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Sociologie du Québec en mutation Aux origines de la Révolution tranquille Jean-Charles Falardeau Introduction et choix de textes par Simon Langlois et Robert Leroux Collection fondée et dirigée par Daniel Mercure La collection Sociologie contemporaine rassemble des ouvrages de nature empirique ou théorique destinés à approfondir nos connaissances des sociétés humaines et à faire avancer la discipline de la sociologie. Ouverte aux diverses perspectives d’analyse, « Sociologie contemporaine » s’intéresse plus particulièrement à l’étude des faits de société émergents. (Liste des titres parus à la fin de l’ouvrage) Sociologie du Québec en mutation Jean-Charles Falardeau Sociologie du Québec en mutation Aux origines de la Révolution tranquille Introduction et choix de textes par Simon Langlois et Robert Leroux Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition. Maquette de couverture : Laurie Patry Mise en pages : In Situ © Presses de l’Université Laval. Tous droits réservés. Dépôt légal 4e trimestre 2013 ISBN 978-2-7637-1656-5 PDF 9782763716572 Les Presses de l’Université Laval www.pulaval.com Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce soit est interdite sans l'autorisation écrite des Presses de l'Université Laval. Table des matières Remerciements. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IX Avant-propos Jean-Charles Falardeau, interprète de la société québécoise. . . . . . . . . . . . 1 Définir la sociologie 1. Qu’est-ce que la sociologie ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 2. Géographie humaine et sociologie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27 La campagne et la ville 3. La paroisse canadienne-française au XVIIe siècle . . . . . . . . . . . . . . . 49 4. Analyse sociale des communautés rurales. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63 5. The parish as an institutional type. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73 6. Sociologie de la paroisse. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93 7. Les paroisses dans nos villes : aujourd’hui et demain . . . . . . . . . . . 107 8. Évolution et métabolisme contemporain de la ville de Québec . . . 115 VIII sociologie du Québec en mutation Stratification et classes sociales au Québec 9. Stratifications sociales. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129 10. Stratifications sociales de notre milieu. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137 11. L’évolution de nos structures sociales. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145 12. Réflexions sur nos classes sociales. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 163 13. Orientations nouvelles des familles canadiennes-françaises. . . . . . 173 Les élites 14. Rôle et importance de l’Église au Canada français. . . . . . . . . . . . . 189 15. La place des professions libérales dans le Québec. . . . . . . . . . . . . . 205 16. Évolution des structures sociales et des élites au Canada français. . 211 17. L’origine et l’ascension des hommes d’affaires dans la société canadienne-française. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 223 18. Des élites traditionnelles aux élites nouvelles. . . . . . . . . . . . . . . . . 239 Le Québec comme société globale 19. Notre communauté nationale. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 257 20. Canadians in search of Canada . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 269 21. Dilemmes de la société canadienne-française. . . . . . . . . . . . . . . . . 279 22. Les Canadiens français et leur idéologie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 283 23. L’évolution socioculturelle du Québec au XXe siècle . . . . . . . . . . . 303 24. Comment peut-on être québécois ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 311 Sources des textes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 321 Remerciements N ous tenons à remercier les personnes et les institutions qui ont collaboré à ce projet de publication. Nos remerciements vont d’abord à Mira Falardeau, fille de Jean-Charles Falardeau, qui a accordé la permission de publier les textes de son père. Nous lui en sommes bien reconnaissants. Nous exprimons notre gratitude à la Faculté des sciences sociales et au Département de sociologie de l’Université Laval pour avoir accordé un appui financier à cette entreprise dans le cadre des célébrations entourant le 75e anniversaire de la faculté et du 70e anniversaire de la création du Département de sociologie. Pierre Fraser, candidat au doctorat au Département de sociologie, a numérisé les textes et travaillé à la préparation du manuscrit. David Gaudreault nous a assistés dans le travail de repérage des textes originaux. Nous leur exprimons notre gratitude ainsi qu'aux maisons d'édition qui ont publié les textes de Jean-Charles Falardeau retenus dans cet ouvrage. Nos remerciements vont aussi à Yves Martin pour sa relecture du manuscrit. Nous avons enfin apprécié la collaboration et la disponibilité du personnel de la Division des archives de l’Université Laval où est logé le Fonds Jean-Charles-Falardeau. Enfin nous exprimons nos remerciements au Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) ainsi qu’au personnel des Presses de l’Université Laval pour le travail d’édition. A va n t - p ro p o s Jean-Charles Falardeau, interprète de la société québécoise Simon Langlois et Robert Leroux J ean-Charles Falardeau est le premier véritable sociologue universitaire québécois de langue française. Sa place dans l’histoire de la sociologie au Québec et au Canada est bien connue et plusieurs travaux l’ont bien cernée1. Cependant une partie de son œuvre importante reste encore inaccessible parce que dispersée dans diverses revues peu connues ou dans des ouvrages collectifs tombés en oubli. C’est le cas notamment des travaux publiés dans la première moitié de sa vie active sur la stratification sociale, la paroisse comme institution sociale de première importance au sein de la société québécoise, sans oublier le Québec comme société globale. Nous proposons de combler cette lacune en réunissant dans le présent ouvrage 24 textes de Jean-Charles Falardeau portant sur ses analyses publiées dans les années 1950 et 1960, qui restent d’une étonnante actualité et d’une grande pertinence pour comprendre la modernisation du Québec, ou encore la genèse du Québec contemporain. Falardeau a été séduit par la sociologie dès la fondation en 1938 par le père Georges-Henri Lévesque de l’École des sciences sociales de l’Université Laval. Son passage dans cette institution a confirmé son désir 1.Voir notamment Marcel Fournier, L’entrée dans la modernité. Science, culture et société, Montréal, Albert St-Martin, 1986 ; Nicole Gagnon, « Le Département de sociologie, 1943-1970 », dans A. Faucher (dir.), Cinquante ans de sciences sociales à l’Université Laval. L’histoire de la Faculté des sciences sociales, Sainte-Foy, Faculté des sciences sociales de l’Université Laval, 1988, p. 75-130 ; Jean-Philippe Warren, L’engagement sociologique. La tradition sociologique francophone (1886-1955), Montréal, Boréal, 2003 ; Martin Carle, Étude sur la sociologie de Jean-Charles Falardeau, thèse de maîtrise, Université d’Ottawa, 2010 ; Simon Langlois, « Jean-Charles Falardeau, sociologue et précurseur de la Révolution tranquille », Les Cahiers des Dix, no 66, 2012, p. 201-268. 2 sociologie du Québec en mutation de comprendre « ce qu’il était en train d’advenir de la société québécoise2 ». Sa rencontre en 1939 avec Everett C. Hughes, alors au Québec pour y écrire une monographie, fut décisive ; de nouveaux horizons et de nouvelles perspectives s’ouvraient à Falardeau qui fut persuadé qu’il devait se rendre à l’Université de Chicago pour y parfaire sa formation de sociologue, là où se trouvait à l’époque l’un des meilleurs départements de sociologie en Amérique. C’est là qu’il s’initie à la sociologie allemande, celle de Georg Simmel et de Max Weber ; c’est là aussi qu’il suit les séminaires de sociologues et anthropologues américains importants comme Robert Redfield, Louis Wirth, Herbert Blumer, W. I. Thomas et William F. Ogburn. Le dépaysement intellectuel est important, enrichissant, mais le Québec n’est pourtant jamais loin dans les pensées de Falardeau. C’est ainsi que, sous la direction de Redfield, Falardeau entreprend une étude sur l’évolution de l’institution paroissiale sous l’Ancien Régime et au Québec. Mais la sociologie de Chicago ne peut tout dire sur le Québec, c’est pourquoi, encore étudiant, Falardeau complète l’œuvre de ses maîtres par celle de Léon Gérin, ce fonctionnaire qui avait été initié par Edmond Demolins et Henri de Tourville à l’École de la science sociale de Le Play. En 1943, Jean-Charles Falardeau revient à la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval comme professeur. Son œuvre commence dès lors à prendre forme. Elle va s’étendre sur plus de quatre décennies. Esprit rigoureux, Falardeau, en bon « sociologue-observateur », a laissé des travaux riches, novateurs, qui ont permis de connaître le Québec et son passé « de façon profonde, charnelle, lyrique3 ». Comme le rapporte Nicole Gagnon dans un texte richement documenté, « aux idéologies nationalistes enracinées dans une vision mythique du passé, [Falardeau] voudra opposer une nouvelle définition de la société, fondée sur l’observation positive de la réalité contemporaine ». D’où sa fascination pour Hughes qui lui a transmis « une conception très empiriste de sa discipline4 ». L’un des meilleurs moyens pour y parvenir était, à ses yeux, de fréquenter les sentiers qu’avaient défrichés les devanciers du pays qu’il a tant aimé. « Il y a eu, écrit-il, parmi ces chefs de file intellectuels du passé, des penseurs hardis et novateurs qui, en avance sur les courants de leur époque et 2. Jean-Charles Falardeau, « Itinéraire sociologique », Recherches sociographiques, vol. XV, nos 2-3, mai-décembre 1974, p. 220. 3. Ibid. 4. N. Gagnon, « Le Département de sociologie, 1943-1970 », dans A. Faucher, op. cit., 1988, p. 80 et 83. Avant-propos 3 quelquefois très informés de l’une ou l’autre des sciences sociales telles qu’elles existaient alors, ont été littéralement des précurseurs de nos entreprises et de nos réussites actuelles [...]. Ils nous servent, à défaut de tradition intellectuelle, de pôles indicateurs sinon de modèles5. » Au centre de l’œuvre Falardeau se rencontrent et se complètent la sociologie française, la sociologie allemande, la sociologie américaine et les sciences sociales québécoises naissantes. On n’y trouve point la trace d’un quelconque esprit de système. Falardeau préférait la liberté intellectuelle, ainsi qu’en témoigne le nombre d’auteurs ou de courants théoriques qu’il a fréquentés. Jean-Charles Falardeau s’est surtout exprimé par le biais d’articles, ce qui n’est pas sans créer un inconvénient majeur : celui de rendre peu accessible une partie importante de son œuvre, éparpillée dans des revues et dans des journaux. Ses livres sont connus. Mentionnons notamment : L’essor des sciences sociales au Canada français (1964) ; Notre société et son roman (1967) ; Imaginaire social et littérature (1975) ; Étienne Parent (1975). Notons aussi qu’il a dirigé la rédaction d’un ouvrage qui occupe une belle place dans l’histoire de nos sciences sociales, Essais sur le Québec contemporain (1953). S’il a lui-même regroupé ses travaux sur la littérature et l’histoire des sciences sociales québécoises dans des livres, tel n’a pas été le cas de ceux sur la communauté ou sur la stratification et les classes sociales. Le présent ouvrage a pour but de ramener à la surface et de mieux faire connaître les analyses sociologiques de Falardeau, un important témoin de son temps. Les articles, qui sont ici présentés selon un ordre thématique, plutôt que chronologique, offrent une vue d’ensemble non seulement sur le Québec, mais aussi sur le parcours d’un intellectuel dont la double contribution, institutionnelle et savante, n’a pas été suffisamment reconnue. Le but de ce livre est de combler en partie cette lacune. Ces études, écrites à différents moments et pour diverses occasions, forment néanmoins un ensemble cohérent qui nous semble conforme aux intentions de Jean-Charles Falardeau. Il était évidemment impossible de tout publier ; des choix s’imposaient donc. C’est pourquoi, il fallait, parmi une œuvre qui compte d’inévitables redites, nous en tenir à l’essentiel, aux écrits qui ont été les plus représentatifs de la pensée de notre auteur, s’agissant de sa vision du Québec. 5. Jean-Charles Falardeau, L’essor des sciences sociales au Canada français, Québec, Ministère des Affaires culturelles, 1964, p. 11. sociologie du Québec en mutation 4 Ces textes rappellent ce que fut la sociologie québécoise à ses débuts et comment elle a pris son essor. Certains sembleront parfois rudimentaires. Il faut donc les prendre pour ce qu’ils sont, à savoir des documents historiques qui permettent de découvrir la pensée d’un auteur qui a été sans cesse soucieux de mieux comprendre son milieu. Mais la majorité d’entre eux conservent une grande valeur pour comprendre la genèse du Québec contemporain. Ils constituent les morceaux de l’œuvre d’un intellectuel qui a marqué l’histoire de la pensée sociologique au Québec. Nous les avons classés en cinq grandes sections : 1) Définir la sociologie, 2) La campagne et la ville, 3) Stratification et classes sociales au Québec, 4) Les élites, 5) Le Québec comme société globale. Il nous a paru nécessaire d’abord de rappeler quelle était la conception de la sociologie de Jean-Charles Falardeau en choisissant deux textes théoriques encore d’une grande pertinence. La section suivante propose des textes sur la paroisse, dont Falardeau a été l’un des analystes les plus fins. La lecture de ces textes permettra de mieux comprendre l’une des mutations majeures de la société québécoise, la quasi-disparition ou, à tout le moins, la grande marginalisation de la paroisse comme institution. Parallèlement à l’étude de la mutation de la paroisse canadienne-française, Falardeau s’est attaché à l’analyse du tissu urbain de la ville de Québec À ce sujet, on trouvera dans cette section un essai sur le métabolisme de la ville. Les deux sections suivantes portent sur la stratification sociale proprement dite, plus précisément sur les classes sociales et les élites. La dernière section de l’ouvrage contient les travaux de Falardeau sur la société globale, sur la transformation du Canada français et l’émergence du Québec comme référence nationale, sans oublier l’examen des liens entre le Canada et la société québécoise. Cette section propose des réflexions sur le Canada que Falardeau analyse dans la perspective de la dualité nationale, qui est dominante dans les années 1950 et 1960. Définir la sociologie Comme la plupart des sociologues de sa génération, Falardeau a lu attentivement les travaux des membres de l’école française de sociologie. « Je ne saurais déterminer avec précision l’ampleur de l’influence qu’eut Durkheim sur moi : je sais qu’elle fut capitale6. » Il reprend ainsi, impli6. Jean-Charles Falardeau, « Itinéraire sociologique », op. cit., p. 220-221. Avant-propos 5 citement, cette idée fondamentale selon laquelle « la sociologie doit d’abord partir des bases morphologiques de toute la société pour enfin aboutir aux représentations que se donnent les acteurs7 ». Falardeau s’inspire de l’école de Frédéric Le Play dont Léon Gérin fut l’un des principaux continuateurs. Comme lui, il considère la famille comme l’unité fondamentale de la société. Falardeau fournit une description de la « méthode des monographies de familles » qui se déploie en plusieurs étapes : « En premier lieu vient l’étude du lieu ; puis du travail ; puis successivement : la propriété ; les biens mobiliers, le salaire, l’épargne, la famille ; le mode d’existence ; les phases d’existence ; le patronage ; le commerce ; les cultures intellectuelles ; la religion ; le voisinage ; les corporations ; la Commune ; l’union des Communes ; la cité ; le pays ; la province ; l’État ; l’expansion de la race ; l’étranger ; l’histoire de la race ; le rang de la race. » Pour appliquer ce schéma, le « sociologue-observateur » doit, écrit Falardeau, « se doubler d’un géographe humain, d’un anthropologue et d’un folkloriste, en empruntant aux méthodes de ces divers spécialistes les éléments dont il a besoin pour saisir ce qui fait l’articulation essentielle de la vie sociale ». Jean-Charles Falardeau est convaincu que le point de départ de l’analyse sociologique est la manière dont les individus sont groupés sur le territoire. La discipline, ou plutôt la sous-discipline, qui se charge de l’étudier est ce que les durkheimiens appelaient la « morphologie sociale ». Cette influence s’exprime d’ailleurs avec netteté dans sa définition de la sociologie. « Représentations collectives et habitudes collectives : voilà les faits spécifiquement sociaux qu’une science positive doit analyser et expliquer en les reliant causalement les uns aux autres. Pour pouvoir expliquer les représentations et les mouvements de quelque société que ce soit, il faut en connaître la structure8. » Pour définir cette discipline auxiliaire qui est à la base de toute étude sociologique, Falardeau utilise le même vocabulaire que les membres de l’école française de sociologie. « Par ce terme de morphologie sociale, remarque-t-il, on désignait cette branche spéciale de la sociologie, ou mieux, cette première étape de l’observation sociologique qui étudie “le substrat matériel des sociétés”, c’est-à-dire la forme qu’elles affectent en s’établissant sur le sol, le volume et la densité de leur population, la manière dont elle est distribuée, et encore, les migrations internes de pays à pays, la forme des aggloméra7.Voir M. Fournier, « Jean-Charles Falardeau (1914-1989) », Sociologie et sociétés, 21, no 1, 1989, p. 206. 8. Jean-Charles Falardeau, « Qu’est-ce que la sociologie ? », Culture X, 1949, p. 252. 6 sociologie du Québec en mutation tions, des habitations, etc. ». En fait, comme Maurice Halbwachs l’avait montré, la morphologie sociale comprend « tout ce qui peut être mesuré et compté ». S’appuyant sur l’œuvre des grands maîtres de la sociologie, Falardeau y trouve une source d’inspiration fondamentale pour le Canada français qu’il considère comme une société globale. À ce sujet, il soutient que la sociologie « voit chaque société globale comme un tout informé par une civilisation qui est elle-même le résultat d’une évolution historique, et organisé par une structure qui en constitue l’armature. L’élément essentiel qui donne cadre, permanence et ordre à une société, ce sont ses institutions – foyer central de l’inquisition sociologique. À l’intérieur d’une société globale, la sociologie observe les divers types de groupements particuliers dont elle cherche à analyser la structure et le comportement, ainsi que les relations réciproques et les relations avec l’ensemble de la société. L’objet ultime de son intérêt, c’est l’individu humain soumis à une forme donnée de civilisation, et membre d’une société et de groupements divers, dont elle veut comprendre (verstehen) le comportement en tant que membre agissant dans une pluralité de cadres sociaux ». Par la place et le rôle qu’il accorde à l’individu, Falardeau se démarque d’un holisme de stricte obédience. Repoussant toute forme de déterminisme, il souscrit à l’idée du géographe français Vidal de La Blache selon laquelle « tout ce qui touche à l’homme est frappé de contingence ». Mais si Jean-Charles Falardeau était soucieux de tisser des liens étroits avec la géographie humaine, il souhaitait également que la sociologie collabore avec l’histoire, qu’il considérait comme une discipline auxiliaire fondamentale. Dans certains de ses textes – pensons notamment à celui sur la paroisse au XVIIe siècle – Falardeau s’est pour ainsi dire fait luimême historien, non pas au sens traditionnel, dans la mesure où il ne s’est pas intéressé aux événements, mais en souscrivant à une démarche qui évoque celle de l’historiographie moderne, résolument ouverte aux sciences sociales voisines. S’inspirant de Léon Gérin, il compare fréquemment, surtout dans ses premiers textes, la société de la Nouvelle-France à la société française d’Ancien Régime. En quoi le régime seigneurial en Nouvelle-France est-il singulier ? Quel rôle le curé y joue-t-il ? Comment s’organisent les hiérarchies ? Quelle est la nature des rapports entre les habitants ? Ces questions occupent une place centrale dans l’œuvre de JeanCharles Falardeau. Elles déterminent pour ainsi dire sa conception de l’objet sociologique qui est, écrit-il, « le rapport social mais un rapport dont on considère surtout les termes vivants qui sont les acteurs humains eux-mêmes ». Mais cet acteur, insiste Falardeau, n’est pas désincarné ; il Avant-propos 7 appartient à une époque, à un milieu. C’est pourquoi, précise-t-il, la sociologie « doit considérer à la fois l’élément humain et l’élément structurel de la vie sociale. Le foyer central de son inquisition scientifique, ce sont les institutions sociales pour autant que celles-ci, d’une part, sont les éléments objectifs qui assurent la solidité de la vie sociale et que, d’autre part, elles n’ont de signification concrète que dans et par les agents humains individuels en qui elles s’incarnent et se réalisent ». Pour lui, la sociologie n’entend pas découvrir des lois mais plutôt établir les conditions où l’on peut dégager des régularités sociales. « Les généralisations auxquelles parviendra la sociologie ne seront pas des “lois” au sens absolutiste que le scientisme donnait à ce concept [...]. Si elle recherche et découvre des “causes” aux phénomènes sociaux, ce ne sera pas pour affirmer que des facteurs donnés produisent déterminément et nécessairement tels ou tels effets mais pour énoncer que, dans des conditions données, un facteur ou un ensemble de facteurs produiront probablement tel résultat. » La campagne et la ville Dans ses premiers travaux, Falardeau s’attarde longuement à l’étude de la paroisse et il avait d’ailleurs prévu y consacrer sa thèse de doctorat. Ainsi, il souhaitait faire une étude empirique, inspirée par les sociologues de Chicago, sur la paroisse Saint-Sauveur, la plus populeuse et la plus importante dans la ville de Québec. Mais, pour diverses raisons, il n’a jamais pu mener ce travail à terme9. Les réflexions et analyses de Falardeau sur ce sujet se trouvent dans divers articles rassemblés dans la deuxième section de cet ouvrage. Elles s’inspirent surtout des enquêtes d’Everett C. Hughes, de Léon Gérin et de Horace Miner, qui ont décrit la paroisse comme forme d’organisation sociale. Falardeau partage avec Léon Gérin l’idée qu’il existait plusieurs types de paroisses au Québec, au milieu du XXe siècle, et non pas un seul comme on avait alors tendance à le croire. Mais, pour Falardeau, la paroisse typique du Canada français ne correspondait plus à la réalité telle que l’anthropologue américain Miner l’avait décrite dans sa monographie sur Saint-Denis-de-Kamouraska. Loin d’être une société archaïque ou traditionnelle, le Québec était devenu, dès la 9. On retrouvera les orientations données par Falardeau à ce projet, ainsi que le plan du projet de thèse, dans l’article de Simon Langlois, « Jean-Charles Falardeau, sociologue et précurseur de la Révolution tranquille », op. cit. 8 sociologie du Québec en mutation première moitié du XXe siècle, une société urbaine et industrialisée avant tout. La stratification sociale Les changements d’ordre morphologique ont modifié en profondeur la physionomie des classes sociales au sein de la société québécoise. Les modèles classiques de stratification sociale n’expliquent pas de manière complètement satisfaisante le cas canadien-français. « Un fait à souligner est que le phénomène de la classe sociale en Amérique est fort différent de ce qu’il était ou même de ce qu’il est encore en Europe. La classe sociale, telle qu’elle existe en Amérique, est une réalité essentiellement plus fluide qu’en Europe. » Pour Falardeau, la spécificité de la situation québécoise tient au fait qu’il existe une double échelle de stratification sociale au sein de la société canadienne-française. La première est définie de manière plus traditionnelle par le degré d’instruction et par le prestige accordé aux professions libérales (y compris le clergé) et aux nouvelles professions. La seconde est caractérisée par « le niveau de fortune » et par la consommation marchande. Se référant explicitement à Thorstein Veblen, Falardeau voit bien comment s’est mis en place un nouveau système de stratification sociale au sein de la société fordiste de consommation. Celui-ci, explique-t-il, ne tardera d’ailleurs pas à entrer en concurrence avec celui d’autrefois. Ces vues, qui nous paraissent aujourd’hui acquises ou évidentes, n’en demeurent pas moins novatrices pour l’époque. En fait, Jean-Charles Falardeau a eu le mérite de fournir des descriptions particulièrement éclairantes des nouvelles classes moyennes – groupement très diversifié incluant notamment « l’armée ondoyante des fonctionnaires et des employés de bureau ». Il a aussi mis en relief, dans des analyses empiriques, les nombreux changements dans la composition des élites, de la bourgeoisie professionnelle et de la bourgeoisie d’affaires au Québec. Falardeau a voulu expliquer comment les élites canadiennes-françaises avaient appartenu aux deux grands types d’échelles de stratification qu’il a distinguées et comment la nouvelle bourgeoisie d’affaires en était venue à faire concurrence à la bourgeoisie professionnelle traditionnelle. Falardeau soutient que cette dernière s’est passablement modifiée, de sorte qu’à côté de ceux qui exercent les professions libérales traditionnelles, elle inclut désormais les nouveaux diplômés qui œuvrent au sein de l’État québécois. « En définitive, écrit-il, notre société est dominée par deux constellations de planificateurs et de technocrates qui s’opposent, au moins partielle- Avant-propos 9 ment, par leurs objectifs et leurs idéologies. L’une est issue de l’université. L’autre est issue de la grande entreprise industrielle ou financière. L’une et l’autre cherchent à contrôler l’État. » Les travaux de Jean-Charles Falardeau sur la famille canadiennefrançaise font justement état de ces changements au sein de la société québécoise. Dans une conférence donnée en 1949, il insiste sur le fait que « la famille urbaine ne constitue plus l’entité économique suffisante à soi-même qu’elle était jadis ». La fonction protectrice de la famille est en train de se métamorphoser. « Les parents devenus âgés n’attendent plus de leurs enfants le gîte ni le couvert ni les secours. Ils songent aux pensions d’accidents de travail, aux pensions de vieillesse, aux pensions de mères nécessiteuses. » Le rôle de la religion se modifie. « Il semble aussi que les familles urbaines aient peu conscience de constituer des unités de vie religieuse dans le cadre de l’institution paroissiale. » En bon sociologue, Falardeau propose une explication originale du lien qui était en train de se tisser entre la famille, la paroisse, l’Église et les institutions étatiques, qui révèle sa perspicacité de sociologue. « Les formes les plus typiques des activités de la paroisse contemporaine, au contraire, se poursuivent à l’intérieur d’associations et de “mouvements” qui groupent les individus, non les familles, selon leur occupation, leur intérêt, leur ambition personnelle. » L’individu devient ici la nouvelle référence, une observation qui sera au cœur des lectures nouvelles de la famille qui seront proposées bien des années plus tard par de nombreux sociologues. Le Québec comme société globale Très tôt dans sa carrière, Falardeau s’est donné pour tâche d’interpréter sa propre société. Le rôle qu’il a joué dans la redéfinition du Québec comme société globale est non négligeable. Dans sa « Lettre à mes étudiants » parue dans Cité libre en 1959, Jean-Charles Falardeau avance que lui et ses collègues professeurs s’étaient essentiellement « engagés dans la tâche qu’il faut bien appeler sociologiquement par son nom, la tâche d’une nouvelle “définition” de la situation canadienne-française 10 ». L’apport de Falardeau est double : il cherche tout d’abord à définir la société canadienne-française au sein du Canada, souscrivant ainsi à la 10. Jean-Charles Falardeau, « Lettre à mes étudiants », Cité libre, 1959. 10 sociologie du Québec en mutation thèse des deux nations, puis il caractérise le Québec comme société globale, comme nouvelle référence nationale. Au printemps 1945, Falardeau participe, avec deux collègues canadiens-anglais – B. S. Keirstead et A. R. M. Lower – aux travaux d’un comité spécial mis sur pied par le Conseil de recherches en sciences sociales du Canada afin de préparer le plan d’une enquête visant à « étudier objectivement les facteurs de tout ordre grâce auxquels les deux grands partenaires de la nation canadienne, les Canadiens de langue française et les Canadiens de langue anglaise, étaient parvenus à accepter un modus vivendi relativement stable11 ». Des années plus tard, il en tire un ouvrage marquant dans l’histoire intellectuelle et politique canadienne, La dualité canadienne. Essais sur les relations entre Canadiens français et Canadiens anglais (1960). Mason Wade et Jean-Charles Falardeau, comme tant d’autres membres de l’élite intellectuelle de l’époque, partageaient la vision d’un Canada binational. « Le postulat sur lequel reposent ces essais est que ces deux groupes constituent la substance de la nation canadienne12. » Il est clair que Falardeau n’a jamais considéré le Québec comme une minorité ethnique au sens où nous l’entendons de nos jours (même s’il emploie le mot lui-même) mais bien plutôt comme une nation à part entière, comme une société globale. « La phase difficile de notre mariage de raison avec le Canada est en voie de prendre fin. Notre pays reconnaît maintenant de plus d’une manière qu’il est composé de deux grands groupes ethniques et qu’il est essentiellement inspiré par deux grandes civilisations13. » Parfait bilingue, Falardeau s’est donné pour tâche d’expliquer le Canada français à différents auditoires du Canada anglais au début de sa carrière, liant par ailleurs dans ses analyses la dualité linguistique et l’étude de la stratification sociale, comme on le verra dans la lecture des textes que l’on trouvera dans la dernière section de cet ouvrage. Parallèlement à la promotion de la dualité canadienne, Falardeau a proposé plusieurs idées neuves sur le Québec comme société globale et participé à l’élaboration de perspectives d’analyses nouvelles. Dans les années 1950, la sociologie de Falardeau a évolué considérablement. Nicole 11. Jean-Charles Falardeau, « Avant-propos », dans Mason Wade et Jean-Charles Falardeau (dir.), La dualité canadienne. Essais sur les relations entre Canadiens français et Canadiens anglais, Québec, Les Presses de l’Université Laval et Toronto, University of Toronto Press, 1960, p. v. 12. Mason Wade, « Préface », dans La dualité canadienne, op. cit., p. xxi. 13. Jean-Charles Falardeau, « Perspectives », dans J.-C. Falardeau (dir.), Essais sur le Québec contemporain, Québec, Les Presses de l’Université Laval, Québec, 1953, p. 256. Avant-propos 11 Gagnon estime que les Essais « marquent l’émancipation de la sociologie québécoise vis-à-vis de la sociologie américaine [...]. Ce n’est plus tant Saint-Sauveur qu’il importe d’étudier : c’est l’univers social ». Ainsi, « le Canada français de Falardeau est beaucoup plus résolument moderne que celui de l’École de Chicago14 ». La société québécoise n’est pas fondamentalement différente du reste du continent, soutient Falardeau. Toute sa vie, il a contesté le fait que le Québec puisse se résumer à la ruralité et au maintien d’une tradition. « Si l’on y regarde de près, écrit-il en 1953, l’évolution québécoise ne fut, en définitive, que l’expérience à l’échelle régionale, d’une immense évolution économique qu’ont dû subir, à diverses périodes de l’histoire, toutes les régions nord-américaines15. » À ses yeux, la Confédération de 1867 a rendu le Québec encore plus solidaire du reste du Canada et du continent nord-américain. Tout en développant la thèse de la dualité nationale, Falardeau a, de ce fait, contribué à la construction de la nouvelle référence nationale québécoise. Ainsi, le mot « Québec » et non pas « Canada français » apparaît dans le titre de l’ouvrage Essais sur le Québec contemporain (1953) qu’il a édité après le colloque tenu à l’Université Laval en 1952. Ce choix n’est pas accidentel. Le Canada français était en effet une entité culturelle et nationale qui débordait largement les frontières de la province et les liens des Canadiens français du Québec étaient encore étroits avec leurs concitoyens de la diaspora (comme on l’appelait à l’époque), notamment avec ceux qui vivaient dans les paroisses canadiennes-françaises de l’Ontario et de la Nouvelle-Angleterre. Mais les choses étaient en train de changer et les Canadiens français se servaient de plus en plus du seul gouvernement qu’ils contrôlaient – celui de la province de Québec – pour asseoir leur développement, d’autant plus que le fait français n’avait pas encore acquis la reconnaissance qu’il aura sur la scène fédérale à partir de la fin des années 1960. Falardeau explique dans la préface de l’ouvrage le choix de la « référence Québec » que traduit le titre. « [...] un usage populaire, répandu surtout parmi nos compatriotes anglophones et historiquement justifié, restreint le terme “Canada français” au Québec16 ». Restreindre le terme au Québec était une manière, pour bien des anglophones, de ne pas reconnaître les implications de la forte présence 14. N. Gagnon, « Le Département de sociologie 1943-1970 », dans A. Faucher, 1988, op. cit., p. 97-98. 15. Jean-Charles Falardeau, « Perspectives », op. cit., p. 240. 16. Jean-Charles Falardeau, « Avant-propos », dans Essais sur le Québec contemporain, op. cit., p. 19. sociologie du Québec en mutation 12 des Canadiens français en dehors de ses frontières ni la justesse de leurs revendications linguistiques. Pour Falardeau, l’industrialisation et l’urbanisation du Québec n’ont pas été des phénomènes soudains. Une longue évolution a entraîné la société québécoise dans cette voie dès le XIXe siècle. Dans cette perspective, il a aussi soutenu que l’industrialisation ne s’est pas imposée aux Canadiens français ni n’a été accomplie malgré eux. Ils y ont étroitement participé, bien qu’une partie des travailleurs aient fourni une maind’œuvre bon marché aux entreprises à propriété anglo-saxonne et américaine. Falardeau insiste aussi sur la diversité qui caractérise la société québécoise. Contrairement à une idée reçue, il estime que le Québec n’est pas une société homogène. Il est divisé selon plusieurs lignes de partage, comme la langue ou les classes sociales. Même les types de paroisses et de milieux ruraux sont différents, comme il l’a montré dans ses travaux (voir la deuxième section de cet ouvrage). Ainsi, dans le dernier texte de ce recueil, il définit l’homme québécois comme « un homme pluriel » et il insiste sur la diversité liée aux territoires (opposition entre Montréal et le reste du Québec) et aux régions, de l’Abitibi à la Gaspésie, ainsi que sur les différences entre classes sociales. « Le Québec est fait d’un Nous global et de nous particuliers », écrit-il. *** Les ambitions de sa sociologie, Jean-Charles Falardeau les a exprimées de manière particulièrement claire dans ses travaux sur la stratification sociale. Mais la pensée de Falardeau, en dépit de son importance, a souvent été négligée. Marcel Fournier, qui l’a interviewé, a écrit que « sans le dire, Falardeau voulait que l’on fasse pour lui ce qu’il avait fait pour Léon Gérin : maintenir sa mémoire vivante17 ». C’est précisément l’un des objectifs de cet ouvrage de combler, du moins en partie, cette lacune, non seulement en présentant des textes qui assurent à son auteur une belle place dans l’histoire de la pensée sociologique au Québec, mais aussi, pour l’essentiel, qui permettent de mieux comprendre une société qui est alors en plein changement. Ce changement, qui est au centre de ses travaux, Jean-Charles Falardeau l’a interprété de manière magistrale tout au long de sa carrière, comme en témoignent les textes rassemblés dans cet ouvrage. 17. M. Fournier, « Jean-Charles Falardeau (1914-1989) », op. cit., p. 206. Définir la sociologie 1 Qu’est-ce que la sociologie ? E n septembre et octobre de cette année, des sociologues de tous les pays se réunissent à Oslo, sous les auspices de l’UNESCO, pour jeter les bases d’une association internationale de sociologie. Il y a quelques semaines à Ottawa, toute une séance de la Commission royale d’enquête sur l’avancement des arts, des lettres et des sciences au Canada fut consacrée à une discussion de l’importance et de la fonction des sciences sociales en général et de la sociologie en particulier dans la vie canadienne. Bien plus, depuis l’année dernière, la Fondation Rockefeller a tenté de provoquer aux États-Unis des rencontres entre spécialistes des diverses sciences sociales dans le but de faire discuter par ceux-ci l’état actuel de leurs disciplines respectives, le degré auquel elles ont perfectionné notre connaissance de l’homme et le genre de synthèse qu’elles se croient maintenant en mesure de nous offrir. Ces exemples choisis au hasard manifestent des préoccupations qui ne font que répéter, sur le plan académique, deux ou trois questions que ne cessent de poser à bon droit les moralistes, les journalistes, les politiciens, les écrivains, l’« homme de la rue », chacun d’entre nous, particulièrement les parents des étudiants en sciences sociales : « À quoi servent les sciences sociales ? En quoi consistent-elles ? Et en tout premier lieu, qu’est-ce que c’est que la sociologie ? » Il n’est pas fortuit que ce numéro de Culture, consacré à quelques-uns des effets de la science dans la vie moderne, contienne un essai sur la sociologie. C’est au moment où nous entreprenons un inventaire des problèmes qui nous assaillent que nous sentons le besoin plus impérieux d’une connaissance coordonnée et complète de la vie sociale. Or c’est le but de la sociologie comme des autres sciences sociales que de nous mettre en possession d’une telle connaissance. 16 sociologie du Québec en mutation Dissipons dès le début une équivoque d’ordre sémantique qui, dans notre milieu en particulier, est la source de malentendus perpétuels. L’un des termes les plus galvaudés du vocabulaire emprunté au monde scientifique est celui de « sociologue1 ». Dès que quiconque veut faire allusion à une personne qui s’intéresse activement ou professionnellement à une forme d’apostolat social, à un mouvement social quelconque, au service social, ou qui se préoccupe généreusement de « questions sociales », on l’étiquette du titre de « sociologue », généralement de « brillant sociologue ». Une des prémisses élémentaires du présent essai est que le terme de sociologue, à l’instar de la désignation d’historien, de psychologue, d’économiste, ne peut et ne doit s’attribuer qu’au spécialiste qui applique à l’étude objective, patiente et continue des faits sociaux des méthodes d’observation, d’analyse et d’interprétation analogues à celles qu’emploient les spécialistes des sciences de la nature. Les cadres de ce bref article ne permettent pas de retracer l’histoire de la sociologie en tant que discipline « autonome » parmi les autres sciences sociales, depuis ses débuts grandioses avec Comte et Spencer, en passant par ses réalisations principales avec Durkheim, Simmel et Max Weber, jusqu’à ses développements à la fois prodigieux et frustratoires à l’époque contemporaine, surtout aux États-Unis2. Notons seulement que la sociologie, au cours de son histoire, a oscillé entre beaucoup de grandeurs et de misères : l’ambition délibérée qu’ont eue plusieurs sociologues d’en faire la reine des sciences sociales, sinon la science sociale, s’est manifestée dans la réalité par un rôle de commissionnaire que la sociologie a joué entre les autres sciences sociales, dont plusieurs, en particulier l’économique, étaient en train de se constituer de façon visiblement plus satisfaisante et plus stable. La sociologie n’a pas encore atteint sa maturité. D’une part, très peu de sociologues catholiques voient clairement comment une sociologie empirique est compatible avec la philosophie morale, ou, s’ils le reconnaissent, quel est le domaine propre de chacune et quel genre de relations les intègre l’une à l’autre. D’autre part, les sociologues qui ne partagent pas la foi catholique (c’est la majorité) ont laissé leur discipline 1. La même confusion existe dans le reste du pays comme on la retrouve aux ÉtatsUnis et en France ; voir R.P. Jean-T. Delos, o.p., Introduction au Précis de sociologie, de Lemonnyer, Troude et Tonneau, Marseille, Éditions Publiroc, 1934. 2.Voir Edward Shils, The Present State of American Sociology, Glencoe (Illinois), The Free Press, 1948 ; L. L. Bernard, « Las Actuales Tendencias Sociologicas en los Estados Unidos », Revista Mexicana de Sociologia, vol. IX, no 1, p. 23-50 ; G. Gurvitch et W. Moore (dir.), La sociologie au XXe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 1947, 2 vol. Définir la sociologie 17 se développer de façon touffue et, prisonniers d’un labyrinthe analytique, ne savent plus à quels signes identifier le fil d’Ariane qui leur permettra de « faire le tour » de leur domaine, c’est-à-dire d’en voir les dimensions exactes et l’ordonnance intérieure. Objet de la sociologie Pour Durkheim et ses disciples, la sociologie était la science de la société en tant que telle, plus précisément, la science des faits sociaux, c’est-à-dire de toutes les manières d’être et de penser et de toutes les manières d’agir collectives qui préexistent et s’imposent aux individus et qui constituent l’essentiel de la vie sociale. Représentations collectives et habitudes collectives : voilà les faits spécifiquement sociaux qu’une science positive doit analyser et expliquer en les reliant causalement les uns aux autres. Pour pouvoir expliquer les représentations et les mouvements de quelque société que ce soit, il faut en connaître la structure. En définitive, les faits sociaux sont de deux ordres : les faits de groupement et les faits de comportement, d’où deux grandes divisions de la sociologie : la morphologie sociale qui étudie la base matérielle et la structure des sociétés ; la physiologie sociale qui étudie ces structures en mouvement, « c’est-à-dire leurs fonctions et le fonctionnement de ces fonctions3 ». La sociologie est une science sociale générale qui ne se donne comme objet d’observation et d’analyse rien de moins que les « phénomènes sociaux totaux » pour reprendre l’expression de Marcel Mauss lui-même. Cette notion que la sociologie saisit la réalité sociale totale a été récemment rappelée et soulignée par Gurvitch qui déclare que l’objet de la sociologie est la réalité sociale prise dans tous ses paliers en profondeur. De la croûte extérieure de la société, sa base morphologique (géographique, démographique, écologique, instrumentale, etc.), en passant par les superstructures organisées, par les pratiques quotidiennes inflexibles, par les modèles techniques, par les signes et par les symboles, jusqu’aux conduites collectives dérogatoires, novatrices, qui modifient les pratiques et les modèles, et créent des symboles nouveaux, jusqu’aux valeurs et aux idées collectives (inspirant les symboles, mais ne s’exprimant en eux que partiellement), et, finalement, jusqu’à la mentalité sociale, à la fois collective et individuelle, il y a un va-et-vient perpétuel qui tisse la trame même de la réalité sociale. Toutes ces couches en profondeur s’interpénètrent, forment 3. Marcel Mauss, « Divisions et proportions des divisions de la sociologie », L’Année sociologique, 2e série, vol. 11, p. 129-130. 18 sociologie du Québec en mutation un ensemble indissoluble, sans que soit exclue une certaine discontinuité entre ces couches4. Il y a eu depuis Durkheim presque autant de façons différentes de concevoir l’objet de la sociologie qu’il y a eu d’écoles sociologiques sinon de sociologues. On peut néanmoins ramener ceux-ci à deux grandes classes principales. D’une part, les sociologues « formalistes » à la suite de Simmel considèrent que l’objet spécifique d’une science de la société est d’étudier les formes que prennent les rapports, les relations, les arrangements spatiotemporels des hommes entre eux. Alors que les sciences sociales particulières étudieront les buts particuliers ou, pour employer l’expression même de Simmel, le contenu particulier (psychologique, économique, religieux, etc.) des relations humaines, c’est à la sociologie, en tant que science générale, qu’il appartient d’abstraire les modes généraux, typiques, de relations humaines qui se retrouvent dans les diverses sphères de la vie sociale. La sociologie étudiera les formes de socialisation et d’association ; les caractères généraux de l’exercice de l’autorité ; les conditions et les variétés de rapports de supériorité et d’infériorité sociales, de domination et de soumission, de concurrence, de prestige, etc. En d’autres termes, le specilicum sociologicum c’est le rapport social5, ou, même, d’après l’expression du plus formaliste des formalistes, Léopold von Wiese, « l’interindividuel », – das Zwischenmenschlichen. Un autre groupe de sociologues aux tendances les plus variées, que nous pouvons identifier sous l’étiquette de « dynamiques », considèrent aussi comme l’objet propre de la sociologie le rapport social, non plus cependant sous sa forme abstraite, mais en tant que fait réel et vivant – en tant qu’inter action d’individus humains. L’individu humain vit à l’intérieur de groupements. Par ailleurs, on ne peut à proprement parler dire qu’un groupement existe que lorsqu’on se trouve en présence d’individus agissant et réagissant les uns sur les autres, directement ou indirectement, par l’exemple ou par le commandement, par la parole, le geste, le signe – par l’un quelconque des modes de communication humaine, dans le temps et dans l’espace. L’objet de la sociologie est ici encore le rapport social mais un rapport dont on considère surtout les termes vivants qui sont les acteurs humains eux-mêmes. En dernière analyse, ce que l’on observe, ce sont les comportements humains interindividuels en tentant de rechercher les forces qui les provoquent, les processus selon lesquels 4.Georges Gurvitch, « La vocation actuelle de la sociologie », Cahiers internationaux de sociologie, vol. I, première année, 1946, p. 10-11. 5.Voir, par exemple, l’excellent traité d’Eugène Dupréel, Sociologie générale, Paris, Presses universitaires de France, 1948. Définir la sociologie 19 ils s’élaborent – contact, concurrence, conflit, adaptation, coopération, assimilation – en même temps que les formes stables qui les canalisent et permettent la permanence des groupements et des sociétés. On comprend facilement qu’une sociologie à laquelle on propose une telle perspective se donnera comme objet d’étude les groupements sociaux et les sociétés plutôt que la société et que, par surcroît, pour autant qu’elle s’intéressera primordialement aux comportements sociaux, elle précisera et affinera des méthodes qui lui feront davantage tenir compte de l’individu. Le contraste sommaire que nous venons d’esquisser entre les sociologues formalistes et dynamiques méconnaît forcément la richesse et souvent la confusion des points de vue selon lesquels les sociologues contemporains considèrent l’objet de leur discipline. Les innombrables définitions qu’ils nous offrent de la sociologie déroutent à bon droit les profanes sinon les initiés. La plupart néanmoins reconnaissent, implicitement ou explicitement, un certain angle de vision qui est défini par le professeur Louis Wirth de la façon suivante : « La sociologie est la science qui cherche à établir ce que l’on peut dire de vrai des hommes du fait qu’ils sont membres de sociétés. » Dès que l’on dépasse cette affirmation générale, les opinions et les méthodes sociologiques diffèrent. À ce point, je crois que c’est à Max Weber qu’il faut redemander une clarification de l’objet de l’investigation sociologique. « La sociologie, écrivait-il, est cette science qui tente de comprendre et d’interpréter l’action sociale et, ce faisant, de parvenir à expliquer causalement son élaboration et ses conséquences – (Soziologie [ist] eine Wissenschaft welche soziales Handeln deutend-verstehen, und dadurch in seinen Ablauf und seinen Wirkungen ursächlich erklären will...)6. » Pour Weber, l’« action sociale » signifiait l’action d’individus en état d’interaction, c’est-à-dire d’individus s’influençant réciproquement et organisant leur action respective, dans le contexte d’une situation sociale déterminée, en fonction d’une même signification que chacun donne aux actions des autres – ce que W. I. Thomas appelait la « définition de la situation ». – En définitive, l’objet ultime de l’observation et de l’explication du sociologue c’est l’individu humain agissant dans une pluralité de cadres sociaux ; c’est l’acteur social qui, dès sa naissance, est déjà « le résultat d’une histoire » selon l’expression si juste de Mauriac, et qui, par la suite, ne cesse de jouer des « rôles », c’est-à-dire de réaliser ce qu’on attend de lui en tant que membre de 6. Wirtschaft und Gesellschaft, 2e éd., Tübingen, 1925, vol. I ; voir, Talcott Parsons, Max Weber : The Theory of Social and Economic Organization, New York, Oxford University Press, 1947, p. 88. 20 sociologie du Québec en mutation groupements divers qui se compénètrent ou s’entrecroisent à l’intérieur de la société dans laquelle il est né et à la culture de laquelle il participe ou à l’intérieur de sociétés autres que la sienne. La personnalité de l’individu est, dans une large mesure, un produit de la vie sociale pour autant qu’il apprend comment penser, comment s’exprimer, comment agir, de ceux qui l’entourent dans les groupements successifs dont il est membre. En outre, sa vie sociale comme la survie des groupements mêmes dont il est membre dépendent de modèles préétablis et permanents, les institutions sociales, qui sont les éléments canalisateurs des activités sociales. Ces institutions elles-mêmes, facteurs de continuité et de stabilité, sont aussi le produit cumulatif de la vie sociale : elles représentent, pour une société donnée à un moment donné, les cadres d’intégration dans lesquels sont incarnées les normes d’action aux divers plans de la vie collective. Ces remarques élémentaires indiquent suffisamment en quoi va consister l’objet propre de la sociologie. Il n’est pas suffisant de dire que la sociologie étudie les comportements et les processus sociaux ; ou le formel des rapports sociaux ; ou les objets extérieurs qui déterminent les relations sociales délibérées ; ou les modèles culturels qui informent les comportements collectifs ; ou encore les éléments constitutifs, structurels, de l’organisation sociale. La sociologie, pour s’acquitter pleinement de la tâche qu’elle seule est en mesure de remplir parmi les sciences sociales, doit pouvoir relier les unes aux autres, grâce à une théorie cohérente et complète, ces diverses données de la vie sociale. En d’autres termes, elle doit considérer à la fois l’élément humain et l’élément structurel de la vie sociale. Le foyer central de son inquisition scientifique, ce sont les institutions sociales pour autant que celles-ci, d’une part, sont les éléments objectifs qui assurent la solidité de la vie sociale et que, d’autre part, elles n’ont de signification concrète que dans et par les agents humains individuels en qui elles s’incarnent et se réalisent. Un tel objet impose en quelque sorte à la sociologie une méthode structuro-fonctionnelle qui l’apparente, en tant que science expérimentale, aux sciences biologiques. Méthode On n’a pas tout dit lorsqu’on énonce que la sociologie est « la science descriptive, comparative et explicative des faits sociaux7 ». Si la sociologie doit se constituer un jour en une discipline systématique, il faut que les 7. René Maunier, Introduction à la sociologie, Paris, F. Alcan, 1938, p. 2. Définir la sociologie 21 sociologues clarifient, avec plus d’assurance sinon d’audace qu’ils ne l’ont fait jusqu’ici, ce que sera sa méthode spécifique. Nous n’avons pas l’intention de récapituler les diverses méthodes qui ont été proposées tour à tour dans le passé à la sociologie. Notons seulement que le temps où la seule ambition de la sociologie comme de quelques autres sciences sociales était de devenir une science positive, en tous points identique aux sciences du monde physique, semble heureusement révolu. La sociologie n’aurait eu le statut de « science » que le jour où elle serait parvenue à expliquer la société de façon causale et définitive avec la même rigueur que l’astronomie, la chimie, la physique croyaient rendre compte de la nature inanimée. Cette prétention était typique d’époques intellectuelles où l’on se faisait de la science une conception déterministe et où l’on attribuait à l’explication causale une valeur catégorique et, au degré de connaissance qu’elle procurait, une certitude définitive8. On reconnaît au contraire aujourd’hui que les sciences de la nature sont d’ordre dialectique. Bien plus, l’objet ultime de la sociologie, l’homme social, est spécifiquement différent de celui des sciences de la nature. N’importe laquelle des sciences de l’homme, la sociologie surtout, doit reconnaître, à son point de départ, un certain nombre de prémisses concernant la nature spécifique de l’être humain. Pour nous, ces prémisses sont fournies par la philosophie morale. Une fois reconnues la rationalité et la liberté humaines individuelles ainsi que la place qu’occupe l’homme dans la hiérarchie de l’univers créé, il reste un domaine immense, qui ne s’oppose pas à la morale mais dont la morale au contraire a besoin, pour des sciences empiriques, expérimentales, de ce qu’il y a d’observable dans la vie sociale9. La sociologie est l’une de ces sciences. Ici nous entendons le terme de science dans son sens contemporain, c’est-à-dire dans le sens d’un ensemble systématique, cohérent et plausible de connaissances vérifiées ou expérimentées. Il ne faudra pas demander à la sociologie, pas plus qu’à l’économique, à la science politique, à l’anthropologie ou à l’histoire, de conclusions absolues ni catégoriques. Les généralisations auxquelles parviendra la sociologie ne seront pas des « lois » au sens absolutiste que le scientisme donnait à ce concept mais seulement des approximations. Si elle recherche et découvre des « causes » aux phénomènes sociaux, ce ne sera pas pour affirmer que des facteurs donnés produisent déterminément et nécessairement tels ou tels effets mais pour 8.Voir Felix Kaufmann, Methodology of the Social Sciences, Oxford University Press, 1948. 9. Charles De Koninck, « Sciences sociales et sciences morales », dans Laval théologique et philosophique, Québec, 1945, vol. I, no 2, Quodlibeta, p. 194-198. 22 sociologie du Québec en mutation énoncer que, dans des conditions données, un facteur ou un ensemble de facteurs donnés produiront probablement tel résultat. Les jugements sur l’homme social qu’elle formulera au terme de son analyse auront une plausibilité rationnelle, et le degré de certitude qu’elle justifiera sera seulement celui d’une probabilité – telle ou telle affirmation générale, contrôlée, sur la vie sociale, sera vraie « ut in pluribus »10. Voyons en quoi devra consister idéalement la méthode d’une sociologie scientifique ainsi comprise. En premier lieu, nous faisons ici la distinction qui s’impose, pour éviter une confusion fréquente et source de tant de malentendus, entre méthode entendue au sens fondamental du mot – la voie selon laquelle une connaissance systématique poursuit et possède son objet propre – et les techniques de recherche ou d’analyse. La méthode sociologique, avons-nous dit, sera causale, fonctionnelle, typologique et synthétique. Comme le propose très justement le professeur Talcott Parsons, une théorie sociologique analytique devra ressembler au type des théories de la physiologie en ce sens qu’elle portera non seulement sur les éléments de structure, mais aussi de fonctions des sociétés. Sa méthode sera structuro-fonctionnelle11. Une telle théorie devra aussi tenir compte de ce qui fait le spécifique de l’action sociale, c’est-à-dire les attitudes et les buts des acteurs sociaux ainsi que les interprétations que ceux-ci donnent à leurs agissements. Finalement, cette théorie devra utiliser des concepts « opératoires » en ce sens que le contenu des variables ou facteurs étudiés (par exemple ceux de « rôle », de « statut », d’« institution », de « classe sociale », etc.) seront le produit de l’observation. La sociologie n’est pas encore parvenue à ce stade méthodologique. Elle y parviendra lorsque deux conditions préalables auront été remplies par les sociologues : 1o lorsque ceux-ci auront reconnu et rendu explicites 10. Pour nous faire complètement comprendre, il faudrait rappeler ici ce qui constitue les étapes et les démarches essentielles de la méthode scientifique en général – comment une science donnée abstrait, de l’ensemble des phénomènes de la réalité, des faits d’un certain ordre qu’elle identifie par des concepts particuliers, pour ensuite les observer, les classifier, les relier les uns aux autres de façon cohérente, en partant d’hypothèses et pour en arriver à des théories qui sont des systèmes généraux d’interprétation et d’explication. 11. Talcott Parsons, « La théorie sociologique systématique et ses perspectives », dans Georges Gurvitch et Wilbert E. Moore (dir.), La sociologie au XXe siècle, Paris, Presses universitaires de France, tome I, 1947, chap. III, p. 43-70 ; T. Parsons, « The position of sociological theory », American Sociological Review, vol. 13, no 2, avril 1948, p. 156-171. Définir la sociologie 23 les prémisses fondamentales (jugements de valeur concernant l’homme) sur lesquelles s’appuie leur discipline12 ; 2o lorsque leurs techniques actuelles d’investigation auront été non pas tant raffinées qu’appliquées plus systématiquement en fonction de « problèmes » suggérés par des questions ou des hypothèses en dépendance étroite et logique avec leur théorie générale. Les principales techniques ou les principaux procédés de recherche de la sociologie ont été l’observation directe et indirecte, celle-ci comprenant principalement l’interview, l’utilisation des documents personnels, l’application de questionnaires et de tests, la sociométrie. La sociologie a utilisé et devra nécessairement continuer d’utiliser la méthode statistique pour autant que celle-ci, grâce aux techniques de l’échantillonnage, permet, en partant de l’observation de quelques cas pertinemment choisis, d’induire des généralisations valables pour l’ensemble d’une population donnée, et qu’elle permet d’établir des corrélations, c’est-à-dire des relations de concomitance entre des facteurs sociaux d’ordre différent. La sociologie néanmoins devra toujours, simultanément à la méthode statistique et au-delà de celle-ci, continuer d’utiliser patiemment et abondamment la méthode monographique, c’est-à-dire l’étude intensive de cas particuliers, individuels ou collectifs – groupements (familles, professions, associations, classes sociales, etc.), localités, institutions, – choisis comme représentatifs et typiques d’un « univers » sociologique déterminé et dont l’analyse permettra à la sociologie d’atteindre ce réalisme et cette richesse d’interprétation qui la caractérisent déjà. C’est à cette condition que la sociologie pourra reconstituer des « types » sociaux sur lesquels elle étayera une grande partie de ses généralisations. Tout ce que nous voulons indiquer ici est qu’avant qu’une sociologie théorique, même partielle, soit possible, il faut élaborer une sociographie. Cette tâche a eu des pionniers magnifiques en Spencer, Le Play, Max Weber, et des artisans sans nombre parmi les sociologues contemporains, surtout aux États-Unis. L’œuvre qui s’impose consiste à la fois à réinterpréter la documentation descriptive accumulée depuis un siècle et, en même temps, à organiser et à orienter les recherches qui restent à faire d’après des préoccupations théoriques formulées dans le sens que nous venons de mentionner et qui permettront à la sociologie de s’évader du marasme où elle s’enlise depuis déjà trop longtemps. 12.Voir Gunnar Myrdal, An American Dilemma, Harper & Brothers, 1944, 9e édition, Appendix I, « A methodological note on valuations and beliefs », Appendix II, « Note on facts and valuations », p. 1027-1064. 24 sociologie du Québec en mutation Divisions Les subdivisions que l’on reconnaît à la sociologie varient nécessairement avec les conceptions que l’on se fait de son objet principal. Pour Tönnies, la sociologie comprenait trois plans distincts : une sociologie pure, théorique ; une sociologie appliquée, déductive ; une sociologie empirique, inductive. L’école française considérait qu’il existe, à côté d’une sociologie générale qui se subdivise en morphologie et en physiologie sociales, un certain nombre de sociologies spéciales – sociologie religieuse, économique, linguistique, politique, etc. Une tendance fréquente parmi les sociologues américains contemporains est de reconnaître que l’analyse sociologique se déploie sur trois plans principaux : le plan des relations de l’homme avec son milieu naturel, qui est l’objet de l’écologie humaine (désignation qui est presque l’équivalente de celle de géographie humaine) ; le plan de l’organisation sociale, avec ses subdivisions nombreuses ; le plan de la psychologie sociale. Le professeur Znaniecki, pour sa part, soumet que toute analyse sociologique se fait autour de l’un ou l’autre des quatre ordres suivants de « faits » sociaux, à chacun desquels correspond une division de la sociologie : les actions sociales ; les personnes sociales ; les relations sociales ; les normes sociales13. À la vérité, cette question est d’importance relative puisque c’est la théorie sociologique elle-même qui déterminera, du jour où elle sera pleinement constituée, quels sont ses domaines les plus significatifs. La division de la sociologie qui cadre le mieux avec ce que nous venons de dire de son objet est celle que soumet provisoirement le professeur Parsons. Une théorie sociologique complète devrait comporter cinq plans hiérarchiques principaux qui sont les suivants : 1o en premier lieu, une systématisation analytique de la différenciation structurelle et de l’intégration des modèles institutionnels des sociétés ; cette entreprise inclut non seulement la morphologie sociale mais aussi l’étude, sur une base comparative, des relations entre la structure et les besoins fonctionnels des sociétés ; 2o une théorie des relations entre les institutions et la culture des sociétés ; 3o une théorie des processus de socialisation des individus et des motivations des agents sociaux dans le cadre des institutions (psychologie sociale) ; 4o une théorie du contrôle social ; 5o une théorie des changements sociaux14. Quelle que soit la division que l’on adopte, il est hors de tout doute que la psychologie sociale doit faire partie intégrante de la sociologie. En définitive, ce qui importe est de ne pas imposer prématurément 13. Florian Znaniecki, The Method of Sociology, New York, Farrar & Rinehart, 1934. 14. Talcott Parsons, « The position of sociological theory », op. cit., p. 161-163. Définir la sociologie 25 à la sociologie de divisions arbitraires qui empêcheraient les sociologues de diriger leurs observations vers quelque domaine que ce soit (sociologie de la connaissance, du langage, de la religion, etc.) où ils se sentent poussés et où ils ont conscience qu’ils apporteront une contribution spécifique pour autant qu’ils aborderont l’objet de leur étude dans une perspective sociologique. Relations de la sociologie avec d’autres disciplines Pour pouvoir établir les relations qui unissent la sociologie aux autres sciences, il faut répondre à la question qui se pose depuis qu’il existe une sociologie, à savoir, la sociologie est-elle une science sociale spéciale, au même titre que les autres sciences sociales (économique, anthropologie, géographie humaine, etc.), ou est-elle une science « générale », et si oui, en quel sens ? Cette question met en cause toute la méthodologie des sciences sociales et, à lire la littérature contemporaine sur le sujet, il semble que le traité complètement satisfaisant reste à écrire et qu’au surplus il soit difficile de l’aborder sans s’exposer à des interprétations polémiques de la part d’un groupe ou l’autre des spécialistes des diverses sciences sociales ou de tous à la fois. Étant donné, en premier lieu, l’objet des sciences sociales et, en second lieu, la façon bizarre et accidentelle dont celles-ci se sont développées historiquement, il est inévitable qu’il existe encore (et il existera très probablement toujours) des chevauchements des unes sur les autres. Toutes les sciences sociales expérimentales ont fondamentalement le même objet, les sociétés humaines présentes ou passées, qui est un objet prodigieusement fascinant, divers, inépuisable. Ce qui les distingue les unes des autres en tant que sciences est, ou bien l’ordre de phénomènes qu’elles choisissent d’observer dans la réalité sociale complexe, ou bien la perspective propre selon laquelle elles considèrent tous les phénomènes sociaux possibles, ou les deux à la fois. Plusieurs disciplines des sciences sociales, par exemple l’histoire, l’ethnographie, la géographie humaine, ne dépassent guère, si l’on observe de près le résultat des travaux qu’elles inspirent, le plan de la description et de la comparaison des faits. Dès qu’elles tentent ou veulent tenter des explications elles doivent, consciemment ou inconsciemment, faire appel à des concepts et à des hypothèses qu’elles vont chercher en dehors d’ellesmêmes, dans une philosophie ou dans une science sociale plus évoluée. D’autres sciences sociales, en particulier l’économique, ont atteint un haut degré d’élaboration théorique et ont constitué un système autonome d’explication de l’aspect spécifique de la réalité sociale qu’elles étudient.