Note sur l`universel

Transcription

Note sur l`universel
Paul Audi
Note sur l’universel
1. De même que l’individu n’est pas obligatoirement condamné à l’individualisme, de
même l’universel n’est pas forcément soluble dans l’universalisme. L’universalisme suppose de
transformer l’universel, l’idée de l’universel, en une raison d’agir, transformation qui fait aussitôt
de cette idée le fondement de ce qu’il est convenu d’appeler une idéologie. La question est
alors de savoir dans quelles conditions il est encore possible que l’universel se soustraie à son
détournement idéologique, à sa captation dans l’universalisme, lequel conduit inévitablement à
la disparition des singularités ?
2. Les engouements et les controverses autour de la notion d’universel ont longtemps
fleuri sur le lit de son univocité présumée. Non seulement l’universel devait avoir une définition
elle-même universelle, mais il ne devait pas avoir d’histoire qui en démultiplierait le sens. De
même que les universaux (le Beau, le Bien, le Vrai) étaient supposés être de tout temps, et les
mêmes pour tout le monde, de même l’universalité de l’universel était supposée être d’un seul
tenant (donc sans différenciation interne, selon des modalités distinctes). Ainsi qualifiait-on
d’universel ce qui vaut pour tous, toujours et partout. Or, on doit à notre histoire récente, au
XXème siècle plus exactement, d’avoir jeté un tel trouble sur cette étoile polaire des Lumières que
fut l’universel, qu’on ne l’aperçoit presque plus aujourd’hui. L’irrespirable fumée noire qui s’est
échappée des horreurs et des désastres du siècle dernier ont sans doute brouillé à tout jamais sa
clarté autant que l’évidence de son pouvoir d’aimantation. Il est vrai que ce trouble s’est répandu
pour le meilleur et pour le pire : non seulement parce que l’horreur des massacres de masse
ont fait vaciller la foi que l’on pouvait nourrir, sous nos latitudes christianisées, à l’égard de tout
ce qui, par définition, est considéré comme pouvant et devant unir les hommes en raison de
leur humanité même, mais aussi parce que l’entreprise politique de décolonisation telle qu’elle
s’est adossée à l’autodétermination des peuples ainsi qu’à l’auto-affirmation des différences
culturelles est parvenue à clouer au pilori l’alliance secrète entre deux buts qu’en Occident l’on
croyait salutaire de réaliser : l’universalisme considéré comme une valeur (avec, principalement,
sa charte des droits de l’Homme), d’une part, et la volonté de puissance comme désir éperdu
de domination, d’autre part. Au point que nos boussoles occidentales se sont sérieusement
déréglées et qu’elles ont, depuis, bien du mal à pointer le nord de l’universel. Et c’est ainsi que
nous nous trouvons à une époque où l’universel, plongé dans le plus corrosif des soupçons à
l’égard sinon de sa propre universalité, du moins de son inféodation à l’universalisme, semble ne
plus pouvoir ni devoir jouir d’une définition elle-même universelle. Est-ce à dire que l’universel
se particularise ? Oui et non.
3. Non, parce qu’au lieu de se particulariser, il se modalise bien plutôt. En effet, ce dont
il faut désormais tenir compte, c’est qu’il y a différents « genres » d’universel. Ainsi, d’aucuns
disent qu’il faut savoir distinguer l’universel abstrait de l’universel singulier, ou l’universel en
extension d’un universel intensif, ou l’universel facile (celui qui s’unirait au quelconque) de
l’universel difficile (qui renverrait, lui, au non-quelconque), etc. Dans tous les cas, comme le
rappelait récemment Jean-Claude Milner, « à coup de désastres, [le XXème siècle] a jeté le trouble
dans l’universel. Il a donné à voir que l’universel pouvait tout craindre du quelconque. Et que le
non-quelconque pouvait légitimement fonder un universel ».
4. Oui, en même temps, parce que nous sommes entrés dans le XXIème siècle, et
que les enjeux de ce siècle nous contraignent à nous poser une seconde question, quelque
peu différente de celle de la modalisation interne des acceptions de l’universel. Cette autre
question est la suivante : l’universel vaut-il lui-même universellement, c’est-à-dire pour tous
et partout ? Jean Baudrillard rappelait à cet égard, dans l’un de ses tout derniers textes, que
« nous n’imaginons pas un seul instant que l’universel puisse n’être que la pensée particulière
de l’Occident, son produit spécifique, original certes, mais finalement aussi peu exportable que
n’importe quel produit d’origine. C’est pourtant ainsi que le voient les Japonais, comme un trait
spécifique occidental et, loin de se rallier à ce concept abstrait, ce sont eux qui, par un retour
étrange, relativisent notre universel et l’intègrent à leur singularité ».
5. Concepteur de l’idée de « la fin de l’Histoire », Alexandre Kojève disait, il y a une
cinquantaine d’années, que cette fin se calerait non sur la pax americana du libéralisme politicoéconomique, comme nous l’a seriné il y a quelques années Francis Fukuyama, mais sur une
certaine forme de snobisme ou de détachement tel qu’il le voyait cultivé au Japon. Peut-être
que ce que nous ferions mieux de puiser dans l’exemple japonais est-il bien plutôt la nécessité,
pointée par Baudrillard, de relativiser notre propre universel et d’intégrer à notre singularité (à
condition encore qu’on la reconnaisse) des formes étrangères ou inusitées de l’universel. Car
si l’on admet que l’universel ne se réduit pas à l’universalisme, on admettra aussi bien qu’il est
absurde de penser que l’universel est l’apanage de l’Occident. En tout cas, s’il l’a été pendant
longtemps, désormais il ne l’est plus. Maintenant il s’est non pas universalisé, mais mondialisé.
Faut-il y voir le triomphe de l’Occident ? La question, qui intéresse encore certains, déclinistes
pour la plupart, n’a, en réalité, plus lieu de se poser — et cela non pas tant parce que, comme
disait encore Baudrillard, « la mondialisation des échanges met fin à l’universalisation des
valeurs » et que « c’est le triomphe de la pensée unique sur la pensée universelle », mais, et cela
est tout à fait différent, parce que tout se passe dorénavant sur le seul plan des échanges et qu’il
n’y a jamais que des valeurs qui puissent s’échanger sur un tel « marché ». C’est ce phénomènelà que Nietzsche, il y a un plus d’un siècle, appelait le nihilisme, qu’il considérait comme figure
du monde et qu’il voyait alors régner sur le monde pour encore au moins deux siècles. Voici,
donc, sous l’égide d’une telle figure, ce qu’il en est de l’universel mondialisé : il n’est plus celui
des formes — nous ne savons presque plus ce que c’est —, mais celui des valeurs. Précisons :
des valeurs détachées de ce qui, pourtant, devrait leur donner d’être, à savoir la vie considérée
dans sa puissance intrinsèque ou endogène d’accroissement de soi. L’universel mondialisé est,
en d’autres termes, celui des évaluateurs qui, par définition, l’évaluation étant perspectiviste,
ne donnent jamais de valeur qu’à certaines valeurs seulement. C’est d’ailleurs pourquoi la seule
« universalité » sur laquelle s’accordent, sans même avoir à s’y résoudre, les anti-universalistes
et les universalistes d’aujourd’hui est celle de l’étant réduit à son utilité. Mais sur ce terrain-là,
justement, l’universel peut-il encore se survivre à lui-même, c’est-à-dire résister aux désillusions
de cet universalisme qui nous aura si longtemps, nous autres Occidentaux, collé à la peau ?
Là est peut-être la question qui attend de nous tous une réponse concrète : en dehors de la
modalisation critique des genres d’universel, nous serait-il encore possible ne pas jeter le bébé
(l’universel) avec l’eau du bain (l’universalisme) ?
6. Sans doute relativiser notre propre acception de l’universel (une acception en vertu
de laquelle l’universel se trouve surdéterminé par l’absolutisme universaliste) cela devrait-il se
faire en intégrant à notre singularité d’autres figures de l’universel — des figures autres parce que
d’abord « allogènes ». Serait-ce là, au XXIème siècle, la tâche qui nous incombe, c’est-à-dire le défi
qu’un univers mondialisé aurait à relever ? Et si oui, à qui exactement cette tâche incomberaitelle en priorité ? Rappelons au moins que la conscience de cette tâche aura surtout été le fruit
de l’autoréflexion des Occidentaux confrontés à la violence de leur propre histoire et prenant
la mesure de leur rapport à l’universel — une autoréflexion que se sont chargés d’enrichir et de
développer non seulement les sciences humaines, notamment l’anthropologie et l’ethnologie,
mais la philosophie politique tout aussi bien. Car c’est bien cette tâche qui s’impose à présent
j’allais dire universellement — c’est-à-dire à tous et partout, de sorte qu’elle ne concerne pas
les seuls Occidentaux —, et cela dans la mesure même où un phénomène décisif a affecté en
général le rapport à l’universel au sortir du XXème siècle. Ce phénomène qui aura grippé la roue de
l’universalisme des valeurs dites occidentales est celui que l’on appelle globalization en anglais
et mondialisation en français. Aussi ne suffit-il plus que les Occidentaux soient conduits, dans la
douleur il faut bien le reconnaître, à s’interroger sur la propre validité universelle de l’universel :
car il incombe maintenant à tout un chacun, dans l’univers mondialisé qui est le nôtre, c’està-dire aux quatre coins de la planète, de mettre à l’épreuve de sa nécessaire relativisation
sa propre conception de l’universel, donc de ce qui, à ses propres yeux, pourrait valoir pour
tous et partout. Et c’est ainsi, enfin, qu’est né et que s’est imposé au plus grand nombre un
nouvel universalisme moral, lequel n’est rien de moins qu’un avatar et un substitut de l’ancien
universalisme occidental réputé sinon totalitaire, du moins hégémonique, un universalisme
non plus des droits imprescriptibles de l’homme en tant qu’homme mais de ses prescriptions
ou de ses devoirs précisément — au premier rang desquels l’on trouve le devoir de comprendre,
de tolérer et de respecter dans leur différence, et en vertu de leur différence même, donc dans
leur validité propre et en raison de celle-ci, les formes de culture, la conception de la liberté, les
modèles sociaux et politiques, de tous ceux qui ne partagent pas les nôtres.
7. Nul doute que l’universel partage avec le mondial cette dimension qu’est le « ce
qui vaut pour tous et partout ». Mais il se distingue radicalement de lui dans la mesure où la
mondialisation n’est que celle des techniques, du marché, du tourisme, de l’information, alors
que l’universalité, du point de vue occidental tout au moins, concerne seulement les valeurs
d’autonomie, les droits de l’homme, les libertés, la culture, la démocratie. Devrait-on en conclure
que c’est uniquement par la différence de leurs « objets » que l’universel se distinguerait du
mondial ? Cette distinction ne reposerait-elle pas aussi, et surtout, sur des logiques différentes
et largement incompatibles entre elles ? Et dans ce cas, que dire de ces logiques ? Je crois
que cette question, ou la réponse à lui apporter, se profile derrière tous les débats actuels,
confrontés que nous sommes généralement à la peur des « autres », aux crispations identitaires
de toute nature, surtout chez ceux qui croient à la disparition d’un hypothétique, quoique
séculaire, « idéal commun ». La récurrence des débats que suscitent les problèmes d’identités
ou d’appartenances, en France comme ailleurs, résulte, me semble-t-il, de la conflagration —
disons même de ce nouveau big bang — que produit inévitablement le monde mondialisé
de l’information (un monde dépourvu de la moindre appartenance ou du moindre ancrage
particulier) dès lors qu’il rencontre de façon immédiate, et donc brutale, l’univers, par définition
toujours singularisé, des formes (un univers qui se découpe, pour sa part, en de nombreuses
sphères d’appartenance). — Informations contre formes : qui aura gain de cause dans cette lutte
sans merci ? Cette lutte, il importe de le souligner, est tout sauf un choc des civilisations. Ce soidisant choc, d’ailleurs, s’il est bête d’y croire, il est criminel de faire accroire qu’il nous menace.
Car, à la vérité, cette lutte qui oppose l’information comme figure du monde à l’univers des
formes, cette lutte qui met donc aux prises deux régimes d’existence (deux rapports au temps)
est inhérente au concept même de civilisation tel que nous le recevons aujourd’hui, c’est-à-dire
tel qu’il se signifie à une conscience inquiète des crimes de masse. Oui, cette lutte est ce qui
donne, pour nous, sa tension propre au concept de civilisation, au point que l’on peut tout à fait la
traduire en ces termes : la culture aura-t-elle raison de l’art ? ou la servilité de la souveraineté ? ou
le pouvoir de l’autorité ? ou le dérisoire du significatif ? ou le virtuel du réel ? ou les mots d’ordre
de la parole vivante ? ou l’addiction du goût ? ou le morbide de l’inespéré ?... C’est de la réponse à
toutes ces questions que dépend le sort que l’on voudra encore faire universellement à la notion
d’universel. Car si les bifurcations sont nombreuses sur la route de l’avenir, elles correspondent
toutes, tout compte fait, à un seul et même dilemme. Dominés ou dominants, minoritaires ou
majoritaires, puissants ou faibles, libres ou aliénés, suppôts de l’opinion ou membres de l’élite,
Blancs ou Noirs, ressortissants du Nord ou du Sud, bref, de quelque appartenance que l’on
soit, nous voilà tous placés devant une interrogation des plus troublantes. Non pas : comment
concilier l’universalité et la particularité de valeurs différemment réparties sur la surface du
globe, mais : comment empêcher la puissance déréalisante et homogénéisante de l’information et de la communication de masse d’anéantir la force hétérogène et irréductible de ces
formes qui sont toujours à inventer et dont chacune, à l’origine, pour reprendre les termes que
Jean-François Lyotard réservait au sens, est une fleur inattendue, un supplément de tension qui
pousse sur une rencontre en elle-même insaisissable ?