais il achoppé sur le choix du Premier ministre. Nidaa Tounes et le Front populaire
défendaient Ennaceur, tandis que moi je défendais Ahmed Mestiri, parce qu’il avait
confiance des deux protagonistes. Profitant du blocage Ennahdha a profité des
désaccords au sein de l’opposition et c’est entendu avec l’UGTT pour faire passer
Mehdi Jomaa, sans l’avis des principaux partis et même contre l’avis des partis du Front
de salut national. Nous n’avons pas voulu cautionner la manière dont il été imposé, et
nus avons quitté la table du dialogue.
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LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives
En définitive, la recherche du compromis par pression a été payante. Elle a ouvert la
voie à l’adoption de la Constitution, abouti à la constitution du gouvernement Mehdi
Jomaa et aux élections de 2014. Mais j’en payé le prix.
Conformément à la ligne que je me suis fixé pour réussir la transjtion pacifique, j’ai
défendu deux compromis, l’un avec les technocrates de l’ancien régime quand il a fallu
mettre en place les bases de la transition, l’autre avec un parti Ennahdha hégémonique
pour l’amener à quitter le pouvoir sans déstabiliser les institutions. La Tunisie s’et
engagée dans cette voie et j’y ai joué un rôle important. Ces deux compromis étaient
vitaux pour la Tunisie. Mais j’ai perdu électoralement à cause de cela.
Maintenant, pour moi l’essentiel est le développement régional. Ce qui est dangereux
est devant nous. Si l’on ne résout pas les questions qui ont amené à la révolution,
il se produira une forme de soulèvement bien plus terrible qu’en 2011. Si ceux qui
représentent la société continuent à lui tourne le dos, alors les Tunisiens leur tourneront
le dos aussi et chercheront une issue dans la fuite ou des entreprises politiques bien
plus radicales comme l’Etat islamique.
Les gens viennent à la démocratie par intérêt. C’est le rapport de force qui les oblige à
respecter les accords, et cela finit par devenir une culture.
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