Folie et théâtre dans les pièces de théâtre de Jean Genet

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Folie et théâtre dans les pièces de théâtre de Jean Genet
Folie et théâtre dans les pièces de
théâtre de Jean Genet
Mémoire de maîtrise soutenu en septembre 1996 à l’Université de Paris La Sorbonne
Par Melle Céline Guillemet
directeur : M. Autrand (La Sorbonne)
1
LISTE DES ABREVIATIONS
Bs .................................
B ..................................
N ..................................
P ..................................
O.C.IV .............................
O.C.V ..............................
Les Bonnes
Le Balcon
Les Nègres
Les Paravents
Oeuvres Complètes, tome IV
Oeuvres Complètes, tome V
2
Introduction
Compte tenu des significations vastes qu’englobent d’une part la
folie, de l’autre le théâtre, il est nécessaire, avant toute réflexion
sur les textes des pièces de Jean Genet, de préciser le sens de ces
notions, au moins dans l’acceptation que nous allons en faire.
Le plus large concept est certainement la folie, qui finit par perdre
de sa valeur dans son étendue. Mais la toile de fond en est toujours un
rapport inverse à la raison. Est fou ce qui échappe au contrôle de la
raison. Dans cette définition, on peut comprendre l’inverse de la folie,
le rationnel, comme ce qui relève d’une explication, d’un fondement,
d’une justification. Mais aussi, comme la faculté de la pensée, opposée à
l’instinct, l’intuition , le sentiment. En opposition à cette netteté,
cette méthode, droiture et maîtrise des choses par l’esprit, la folie
relève plutôt du flou, de l’extravagance et de l’outrance, de l’illogisme
et de l’incohérence, de la liberté. Elle se place donc sous le signe d’un
débordement incontrôlable. Ce point nous mène dans la voie du délire:
couramment, la manifestation d’un « enthousiasme exubérant, qui passe la
toutes ses libertés. Le
mesure »1, donc incontrôlable, et maître de
délire semble être un certain type de folie, composer une sous-catégorie
de la folie, terme plus générique. Il se situe dans la même démesure,
mais nous dirige vers une acceptation plus psychologique de la notion.
Car son premier sens est celui de trouble mental (que l’on retrouve dans
la folie, mais qu’on avait laissé de côté jusqu’ici). Plus précisément,
1
in « délire », in Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paul Robert, Société du nouveau Littré,
1973, p. 433.
3
il exprime une « croyance pathologique à des faits irréels ou conceptions
imaginatives dépourvues de bases »2. Cette définition introduit donc dans
la notion de folie la faculté d’imagination, et le détachement d’avec le
réel. Le fou construit un autre monde en parallèle avec la réalité. Et
par cette conception de l’esprit, il se retrouve lui-même en parallèle
avec les enjeux réels; il est à part, aliéné, au sens propre. Hors du
monde, mais aussi de lui-même, de sa propre réalité, de son identité.
D’aliéné, on passe à la notion de démence: étymologiquement « dementis », hors de son esprit. Cette exclusion est un thème présent dans
presque toute définition d’un type de folie: le délire signifie aussi
étymologiquement « hors du sillon », du droit chemin; et c’est ce
qu’explique Michel Foucault, en s’inspirant de la situation réelle du fou
au Moyen-Age, « au long d’une géographie mi-réelle, mi-imaginaire,
situation liminaire du fou [...,] enfermé aux portes de la ville: son
exclusion doit l’enclore; s’il ne peut et ne doit avoir d’autre prison
que le seuil lui-même, on le retient sur le lieu de passage »3. La folie
est donc un concept insaisissable par définition, puisque incontrôlable,
démesurée, et liminaire, c’est-à-dire, entre deux choses, donc dépendante
des celles-ci: relative. En effet on ne l’a jusqu’ici définie que par
rapport à une autre notion: son opposé ou son proche. Puisqu’elle est
hors de la réalité, elle dépend aussi de ce qu’on entend par réalité.
Inévitablement, elle est liée à une base qui sert de référence à son
appartenance à l’Autre, de norme à son anormalité. Aussi seule sa
relativité peut-elle contenir la notion de folie. Sa relativité: son
double lien à l’imaginaire et au réel.
C’est dans ce même lien que s’inscrit le théâtre. Son principe est
l’illusion: illusion du vrai alors que tout est faux. Il fait croire au
spectateurs qu’un passage d’une vie se déroule spontanément devant leurs
yeux, alors que ce n’est que composition artistique, et jeu. Il rejoint
aussi la folie dans la place à part qu’il a dans l’art. Il appartient en
effet à la fois à l’art littéraire, avec la base de son texte, et à l’art
visuel, puisqu’il est fait pour être joué et vu par un public.
Jean Genet joue avec ces deux notions de folie et théâtre, et de
leurs points de liaison. La folie semble être à l’origine de presque
chacune de ses grandes pièces. Le sujet des Bs est tiré d’un fait divers:
dans les années trente, deux sœurs servant depuis longtemps et sans
problème dans une maison bourgeoise, assassinèrent leur maîtresse, sans
qu’au procès on en comprenne la raison; c’est d’ailleurs sur cet étrange
comportement que s’est penché Jacques Lacan dans sa thèse. N serait
inspiré
des
cérémonies
de
la
secte
musulmane
des
Houkas
qui
« accomplissent une danse annuelle de possession. Groupés autour d’une
case,[...] les Noirs se laissent posséder par leurs « dieux »: le dieu du
gouverneur général, le dieu du conducteur de locomotives...[...] Tout
l’univers des Blancs sauvagement mimé, parodié, au milieu des ordres et
des insultes qui constituent le langage habituel -- entendu depuis le
monde noir -- des maîtres. »4. Enfin B et P rappellent respectivement les
fantasmes cachés des maisons closes, et les débordements d’une guerre
sauvage dont on a toujours pas fini de parler, la guerre d’Algérie. Genet
semble donc intéressé par ces mouvements de folie qui secouent la société
2
in « délire », in Vocabulaire de la psychologie, de Henri Pieron, Presses Universitaires de France, 1963, p. 100.
in La Folie à l’âge classique, de Michel Foucault, collection « Tel », Edition Gallimard, 1972, p. 119.
4
in Histoire du nouveau théâtre, de Geneviève Serreau, collection « Idées », Edition Gallimard, 1966, p.126.
3
4
moderne, et qui forment comme des tâches d’ombre dans le monde dit
« civilisé ». A ces actes fous, il donne une raison d’être par le
théâtre. Non seulement il les mets sur scène, les affiche au monde; mais
il en montre les mécanismes, leur donne une sorte d’explication par
l’emploi du théâtre dans le théâtre. De fait, les moments de folie des
personnages coïncident avec les jeux des personnages (jeux ou cérémonie)
qui interprètent des personnages à l’allure de Figures mythiques, ou de
Types comme on en trouve dans le théâtre classique. Ces deux notions de
folie et théâtre sont donc interactives dans le théâtre de Jean Genet. Il
nous faudra préciser leurs relations, et ce qu’elles peuvent nous révéler
des particularités de ce théâtre, tant dans ses aspects textuels et
scéniques, que dans ses ambitions plus conceptuelles.
L’étude que nous ferons des liens entre ces deux notions dans l’œuvre
dramaturgique de Jean Genet suivra le chemin d’une mise en lumière
progressive, partant des points les plus directement accessibles, pour
évoluer vers l’interprétation des strates plus obscures. Nous chercherons
donc d’abord à souligner la place de la folie dans ce théâtre et à en
préciser la nature, à travers l’étude des personnages des différentes
pièces. Puis nous nous tournerons vers les intrigues, qui révèlent les
personnages dans leur désir de folie et présentent les moyens qu’ils
emploient pour y accéder (moyens qui apparaîtront en rapport direct avec
le théâtre). Nous étudierons alors ces passages de délire extatiques,
instants de révélation tragique pour les personnages, dans leur nature et
leur expression scénique et littéraire. Enfin nous nous pencherons sur
les conséquences d’un tel théâtre dans la salle, et sur ce qu’il cherche
à éveiller dans le public.
5
I. FOLIE ET MARGINALISATION
Après même un léger parcours de l’œuvre, il apparaît très nettement que
tous les personnages principaux appartiennent à une même catégorie sociale,
large, mais bien déterminée: celle des exclus, ou des « réprouvés » selon
les propres termes de Genet5. En parlant de personnages principaux, on
désigne les personnages dont les pièces donnent le point de vue. Le fait
que cette appartenance soit systématique (on la retrouve même dans les
romans) peut nous amener à nous demander si elle n’est pas là pour attirer
nôtre attention, et peut-être pour signifier autre chose qu’une simple
situation sociale. Après tout, on vient de voir que la folie a à faire voir
avec le rejet social. Et si cette position social figurait la position
marginale du fou ? Ce serait alors dévoiler l’importance de la notion de
folie dans le théâtre de Jean Genet et nous mettre sur la voix d’une
interprétation symbolique de ses œuvres. C’est ce que nous nous proposons
d’étudier, en analysant tout d’abord les composantes du monde des
personnages qui soulignent ce rejet, puis ce qui peut nous amener à en
parler comme d’un symbole, pour mettre enfin en valeur les conséquences
d’une telle interprétation sur le public.
I.1) Un monde refoulé
5
cf. « Entretiens », de Hubert Fichte, in Le Magazine littéraire, n°174, juin 1981, p. 22: « J’appartiens au monde des
réprouvés. »
6
Il s’agit de mettre en évidence la nature de l’univers des personnages,
un univers refoulé, afin de
faire ressortir la nécessité de cet
établissement. Par refoulé, on entend tout d’abord le rejet, mais qui doit
justement nous mener plus loin sur les chemins du refoulé psychologique,
qui rappelle les mécanismes du rejet social. C’est en fait la rigueur qui
définit la construction de ce monde en marge qui tend à faire penser que
Genet y a apporté un intérêt particulier. Nous allons donc chercher à
confirmer cette affirmation en étudiant l’unité caractéristique des
personnages; comment ce rejet est implicitement souligné dans les pièces;
pour enfin nous appuyer sur les quelques assertions que Genet a exprimées
sur ce sujet.
I.1)1-L’unité des personnages :
Si l’on prête attention plus particulièrement à la situation sociale
des personnages principaux, il apparaît dans tous les cas être la même :
tous appartiennent à des groupes que la société rejette, que les classes
« respectables » tolèrent mais ne reconnaissent pas. Ce sont eux qui
vivaient aux portes de la cité, dans les temps anciens: des hommes aux
basses besognes, ou en rapport avec des éléments de la vie que la société
« bourgeoise » refuse de considérer (la violence, le sexe, la mort...), ou
tout simplement parce qu’ils sont différents. On se trouve en effet face à
des domestiques dans Bs, des prostituées dans B principalement, mais aussi
dans N et P, des Noirs dans N, des Arabes dans P. Dans les romans on
retrouve les mêmes types de personnages, auxquels s’ajoutent les
homosexuels, et les voleurs, parfois aussi des criminels. Ce sont les
images de l’Autre, dans lesquelles une certaine partie de la société (peutêtre surtout à l’époque où Genet écrit ?) refuse de se reconnaître : le
bas-monde.
I.1)2-Le rejet social :
Or cette unité apparente est corroborée par d’autres éléments, certains
extérieurs aux personnages principaux, d’autres intérieurs à eux.
Ce terme de « bas-monde », utilisé ci-dessus, est
d’ailleurs assez
juste dans le sens où l’univers des personnages dans l’œuvre de Genet est
très hiérarchisé. Les relations de supérieurs puissants sur des inférieurs
faibles sont prédominantes. Et cette hiérarchie suit celle des classes
sociales. On trouve dans chaque pièce les personnages placés en regard à un
« supérieur » social ou « racial » qui appartient au groupe des Maîtres.
Dans Bs, les Bonnes sont accompagnées de Madame, elle-même dominée par
Monsieur absent, mais dont l’ombre recouvre la pièce. Les relations
d’inégalité sont soulignées, par les propos de Madame : « L’humilité de
votre condition vous épargne quels malheurs ! » (Bs, 68); par ceux des
Bonnes (ici de Claire): « Elle nous donnait les petits objets dont elle ne
se sert plus. Elle supporte que le dimanche nous allions à la messe et nous
placions sur un prie-Dieu près du sien. » (Bs, 88); surtout par les paroles
7
de Claire jouant Madame: « Je hais les domestiques. J’en hais l’espèce
odieuse et vile. Les domestiques n’appartiennent pas à l’humanité. »(Bs,
100).
Ce point est aussi évident dans N, où les Noirs sont confrontés aux
Blancs, plus particulièrement à la Cour, placée selon son pouvoir, en
hauteur, sur le « gradin [...] [le] plus élevé. » (N, 19).
Enfin les arabes des P sont représentés avec l’Armée française, et les
colons
blancs.
Plusieurs
scènes
présentent
les
colons,
patrons
d’exploitation, avec les employés arabes (cf. les dixième et quatrième
tableaux). La situation ancillaire de ce peuple est aussi marquée au début
du treizième tableau, lorsque le Fils ordonne à Leïla : « Tu as entendu ?
Fais de l’ombre à Madame, allons, vite... » (P171)
Cette confrontation entre le bas-monde et le haut, ainsi que tout ce
que suggère la présence sur scène de ces Maîtres à l’époque de la guerre
d’Algérie ou des Black Panthers unissent donc en bloc le « bas-monde », par
un jeu d’opposition de forces, et soulignent leur situation ancillaire et
méprisée.
La géographie des lieux où vivent les personnages principaux renforce
encore le rejet. La « mansarde » des Bonnes, aussi nommée la « soupente »,
comme son nom l’indique se trouve sous les toits, loin de l’appartement de
Madame. Saïd vit avec sa mère et sa femme « dans [ce] qu’on appelle la
décharge publique » (P, 217)
« au pied des remparts, dans les ruines. »
(P, 96). Et pour aller au « Grand Balcon », il faut « franchir le pont de
la Royade » (B, 50) et « travers[er] la ville » (B, 83).
Ces emplacements sont manifestement excentrés. Ils sont placés en marge
des appartements des maîtres, doivent rester à distance. C’est ce que dit
Village dans N : « Nous nous déplacions à côté du monde, dans sa marge. »
(N,45). Les lieux renforcent donc le rejet des personnages, en sont comme
la métaphore.
Enfin les personnages eux-mêmes assument et revendiquent leur situation
de mise à l’écart. Solange crie au monde son appartenance aux groupe des
domestique lorsqu’elle raconte :
« L’enterrement déroule sa pompe.[...] Viennent d’abord les maîtres d’hôtel, en frac,
sans revers de soie. Ils portent leurs couronnes. Viennent ensuite les valets de pieds, les
laquais en culottes courte et bas blancs. Ils portent leurs couronnes. Viennent ensuite les
valets de chambre portant nos couleurs. Viennent les concierges, viennent encore les
délégations du ciel. Et je les conduis. » (Bs, 108)
On retrouve d’ailleurs des énumérations similaires dans plusieurs pièces,
définissant chaque fois la cohésion du groupe : dans N :
« Dans mon œil, je fis passer en grand tralala nos guerriers, nos maladies, nos
alligators, nos amazones, nos paillottes, nos chasse, nos cataractes, notre coton, la lèpre
même et jusqu’à cent mille adolescents crevés dans la poussière. » (N, 70)
Dans B :
8
« Mais nous, nous avons nos cohortes, nos armées, nos milices, légions, bataillons,
vaisseaux,
hérauts,
clairons,
trompettes,
nos
couleurs,
oriflammes,
étendards,
bannières... » (B, 77)
Bien souvent les personnages expriment leur fierté d’appartenir à ces
bas-mondes. Ils cherchent même à accentuer les caractères qui les
distinguent des groupes supérieurs et qui sont aussi les motifs de leur
rejet. Ainsi les Noirs s’enlaidissent-ils pour se magnifier, dans N :
« Le tragique sera dans la couleur noire ! c’est elle que vous chérirez, rejoindrez,
mériterez. » (N, 30)
« C’est [la puanteur] qui monte de ma terre africaine ! Qu’une odeur de charogne me
porte ! et m’enlève ! (A la Cour) et toi, race blafarde et inodore, toi, privée d’odeurs
animales, privée des pestilences de nos marécages... » (N, 33)
« Je voudrais exalter ma couleur, [...] mon exquise sauvagerie.» (N, 44)
Les prostituées ont aussi le même type de discours élogieux sur leur
qualité :
« Je suis la seule à aller jusqu’au bout de la honte. » (N, 48)
« Une putain ça ne s’improvise pas, ça se mûrit. » (P, 30)
« Tu es morte en pleine gloire, détestée des femmes du pays... » (P, 234)
« Quand [...] je me répète en silence : « Tu es une mère maquerelle, une patronne de
bouic, chérie, tout s’envole. » (B73)
Les arabes se glorifient des traits qu’on leur reproche. Kadidja mourante,
exhorte son peuple à toujours plus de crimes : cf. dans P, les pages de 155
à 158 qui retracent tous les méfaits des Arabes et se clôturent par ces
mots de Kadidja :
« Et n’ayez pas honte, mes fils ! Méritez le mépris du monde. Egorgez, mes fils... »
(P, 158)
Les personnages principaux se regroupent ainsi avec fierté autour de leur
étendard de marginaux et revendiquent cette situation. Le rejet s’établit
donc comme une anormalité, se définissant a contrario de la normalité, dans
la même position que la folie. De plus cette systématisation qui fait
porter l’accent sur la différence des personnages révèle avec quelle
rigueur Genet a composé l’appartenance de ses personnages à un monde
rejeté.
I.1)3- Le sujet des pièces :
La représentation et l’organisation rigoureuse de ce monde des
réprouvés répond en effet à un intérêt particulier que porte Genet à ces
catégories. Il l’exprime ainsi à propos des N :
9
« Que se passe-t-il donc dans l’âme de ces personnages obscurs [les
Noirs], que notre civilisation a acceptés dans son imagerie, mais toujours
sous l’apparence bouffonne d’une cariatide de guéridon, de porte-traîne ou
de serveur de café costumé ? Ils sont en chiffon, ils n’ont pas d’âme.
S’ils en ont une, ils rêvent de manger la princesse. » 6
Cette citation révèle un des buts de Genet : rendre compte de ce qui se
passe dans la tête de ses personnages. C’est ce qui nous permet de parler
de personnages principaux à leur égard, puisque leur point de vue est
considéré à travers les pièces. Genet parle ici des N, mais ne retrouvons
nous pas le même thème dans les autres pièces ? Les Bonnes rêvent de tuer
leur maîtresse; B nous montre ce qui se passe à l’intérieur du bordel; les
Arabes des P nous dévoilent la montée de leur révolte contre les colons,
qu’ils rêvent aussi d’exterminer. L’intérêt de J. Genet se porte donc bien
sur ce qui se passe de l’autre côté de la société, de la norme, de l’autre
côté de ce qui est autorisé.
Les nouvelles valeurs qui définissent ce monde en marge et que celuici revendique sont donc la violence, le crime, la haine, la rébellion.
Ainsi dans P, Kadidja hurle-t-elle : « ...et je dis que votre force ne peut
rien contre notre haine... » (P, 154). On peut aussi se reporter à nouveau
aux pages 155 à 158 des P qui énumère les crimes volontaires des Arabes.
Dans N, il est raconté le meurtre d’une Blanche. Et les bonnes ont déjà,
racontent-elles, essayé de tuer Madame dans son sommeil :
« Je n’ai tué personne. J’ai été lâche, tu comprends. J’ai fait mon possible, mais elle
s’est retournée en dormant. Elle respirait doucement. Elle gonflait les draps : c’était
Madame. » (Bs, 50-51)
L’autre monde au contraire rejette ces valeurs, leur opposent la
justice, l’ordre. Les Maîtres sont représentés dans B et N par une cour
comportant une Reine, un Juge, un haut personnage religieux, un homme de
l’Armée. Les colons des P revendiquent leur travaux pour améliorer le
pays :
« LE LIEUTENANT --
Nous représentons une France nette et précise. Et propre. » (P, 178)
Thème repris par l’Académicien qui dit au soldat :
« Romains. Sans vous pas de routes. Et si pas de routes pas de facteurs. Et si pas de
facteurs pas de cartes postales. ( Un temps) Et ils continuent à prendre les chemins de
traverse. » (P, 145-146)
La frontière entre ces deux mondes est donc clairement marquée. La
forte unité des personnages qui se forme dans le rejet, la présence des
Maîtres, et la revendication de cette marginalité tendent à mettre en
6
in « L’art est le refuge... », de Jean Genet, in Les Nègres au port de la lune, de Tahar Ben Jelloun, Roger Blin..., Edition de
la Différence, C.D.N., Bordeaux, 1968, p.101.
10
lumière les valeurs des personnages, c’est-à-dire, celles qui motivent le
refoulement. Cette insistance nous amène alors à nous demander si ce rejet
n’est pas là pour signifier quelque chose de particulier et d’important
dans le théâtre de Jean Genet.
I.2) Un monde métaphore de la folie
Face à la démonstration que la représentation d’un bas-monde marginal
était une des préoccupation de J. Genet, on pourrait vouloir conclure que
son but est la représentation directe de la confrontation des classes qui
existent dans notre société, que le propos de ses pièces se veut réaliste.
Cependant divers éléments dans le théâtre de J. Genet nous engagent à
envisager une réponse contraire, aussi bien dans la représentation des
personnages que dans le choix de l’écriture.
I.2)1- La symbolisation des personnages
On peut d’abord parler, à propos de ces éléments, de non-réalisme,
avant de parler de symbolisation. Et c’est ce non-réalisme qui nous
permettra d’envisager une autre signification symbolique ou métaphorique.
Un caractère des plus apparent est le peu d’épaisseur psychologique des
personnages. Ils n’ont en général ni passé, ni avenir ou projet, ce qui les
défait d’une identité individuelle, base habituelle du réalisme. Les
personnages des P sont assez remarquables sur ce point. On ne connaît la
vie précise d’aucun, à peine quelques sentiments qu’éprouvent les
personnages dominants comme Saïd ou la Mère. Ils sont en fait, plus
qu’individus, Arabes, hommes ou femmes, prostitués; ou Blancs dont les noms
sont souvent ceux de leur fonction, de l’image qu’il donne d’eux: « La
Vamp », « L’Académicien », « Le Lieutenant », « L’Homme très français »,
« La Petite communiante »...
En effet, une grande partie des personnages qui ne sont pas principaux
ne sont que leur fonction. Dans B, les hommes des trois premiers tableaux
que l’on retrouve par la suite sont uniquement dénommés par les fonctions
qu’ils jouent à être avec les prostitués: « l’Evêque », « le Juge », « le
Général ». Même le « Chef de la Police », bien que prénommé Georges, a
toujours ce titre dans les didascalies. Les membres de la Cour dans N
répondent de façon identique à leur titre de fonction: « la Reine », « le
Valet », « le Missionnaire »...
Il faut cependant préciser que cette appellation est liée au fait que
la plupart des personnages jouent la comédie, et ne sont que le rôle qu’ils
interprètent. Il en est ainsi pour les personnages des groupes supérieurs
qui représentent une fonction, soit consciemment comme dans B, ainsi qu’on
vient de le faire remarquer, ou dans N où la Cour est ostensiblement jouée
par des Noirs:
« LA COUR -- Chaque acteur en sera un Noir masqué dont le masque estun visage de Blanc
posé de telle façon qu’on voie une large bandenoire autour, et même les cheveux crépus. »
(N, 20)
11
« ARCHIBALD [le maître de cérémonie] (tourné vers la Cour dont tous les personnages ont
porté la main à leur visage, il hurle) -- Gardez vos masques! » (N, 83)
Soit inconsciemment comme dans les autres pièces. Claire et Solange
aussi jouent un rôle, et il est difficile de définir leur propre identité,
puisqu’on ne sait jamais bien si elles sont elles-mêmes ou si elles
interprètent leur rôle. Parmi les comédiens on ne cherche surtout pas à
dévoiler sa propre identité, son identité dans la réalité: « N’évoquez pas
votre vie. », demande Archibald (N, 48). « Quand un homme, dans la chambre
s’oublie jusqu’à dire: « On va prendre l’arsenal demain soir », j’ai
l’impression de lire un graffiti obscène. », déclare Carmen, prostituée (B,
78).
A cause de cet engagement dans le jeu, les personnages deviennent
monstrueux. Les vêtements imposants et ornementés qui les recouvrent, comme
les robes des Bonnes, « monstrueuses » (Bs, 11), ou celles des prostituées
dans P, « robe de tissu d’or, chaussures noires à haut talons, sorte de
tiare orientale, en métal doré » (P, 27), celles des « Figures » du B
contribuent
à
charger
de
monstruosité
les
personnages,
car
ils
déshumanisent. Les masques ou les « maquillages excessifs »( P, 10) que
portent les personnages des P et des N renforcent encore cet effet.
Enfin l’excès est manifeste dans les comportements des personnages. Ils
assument leurs actes « jusqu’au bout » ainsi qu’ils le disent eux-mêmes
très fréquemment:
« Nous sommes ce qu’on veut que nous soyons, nous le
serons donc jusqu’au bout, absurdement » s’écrie Archibald (N, 122; c’est
moi qui souligne); ou Village de dire: « Ce soir, je mène jusqu’au bout la
représentation. » (N, 61).
Les personnages n’ont donc ni remords, ni cas de conscience, ce qui les
rend encore plus monstrueux. Tous ces éléments s’assemblent pour détourner
les spectateurs d’une interprétation réaliste des pièces. D’autre part, ils
apparaissent toujours fous, dès le début des pièces, contrairement à la
tradition classique qui nous montre les personnages sains d’esprit avant de
sombrer dans la folie (cf. le personnage d’Achille dans Andromaque de
Racine qui ne sombre dans la folie qu’à la dernière page de la pièce).
Genet lui-même le dit bien: « Ces bonnes sont des monstres, comme nousmêmes quand nous rêvons ceci ou cela. »7.
I.2)2- La construction des pièces:
L’écriture comme la structure des pièces ne s’adaptent pas non plus à
un mode de représentation réaliste. On ne trouve pas de parler populaire
comme on pourrait s’y attendre avec un tel point de vue chez un Céline par
exemple. Genet invente un autre langage:
« Inventez, sinon des mots, des phrases qui coupent au lieu de lier. Inventez non
l’amour, mais la haine, et faîtes donc de la poésie puisque c’est le seul domaine qu’il
nous soit permis d’exploiter .» (N, 37).
7
in « Comment jouer Bs », in Bs, p. 7.
12
Et de fait, l’écriture est très poétique, usant tantôt d’énumérations
cadencées et imagées:
« Narine conques énormes, gloire de ma race, pavillons ténébreux, tunnels, grottes
béantes où des bataillons enrhumés sont à l’aise! Géante à la tête renversée, je vous
attends. » (N, 55).
tantôt de périodes mouvementées, semblables aux « volubilis qui
s’entortillent autour des piliers du monde. » (N, 38). Ruptures et
décalages sont de mises dans le ton:
« Toi aussi, tu sens autour de nous circuler l’air, l’espace et le temps de n’importe
qui. Le bordel n’est plus le bordel et pour ainsi dire, on baise à ciel ouvert. Notre
travail est devenu aussi clair que celui des femmes au lavoir. La nuit?... elle est partie.
La nuit qui nous entourait, qui l’a soufflée? » (P, 199)
ou dans l’organisation des répliques. A plusieurs moments les
didascalies des P précisent que « les dernières et les premières syllabes
des répliques se chevauchent » (P, 203) ou « les deux voix parlent
ensemble » (P, 93).
On retrouve cette même « savante déconstruction »8 dans la structure des
pièces. Composées en tableau (sauf Bs, la première pièce, de facture encore
classique), elles ne se soucient pas d’une intrigue régulière: « Le drame
piétine sur place ou mieux, il tourne en rond. »9 . Elles jouent le jeu
d’une autre logique, celle d’un monde marginal fantasmé.
Ces différents éléments, quant aux personnages et à la structure des
pièces, nous éloignent donc d’une interprétation réaliste. Et J.Genet nous
en prévient bien dans ces propos de Comment jouer Bs : « Il s’agit d’un
conte, [...] c’est à dire une forme de récit allégorique.[..] Il ne s’agit
pas d’un plaidoyer sur le sort des domestiques. » (Bs, 9-10).
I.2)3-Un monde symbolique du refoulé:
Dans un article du numéro deux d’Oblique, Oreste Pucciani s’exprime
ainsi sur la nature des personnages des pièces de J.Genet:
« Chez Genet la réalité n’a aucun intérêt. C’est pourquoi on ne peut juger ses
personnages selon les critères habituels.[...] Seules les apparences existent.[..] Les
personnages de Genet sont donc des monstres et des symboles. » (p.12)
En quoi ils pouvaient être monstrueux, on vient de le montrer; il reste
encore à voir quelle peut être leur symbolique.
On a étudié plus haut combien la représentation d’un monde marginal
était un point dominant dans l’élaboration des pièces, combien elle en
8
in « Genet urbaniste: vers un nouveau théâtre sacré », de Jean-Baptiste Moraly, in Les Nègers au port de la lune, op. cit., p.
195.
9
in « Poésie et violence », de Sieghild Bogumil, in Revue d’histoire du théâtre n°1, 1986, p. 32.
13
était rigoureuse et liée à la volonté de Genet de nous donner à sentir ce
que peuvent penser ces personnages « réprouvés ». Si d’autre part on se
souvient de la définition qui a été donnée de la folie (à savoir selon M.
Foucault l’enfermement dans l’extérieur), ces personnages, rejetés par la
société dite « normale », ressemblent beaucoup aux fous que les cités
médiévales chassaient hors de leurs remparts. Et de fait, parmi attributs
des personnages, on trouve souvent celui de la déraison. Le Gouverneur des
N le rappelle dans son appréhension de l’Afrique, aussi bien par de
multiples oxymores que par la description de faits extraordinaires,
contraires à la raison :
« Ici les serpents pondent par la peau du ventre des œufs d’où s’envolent des enfants
aux yeux crevés... les fourmis vous criblent de vinaigre ou de flèches... les lianes
s’amourachent de vous, vous baisent sur la bouche et vous mangent...ici les rochers
flottent... l’eau est sèche.. le vent est un gratte-ciel, tout est lèpres, sorcelleries,
dangers, folie » (N, 93; c’est moi qui souligne)
Dans les combats entre la Reine blanche et la Reine noire, où chacune
clame ses propriétés qui la distingue en l’opposant à l’autre, voici ce que
crie la Reine blanche:
« A moi, vierges du Parthénon, anges du portail de Reims[...]cuisine française, Soldat
inconnu, chansons tyroliennes, principes cartésiens... » (N, 55; c’est moi qui souligne)
Or les principes cartésiens sont bien les bases de la pensée logique:
en opposition, les personnages de Genet sont donc amenés à revendiquer la
folie. Les bonnes assument aussi cette position:
« CLAIRE -- Le monde peut bien nous écouter, sourire, hausser les épaules, nous traiter
de folles, je frissonne de plaisir, je vais hennir de joie . » (Bs, 99)
Dans P, la logique est aussi rejetée par les Arabes révoltés: « On n’a
rien à faire avec toi, tu raisonnes. » (P, 269), déclare Ommou. Ainsi les
personnages de Genet se regroupent sous la bannière de la folie.
Mais en plus de se glorifier de cet attribut, ils semblent même vouloir
en être l’incarnation, la représentation métaphorique. Voici deux propos
des Nègres intéressants sur ce sujet:
« Nous nous déplacions, vous et moi, à côté du monde, dans sa marge. Nous étions
l’ombre, ou l’envers des êtres lumineux... » (N, 45)
« Moi aussi, je vous salue, Tour d’Ivoire, Porte du Ciel, ouverte à deux battants pour
qu’entre majestueux et puant, le Nègre.[...] Derrière le masque d’un Blanc pris au piège
tremble de frousse un pauvre Nègre. » (N, 65-66)
A première vue ces paroles semblent décrire les Nègres par leur couleur
noir, inverse du blanc. Mais on peut aussi y déceler un sens métaphorique:
le noir étant la couleur représentant le mal depuis la nuit des temps, les
Noirs deviennent l’incarnation métaphorique de ce mal. La deuxième réplique
nous en révèle encore un peu plus. Elle établit le lien entre le Blanc/le
bien et le Noir/le mal: ils sont toujours présents l’un avec l’autre. Plus
précisément, le Noir apparaît quand le Blanc a peur. Cette proposition
amène à conclure que le Noir serait la métaphore de l’inconscient, du
refoulé, qui réapparaît lorsque la personne est assaillie de sentiments
14
violents comme la peur peut l’être. La conscience ne correspond-elle pas au
contrôle de la raison sur toutes les forces obscures de l’inconscient
qu’elle cherche à repousser, à refouler10 ? Ainsi les Nègres de Genet
seraient les métaphores de l’inconscient. Les Nègres, mais sans doute aussi
les autres personnages qui sont comme eux « à côté du monde, dans sa
marge ». Ils portent en effet tous les costumes des fous internés du Grand
Siècle:
« De la culpabilité et du pathétique sexuel, aux vieux rituels obsédants
l’invocation et de la magie, aux prestiges et au délires de la loi du cœur ... » 11
de
On retrouve les prostituées du B, la cérémonie rituelle des N, les
rebelles Arabes des P, l’ambiguïté des Bonnes et leurs culpabilité...
Du non réalisme, on est donc porté vers un symbolisme qui fait des
personnages les incarnations métaphoriques des forces obscures, et de la
division sociale apparente l’allégorie de la division entre la raison et la
déraison-folie.
I.3) Le spectateur face à ce monde
Si comme on vient de le voir, les personnages principaux sont les
symboles de la folie, quel est le rôle des autres, les supérieurs comme on
a pu parler d’eux plus haut ? Une idée demeure: ils sont, comme les autres
personnages, sans identité individuelle, des rôles, des métaphores. Or ne
représentent-ils pas les Occidentaux, ceux qui exercent une domination, ont
un pouvoir dont ils usent pour « civiliser » le monde ; c’est-à-dire donc
les personnes qui ont les moyens d’aller au théâtre et qui peuvent donc
être les spectateurs des pièces de Genet ? Ce jeu de miroir donne alors un
autre rôle à ces personnages, celui de situer les spectateurs par rapport
aux pièces. C’est ce que nous nous proposons d’étudier ici, pour en dégager
les conséquences sur la nature de la folie dans le théâtre de Jean Genet.
I.3)1-La nature des personnages secondaires
Les protagonistes principaux s’unissent et affirment leur identité de
marginaux par opposition aux dominants. Ce n’est cependant pas dire que ces
derniers soient dénués de folie. Dans notre étude sur la monstruosité, on a
bien parlé de tous les personnages. De fait, les personnages secondaires
relèvent des mêmes traits de non-réalisme.
Comme on l’a vu, ils sont de simples rôles, des fonctions et non des
individus. Leurs comportements sont aussi exagérés, absurdes, que ceux des
personnages principaux. Voici les égarements finaux du Missionnaire dans
N :
10
voici la définition du refoulement par le Vocabulaire de la psychologie, d’Henri Piéron, op. cit., p. 336: « Défense
automatique et inconsciente par laquelle le moi rejette une motivation, une émotion, une idée pénible ou dangereuses, et
tend à s’en dissocier. »
11
in Histoire de la folie à l’âge classique, de Michel Foucault, op. cit., p. 119.
15
« Messieurs, messieurs, je vous en prie... ne faîtes pas le geste... ne dites pas la
formule... Non, non...( Les Nègres sont de plus en plus immobiles, figés, impassibles.
Soudain, le Missionnaire se calme, il ne tremble plus, il respire mieux, il paraît soulagé,
souriant presque, et tout à coup il fait :) Meuh !... Meuh !... (Toujours poussant le
meuglement de la vache, le Missionnaire marche à quatre pattes, feint de brouter l’herbe,
lèche les pieds de Nègres...) » (N, 118-119)
Ou la légèreté de Madame quand Solange lui propose de vérifier les
comptes :
« En effet! Tu es inconsciente! Crois-tu que j’ai la tête aux chiffres? Mais enfin,
Solange, me méprises-tu assez que tu me refuses toute délicatesse? Parler de chiffres, de
livres de comptes, de recttes de cuisines, d’office et de bas office, quand j’ai le désir
de rester seule avec mon chagrin! » (Bs, 72)
Ou bien le petit faible de Monsieur de Blankensee, ses roses:
« Comme je ne peux pas les voir dans l’obscurité, et que pourtant je veux pouvoir me
les nommer, les caresser, à chaque rosier j’ai fait attacher un grelot d’une note
différente. De sorte que la nuit, je les reconnais à l’odeur et à la voix. » (P, 108)
Ou encore, l’occupation de « la Femme très française et de l’Homme très
français », épingler « des médailles de décorations diverses » sur un
mannequin (P,149 à 152); les commentaires de l’Evêque du B après le défilé:
« Vous savez qui j’ai vu... à droite...[...] Avec sa gueule grasse et rose malgré la
ville en miettes[...], avec ses fossettes et ses dents gâtées? Et qui s’est jeté sur ma
main... J’ai cru pour me mordre et j’allais retirer mes doigts... pour baiser mon anneau?
Qui? Mon fournisseur d’huiles d’arachides! » (B, 110)
C’est finalement leur aveuglement, leur inconsistance face aux
événements qui les entourent, qui rendent ces personnages absurdes: ils
semblent ne rien comprendre à ce qui se passe autour d’eux. Madame ne se
doute pas de la cruauté des bonnes; les colons en pleine discussion sur les
roses et les chênes-lièges, ne voient pas les Arabes mettre le feu aux
orangers... Inconscients des crises qu’ils traversent, on les croirait dans
un autre monde. Cette attitude donne l’impression qu’eux aussi sont en
marge d’une certaine réalité. En fin de compte, ces personnages secondaires
sont donc fous aussi ( à leur façon, qui dans les faits n’est évidemment
pas semblable à la folie des personnages principaux, mais dont la base est
identique, à savoir« être jusqu’au bout, absurdement » ce que l’on est.)
Mais si tous les personnages de Genet sont fous, comment dire alors
qu’ils le sont puisque, comme on l’a analysé dans l’introduction, la folie
est toujours relative à un critère de référence, une pseudo-normalité? Qui
donc représente la norme dans ce théâtre?
I.3)2-Le spectateur comme norme
N’oublions pas que nous parlons ici de théâtre et que nous avons
affaire aussi à un spectateur. C’est pour lui que la pièce est jouée. Il a
donc une place prédominante dans le mécanisme théâtral. Et c’est son regard
posé sur la pièce qui la juge... Or il faut rappeler que Jean Genet a
16
toujours donné une grande importance au regard extérieur, suivant avant la
lettre les théories existentialistes. Il raconte être devenu voleur dans sa
jeune enfance sur une simple accusation. Si l’on me voit ainsi, je dois
l’être: tel était son raisonnement. Bernard Dort explique ce mécanisme:
« Pour s’opposer au monde, Genet ne se revendique pas tel qu’il est; il se transforme
d’abord en celui que les autres voient en lui. Il ne va donc pas nous montrer, sur le
scène, des hommes tels qu’ils sont ou devraient être: ces hommes il va les mettre en scène
tels que nous autres, spectateurs, nous les soupçonnons et les accusons d’être. »12
Le spectateur est alors placé dans une position particulière: en tant
que juge, c’est lui qui doit établir la norme.
Or ce spectateur modèle (comme Umberto Eco peut parler d’un « lecteur
modèle » dans Lector in fabula) n’est pas n’importe qui, et sa présence
nécessaire est définie pour chaque pièce. L’exemple le plus frappant se
trouve dans N, dont les premières pages, consacrées aux commentaires de
l’auteur, traitent de ce problème:
« Cette pièce, je le répète, écrite pour un Blanc est destinée à un public de Blancs.
Mais si, par improbable, elle était jouée un soir devant un public de Noirs, il faudrait
qu’à chaque représentation un Blanc fût invité.[...] On jouera pour lui. » (N, 15)
La fin du B
implicitement:
marque
aussi
cette
présence
du
public
et
le
définit
« Tout à l’heure, il va falloir tout
recommencer...[...]s’habiller...ah,
les
déguisements![...] (Elle s’arrête au milieu de la scène, face au public.) ...préparer le
vôtre... juges, généraux, évêques, chambellans, révoltés qui laissent la révolte se
figer[...] ... il faut renter chez vous, où tout, n’en doutez pas, sera encore plus faux
qu’ici... Il faut vous en aller... Vous passerez à droite, par la ruelle... » (B, 135)
Dans ces deux exemples, les spectateurs attendus ressemblent aux
personnages secondaires: des Blancs et de ceux qui se rendent à cet étrange
Bordel pour se costumer et jouer à être quelqu’un d’autre, en même temps
qu’ils assistent à la pièce, à la fois spectateurs et comédiens... Les
bonnes ont aussi conscience du « monde », d’un éternel regard braqué sur
elles. Voici les paroles de Solange au début de la pièce:
« Depuis longtemps je voulais mener le jeu à la face du monde, hurler ma vérité sur les
toits... » (Bs, 52)
qui répondent à ses déplacements dans la fin de la pièce:
« Solange se dirige vers la fenêtre, l’ouvre et monte sur le balcon. Elle dira, le dos
au public, la tirade qui suit. » (Bs, 107)
De cette façon, le public est toujours présent par le texte. C’est là
aussi l’idée d’Oreste Pucciani qui l’explique à l’aide d’un autre argument:
12
in Théâtre réel, de Bernard Dort, Edition du Seuil, 1971, p. 182.
17
« [Le public] se trouve lui-même mis en scène dans les pièces de Genet. [Il] nous fait
monter sur scène parce que toute sa philosophie conteste jusqu’aux idées que le spectateur
se fait de la vie. »13
C’est donc dire que Genet attire le spectateur sur scène d’une façon
très directe: la provocation. Il oblige le public à une prise de position
par l’audace de son discours.
De plus le spectateur est aussi délégué sur la scène par les
personnages secondaires qui sont de sa « race »: blancs, occidentaux,
socialement élevés. Comme on l’a expliqué la norme de la folie des
personnages principaux est ce groupe des dominants, il en résulte par un
jeu de miroir que le public en est aussi la norme. Mais finalement les
spectateurs font aussi office de norme pour la folie des dominants
puisqu’ils en sont les modèles, pour une représentation qui donne à toutes
les petites manies des proportions délirantes.
Le public, implicitement mis en jeu dans la pièce et explicitement
nécessaire à son déroulement, participe donc à la représentation d’une
façon bien particulière à ce théâtre.
I.3)3-L’unification du public
Mais si les spectateurs ont un rôle important dans les pièces,
semblables aux juges, ils en gardent cependant la position, c’est à dire la
distance radicale d’avec les personnages. De fait dans les pièces de Genet,
aucune personnification avec les personnages n’est envisageable.
« Avec Genet pas de convivialité. Le lecteur, c’est vous, là-bas, toujours de l’autre
côté du mur infranchissable. Vous n’y êtes pas, vous n’y serez jamais car vous ne pouvez
que refuser une incarnation aussi dérangeante. »14
La folie de ces personnages, issue de leur monstruosité, les isole même
du public. Le miroir est bien trop déformant pour que quiconque veuille se
reconnaître dans ces
êtres
cruels,
violents.
Seule
peut-être
de
l’admiration peut poindre pour leur absolutisme; mais certainement jamais
de tendresse. Il n’y a donc pas de sentiment de pitié pour les personnages
devant leur chute dans la folie, contrairement au théâtre classique où l’on
s’émeut de l’égarement final d’un Achille dans Andromaque, ou même d’un roi
Lear, bien qu’il soit responsable de sa situation. Le théâtre de Genet
cherche plutôt à provoquer un autre sentiment. Ce qu’il nous propose, ce
sont « les trois choses qui peuvent le plus sûrement déclencher de vastes
13
14
in « La tragédie, Genet et les Bonnes », d’Oreste Pucciani, in Obliques n°2, troisième trimestre, 1972, p. 11.
in « Physique de Jean Genet », de Philippe Sollers, in Le Magazine littéraire n°313, septembre 1993, p. 40.
18
explosions
de
politique. »15
haine[...],
le
sexe,
l’antagonisme
racial
et
la
La nette distance entre le spectateur et les personnages réunit en fait
le public dans son entier. Ne pouvant se retrouver dans un tel théâtre, il
est ainsi conduit à chercher son rôle ailleurs que sur la scène. Cette
union s’établit dans la salle. De fait un des vœux les plus chers de Genet
est de rassembler les spectateurs. C’est ce qu’il explique à Pauvert en
critiquant les pièces qui n’y visent pas:
« J’ai parlé de communion. Le théâtre moderne est un divertissement.[...] Le mot évoque
assez une idée de dispersion. Je ne connais pas de pièce qui lient, fut-ce une heure, les
spectateurs. »16
Comment susciter cet état, sinon qu’en touchant au plus profond de
l’Homme, pour l’émouvoir universellement? Or pour l’ange déchu que Jean
Genet joue à être, il n’y a pas de sentiment plus fort que la haine. Une
haine et une violence qui unissent les foules comme l’Histoire l’a bien
souvent démontrer. Comme Genet l’expose plus loin dans sa Lettre à Pauvert:
« Il suffirait de découvrir -- ou de créer-- l’Ennemi commun, puis la
patrie à retrouver »17. Ainsi la communion du public est motivée par
« cette notion de découverte de l’Ennemi, c’est à dire, [...] une
révélation très souvent inattendue et choquante »18. Mais ne nous trompons
pas, « ce que Genet projette sur la scène n’est pas fait pour que nous le
rejetions mais pour que nous l’acceptions même si nous répugnons à le
faire »19. Il s’agit d’assumer cette haine (mais c’est un point que nous
éclaircirons plus tard).
Or cette situation d’union des spectateurs dans la haine et la violence
contre les protagonistes renforce encore le rejet que recherchaient les
personnages principaux. Mais en plus de le renforcer, il le concrétise dans
la salle. Il lui confère ainsi sa valeur dans la réalité. C’est d’ailleurs
ce qui s’est passé lors de la représentation des P à l’Odéon en 1966. Cette
pièce réveillait les plaies de la guerre d’Algérie en plaçant côte à côte
dans la mort soldats français et Arabes (entre autres choses), et a donné
lieu à de véritables manifestations de violences durant les dix derniers
jours de représentation (heurts, bombes fumigènes dans le théâtre...)... A
la grande joie de Jean Genet! Cela révèle combien ce théâtre ne se
satisfait pas de porter la folie sur la scène: il cherche à la porter dans
la réalité. C’est donc dépasser les limites classiques entre la scène et la
salle. Ou plutôt, c’est rendre poreuse cette frontière qui représente
finalement la séparation entre la réalité et la fiction, et par là, fait
acte de folie.
15
in « Pouvoir noir et poésie blanche », de Richard N.Coe, in Le Travail théâtral n°II, Cahiers Renaud Barrault, Edition
Gallimard, n°74, quatrième trimestre, 1970, p. 8.
16
in « Lettre à Pauvert », de J.Genet, Obliques n°2, op. cit., p. 2.
17
ibid.
18
in « Jean Genet ou le théâtre de la haine », de Raymond Federman, in Esprit, avril 1970, p. 699.
19
ibid.
19
Le choix de personnages exclus comme personnages principaux, fiers de
leur position sociale rejetée, nous a amené à nous pencher vers une
interprétation plus métaphorique de cette manifestation. On a pu la
corroborer par les propos de Genet qui présente clairement son intérêt pour
les cheminements obscures de la pensée. Enfin la présence d’éléments de
symbolisation, tels que l’outrance des costumes, l’excès dans les
comportements
des
personnages,
leurs
traits
de
monstruosité,
ont
définitivement montré la nécessité de ce type d’interprétation. Restait
encore à savoir ce que signifiait ce rejet social. On a pu alors rapprocher
l’image de la folie selon Michel Foucault avec la condition des personnages
de Genet. Il en est ressorti que cette exclusion est la métaphore de la
folie, et les valeurs des personnages, semblables à celles refoulées par la
raison. Mais pour être défini comme fou, il faut une référence. C’est ce
que nous avons cherché, et qui s’est manifesté dans les personnages des
Maîtres, miroir des spectateurs. Cette délégation de la norme sur le public
renforce donc le rejet des personnages, et surtout lui donne sa place dans
la réalité.
Cette étude nous a donc permis de mettre en évidence d’une part la
place importante dans ce théâtre de la folie, et sa nature métaphorique
dont va dépendre la singularité de sa représentation (sur scène et dans les
textes); d’autre part, la particularité de l’enjeu que soulève ici cette
notion: un lien entre personnages et spectateurs (que nous chercherons à
définir plus précisément par la suite) qui déborde des limites de la
fiction scénique.
20
II. VERS LA FOLIE
Maintenant que l’importance de l’enjeu de la folie dans le théâtre de
Genet est avancé, nous allons nous tourner plus nettement sur les textes,
c’est-à-dire, sur les moments de folie des personnages. Ils ne sont pas
constants et c’est ce qui ne les rend pas directement perceptibles. Mais il
marque le rythme des pièces, et même l’intrigue. Ils correspondent en effet
à des passages singuliers des pièces, lorsque les personnages, qu’ils
soient principaux ou secondaires, se placent dans le monde du théâtre pour
changer d’identité et aller jusqu’au bout du rôle choisi. Ils effectuent
alors progressivement une sortie hors d’eux-mêmes qui va croissant jusqu’à
l’extase, terme issu du grec « ex-stasis » qui signifie bien « l’action
d’être hors de soi »20: les personnages se tiennent hors de leur propre
identité. Ils s’enferment à l’extérieur d’eux-mêmes, comme les fous se
laissaient expulser des cités médiévales, « enfermé[s] aux portes de la
Ce
ville,[...] mis à l’intérieur de l’extérieur et inversement »21.
mécanisme souligne le lien entre théâtre et folie, l’un amenant à l’autre,
et l’élan volontaire qui entraîne les personnages sur ces routes obscures.
20
21
in « Extase », in le Petit Robert, op. cit., p. 665.
in Histoire de la folie à l’âge classique, de Michel Foucault, op. cit., p. 13.
21
De fait, on l’a vu, la folie est l’attribut des groupes rejetés, leur
particularité qui les définit en les opposants à la norme sociale. Mais
elle se présente aussi comme la seule solution que les personnages aient
établie pour fuir la pression qu’exercent sur eux les différentes violences
subies, ou pour y répondre. Celles-ci sont dues à l’humiliation et au rejet
issus de leur
situation
marginale,
refoulée.
Ainsi
le
mouvement
d’incarnation qui donne accès à cet état passe-t-il par la répétition des
violences subies. Comme on a pu parler de « répétitions », de « rôles »,
c’est bien dans le cadre d’une sorte de représentation théâtrale que se
déroule la préparation. Entre le délire théâtral et les rituels solennels
d’une cérémonie, les personnage cherchent l’excitation qui les fera sortir
d’eux-mêmes. Elle naît : comme la représentation théâtrale, de préparatifs
physiques ; comme la transe, des mouvements corporels ; comme le mystère de
la messe, des jeux de langage ; comme la sensualité, de troublantes
variations de tensions.
II.1 Les préparatifs physiques
Les personnages trouvent automatiquement les gestes des gens de
théâtre. Puisqu’ils jouent un rôle, tous les préparatifs de la
représentation interviennent. A un tel point que bien souvent, les fins ou
les débuts de ces sortes de possessions présentent les mêmes caractères que
les véritables spectacles. C’est ce que nous allons étudier précisément
dans chacune des pièces.
II.1)1-Les préparatifs dans B
Les apparitions d’Irma dans les premiers tableaux du B où elle
interrompt ou enclenche les jeux, marque bien cet aspect de la préparation
des personnages avant d’entrer dans la folie. Jean-Baptiste Moraly parle
d’elle comme d’un « metteur en scène »22. En effet l’Evêque du premier
tableau, interrompu, commence à se déshabiller tout en commentant sa
prestation, tel un acteur au sortir du spectacle.
Le fait qu’il se déshabille n’est d’ailleurs pas anodin, car en
regardant bien, toutes ces représentations se font en costumes, plus où
moins excentriques selon les pièces, mais toujours symboles concrets d’une
transformation, d’une extraction de la réalité quotidienne, pour quelque
chose d’autre. Ainsi les didascalies précisent que le rôle de l’Evêque,
« mitré et en chape dorée,[...] sera tenu par un acteur qui montera sur des
patins de tragédien d’environs 0m50 de haut. Ses épaules, où repose la
chape,
seront
élargies
à
l’extrême[...].
Son
visage
est
grimé,
exagérément. » (B, 39) De même, le juge « paraîtra démesuré, lui aussi
rallongé par des patins, invisible sous sa robe, et le visage maquillé »
(B, 47). Enfin on assiste à la préparation du Général dont les vêtements
sont apportés par la prostituée qui lui donne la réplique :
22
in « Le tombeau de Jean Genet », de Jean-Baptiste Moraly, in Théâtre d’Europe n°8, octobre 1985, p. 105.
22
« Elle tient un uniforme complet de général, plus l’épée, le bicorne et les
bottes.[...] Pendant toute la scène qui va suivre, la Fille va aider le Général à se
déshabiller, puis à s’habiller en général. Lorsque celui-ci sera complètement habillé, l’on
s’apercevra qu’il a pris des proportions gigantesques, grâce à un trucage de théâtre :
patins invisibles, épaules élargies, visage maquillé à l’extrême. » (B, 57)
II.1)2-Les préparatifs dans Bs
On retrouve ces mêmes attitudes dans Bs, où les bonnes se déguisent:
Claire en Madame; Solange en Claire, en bonne hypocritement soumise qui
veut se rebeller. Ces « préparatifs » (Bs, 32) apparaissent à deux reprises
dans la pièce, marquant ainsi les deux « cérémonies » tel que Claire les
nomment (Bs, 37). Au début, Claire-Madame demande à Solange-Claire :
« Préparez ma robe. Vite le temps presse.[...] Disposez mes toilettes. La robe blanche
pailletée. L’éventail, les émeraudes. » (Bs, 16-17)
Ce qui donne place à une certaine tension, Solange insistant avec
autorité pour que sa sœur porte la robe rouge : « La robe rouge. Madame
mettra la robe rouge[...], la robe de velours écarlate » (Bs, 18). Puis
comme Claire accepte, on assiste à l’habillage (Bs, 22). Plus loin, il est
fait mention de ces « costumes » devant Madame pour qui ils ne sont que de
simples vêtements lorsqu’elle les offre aux bonnes (Bs, 77 à 79). Et Claire
ne peut s’empêcher d’exprimer l’admiration, le respect que les deux sœurs
ont pour ces vêtements :
« L’armoire de Madame, c’est pour nous comme la chapelle de la Sainte Vierge. Quand
nous l’ouvrons [...], nous l’ouvrons à deux battants, nos jours de fête. Nous pouvons à
peine regarder les robes, nous n’avons pas le droit. L’armoire de Madame est sacrée. C’est
sa grande penderie ! » (Bs, 77)
Ce sentiment est en fait presque une peur sacrée, une vénération devant
une force inconnue, magique. Les costumes ne sont-ils pas en effet comme
des parures magiques qui métamorphosent celui qui les porte en ce dont le
costume est le signe ? Quand Claire revêt la robe de Madame, alors tout à
coup, comme par enchantement, elle est Madame, Solange la vouvoie (et ceci
grâce au charme du théâtre qui fait de l’apparence, l’être même) :
« [Claire] met sa robe blanche face au public, par-dessus sa petite robe noire.[...]
SOLANGE, se retournant et voyant Claire dans la robe de Madame : -- Vous êtes belle ! »
(Bs, 98)
II.1)3-Les préparatifs dans N
L’importance du travestissement et son rôle dans la progression vers
l’état d’extase se manifeste dans N avec plus de clarté encore. Même si la
pièce commence alors que les acteurs ont déjà revêtu leur costume de membre
de la Cour ou de Nègres, un habillage a lieu sur scène, pour la
représentation du crime d’une Blanche. C’est celui du Chanoine Diouf en la
victime, jeune fille blanche :
« Chaque acteur apporte cérémonieusement la perruque, le masque [...] grossier de
carnaval, en carton, représentant une femme blanche aux grosses joues te riant, [...] et
23
les gants blancs dont on orne Diouf. Ainsi paré, il prend le tricot[...] rose commencé,
avec deux pelotes de laine et un crochet. » (N, 62-63)
Cette préparation se fait avec pompe, annonçant l’extrême importance de
la suite de la « cérémonie » : elle a été précédée d’un discours où Diouf
communique aux autres Noirs son départ pour un autre monde :
« Moi, Samba Graham Diouf, [...] tristement je vous dis adieu. Je n’ai pas peur. Qu’on
m’ouvre la porte, j’entrerai, je descendrai dans la mort que vous me préparez. » (N, 62)
puis du chant d’adieu des autres acteurs noirs, tout cela supervisé par
Archibald le metteur en scène : « Et maintenant, en ordre pour le
masque ![...] J’ai dit : continuons. Les ustensiles. »(N, 63). Ainsi
s’amorce la représentation du crime racial, moment central de la pièce, par
sa situation dans le cours des pages et dans son enjeu : c’est cet acte qui
va assurer aux Nègres leur faute et par conséquent leur situation
marginale. Ce sera la confirmation sans rémission de leur folie, qui passe
donc tout d’abord par un déguisement.
II.1)4-Les préparatifs dans P
P donne une large place aux travestissements, la plus importante de
toutes les pièces. On n’assiste à aucune préparation du type de celle que
l’on vient d’étudier, mais sans doute faut-il attribuer cela au fait que
d’une part la structure et le rythme de cette pièce sont très particuliers,
plutôt déconstruits ne permettant donc que de rares montées de possession ;
et que d’autre part on n’y rencontre aucun jeu théâtral, aucun exemple de
« théâtre dans le théâtre »( selon l’expression de J.B. Moraly).
Finalement, soit les personnages évoluent dans la lenteur de la pièce, tel
Saïd qui ne cesse de parfaire sa position d’exclus, soit ils sont déjà
accomplis. Warda la prostituée a abouti à cet état supérieur depuis bien
longtemps : « Vingt-quatre ans !... Une putain ça ne s’improvise pas, ça se
mûrit. J’ai mis vingt-quatre ans. Et je suis douée ! » (P, 30) En
conséquence, elle est constamment ( on pourrait même dire éternellement)
parée avec extravagance, comme le demande Genet :
« Warda : Robe de tissu d’or, très lourd, mêmes souliers, mais rouges, cheveux en un
énorme chignon, rouge sang, visage très pâle.[...] [Elle] a un faux nez très long et
maigre. Une servante agenouillée aux pieds de Warda[...] lui pose du blanc de céruse sur
les pieds. Warda a un jupon rose vaste comme une crinoline. » (N, 27)
On peut cependant faire remarquer que lorsque nous voyons Warda pour la
première fois, elle se fait coiffer par sa servante qui lui pose ensuite
sur les épaules un manteau (P, 35). Peut-être est-ce là pour Genet un moyen
de nous annoncer, le début du spectacle, par une mise en abîme symbolique,
par un écho aux préparatifs des acteurs.
Les autres personnages, quant à eux, ont des vêtements excentriques,
comme on l’a déjà montré plus haut, mais on ne les voit pas s’en parer. En
fait Genet souhaitait ces personnages les plus théâtraux possibles. Il
l’explique dans « les commentaires du dixième tableau » :
« M. Blankensee [...] son métier c’est la comédie, pas la culture des roses. Mais c’est
moi qui ai inventé ce colon et sa roseraie. Mon erreur peut—doit—être une indication. S’il
travaille à la beauté des épines ou pourquoi pas des pines plutôt qu’aux fleurs, M.
24
Blankensee, à cause même de cette erreur, par moi commise, quitte la roseraie pour entrer
dans le Théâtre. » (P, 119)
Si les personnages appartiennent donc si profondément au Théâtre, ils
n’ont pas besoin de se travestir, de se préparer pour accéder à cet autre
univers fantasmatique.
Ainsi l’absence de préparatifs dans cette pièce confirme l’idée
soulevée dans les autres pièces, selon laquelle les accessoires,
maquillages et travestissements sont là pour permettre aux personnages de
se métamorphoser et de quitter le monde. Comme pour les acteurs, ce sont
les premiers instants de concentration et d’avancé vers les personnages à
jouer.
II.2) Le corps
Les préparatifs physiques, en plus de la fonction qu’on vient
d’exposer, sont aussi des moyens de tourner le regard des personnages et
des spectateurs sur les corps. On rappellera tout d’abord que dans
l ’ensemble des pièces la préparation physique se trouve au commencement de
l’excitation. C’est donc que le corps, l’intérêt qu’on lui porte, l’attrait
que l’on souhaite qu’il suscite par le port de vêtements extravagants a une
place importante dans le mécanisme d’excitation qui donne accès à l’état de
délire des personnages. Les corps ont ce « pouvoir » non seulement par les
violences qu’ils subissent ou provoquent, mais aussi par l’ultime élément
de réalité que la chair qui les compose peut représenter au touché ( avec
stupéfaction et horreur). Ce point ressort dans presque toutes les pièces.
II.2)1-La place du corps dans Bs
Dans Bs, le corps n’est mentionné que lorsqu’il est violenté et donc
sujet
d’un
renouvellement
de
l’excitation.
Cette
utilisation
est
particulièrement visible au début de la pièce, qui est la première
tentative de représentation du meurtre de Madame. Deux fois de suite
Solange jouant Claire cherche à compresser le corps de Claire jouant
Madame. Tout d’abord en l’habillant, donc par le biais du costume :
« CLAIRE, ironique—Je sais. Tu me jetterais au feu. (Solange aide Claire à mettre la
robe.) Agrafez. Tirez moins fort. N’essayez pas de me ligoter. » (Bs, 22)
Ce mouvement marque à la fois la sincérité croissante de Solange dans
le jeu, son entrée progressive dans son rôle, déjà sous-jacente dans
l’autorité qu’elle a manifestée pour que Claire porte la robe rouge ; et à
la fois l’emportement de Claire qui est la réponse à celui de sa sœur. Cet
élan est d’ailleurs renforcé quelques pages plus loin par un autre jeu des
corps :
« SOLANGE, arrangeant la robe --[...]
25
CLAIRE -- Ecartez-vous, frôleuse ! (Elle donne à Solange sur la tempe un coup de talon
Louis XV. Solange accroupie vacille et recule.) [...] Dans ses bras parfumés, le diable
m’emporte. » (Bs, 24-25)
Cette fois, le contact est rejeté, comme lorsque Solange habille Claire
et que celle-ci s’écrie : « Evitez de me frôler. » (Bs, 22) ; ou encore
page 25 :
« CLAIRE -- (Ses doigts ayant frôlé ceux de Solange, horrifiée, Claire recule.) Tenez
vos mains loin des miennes, votre contact est immonde. » (Bs, 25)
Mais ces effleurements renouvellent et renforcent à chaque fois
l’emportement des bonnes. Ainsi ce frôlement est-il suivi d’un nouvel élan
de folie de Claire au-delà des limites du jeu, que Solange souligne :
« Il ne faut pas exagérer. Vos yeux s’allument. Vous atteignez la
limites. Les bornes. Madame. Il faut garder vos distances. » (Bs, 25-26)
rive.[...]
Les
Enfin, un peu plus loin, juste avant le mouvement final, comme un
avant-goût de violence physique, Solange « gifle Claire » (Bs, 29).
Puis intervient l’autre mouvement de compression, lorsque Solange, à
l’extrême pointe de l’excitation, s’apprête à étrangler Madame :
« SOLANGE -- [...](Elle tape sur les mains de Claire qui protège sa gorge.) Bas les
pattes et découvrez ce cou fragile. Allez, ne tremblez pas, ne frissonnez pas, j’opère vite
et en silence.[...] ( Elle semble sur le point d’étrangler Claire.) » (Bs, 31-32)
Etrangler c’est cependant encore toucher : le corps est donc ici à la
fois objet de désir qu’on souhaite au sens propre embrasser ou caresser,
et, en réponse à cet inavouable désir, objet de haine et de violence. Cette
attitude est d’ailleurs l’écho des sentiments des bonnes pour Madame, entre
admiration et haine. Les bonnes se placent donc entre un désir de
possession de la chair et une peur de celle-ci sans doute parce qu’elle
représente la vie et la réalité, comme le révèlent ces paroles de Solange
déjà citées :
« Je n’ai tué personne. J’ai été lâche, tu comprends. J’ai fait mon possible, mais elle
s’est retournée en dormant. Elle respirait doucement. Elle gonflait les draps : c’était
Madame. » (Bs, 50)
II.2)2-La plce du corps dans N
Selon leurs traditions ethnologiques, la danse et donc les mouvements
du corps ont un grand poids dans les transports des Nègres. La danse ouvre
et clôt la pièce : au début comme à la fin (cf. la fin de Roger Blin que
Genet recommande page 11) les Nègres « dansent autour du catafalque une
sorte de menuet sur un air de Mozart, qu’ils sifflent et fredonnent. » (N,
20). La danse intervient à nouveau au centre de l’œuvre, lors de
la
représentation du crime : « Tous commencent à danser sur place, [...] et à
battre très doucement des mains. » (N, 70). Attitude reprise quelques pages
plus loin quand Village s’apprête à tuer la victime blanche : « Les Nègres
26
viennent se placer derrière lui, en théorie, battant doucement des pieds et
des mains. » (N, 78).
Les autres mouvement mentionnés dans les didascalies internes ou
externes sont soit des mouvements brusques, soit des gestes sensuels.
L’étranglement est à nouveau au centre de la pièce, avec tout ce qu’il
sous-entend de contact physique agressifs :
« VILLAGE -- C’est moi qui me suis baissé. Je l’ai étranglée avec mes deux mains
pendant que monsieur Hérode Aventure emprisonnait les siennes. Elle s’est un peu raidie...
enfin elle a eu ce qu’ils appellent un spasme, et c’est tout. » (N, 34)
Une chute apparaît alors que Neige insulte Village dans un grand
mouvement d’exaltation : « Elle tombe, épuisée, par terre, mais Bobo et
Archibald la relèvent. Bobo lui donne une claque.) » (N, 58). Autre rupture
encore marquée par le geste, quand Village se décide à interpréter le rôle
de l’assassin :
« VILLAGE, tout à coup furieux, il semble s’élancer, fait un geste comme pour écarter
tout le monde : Ecartez-vous ! J’entre. » (N, 66)
Dans l’étalage de leurs attributs, une place importante est faite aux
corps évoqués par les « narines, conques, énormes, gloire de ma race » (N,
55) dont on a déjà parlé; par « les tibias, les rotules, les jarrets, les
lèvres épaisses » (N, 60 ) ; par les cuisses : « Ecoutez chanter mes
cuisses, car...[...] car mes cuisses la fascinaient. » (N, 67-68). Enfin il
faut souligner que les Nègres « éclatent d’un rire très aigu, mais très
bien orchestré » (N, 23), plus aigu que celui de la Cour qui
« déconcertée,[...] se tait. »(ibid.), et que « tous ensemble, orchestrés,
les Nègres tremblent. » (N, 98).
On aura sans doute remarqué qu’au contraire des Nègres, la Cour ne
manifeste aucun mouvement particulier. De même que les personnages du B qui
s’en rapprochent par leurs costumes et leur appartenance à la race
« supérieure ». L’emploi du corps semble être réservé aux groupes
marginaux. Sans doute parce qu’ils sont les seuls à se risquer à aller
véritablement jusqu’au bout de leur rôle, n’ayant rien à perdre, et peutêtre un peu à gagner. Cette remarque renforce donc l’idée selon laquelle le
corps est un moyen important d’accès à l’état de délire prophétique.
II.2)3-La place du corps dans P
Le jeu des P a à voir avec le corps, mais plus abstraitement que dans
les autres pièces. On trouve dans les répliques peu de références au corps,
si ce n’est pour en glorifier les mauvaises odeurs ou les fonctions
digestives considérées d’habitude comme peu nobles. On pense en effet au
physique de Leïla qui cherche à être la plus répugnante possible :
« LA MERE -- Il vaut mieux que je te le dise une bonne fois pour toute[...] : tu es
moche.[...]Moche. Ne bave pas sur ta cagoule.[...] On te laisse sous cloche, comme le
roquefort à cause des mouches. » (P, 41)
« SAÎD -- N’y touche pas ! (Il arrache le peigne des mains de Leïla et le casse.) Je
veux que le soleil, que l’alfa, que les pierres, que le vent, que la trace de nos pieds se
retournent pour voir passer la femme la plus laide du monde et la moins chère : ma femme.
27
Et je ne veux plus que tu te torches tes yeux, ni ta bave, ni que tu te mouches, ni que tu
te laves.
LEÎLA -- Je t’obéirai. » (P, 168-169)
On pense encore au jugement de « L’homme qui a pissé », ainsi nommé
pour avoir « avec fierté [...] pissé sur un laurier en bordure du terrain
de football. » (P, 77). L’armée se montre plus concernée par sa propreté et
sa tenue, que par les combats :
« LE LIEUTENANT -- Fermez !... Bien... non, fermez mieux... faites le nœud
correctement.[...]Pas de miroir, il en faut toujours un.[...] Nous représentons une France
nette, précise.(Un temps) Et propre. Je dis, propre. » (P, 177-178)
Le Général en donne la raison un peu plus loin :
« On doit y aller [à la guerre] armés, bottés, casqués, oui, mais aussi poudrés,
cosmétiqués, fardés, ce qui tue c’est un fond de teint sur un squelette de gestes précis »
(P, 190)
Ici, comme dans les autres pièces, le corps intervient comme support
d’un costume qui grâce à l’apparence donne la force au personnage pour
aller au bout de son rôle. Mais cette attitude est parfois contrebalancée
et laisse la place à la glorification des fonctions fécales : à travers la
fameuse cérémonie d’enterrement du Lieutenant, qui a fait scandale lors des
premières représentations de la pièce, à savoir par son embaumement dans
les gaz de ses compatriotes (cf. p. 218-219) ; ou bien dans la mort du
sergent « mort en chiant » (P, 237).
Ces apparitions du corps se placent toujours à proximité d’un éveil de
l’acteur qui se rapproche toujours plus de la perfection de son rôle ;
c’est à dire soit au moment d’un nouveau jugement qui pousse plus loin le
rejet du personnage et le confirme dans la composition de son rôle, soit à
proximité de la mort qui apparaît bien dans cette pièce comme le point
ultime de perfectionnement du rôle, puisque le personnage ne devient alors
plus que son image. Là encore on peut voir comme le corps intervient dans
l’accès à l’extase. En conséquence il finit par être un objet auquel les
personnages portent attention, comme le sous-entend la glorification qui en
est faite.
Au fur et à mesure des pièces, la position des personnages face au
corps s’est modifiée : d’une peur liée à un désir du corps dans Bs, on
passe à une acceptation totale et à un jeu avec ses possibles dans N et P.
On peut y percevoir le résultat de l’évolution des personnages de Genet
vers des caractères toujours plus théâtraux et donc toujours plus proche de
l’extase. Mais dans tous les cas le corps a donné un élan supplémentaire
aux personnages pour atteindre cet état, comme support des costumes, comme
moyen de violences, ou de transe.
28
II.3) L’excitation par le langage
A la fin de cette préparation, ou parfois s’y mêlant, le langage
relance à nouveau la stimulation. Il intervient de deux manières
distinctes, bien que leur ordre d’apparition ne soit pas fixe: par la
violence des propos, injures, humiliations, joutes verbales; et par le
biais du récit de l’action fantasmée qui doit stimuler l’imaginaire des
personnages et les amener à la révolte, à l’action. Les pièces les plus
représentatives à cet égard sont Bs et N, où l’on voit clairement les deux
mode de discours se succéder aux moments des prises d’élan vers l’extase.
II.3)1-Le rôle du langage dans l’excitation des bonnes
Le jeu des injures et de l’humiliation débute la pièce des Bs. Voici ce
qu’on lit (ou entend) dès les premières pages:
« CLAIRE (Son geste --le bras tendu-- et le ton seront d’un tragique exaspéré.) -- Et
ces gants! Ces éternels gants! Je t’ai dit souvent de les laisser à la cuisine. C’est avec
ça, sans doute que tu espères séduire le laitier. Non, non, ne mens pas, c’est inutile.
Pends-les au-dessus de l’évier. Quand comprendras-tu que cette chambre ne dois pas être
souillée? Tout, mais tout! ce qui vient de la cuisine est crachat. Sors. Et remporte tes
crachats! » (Bs, 15-16)
Nous sommes ici dans le jeu où Claire interprétant Madame, cherche à
éveiller la haine de Solange jouant Claire-la bonne, pour l’amener à tuer
Madame: c’est tout l’enjeu de la première partie de la pièce. Et pour y
parvenir, Claire sur-joue la supériorité de Madame sur ses bonnes, en ne
cessant d’humilier Solange. Elle use des gestes, comme on l’a vu, et de son
langage, non seulement dans la signification même de son discours, avec de
tels propos:
« Je serai belle. Plus belle que vous ne le serez jamais. Car ce n’est pas avec ce
corps et cette face que vous séduirez Mario. Ce jeune laitier vous méprise, et s’il vous a
fait un gosse... » (Bs, 18)
ou par le rappel méprisant du pitoyable de leur condition de bonnes:
« Passons sur nos dévotions à la Sainte Vierge en plâtre, sur nos agenouillements. Nous
ne parlerons pas des fleurs en papier... (Elle rit.) Et la branche de buis bénit! [...]
Regarde ces corolles ouvertes en mon honneur! Je suis une Vierge plus belle, Claire. [...]
Et là, la fameuse lucarne, par où le laitier demi-nu saute jusqu’à notre lit! » (Bs, 23)
Mais elle renforce aussi sa supériorité par la recherche d’un ton
particulièrement élevé, poétique, au contraire de la bonne au termes plus
prosaïques, et par l’importante longueur de ses répliques par rapport à
celle de Solange qui ne répond que par phrases très courtes:
« CLAIRE -- Je vous ai dit, Claire, d’éviter les crachats. Qu’ils dorment en vous ma
fille qu’ils y croupissent. Ah! ah! vous êtes hideuse, ma belle. penchez-vous davantage et
vous regardez dans mes souliers. (Elle tend son pied que Solange examine.) Pensez-vous
qu’il me soit agréable de me savoir le pied enveloppé par les voiles de votre salive? Par
la brume de vos marécages?
SOLANGE -- Je désire que Madame soit belle. » (Bs, 17-18)
29
L’utilisation des injures est plus nette à la fin de la pièce, lorsque
les bonnes reprennent le jeu et cherche donc à se stimuler à nouveau:
« CLAIRE -- Vous vouliez m’insulter! Ne vous gênez pas! Crachez-moi à la face! Couvrezmoi de boue et d’ordures.[...] Passez sur les formalités du début. Il y a longtemps que
vous avez rendu inutiles les mensonges; les hésitations qui conduisent à la métamorphose!
Presse-toi! Presse-toi. Je n’en peut plus des hontes te des humiliations.[...] Commence les
insultes.[...] Passons le prélude. Aux insultes. » (Bs, 98-99, c’est moi qui souligne.)
Mais c’est finalement Claire qui les fait:
« Je hais les domestiques. J’en hais
d’épouvante et de remords... »(Bs, 100)
l’espèce
odieuse
et
vile.[...]
Vos
gueules
Enfin, le récit ne se présente ici que dans le long monologue final de
Solange qui imagine non pas l’acte du crime mais son résultat, l’exécution
de Solange. Compte tenu de la longueur du passage, je me contenterai de
n’en citer que l’argument principal: « L’enterrement déroule sa pompe.[...]
Le bourreau me berce. On m’acclame. Je suis pâle et je vais mourir. » (Bs,
107-108). On y trouve toutes les marques du récit, du présent de narration,
à l’énumération descriptive. De ce morceau résulte la décision de Claire de
boire le tilleul empoisonné, la puissance de l’imaginaire lui donnant la
force d’agir. On remarquera d’ailleurs à propos de la puissance de
l’imaginaire par le langage, que chaque début de jeu est marqué par
l’emploi de « Madame » et du « vous » , ce qui fait dire à Oreste Pucciani
du « monde » des bonnes qu’il « n’est que magie et incantation »23, où donc
le langage est omnipotent.
II.3)2-Le rôle du langage dans l’excitation des Nègres
La distinction entre les deux types de langages est particulièrement
perceptible dans la pièce des N. Le passage le plus éloquent pour notre
sujet et dont nous avons déjà parlé plus haut, est le passage central où
les personnages représentent le crime de la femme blanche. Il s’agit ici
clairement d’amener le personnage Village a un état d’excitation suffisant
pour qu’il puisse à nouveau accomplir le meurtre. Le mécanisme de
préparation est d’ailleurs volontairement souligné. Tout d’abord, Village
demande:
«Je suis d’accord. Ce soir, pour la dernière
m’aiderez? M’exciter: vous m’exciterez? » (N, 57)
fois.
Mais
il
faudra
m’aider:
vous
Alors Genet d’annoncer: « Toute la troupe, dès lors, va être animée
d’un mouvement de plus en plus délirant. » (ibid.) Puis l’on passe aux
insultes: Neige accuse Village de ne pas avoir commis le crime par haine,
la plus grande faute si l’on recherche le rejet des Blancs:
23
in « La tragédie, Genet et les Bonnes », d’Oreste Pucciani, op. cit., p. 18.
30
« ... Vous étiez, Nègre, amoureux,. Comme un sergent de la Coloniale. Elle
épuisée, par terre, mais Bobo et Archibald la relèvent. Bobo lui donne une claque.
tombe,
BOBO, soutenant la tête de Neige, comme si elle vomissait -- Continuez. Videz-vous.
Videz! Videz! (Village s’énerve de plus en plus.)
NEIGE, comme cherchant
Jurez!... » (N, 58)
d’autres
insultes
et
les
vomissant
avec
des
hoquets
--
On voit bien ici la montée de la tension obtenue grâce aux insultes,
qui amèneront bientôt Village à incarner totalement son rôle et à chercher
parmi les Noirs-acteurs, celui qui jouera la victime:
« ...Vous savez bien que je dois en donner une représentation [du crime]. Il me faut un
comparse. Ce soir, je mène jusqu’au bout la représentation. » (N, 61)
Diouf étant désigné et ayant recouvert son costume, le récit des
derniers instants avant le meurtre peuvent commencer comme on l’a déjà
cité: « VILLAGE, tout à coup furieux, il semble s’élancer, fait un geste
comme pour écarter tout le monde -- Ecartez-vous! J’entre. » (N, 66) Et il
entre en scène pour le récit.
Il faut préciser ceci: les personnages parlent de représentation, non
de récit. Mais s’il est vrai qu’ils jouent des rôles et finissent par agir,
la bonne partie de la représentation est bien un récit (dans lequel se
glissent quelques répliques), puisque Village raconte ce qui se passe:
« J’entre. Et je m’approche, doucement. Je jette un coup d’œil furtif. Je regarde. A
droite. A gauche.[...] Bonjour, madame. Il ne fait pas chaud.[...] Il ne fait pas chaud. Je
suis entré un moment. J’ai eu cette audace. Ici au moins il fait bon. » (N, 66)
On voit bien comment s’encastrent les répliques et la narration;
certaines phrases sont même ambiguës: le premier « il ne fait pas chaud »
semble adressé à la dame, le second en est soit une répétition, soit une
déclaration inhérente au récit. Genet lui-même écrit d’ailleurs dans les
didascalies: « ton du récit » (N, 71) ou « voix du récit » (N, 72), ce qui
souligne bien la spécificité de ce discours La narration sert en fait à
planter le décors et la tension régnante, puis à relater les avancées de
l’assassin.
« VILLAGE --Car elle ne venait pas, elle allait. Elle allait à sa chambre
coucher...[...]à sa chambre à coucher, où je la suivis pour l’étrangler. » (N, 73)
à
Le récit crée donc la toile de fond sur laquelle l’acteur noir pourra
se baser pour toujours mieux incarner son personnage, une sorte de plan
d’appui pour prendre son élan. En effet quelques pages plus loin on voit
les compagnons de Village s’étonner et presque s’effrayer de son
emportement:
« BOBO -- Mais regardez comme il se donne. Il écume. Il fume! C’est du mirage. » (N, 72)
Au point même qu’il s’adresse à un des Noirs avec les termes imposés
par son rôle:
« VILLAGE, regardant Vertu -- La limpidité de votre œil bleu, cette larme qui brille au
coin, votre gorge de ciel...
31
VERTU -- Tu délires, à qui parles-tu? » (N, 72; c’est moi qui souligne)
La narration a donc bien emporté Village dans son rôle, et même audelà, où son identité disparaît derrière le rôle, où il atteint l’extase,
perd la notion de la réalité et passe du côté du délire, de la folie.
II.3)3-Le faible rôle du langage dans la préparation des personnages du
B et des P
Les personnages du B n’ont recours qu’au récit. Le Général se fait
raconter sa mort et son enterrement (ce qui n’est pas sans rappeler
l’enterrement de Solange dont on a déjà parlé...) par la prostituée qui
joue le rôle de son cheval, pour se griser l’imagination de son existence:
« LA FILLE -- Le ciel est calme et rose. Une paix soudaine -- la plainte des colombes-précédant les combats, baigne la terre.[...] soudain ce fut le fer et le feu![...]Les
éclats d’obus avaient coupé les citrons. Enfin la mort était active.[...] Enfin, épuisée,
elle-même morte de fatigue, elle s’assoupit, légère sur tes épaules. » (B, 59-60)
Et c’est l’exaltation du Général, « ivre de joie » (B, 60) selon
l’expression des didascalies. Ici encore le récit permet donc au personnage
de décoller de la réalité et de se sentir enfin être tel qu’il le désire:
« Wagram! Général! Homme de guerre et de parade, me voici dans ma pure
apparence. » (B, 61) C’est le seul exemple que nous donnerons ici de cette
pièce, car le troisième tableau, où apparaît le Général, est le seul à mous
montrer le début de la représentation et donc les préparatifs et la montée
du personnage vers son rôle qui passe donc par le récit.
Quant aux P le problème est semblable puisque les personnages ont dès
le début de la pièce abouti à cet état d’incarnation du rôle, de
« l’apparence pure » (comme on a pu le faire remarquer plus haut) et qu’en
conséquence on n’y trouve pas d’exemples de préparation pour l’extase.
Il faudra donc se baser principalement sur les argumentations établies
au-dessus à partir des pièces Bs et N pour accepter la thèse selon laquelle
le langage, par le biais de phrases percutantes et brèves telles que les
insultes, ou par la lourde lenteur des récits, est un moteur qui mène les
personnages au-delà de leur identité quotidienne, vers les sommets
extatiques de la folie. Le langage a donc dans ce théâtre un rôle
incantatoire qui révèle l’imaginaire des personnages à une autre réalité.
32
II. 4) L’évolution des textes
Les préparatifs que l’on vient de présenter, les costumes, les jeux de
corps ou de langage, apparaissent régulièrement dans les pièces de Jean
Genet, comme la pagination des citations a pu le révéler: ils interviennent
à deux reprises dans Bs, au centre des N, et s’ils se font plus rares dans
B et P, on retrouve cependant les mêmes accès d’emportement des personnages
par l’imaginaire au-delà des limites du quotidien. Ainsi cet état supérieur
semble être le point de convergence des pièces, et leur imposer leur
rythme, entre montée et descente de tension vers cet état.
II.4)1-La structure des Bs dirigée vers la folie
L’exemple le plus probant se trouve en effet dans Bs. On y repère
facilement ces mouvements de tension. L’enjeu de la pièce est de tuer
Madame, au début dans la réalité, mais finalement ceci étant un échec, de
reporter leur désir de meurtre dans la fiction de leur jeu, donc de
supprimer Madame jouée, c’est à dire Claire. Or pour pouvoir tuer Madame à
travers Claire, et que celle-ci se laisse faire, il faut que les deux
bonnes soient arrivées à un degré d’implication dans leur rôle, à une
véritable identification, qui s’apparente à la folie. C’est cet état que
les bonnes cherchent à provoquer dans leur jeu, à travers costumes,
mouvements des corps et effets de langage: la folie est donc leur but, bien
qu’inavoué.
Mais l’accès n’en est pas aisé. La particularité des bonnes est
qu’elles n’y parviennent jamais en même temps, ou plutôt, qu’une fois que
l’une y est parvenue elle a du mal à laisser la place à l’autre. Ainsi estce Claire qui domine Solange par la longueur de ses répliques dans les
vingt-sept premières pages, qui cherche à l’exciter. Elle se plonge de plus
en plus dans la peau de Madame, pour susciter la haine de Solange: « Je
grandis davantage pour te réduire et t’exalter. »(Bs, 27), dit-elle, et
elle l’incite à poursuivre, à prendre le jeu en main: « Fais appel à toutes
tes ruses. Il est temps! » (Bs, 27). Alors Solange de déclarer:
« Assez! Dépêchez-vous. Vous êtes prête?
CLAIRE -- Et toi?
SOLANGE -- Je suis prête, j’en ai assez d’être un objet de dégoût. Moi aussi, je vous
hais... » (Bs, 28)
C’est alors que Solange prend le dessus, au sens propre puisqu’elle
« march[e] sur elle »(Bs, 29), c’est à dire sur Claire. Et elle a déjà
atteint cet état d’extase, où son identité et son rôle se perdent, quand
elle s’écrie: « Car Solange vous emmerde! » (Bs, 29), confondant son propre
prénom avec celui de Claire-la-meurtrière. Mais Claire se sent dépassée,
« affolée »(Bs, 29) comme devant quelque chose qui n’a plus de prise. Elle
tente une reprise des rennes:
« SOLANGE -- Madame est interdite. Son visage se décompose. Vous désirez un miroir?
(Elle tend à Claire un miroir à main.)
33
CLAIRE , se mirant avec complaisance -- J’y suis plus belle le danger m’auréole,
Claire, et toi tu n’est que ténèbres...
SOLANGE -- ... infernales! Je sais. Je connais la tirade. ...» (Bs, 30-31)
Mais c’est un échec puisque Solange l’interrompt et reprend son envolée
de haine, qui se déploie jusqu’à l’étranglement de Claire-Madame (Bs, 32).
On retrouve à peu près le même mécanisme, à la fin de la pièce, dans le
jeu final, apothéose de la folie où Claire, dans son rôle de Madame, boit
le tilleul empoisonné destiné à tuer la véritable Madame. C’est Solange qui
lance le jeu avec les deux mots magiques:
« Il est bien temps de vous plaindre. Votre délicatesse se montre au beau moment. [...]
Il est si simple d’être innocent, madame! » (Bs, 96; c’est moi qui souligne.)
Claire résiste d’abord, puis suit le jeu: « Claire ou Solange, vous
m’irritez; » (Bs, 97) et « met sa robe blanche face au public, par-dessus
sa petite robe noire. » (Bs, 98). Maintenant, elle est vraiment Madame.
Mais alors, elle coupe le souffle de Solange, émue par cette apparition, et
doit donc la stimuler par ses propos de plus en plus haineux (cf. p.100, le
passage déjà cité, commençant par: « Je hais les domestiques... »). Et
Solange « monte, [...] monte »(Bs, 100), alors que Claire annonce:
« Je suis au bord, presse-toi, je t’en prie. Vous êtes... vous êtes... Mon Dieu, je
suis vide, je ne trouve plus. Je suis à bout d’insultes. » (Bs, 101)
C’est à ce moment-là, donc pas de façon synchronisée, que Solange se
tourne pour ouvrir la fenêtre: « Le vent m’exalte. » (Bs, 101). Et tandis
que sa sœur cherche à le retenir, Solange « pousse Claire qui reste
accroupie dans un coin »(Bs, 105) et s’envole dans un monologue des plus
insensés que Genet ait écrit ( de la page 105 à la page 108. Nous ne le
citons pas ici, car il fera l’objet d’une étude détaillée dans la partie
suivante de ce travail.) Mais elle en sort épuisée, et c’est finalement
Claire qui prendra en charge le crime, dictant à Solange les gestes à
suivre.
« CLAIRE -- Tu es lâche. Obéis-moi.
moi...[...] Madame prendra son tilleul.
Nous
sommes
tout
au
bord.[...]
Répète
avec
SOLANGE -- madame prendra son tilleul... » (Bs,111-112)
On voit donc la tension monter progressivement vers l’état d’extase, de
folie, à travers un rythme et une évolution qui rappelle la recherche de
l’excitation sexuelle. Et c’est de la nature de ce que Genet souhaite
susciter: une émotion violente, dont le sommet est l’abandon de soi. La
position de ces crescendos dans la pièce, au début et à la fin, encadrant
la représentation, en fait comme un couronnement sous le signe de la folie.
34
II.4)2-La structure des N dirigée vers la folie
Dans la pièce des N la représentation théâtrale du meurtre d’une
Blanche est le point clé. Car, comme le dit le Juge: « Vous nous avez
promis la représentation du crime afin de mériter votre condamnation. La
Reine attend. Dépêchez-vous. »(N, 37) C’est donc par ce moyen là que les
Noirs vont pouvoir affermir leur situation de rejet, et s’enfoncer
définitivement dans la folie. C’est de là aussi qu’ils recevront cette
force qui les amènera à supprimer tous les Blancs, à la fin de la pièce.
Genet fait donc dépendre l’avenir des Nègres d’une simple représentation
théâtrale. Ceci explique sans doute la place centrale de ce passage dans la
pièce, au sens propre du terme, entre les pages 60 et 80.
Dans ce passage on peut voir Village comme le représentant de toute la
race noire, supprimant la race blanche à travers le crime d’une Blanche. De
fait, il lui est souvent rappelé de se comporter comme un véritable noir,
c’est à dire de ne vivre que pour la négritude et la haine, dans son
langage ou dans ses actes:
« ARCHIBALD -- Inventez, sinon des mots, des phrases qui coupent au lieu de lier.
Inventer non l’amour, mais la haine, et faites donc de la poésie puisque c’est le seul
domaine qui nous reste. »(N, 37)
« NEIGE, très hargneuse -- Si j’étais sûre que Village a descendu cette femme afin de
devenir avec plus d’éclat un Nègre balafré, puant, lippu, camus, mangeur, bouffeur[...], si
j’étais sûre qu’il l’ait tuée pour se confondre avec la nuit... »(N, 39)
« ARCHIBALD -- Son crime le sauve. S’il l’a accompli dans la haine. » (N,59)
« ARCHIBALD, grave -- Je vous ordonne d’être noir jusque dans vos veines et d’y
charrier du sang noir. Que l’Afrique y circule. Que les Nègres se nègrent. Qu’ils
s’obstinent jusqu’à la folie dans ce qu’on les condamne à être [...]. » (N, 60)
Ainsi l’on peut voir la première partie de la pièce (de la page 23 à la
page 60, jusqu’au début de la représentation) comme une préparation à la
représentation. Comme pour une véritable « cérémonie » (cf. N, 48), Village
doit se purifier de tout reste de respect pour les Blancs, de tout
sentiment et surtout de son amour pour Vertu (cf. page 45 à 55), afin de
devenir un acteur, vide de lui-même, en attente d’une autre identité:
« Sous leurs yeux [ceux de la Cour] tu deviens un spectre et tu vas les
hanter » selon les termes d’Archibald (N,48).
Puis vient la représentation. La montée de Village en crescendo vers
l’extase comme on l’a vu dans la partie précédente, mais qui finit par
l’effrayer. Alors qu’il en est à la limite, soudain Village a peur d’aller
jusqu’au bout, peur de la folie: « Dites, Nègres, si je ne pouvais plus
m’arrêter? » (N, 79) Il faut pour le relancer, la tirade de Félicité,
incantation à la couleur noire: « Dahomey!... Dahomey!... A mon secours,
Nègres!... » (N, 80) Et la représentation de reprendre son cours, ou plutôt
avec tout l’humour d’un Genet et pour signaler la facticité de cette scène,
le crime se fait-il dans les coulisses, derrière les paravents, annoncé par
un véritable chant du chœur des Noirs (page 82).
La suite de la pièce est le résultat de cette mascarade, découverte
comme telle par la Cour, descendue en Afrique:
35
« LE MISSIONNAIRE -- Ils nous ont joué la comédie. »(N, 99)
« LE JUGE -- Il a tué par haine. Haine de la couleur blanche. C’était tuer toute notre
race et nous tuer jusqu’à la fin du monde. [...] Un mort, deux morts, un bataillon, une
levée en masse de morts on s’en remettra, s’il faut ça pour nous venger; mais pas de mort
du tout, cela pourrait nous tuer. Vous voulez donc notre mort? » (N, 99-100)
La Cour est si affolée par cet acte, car en ne tuant qu’un faux
catafalque vide, les Nègres ont tué le symbole du Blanc qui est encore plus
puissant que les hommes eux-mêmes (nous ne nous appesantirons pas sur ce
problème qui est plus particulièrement celui de la troisième partie). Après
cette révélation, les Blancs tentent un ultime combat, qui est ici un
combat rhétorique entre La Reine et Félicité, entre la Reine blanche et la
Reine noire. Enfin suite au succès de Félicité, vient la suppression des
Blancs.
Cette pièce est donc plus semblable à un rituel religieux, avec une
montée de tension au début, liée à la préparation, puis une fois l’état
supérieur atteint, pas de chute, mais le profit d’une telle situation pour
tenter de modifier l’état des choses à son avantage.
II.4)3-Les structures du B et des P
Quant à B et P, elles correspondent respectivement à peu près au schéma
des Bs et des N. De fait, le B commence par des représentations qui
procurent aux personnages l’oubli de soi dans leur rôle d’Evêque (premier
tableau), de Juge (deuxième tableau) et de Général( troisième tableau). Et
la pièce se termine par la prestation de Roger en Chef de La Police, qui se
châtre croyant ainsi déposséder l’Image du Chef de sa virilité... Mais,
comme dans Bs, où Claire se suicide en voulant éliminer Madame, tuer un
personnage, un rôle, n’est pas tuer la personne dont l’image continue à
vivre. Enfin dans P, le dernier tableau présente comme un bouquet final le
sommet de la révolte des Arabes qui n’a cessé de gronder depuis le début de
la pièce, l’accès des personnages à la mort, et le spectaculaire délire
d’Ommou « presqu’en transe » (N,268):
« OMMOU -- J’ai besoin de fièvre pour déconner.[...]car déjà ma folie se retire... La
fête menée tambour battant... Opération-éclair sous une pluie battante!... Le temps d’un
clin d’œil, la cérémonie... Saïd, Saïd!... plus grand que nature! Ton front dans les
nébuleuses et tes pieds sur l’océan... » (N, 267)
Ici, comme dans N, un seul passage de folie véritable, mais placé à la
fin de la pièce, comme l’ultime point vers lequel toute la pièce tendait.
Cette montée vers la folie est donc préparée par l’exagération des
costumes, la violence des gestes ou leur ambiguïté, la percussion des
phrases brèves, injurieuses, insultantes, ou la pompe « de ces volubilis
qui s’entortillent autour des piliers du monde » (N, 38). Toute cette mise
en scène hésite perpétuellement entre la cérémonie et ses rituels, et la
représentation théâtrale, les personnages eux-mêmes nommant leur jeu par
ces deux termes. Ces deux types de célébration ont cependant en commun la
recherche d’un état supérieur, entre réalité et fiction, entre possession,
36
transe, orgasme et divination: un oubli de soi au profit d’une image
fantasmée, point de tension de ces représentations, moment de plénitude et
de joie. Les personnages passent alors dans le domaine de la folie où tout
devient possible.
Les mouvements qui permettent donc aux personnages d’accéder à l’extase
de l’oubli de soi, de la folie, correspondent assez rigoureusement aux
préparatifs des acteurs réels. Ils se composent de travestissements en tout
genre qui sont un premier pas hors de la réalité des personnages-acteurs et
de mouvements précis du corps qui accentuent leur état d’excitation. Comme
dans les représentations théâtrales, le langage entre en jeu pour créer un
univers autre, où le dépassement de soi est possible. Il intervient aussi
bien par la violence des insultes, ou du mépris, que par des récits qui
stimulent l’imaginaire. Folie et théâtre se mêlent donc pour s’engendrer.
Mais ces longs préparatif font aussi se rejoindre le théâtre et la
cérémonie où la préparation solennelle correspond à une mise en condition
qui doit amener au cœur de la célébration. De fait, cet étude montre
combien la montée vers la folie est organisée dans sa tension vers l’unique
but. La construction des pièces, composées autour de ce centre, en confirme
la maîtrise. Si les personnages tendent vers le délire, le texte ne les
suit pas. Cette composition entre folie et organisation font des pièces de
Genet « un délire jugulé et qui se cabre »24, selon l’expression de Roger
Blin. Aussi après avoir montré la tenue de la préparation, nous allons
maintenant nous tourner vers ces moments où le texte se cabre.
24
in « Souvenirs et propos », de Roger Blin, in Les Nègres au port de la lune, op. cit., p. 130.
37
III. FOLIE ET LYRISME
Suite à ce crescendo qui emporte les personnages dans un état proche de
la folie, nous allons ici analyser plus précisément le discours qui émane
de cet état. Comme nous sommes au théâtre, et que tout y passe d’abord par
la parole, c’est principalement à travers les répliques ou les tirades des
personnages que cet état peut être appréhendé pour en faire ressortir ce
qu’elles montrent de la folie dans ce théâtre. Ces passages récurrents sont
ceux qui montrent un véritable souffle lyrique. Les personnages accèdent
dans ces moments-là à une autre vision du monde, proche de celle du
prophète ou de la Pythie, qui engendre un autre type de discours,
comparable aux chants inspirés du lyrisme antique. Ces passages sont donc
les moments clés de l’expression de la folie dans ce théâtre. Mais avant de
s’intéresser au langage lui-même, nous devons clarifier la notion d’extase,
de folie. On en présentera donc les différentes manifestations, puis la
nature de ces états, c’est à dire le changement qui en résulte quant à la
perception du réel qu’ont les personnages, pour se pencher enfin sur la
particularité poétique de son expression.
38
III.1) Les différentes manifestations de l’extase
On a repris dans le titre le terme d’« extase », car il exprime tout à
fait cette sortie hors de soi que recherchent les personnages de Jean
Genet. En effet leur but premier est de s’arracher du réel pour incarner un
rôle, de quitter son identité pour se rehausser dans la perfection de
l’identité du rôle. Car le rôle au théâtre est un type, c’est à dire une
image préétablie, développée depuis des siècles, sorte de concrétisation
des symboles, à la limite de l’allégorie : la Justice est représentée par
le Juge ; l’Armée et toutes ses valeurs, par le Général ; La religion, par
l’Evêque ou le Missionnaire ; l’autorité suprême par le Roi ou la Reine. Or
ce sont ces « Figures »25, tel que les appelle Genet, que nous retrouvons
dans B. Elles ont le mérite d’être simples et définies, « stylisées » et
« emblématiques », pour paraphraser les propos de l’auteur26, de sorte
qu’elles appartiennent au domaine de la perfection, comme l’on clairement
compris les personnages du B :
« L’EVEQUE—Alors, nous rentrons dans nos chambres y poursuivre la dignité absolue. Nous
y étions bien, [...] c’était un bon état.[...] Nous pouvions être juge, général, évêque,
jusqu’à la perfection et jusqu’à la jouissance ! » (B, 118)
De même Madame jouée par les bonnes n’est finalement pas autre chose
que l’image même de la Maîtresse, supérieure à l’extrême, méprisante. Et le
personnage qu’incarne Village dans N, est bien l’Image courante du Noir.
Ici, dans le monde du symbole, qui est aussi celui du théâtre, l’apparence
est l’être, et représente une force d’un certain type. Ce que Genet cherche
à représenter à travers ces rôles, que les personnages des P semblent être
simplement, et non plus, jouent à être comme dans les autres pièces, c’est
ce qu’il explique dans ce passage des Commentaires sur le treizième
tableau:
« L’Aigle de Prusse. L’emblème veut imposer -- et le réussit-- une idée de force
irrépressible, une idée aussi de violence et de cruauté. L’Emblèmatique n’a pas cherché à
représenter un aigle véritable, mais à donner, à partir de l’aigle, ces idées dont je
parlais, et obtenues grâce à une stylisation des plumes, une exagération de l’envergure des
ailes, grâce aux serres refermée sur un globe, grâce au coup dégarni, au bec de profil,
etc. La reproduction fidèle de l’image d’un aigle, ne réussirait pas à donner une
impression si grande de force fantastique.[...] L’emblème a plus de force, mais à condition
de découvrir l’aigle réel, ce qui doit être déformé, souligné, oublié, etc. » (P, 194)
Ce propos est destiné à expliquer la formation des costumes, mais il
est tout à fait adéquate pour expliciter la nature même des personnages des
P, et des rôles qu’interprètent les personnages des autres pièces, à savoir
des représentations emblématiques de forces typiques, comme la Justice,
l’Armée, la Religion, la Servitude et la Domination, ou encore, la Noirceur
du mal.
25
26
in « Comment jouer B ? », de Jean Genet, in Oeuvres Complètes, tome IV, Edition Gallimard, 1968, p. 274.
in P, p. 194.
39
Ce sont donc dans ces figures millénaires27 que s’incarnent les
personnages. Ils y trouvent avec bonheur la force que leur rôles
représentent et qui les rend plus puissants. Mais cette incarnation de
l’Image et les manifestations de folie qu’elle présente peuvent se diviser
en deux groupes aux agissements différents: l’un accède à cet extase en
imitant l’Image adorée-haïe, et veut la supprimer; l’autre accepte
d’incarner jusqu’au bout l’Image choisie ou désignée par un regard
extérieur.
III.1)1- Imitation et suppression
Il s’agit ici des personnages qui dans leur jeu théâtral, dans leur
représentation, jouent le rôle d’une personne à laquelle ils sont
confrontés dans la réalité, mais dont le caractère n’est pas immédiatement
proche du leur. On pense évidemment à Claire dans Bs qui joue Madame, et à
Roger qui interprète dans une des chambres du B, à la fin de la pièce, le
rôle du Chef de Police. Dans ces deux cas, il n’y a aucun point commun
entre le personnage du rôle et celui qui l’interprète. Les rapports entre
les personnages-acteurs et les personnages du rôle sont à chaque fois
conflictuels: le personnage du rôle domine l’acteur, qui admire cette image
de puissance, et en même temps en refuse l’humiliation et tente de se
rebeller en incarnant cet ennemi pour l’éliminer à travers son rôle.
En l’expliquant ainsi à plat, ce comportement semble absurde et
illogique. Mais justement, il se base sur un raisonnement faux, et surtout
fou. Il est le résultat d’une confusion d’identité entre le personnageacteur et le rôle qu’il interprète. Roger incarne le rôle du Chef de la
Police pour ressentir quelques instants l’ivresse de la puissance. Mais il
désire en même temps anéantir cette Image de la Force qui l’écrase. Aussi
croit-il, en se châtrant, priver définitivement de sa virilité le Chef de
la Police, à qui il est précisé qu’on a conseillé « d’apparaître sous la
forme d’un phallus géant, d’un chibre de taille »(B, 116). Les répliques
échangées par les personnages au moment où Roger s’apprête à agir,
présentent clairement la folie de l’acte:
« CARMEN -- Vous devez partir. L’heure est passée. [...] Vous êtes fou! Et vous ne
seriez pas le premier qui croit être arrivé au pouvoir... Venez!
ROGER -- Si le bordel existe, et si j’ai le droit d’y venir, j’ai le droit de conduire
le personnage que j’ai choisi, jusqu’à la pointe de son destin... non, du mien... de
confondre son destin avec le mien...[...] Rien! Il ne reste plus rien! Mais au Héros il ne
restera pas grand-chose... (Carmen essaye de le faire sortir.[...] Roger a sorti un couteau
et, le dos au public, fait le geste de se châtrer.)
LA REINE -- Sur mes tapis! Sur la moquette neuve! C’est un dément! » (B, 132; c’est moi
qui souligne)
Roger est donc perçu comme fou très tôt: dès qu’il dépasse le temps de
la séance (cf. « l’heure est passée »), dès qu’il dépasse les rigoureuses
limites de la fiction enclose dans la chambre du bordel et dans le laps de
temps minuté de la représentation. En transgressant les règles du bordel
27
cf. les propos du Juge en réponse à l’impatience du Chef de la Police à être représenté dans un des salons: « Vous avez
tort de vous impatienter. Nous avons attendu deux mille ans pour mettre au point notre personnage. » in B, p. 117.
40
qui délimitent la fiction pour qu’elle ne déborde pas dans la réalité,
Roger a amené la fiction dans la réalité, acte de folie. De ce mélange
résulte la confusion des identités, et l’acte « dément ». « Dément » comme
le dit la Reine-Irma, car il est violent, et sans conséquence dans la
réalité. De fait, voici le premier geste du Chef de la Police devant cet
incident:
« Bien joué. Il a cru me posséder. (Il porte la main à sa braguette, soupèse très
manifestement ses couilles et, rassuré, pousse un soupir.) Les miennes sont là. [...] Moi,
je reste intact.[...] Ce plombier ne savait pas jouer, voilà tout. » (B, 133)
Le Chef de la Police, n’est pas atteint dans la réalité. Et il a
entièrement raison quand il dit: « ce plombier ne savait pas jouer », car
le jeu implique de faire semblant , donc une distance qui empêche de se
confondre, soi réel, avec son rôle, fictif. Et Roger n’a pas respecté cette
règle essentielle.
Claire a suivi le même comportement. Elle interprète Madame qu’elle
admire: « Car Madame est bonne! Madame est belle! Madame est douce! »(Bs,
90) et qu’elle envie, mais dont elle souffre de la domination. En jouant,
elle se grise de son rêve de grandeur, tout en poussant Solange a toujours
plus de haine contre elle pour en finir avec Madame, mais en fait avec
elle-même uniquement.
Dans ces deux attitudes, l’extase est le moment de folie où les
identités se confondent, où la fiction concurrence la réalité dans l’esprit
des personnages, où donc l’excitation, l’emportement atteignent leur
paroxysme, et les aveuglent au point de se supprimer. Ce transport rappelle
l’état des victimes prêtes pour les sacrifices dans les religions antiques
ou primitives, faisant ainsi des pièces de Genet, selon son voeu, des
rites, des cérémonies graves et solennelles.
III.1)2-L’acceptation
Dans cette catégorie nous regrouperons tous les cas de personnages
incarnant l’Image, le Type qui leur correspond, qu’ils ont choisi, ou que
le regard des autres leur a désigné. Cette attitude relève d’une certaine
morale que l’on a déjà présenté plus haut: les personnages de Genet, comme
Genet lui-même, suivent une sorte d’existentialisme qui donne au regard
extérieur le droit de déterminer l’identité. On avait rappelé l’anecdote
tirée de la vie de Genet (ou plutôt de ce qu’il en écrit) qui relate
comment il est devenu voleur, sur une fausse accusation: si ces camarades
de classe voyaient en lui un voleur, c’est qu’il l’était ou qu’il se devait
de l’être. De la même façon, ses personnages se déterminent par le regard
extérieur, c’est à dire celui de l’homme occidental, du spectateur. Telle
est la voix qui leur indique le rôle à choisir et à tenir « jusqu’au bout
absurdement » (N, 122).
Ainsi Solange, en tant que bonne envisagée par la « bonne société »
comme un étrange animal, aux tendances parfois perfides ou viles, joue son
41
rôle fantasmé de fausse soumission jusqu’au bout en se rebellant contre sa
maîtresse, en cherchant à la supprimer. Elle assume totalement les craintes
qu’elle suscitent et en offre l’image concrète, affolante. C’est de cette
manière qu’elle touche à la folie, en incarnant l’impossible, le cauchemar
inavoué d’une société et en se plaçant du côté de la rébellion, c’est à
dire de la transgression, de la liberté sans limite.
L’exemple est encore plus éloquent dans la pièce des N où les
personnages expliquent clairement: « nous sommes ce qu’on veut que nous
soyons, nous le serons donc jusqu’au bout absurdement. »(N, 122), ou dans
les différents passages où ils revendiquent leur négritude et leur
appartenance au monde noir. Eux aussi jouent à être jusqu’à la folie ce que
les autres, blancs occidentaux, voient en eux, ou plutôt cauchemardent. Ils
cherchent à être l’incarnation parfaite des fantasmes des Blancs: monstres
de violence, d’étrangeté, de cruauté et de rébellion. Ils empruntent donc
les chemins de la folie, par ce double mouvement qui les pousse à incarner
ces rêves insensés et à aller jusqu’à l’absolu de la perfection (ici dans
le mal, mais sans doute l’est-ce aussi dans le bien), jusqu’à l’inhumain:
en passant du crime d’une Blanche à l’élimination de tous les symboles qui
représentent la race blanche et donc au meurtre de la race. Connaît-on
crime plus paroxystique et plus fou?
Enfin dans cette catégorie on peut inclure tous les personnages des P.
Tous ont en effet implicitement décidé de jouer leur rôle jusqu’au bout, et
ils sont presque tous déjà très avancés dans leur perfection. On soulignera
principalement le comportement de l’Armée, inquiète de sa tenue jusque dans
la mort; celui de Warda qui, comme on l’a déjà cité, a mis « vingt-quatre
ans » à « se mûri[r] » (P, 30); ou encore ceux des deux femmes à l’article
de la mort, Kadidja et Ommou, qui voguent dans la folie durant les quelques
instants qui leur restent à vivre, s’attachant à parfaire leur rôle de
prophétesses (on examinera plus loin la particularité de leur attitude)...
Mais les personnages qui suivent le plus manifestement leur rôle jusqu’au
bout, sont Saïd et Leïla, plongés ensemble dans le rejet, l’infamie, et le
mal. Leïla est la femme la plus laide, et de là elle est isolée et
détestée. Elle jouera donc ce rôle le plus loin possible, s’enlaidissant,
s’avilissant jusqu’à la « perfection ». Saïd, lui est le plus pauvre et ne
peut donc épouser que la plus laide. Dans ce mariage, s’unissent les plus
démunis, les plus refoulés de la société, qui se complètent ainsi l’un
l’autre dans leur misère, pour en atteindre, l’absolu (cf. le passage déjà
cité plus haut où Saïd demande à Leïla de faire tout ce qu’elle peut pour
s’enlaidir, P, 169). Au fur et à mesure de la pièce, ils additionnent les
méfaits: du vol bénin à la trahison. Voici les propos de Leïla qui incite
Saïd à aller toujours plus loin dans sa voie, et la réponse de celui-ci:
« LEÏLA -- Je veux que tu t’enfonces dans le chagrin sans retour. Je veux -- c’est ma
laideur gagnée minute par minute qui parle -- que tu sois sans espoir. je veux que tu
choisisses le mal et toujours le mal. Je veux que tu ne connaisses que la haine et jamais
l’amour. [...] Tu as vraiment pris la décision d’aller jusqu’au bout?
SAÏD -- Si, je réussis, on pourra dire -- et de n’importe qui, je le déclare sans me
vanter --: « A côté de Saïd, c’est du nougat! » Je te le dis, je suis en train de devenir
quelqu’un. » (P, 169-170)
42
Et c’est justement par la trahison des agissements des rebelles Arabes
que Saïd marque son accès à la
suprématie du mal. Sans aucune
appartenance, si ce n’est au mal, fou au-dessus des fous, ce dernier héros
de Genet dépasse tout limite, atteint la liberté suprême, irrationnelle:
une sainteté inversée en quelque sorte. Il y est parvenu en allant jusqu’au
bout de son chemin, c’est à dire la mort. Mais justement, on ne le retrouve
pas aux côtés des morts dans le dernier tableau:
« LA MERE -- Saïd!... Il n’y a plus qu’à l’attendre...
KADIDJA, riant -- Pas la peine. Pas plus que Leïla, il ne reviendra.
LA MERE -- Alors où est-il? Dans une chanson? » (P, 276)
Et la question reste sans réponse, c’est la fin de la pièce. Il
semblerait que tous deux ont atteint l’absolu de leur rôle: Leïla
disparaissant à jamais, perdant à la fois son être et son apparence; Saïd
en ne devenant plus qu’un élément d’une chanson, c’est à dire, plus qu’un
symbole, plus qu’une Image. Finalement tous deux ne sont ni morts, ni
vivants: ils erreront éternellement à la lisière de la vie et de la mort,
âmes perdues dans les limbes, dans le flou domaine frontalier de la folie.
Cette acceptation de l’Image choisie révèle donc une véritable force
dans les personnages qui peuvent alors réaliser tous leurs désirs les plus
violents, à travers les données du rôle, et trouvent la puissance d’aller
jusqu’au bout de leur actes. Cette force semblait auparavant contenue, et
jaillit avec l’ardeur d’un incessant geyser au fur et à mesure des
représentations jouées par les personnages. Une telle explosion peut faire
penser à la révélation du refoulé psychologique. Ceci nous renvoie à l’idée
exposée plus haut, selon laquelle les personnages de Genet seraient les
métaphores animées de ce que l’âme de la société refoule. Grâce à cette
puissance que contient la folie ou plutôt qu’elle déchaîne, ils atteignent
la limite de la vie et de la mort, de la raison et la folie, le point audelà des vivants, « par-delà le bien et le mal ».
43
III.2) Une nouvelle perception
Une fois cet état d’extase atteint, les personnages accèdent à une
autre perception du monde où tout semble prendre sens et s’organiser. Ils
comprennent la vérité des choses, ce qui est illusion, ce qui ne l’est pas,
de sorte qu’ils se rapprochent de la compréhension du sage. Cet état est
manifeste dans chaque pièce.
III.2)1-La nouvelle perception dans Bs et B
C’est sans doute ainsi que l’on peut expliquer l’attitude finale de
Claire dans Bs. Après le monologue de Solange, elle semble avoir compris
que la seule solution dans leur situation, est qu’elle boive la tisane
empoisonnée. Dès qu’elle a pris cette décision, elle dirige Solange et
reste posée, calme, imperturbable:
« CLAIRE, dolente, voix de Madame. -- Fermez la
Bien.[...] Claire, vous verserez mon tilleul. » (Bs, 109)
fenêtre
et
tirez
les
rideaux.
Son comportement révèle une absolue sûreté de soi, et intervient de
façon soudaine après l’emportement de Solange: elle semble avoir reçu une
illumination, une révélation. De la même façon, Roger montre de la
clairvoyance dans son acte final: chef rebelle, à l’âme encore guerrière,
à l’idéal tenace, il n’y a plus de place pour lui dans ce nouveau monde
pacifié qui remplace à l’identique le pouvoir qu’il voulait renverser:
« CARMEN, sèche -- Mais il faut rentrer.
ROGER -- Pour aller où? Dans la vie? Reprendre, comme on dit, mes occupations...[...]
Pourquoi veux-tu que je retourne d’où je viens?
CARMEN -- Vous n’avez plus rien à faire...
ROGER -- Là-bas? Non. Plus rien. Ici non plus d’ailleurs. Et dehors, dans ce que tu
nommes la vie, tout a flanché. Aucune vérité n’était possible. »(B, 132)
C’est à cet instant que Roger comprend le triste résultat de la
Révolution qu’il a menée, pour qui il a sacrifié Chantal, son Egérie. Il
présente la situation avec lucidité. La conséquence de cette compréhension
et de ce rejet ne peut qu’être la folie, que l’acte fou.
Les deux premiers tableaux du B montrent aussi combien les personnages
ont compris à travers l’emportement qu’ils ont vécu dans leur rôle, des
principes fondamentaux auxquels ils n’avaient sans doute encore jamais
songé. Ces hommes du commun ( plombiers, épiciers, selon les rares
allusions qui y sont faites ) deviennent soudain philosophes:
« L’EVEQUE -- Je n’ai jamais désiré le trône épiscopal. Devenir évêque, monter les
échelons -- à force de vertus ou de vices -- c’eût été m’éloigner de la dignité définitive
d’évêque. je m’explique (l’Evêque parlera d’un ton très précis, comme s’il poursuivait un
raisonnement logique) pour devenir évêque, il eut fallu que je m’acharne à ne l’être pas,
mais à faire ce qui m’y eût conduit. » (B, 44)
44
« LE JUGE -- Sublime! Fonction sublime! J’aurai à juger tout cela. Oh, petite, tu me
réconcilies avec le monde. Juge! Je vais être juge de tes actes! C’est de moi que dépendent
la pesée, l’équilibre. Le monde est une pomme, je la coupe en deux: les bons, les
mauvais.[...] Mais c’est une occupation douloureuse. S’il était prononcé avec sérieux,
chaque jugement me coûterait la vie. C’est pourquoi je suis mort. J’habite cette région de
l’exacte liberté. Roi des Enfers, ce que je pèse, ce sont des morts comme moi. » (B, 51)
Ces longues tirades illustrent bien la science
personnages sur leur rôle suite à un accès d’extase.
que
découvrent
les
III.2)2-La nouvelle vision des Nègres
Dans N, on peut considérer que la représentation centrale a servi de
moteur à l’exaltation de tous les personnages, à travers leur représentant
Village. Le chant collectif qui suit le départ de Village et Diouf-laBlanche (N, 82), montre que les autres Nègres participent aussi à
l’emportement. Ils ont en fait non seulement pris conscience de leur
valeur, de leur force, mais ils ont surtout accompli l’acte qui entérine
leur folie: le crime de la Blanche, symbolique du crime de la race entière.
Ils ont donc prouvé qu’ils se trouvent du côté de la force sauvage; ils ont
compris et conquis leur avantage sur les Blancs: la folie. Aussi sont-ils
désormais invincibles et vont laisser les Blancs venir jusqu’à eux pour les
affronter. Le combat se fera par la parole (cf. le combat rhétorique des
deux reines blanche et noire): puisque les Nègres par leur acte ont
« conquis la grandeur la plus sauvage » (cf. Bs, 106), ils peuvent
combattre dans sur le même domaine que les Blancs, à savoir le langage.
L’extase qui a mené jusqu’à l’acte de folie a donc permis aux Nègres de
percevoir leurs atouts contre les Blancs, les faiblesses de ceux-ci (leur
vieillesse et leur académisme d’apparence) et d’envisager la disparition de
cette race, pour pouvoir enfin la réaliser.
III.2)3-Les prophéties des P
Mais c’est dans la pièce des P que se manifeste le plus clairement la
nature de cette nouvelle perception. L’extase et la puissance de vision qui
en découle sont particulièrement perceptibles à deux reprises: durant les
derniers instants de vie de Kadidja (fin du douzième tableau) et durant
ceux d’Ommou (seizième tableau). L’état d’emportement intervient à chaque
fois que le personnage se trouve entre la vie et la mort, entre deux
mondes, à la lisière: n’est-ce pas là le lieu de prédilection de la folie?
On remarquera aussi que ces deux passages marquent respectivement le début
et la fin de la révolte des Arabes: par cet encadrement, la rébellion est
avec évidence placée sous le signe de la folie. Ces deux cas se ressemblent
car ils rappellent ce qu’on rapporte des comportements des prophètes
antiques: transes, délire verbal et compréhension du présent pour y déceler
le futur.
Dans la scène du douzième tableau, scène centrale qui va changer le
cours du destin des Arabes, Kadidja, dans un dernier élan, exhorte son
peuple à faire le mal, à se révolter:
45
« KADIDJA, d’une voix sévère -- Je suis morte? C’est vrai. Eh bien, pas encore! Je n’ai
pas terminé mon travail, alors, à nous deux, la Mort! [...] Mal, merveilleux mal, toi qui
nous restes quand tout a foutu le camp, tu vas nous aider. Je t’en prie, et je t’en prie
debout, mal, viens féconder notre peuple.[...] Pour que le mal l’emporte, qu’est-ce que tu
as fait? » (P, 154)
C’est alors que défilent tous les Arabes pour dessiner sur les
paravents leurs méfaits. Genet dans la didascalie demande que « toute la
scène qui va suivre se déroule très vite -- paroles et gestes -- presque
comme une bousculade organisée.[...] On ne parlera plus que sur un ton
violent, mais assourdi.[...] Les Arabes entrent à un rythme plus rapide. »
(P, 155) Ils vont donc entrer et sortir à toute vitesse, dans un ballet
effréné, qui fait écho à la lutte de Kadidja contre la Mort. Les allées et
venues incessantes, les brèves paroles échangées contribuent à créer une
impression de tourbillon, de transe. En plus de diriger le peuple Arabe
vers le mal, sa puissance prophétique s’exprime lorsque Kadidja recommande
à La Mère: « Continue et fais bien tout ce que tu dois faire. » (P, 160).
Sa nouvelle perception lui permet de comprendre le rôle de La Mère, de Saïd
et de Leïla, c’est à dire d’aller jusqu’au bout du mal, comme des prophètes
du peuple Arabe. C’est dans sa folie qu’elle reconnaît les « sauveurs »,
alors que dans le sixième tableau (cf. p. 65 et suivantes), où elle n’est
encore qu’une simple femme du village, vivante, elle a refusé que La Mère
vienne pleurer un mort. Et elle est maintenant la seule à avoir compris,
puisque « tous les Arabes ont un mouvement de colère contre [La Mère, et
la] chassent, méchamment » (P, 160).
Quant à Ommou, elle apparaît pour la première fois durant cette scène,
et Genet précise dans les « Commentaires du douzième tableau »: « Ommou est
une très vieille femme arabe, très ridée. Elle tient un bâton. C’est elle
qui prendra la relève de Kadidja. »(P, 162-163). Cette description semble
faire de ce personnage, l’Ancêtre du village, le sage; et l’on verra par la
suite comme elle est l’Image de la prophétesse. Après cette première
apparition, on ne la revoit pas jusqu’au dernier tableau. C’est là qu’elle
se montre dans toute sa force de prophétesse, semblable à la Pythie: « Il
lui faut trois bâtons, à la vieille: deux cannes qui la soutiennent sur
terre et son cri qui l’attache au ciel », s’écrit « un gamin »(P, 257).
Elle arrive au village pour l’arrivée de Saïd, comme l’indique la
didascalie: « Arrivée de Saïd. Vient d’abord Ommou[...]. Elle regarde au
loin, en plissant les yeux, en direction de la coulisse de droite[...]
comme si elle devait suivre quelqu’un qui vient de loin. »(P, 259-260).
Elle vient annoncer comment « on doit le recevoir, l’enfant prodige[... :]
recevoir
solennellement
l’enfant
du
pays. »(P,
261-262).
Et
bien
naturellement pour retrouver Saïd a-t-elle dû le rejoindre là où il était,
à la lisière du monde, dans la folie:
« OMMOU -- Tu tournais en rond autour du village...[...] A mesure que tu te perdais
dans les pierres et dans les bois, tu t’enfonçais dans une autre région où nous ne pouvions
pas facilement descendre. Bien qu’on ait fait tout notre possible: colère, chagrin,
insultes, la fièvre -- j’ai quarante et un, huit dixièmes!-- le délire... « (P, 261-262,
c’est moi qui souligne tous les mots qui font référence à la notion de folie.)
Elle a donc ramené Saïd vers le village, et sait accueillir en lui sa
grandeur que les autres ne perçoivent pas:
« OMMOU -- Si nous avons pu aller jusqu’au bout, ou presque, de nos ivresses, sans
souci des regards qui nous jugeaient, c’est parce
que nous avions la chance de t’avoir
[...]Pas comme modèle, non. Comme drapeau. » (P, 263-264)
46
C’est à dire comme symbole du but à rechercher, et dont le prophète
déchiffre les actes et montre le chemin à suivre; le prophète étant ici
Ommou elle-même:
« Vous n’aurez pas trop de tous les rappels moi une fois morte. je ne me crois pas
capable avec ma seule pourriture ici et au ciel d’empêcher que vous arrive la nostalgie
d’une morale trop douce. » (P, 266)
Ommou doit donc rappeler les paroles de Kadidja: agir pour le mal,
avant que sa « folie se retire ...»(P, 267). Et au fur et à mesure de son
délire, elle s’éloigne de la vie, « elle est sortie de la forêt. Elle
s’approche de chez nous », remarque La Mère, déjà morte, du haut du
paravent des morts (P, 270). Ainsi dans son état de folie, en plus de
prêcher la ligne à suivre, de tenter de révéler la valeur de Saïd aux
autres Arabes, elle entre en contact avec les morts:
« OMMOU, à la Mère -- Tu me réjouis le cœur, vieille garce! » (P, 273)
L’extase ou l’emportement que provoque l’état de folie des personnages,
leur donne donc une autre perception du monde. Comme par un zoom arrière,
ils semblent accéder à une compréhension plus profonde du monde où le sens
de chaque chose se révèle. Ils s’approchent ainsi de l’attitude du prophète
qui allie un savoir supérieur à une sorte de délire, entre l’urgence et
l’extase. On remarquera que dans cette conception de la folie comme
révélatrice de la vérité, le théâtre de Genet s’oppose au théâtre dit
classique. De fait c’est à cause d’une compréhension progressive de
l’horrible vérité, que des personnages comme le Roi Lear ou Achille
sombrent dans la folie. Ici, on n’a pu que parler de révélations, car il
n’y a pas d’évolution dans l’accès au savoir: il vient soudainement, comme
un déclic provoqué par cette sortie hors de soi. La découverte arrive
surtout avec la folie. Alors que chez les Classiques du XVIIièmè siècle,
cartésien par excellence, il ne peut pas y avoir de révélation par la
folie: une fois atteints, les personnages s’enfoncent dans l’hébétude, ne
sachant plus parler, ne reconnaissant plus leurs proches. En fait il semble
que dans ce théâtre ce soit la pesanteur du tragique qui ensevelisse les
personnages, alors que chez Genet, ils ne le perçoivent que lorsqu’ ils
accèdent à cet état de délire.
47
III.3) Les personnages et le tragique
On vient de montrer que l’état d’extase des personnages leur permet de
comprendre la vérité de leur rôle, ou de leur situation et de percevoir
alors les moyens de la modifier. Et cette compréhension en fait ressortir
le tragique. Mais elle n’engendre pas un tragique triste et plaintif. Les
personnages réagissent avec désinvolture et souvent humour, à l’existence
dont ils viennent de saisir la rudesse, paraissant par-là même inconscients
et donc encore plus fous.
C’est un trait que l’on ne retrouve pas dans Bs. Sans doute est-ce
parce que c’est la première pièce de Genet, très antérieure aux autres qui
ont bénéficié de ses réflexions sur l’humanité exposées dans les
« Fragments »28, et surtout dans les textes sur Rembrandt29 ( Bs a été
composé en 1948; les autres pièces entre 1956 et 1960). Ce sont en effet
ces pensées qui transparaissent à travers les révélations des personnages
des P. Dans cette pièce, tous les êtres humains se retrouvent dans la mort,
comme de vieux amis, image de leur égalité, « d’une sorte d’identité
universelle de tous les hommes »30: « que tout homme est tout autre homme
et moi comme les autres »31. Mais, ne nous trompons pas, cette révélation
pour
Genet
« au
lieu
d’exalter
[s]a
joie,
[lui]
causait
de
l’écœurement. »32 Les personnages des P et plus particulièrement ceux qui,
par la folie, ont accès au savoir, portent en eux cette idée de dégoût pour
une humanité vile et bonne à rien, destinée au mal. Mais cette opinion
n’est jamais vraiment explicitée; elle ne passe qu’à travers l’abondante
présence de la haine dans la pièce, et ce ne sont que les Morts qui y font
un peu plus clairement allusion, comme ici, où Kadidja s’étonne de
retrouver parmi les morts un soldat français:
« KADIDJA -- Mais... qu’est-ce que tu fais là toi? Tu n’es pas des nôtres?
SI SLIMANE -- Nôtre ou non il est là. On ne peut pas le tuer, c’est-à-dire le faire
vivre, il faudra le supporter. » (P, 210)
Ce dégoût de l’homme pour sa condition, identique pour tous, c’est-àdire minable pour tous, est sous-entendue dans les propos des personnages
du B. Comme le révélaient leurs instants d’extase, ils ont conscience que
la seule perfection possible est celle des rôles joués, apparences
gratuites et pures, et jamais celle des hommes réels: ce n’est pas là une
pensée très optimiste. De plus, ils ont bien vu la stupidité du peuple qui
a pris leurs oripeaux, tirés des placards du B, pour les tenues officielles
(cf; début du neuvième tableau). Enfin, lors de la séance de photographie,
ils savent magner leur image pour en faire un objet de révérence (cf.
neuvième tableau encore). Tous ces éléments les plongent donc dans un monde
vide, où seule l’apparence, elle-même transparente, détient le pouvoir:
28
in Fragments et autres textes, Jean Genet, N.R.F., Edition Gallimard, 1990.
in Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré..., in O.C.IV, 1979 et Le Secret de Rembrandt, in O.C.V, 1979.
30
in Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré..., Jean Genet, O.C.IV, 1968, p. 22.
31
ibid., p. 30.
32
ibid., p. 27.
29
48
tout est leurre, et Irma, Carmen, le Chef de la Police, ou les hommes qui
ont endossé les rôles d’Evêque, de Juge et de Général, en sont conscients.
On pourrait donc s’attendre à voir tous ces personnages (des P, comme
du B) déplorer leur situation, et pourtant, il n’en est rien. Ils restent
de bonne humeur. Après leur défilé dans la ville, le Juge le Général et
l’Evêque, très détendus, commentent cette parade avec gaieté: le passage
déjà cité où l’Evêque raconte avoir reconnu son « fournisseur d’huile
d’arachides » et la réaction du Juge qui « rit »(B, 110), illustrent bien
leur
attitude.
La
séance
de
photographie
a
aussi
des
allures
« clownesques » ( terme employé par Jean Genet dans ses « commentaires du
sixième tableau » (P, 71):
« LE 1er PHOTOGRAPHE, à l’Evêque, il regarde dans l’appareil -- Non, vous n’êtes pas
dans le champ... (En se traînant sur les genoux l’Evêque entre dans le champ de
l’appareil.) Bien. [...]Tournez-vous... un peu... ( Il lui tourne la tête.)
L’EVEQUE, en colère -- Vous dévissez le cou d’un prélat! » (B, 112)
En fait ils semblent qu’ils continuent à jouer et donc conservent une
certaine distance par rapport à la situation. Le tragique de leur situation
les effleure à peine.
De la même façon les personnages des N, comme on l’a vu, dansent, rient
tous ensemble, jouent la comédie, chantent...
Quant aux personnages des P, ils sont remarquables par leurs rires
incessants, qui tournent littéralement aux fous-rires. Dès le premier
tableau, Saïd et la Mère « rient aux éclats, imitent l’éclair et le
tonnerre. La valise tombe par terre en s’ouvrant et perd tout son contenu:
elle était vide. Saïd et la Mère tombent assis par terre en riants aux
éclats. » (P, 23-24). Puis page 32, ce sont tous les Arabes qui « rient aux
éclats » et Genet de préciser, comme dans la pièce des N, « les rires des
Arabes seront orchestrés » (P, 38). On trouve même des Arabes et des
Français rire ensemble: dans le neuvième tableau, alors que le Gendarme
vient arrêter Leïla pour vol, ils sont pris de fou rire, avec la Mère, pour
un jeu de mot:
« LA MERE -- Le tu nous plaît, le s’il vous plaît n’est pas pour nous.
LEÏLA -- Le mou non plus.. Le tout non plou... Le vu non plus. (Elle rit. La Mère rit.)
LA MERE, enchaînant -- Le fou c’est vous... le plus c’est mou... c’est tout au plus...
(Elle rit. Leïla rit. Le Gendarme rit.)
LE GENDARME -- Le mon c’est plou... c’est plus mon cul... Le cul mon coup...
rient tous, aux éclat.) » (P, 100)
(Ils
Mais ceux qui rient le plus sont sans aucun doute les morts, à leur arrivée dans la
mort:
« LE SERGENT, riant -- Eh bien!
BRAHIM, riant aussi -- Eh oui![...]
LE SERGENT, riant plus fort -- et que ma mort en seraient gâchée...(Il rit.) on me l’a
assez répété et voilà que je ris de bon cœur, comme une gamine... Ma mort gâchée? (Il rit
et tous les morts rient avec lui.[...] Il rit et tous les morts, de plus en plus fort.
[...] Lui et les morts se tordent de rire. [...] Tous rient de plus en plus fort.) » (P,
228)
49
Et ce, pendant près de deux pages. Il n’est d’ailleurs pas anodin que
le véritable rire, le plus puissant, soit celui des morts. Jean Genet
souligne ce lien entre rire, tragique, et mort, dans ses « commentaires du
sixième tableau »:
« Je crois que la tragédie peut être décrite comme ceci: un rire énorme que brise un
sanglot qui renvoie au rire originel, c’est-à-dire à la pensée de la mort. » (P, 71)
Cette association entre ces trois notions laisse entendre que le rire
des vivants est une réflexion de celui de la mort, où tout n’ayant de toute
façon plus aucune importance, on peut rire de tout. Le rire est donc la
marque d’un détachement de la vie, de l’accès à une position limite entre
la vie et la mort, d’un emportement contre lequel on ne peut pas lutter:
en tant que réponse au tragique du monde, il devient l’expression de la
folie.
La perception du tragique acquise par la folie entraîne ainsi
désinvolture, indifférence et rire. La tragédie devient fête; l’outrance,
le faux, l’illusion, les costumes rappellent à la fois le cirque ( dont
l’hommage que Genet lui fait dans Le Funambule33 montre qu’il l’aimait
énormément) et les transports du carnaval, temps par excellence de la
folie. Les personnages assument donc un état de folie perpétuelle après les
révélations qu’ils ont eues. Le comportement devient encore plus
incompréhensible,
encore
plus
fou,
si
c’est
possible:
ils
sont
définitivement au-delà de la vie.
III.4) Le lyrisme de ces révélations
Dans les passages d’extase, tout comme les personnages deviennent fous
, le langage devient fou, devient autre. Rappelons cependant avant tout que
dans le théâtre de Genet, ainsi qu’on l’a analysé plus haut, nous n’avons
pas à faire à des fous, mais à des métaphores de la folie. De même, il ne
nous est pas présenté une folie réaliste, c’est-à-dire mimétique de celle
des fous réels, mais une folie symbolique, métaphorique, où l’esthétique
entre très largement en compte: il s’agit d’une œuvre d’art littéraire, non
d’un
document
psychiatrique.
Et
c’est
justement
par
l’attention
particulière que Jean Genet porte au langage, que se réalise l’appartenance
à l’art de la folie de ce théâtre.
Comme la folie, ce langage ne tend vers aucun but: il ne sert à rien,
il erre, il tourne autour de la citadelle du sens. Or quel type de langage
est le mieux à même de s’acquitter de ce rôle, sinon la poésie? En effet
l’accès à l’état d’extase est marqué par la rupture d’avec les récits qui
ont mené les personnages jusqu’au faîte de leurs rôles.
33
in O.C. V, Editions Gallimard, 1979.
50
III.4)1-Le lyrisme des N
On l’a déjà souligné dans N: lorsque Village arrive à la réalisation du
crime, il sort et les Nègres se mettent à chanter comme un chœur antique:
« NEIGE -- Les vents du Nord sont alertés
Qu’ils le chargent sur leurs épaules
Tous les chevaux sont détachés.
[...] VERTU -- Et toi crépuscule du soir
Tisse le manteau qui le dissimule.
NEIGE -- Expire, expire doucement,
Notre-Dame des Pélicans,
Jolie mouette, poliment,
Galamment, laisse-toi torturer...
VERTU -- Endeuillez-vous, hautes forêts
Qu’il s’y glisse en silence.
A ses grands pieds, poussière blanche
Mets des chaussons de lisière. » (N, 82)
Ce chant est évidemment particulièrement lyrique, puisqu’il l’est dans
les deux sens du terme: chanté et poétique. Or ce passage de la pièce
marque bien le moment d’accès de tous les Nègres à l’extase, dans la
communion avec Village, le représentant de la race Noire, du corps, comme
de l’âme. Le langage devient évocateur et métaphorique, s’adresse à des
allégories telles que la nuit, la forêt. Il n’informe plus vraiment, il
semble demeurer sur lui-même. On retrouve ce même mouvement dans les
multiples énumérations, appositions et invocations qui composent la lutte
entre les deux reines, passage d’exaltation pure ( précisons: Félicité est
la reine Noire et La Reine, la Reine blanche ):
« FELICITE, les mains aux hanches, et explosant -- [...] Dahomey! Dahomey! Nègres venez
m’épauler. Et qu’on ne laisse pas escamoter le crime. (A la Reine) Personne n’aurait la
force de le nier. Il pousse, il pousse, ma belle, il grandit, verdit, il éclate en
corolles, en parfums, et c’est toute l’Afrique ce bel arbre, mon crime! Les oiseaux sont
venus s’y nicher et dans ses branches la nuit s’y repose.
LA REINE -- Chaque soir, et à chaque seconde, vous vous livrez sur moi , sur les miens,
je le sais, à un rite saugrenu et néfaste. L’odeur des fleurs de votre arbre arrive jusqu’à
mon pays, et son odeur veut me surprendre et me détruire. » (N, 102)
On retrouve ici un discours singulièrement allégorique, plein d’images
et de couleurs, mais aussi très rythmé: la tirade de Félicité cahote en
une allure saccadée par ses brefs segments apposés; la dernière phrase de
la Reine se déroule avec plus de solennité, en trois mouvements de quatre
syllabes. L’emploi de la poésie est d’ailleurs recommandé par Archibald, le
maître de cérémonie:
« Inventez, sinon des mots, des phrases qui coupent au lieu de lier. Inventez non
l’amour, mais la haine, et faites donc de la poésie, puisque c’est le seul domaine qu’il
nous soit permis d’exploiter. » (N, 37-38; c’est moi qui souligne.)
51
Et voici la définition qu’il donne de la poésie: « ces volubilis qui
s’entortillent autour des piliers du monde.» (N, 38)
III.4)2-Le lyrisme du B
Dans B, les personnages deviennent aussi plus poétiques. Leur
exaltation paraît par un emportement du langage, qui s’allonge, se compose
de longues périodes, d’envolées métaphoriques. Cette tirade de l’Evêque
l’illustre bien, qui contraste avec le discours plus quotidien du
personnage que nous citerons en premier lieu:
« On m’a dit que cette maison allait être assiégée? Les révoltés ont déjà passé le
fleuve.[...] Ne me parlez pas de cela maintenant. C’est fini. Je ne songe qu’à rentrer... »
(B, 40-41)
« ( Se tournant vers le miroir et déclamant.) Ornements! Mitre! Dentelles! Chape dorée
surtout, toi, tu me gardes du monde. Où sont mes jambes, où sont mes bras? Sous tes pans
moirés, glacés que font mes mains? Inaptes à autre chose qu’esquisser un geste qui voltige,
elles sont devenues moignons d’ailes -- non d’anges, mais de pintades! -- [...]
Quelquesfois, comme un couteau ma main sortait pour bénir? Ou couper, faucher? Tête de
tortue, ma main écartait les pans. Tortue ou vipère prudente? Et rentrait dans le roc.
Dessous ma main rêvait... Ornements, chape dorée... » (B, 45-46)
On retrouve ici, comme dans N, l’emploi de l’invocation qui glorifie et
solennise; d’abondantes métaphores ou comparaisons, parfois surprenantes
comme l’image des mains en « ailes de pintades », ou en « tête de tortue »,
mais marquant toujours l’appartenance du discours à un autre mode de
perception. La reprise finale des premiers mots, comme un refrain, confère
aussi à ce passage une tonalité lyrique. Ce discours est étonnant dans la
bouche d’un Evêque, comme dans celle d’un homme du commun: il semble touché
par une grâce... même si l’ironie de l’auteur pointe dans l’incongruité des
images ( sans doute est-ce parce que les personnages du B ne sont pas des
révoltés, et qu’ils leur manque donc la dignité de leur cause pour être
fous avec beauté...)
III.4)3-Le lyrisme des Bs
Claire et Solange montrent aussi de véritables envolées lyriques. On a
déjà fait remarquer que lorsqu’elles jouent, leur langage n’est pas le même
que lorsqu’elle sont de simples bonnes: il est plus recherché, plus imagé,
du moins en ce qui concerne Claire jouant Madame. Mais dans les moments
d’extase, il l’est encore plus:
« CLAIRE -- Je n’accepte ici, dans cette chambre, que des larmes nobles. La bas de ma
robe, certain jour en sera constellé, mais de larmes précieuses.[...] Dans ses bras
parfumés, le diable m’emport. Il me soulève, je décolle, je pars... » (Bs, 28)
L’exemple le plus probant est certainement le long monologue de Solange
à la fin de la pièce. Il est composé en deux parties: d’abord une sorte de
logorrhée,
violente,
emportée,
au
rythme
saccadé,
aux
multiples
52
interlocuteurs absents (cf. Bs, 105 à 107); puis un passage plus paisible,
comme un apaisement après la fureur, plus lyrique, où une lente et
solennelle énumération prédomine, c’est l’enterrement de Claire, en même
temps que l’exécution de Solange (cf. Bs, 107-108). La tendance à
l’allégorisation, comme à l’emploi de nombreuses images est moins sensible
que dans les autres pièces, et le lyrisme aussi moins affirmé. En fait, le
lyrisme est surtout moins concentré sur de nets passages, mais plutôt
répandu dans toute la pièce, dès que les bonnes sont en jeu.
III.4)4-Vers un haut lyrisme
On remarque donc que dans leur état de folie, les personnages emploient
un autre type de langage: imagé, rythmé. Ils ne s’adressent plus aux
locuteurs présents sur scène avec eux: l’Evêque se tourne vers le miroir,
Solange a poussé Claire dans un coin... Ils sont coupés du monde, repliés
sur eux-mêmes. C’est ce qu’explique Archibald:
« On nous l’a dit, nous sommes de grands enfants. Mais alors, quel domaine nous reste!
Le Théâtre! Nous jouerons à nous y réfléchir et lentement nous nous verrons, grand narcisse
noir, disparaître dans son eau.[...] Il ne demeurera de toi que l’écume de ta rage. [...]
On nous renvoie à l’image et [...] on nous y noie. » (N, 48)
C’est ce qu’il advient de tous les personnages de Genet: ils sombrent
dans la folie en se noyant dans l’image qu’ils ont d’eux-mêmes ou qu’ils
veulent donner d’eux-mêmes. Et à trop chercher dans le reflet la perfection
de leur image, ils y perdent leur identité. Leur moi se perd dans leurs
monologues, et il ne reste plus que « l’écume de [leur] rage », c’est à
dire, leurs cris, leurs mots, si beaux: poésie pure. Genet aimait
d’ailleurs à associer poésie et crime, ainsi que le montrent son premier
poème « Le Condamné à mort », chacune de ses pièces, ou encore ses propres
paroles: « Au moins, cette beauté doit-elle avoir la puissance d’un poème,
c’est-à-dire d’un crime. »34
Mais si dans ces moments d’extase, les personnages perdent leur
identité, qui parlent? Peut-être qu’à tant vouloir être ces Images
parfaites, ils finiraient dans les sommets de leur folie, par donner leur
voix à ces Images millénaires. Ils se laisseraient posséder par l’essence
de ces Figures, ou Allégories, entre réalité sociale et mythes ( le Juge,
image de la Justice; le Général, image de l’ordre et de la Force; les
servantes, images de la soumission; les Noirs, images du mal; les Arabes,
Images de la rébellion...). Cette possession renvoie à leur rôle de
prophètes dont on a déjà parlé: ils prêtent leur voix à une parole, si ce
n’est divine, du moins transcendante. Pour illustrer notre propos on peut
donc rappeler ces vers de La Pythie de Valéry, restant ainsi, après la
référence à Narcisse, dans les personnages de ses poèmes:
34
in « Lettre à Pauvert », de Jean Genet, op. cit., p. 4.
53
« Honneur des Hommes, Saint LANGAGE,
Discours prophétique et paré,
Belles chaînes en qui s’engage
Le dieu de la chair égaré,
Illumination, largesse!
Voici parler une Sagesse
Et sonner cette auguste Voix
Qui se connaît quand elle sonne
N’être plus la voix de personne
Tant que des ondes et des bois! »35
Telle est donc l’expérience que font les personnages de Genet dans
leurs moments d’extase. C’est donc de cette façon que s’expriment ces
paroles: à travers un lyrisme qui ne retranscrit pas le moi, qui est celui
des transes de la Pythie, et qui se rapproche donc du haut-lyrisme antique
d’un Pindare. La tragédie retrouve sa force non pas personnelle, mais
transcendante: son verbe.
III.5) La représentation scénique de la folie
Ce langage lyrique par excellence, autre volontairement et expression
de la possession, trouve un écho dans le langage scénique. Genet y a
toujours porté beaucoup d’importance, comme le montrent les lettres
envoyées aux metteurs en scène de ses pièces36, ou à ses éditeurs37, ou les
petits articles, « Comment jouer Bs, B, N ?» qui précèdent chaque édition
des pièces, les « Commentaires sur [chaque] tableau » des P, ou encore les
oppositions qu’il a manifestées devant certaines mises en scène qui ne lui
convenaient pas... Nous nous trouvons donc non seulement face à des textes
de théâtre qui appellent inévitablement une mise en scène, mais surtout à
un auteur qui a lui-même clairement souligné son intérêt pour celle-ci.
On ne trouve cependant pas de texte détaillant le comportement sur
scène des personnages durant leurs moments d’extase. On peut seulement
remarquer qu’au fur et à mesure que les pièces deviennent plus folles,
c’est-à-dire que leurs personnages assument de plus en plus entièrement
leur image choisie, les indications scéniques se multiplient. Cette
évolution des pièces correspond à peu près à l’ordre chronologique de
composition des pièces: les personnages de chaque pièce ont une attitude
particulière par rapport à leurs rôles, qui les situent donc différemment
par rapport à la folie. Les bonnes ne semblent pas contrôler leurs
emportements, surtout dans la dernière partie, alors que les personnages du
B sont minutés par les règles du Grand Balcon, et réfléchissent longuement
sur leurs rôles. Contrairement à ceux-ci qui dépendent entièrement d’Irma
la tenancière du bordel, les Nègres organisent eux-mêmes leur progression
35
in « La Pythie », in Charmes, de Valéry, Edition Gallimard, 1990, p. 24.
cf. Lettres à Roger Blin, in O.C. IV, op. cit., 1968.
37
cf. « Lettre à Pauvert », op. cit.
36
54
vers l’extase et poussent leur rébellion jusqu’à la suppression radicale de
tous leurs ennemis. Enfin, les personnages des P sont les plus avancés dans
la folie de tous les personnages des pièces de Jean Genet: ils sont plus
près de leur image, Blancs et Arabes, plus loin dans leur révolte, plus
conscients du monde et de ses enjeux, mais en même temps plus désinvoltes
et à tout moment près à rire. En fonction de cette évolution, les
didascalies externes se développent.
III.5)1-Le langage scènique des Bs, des N et du B: une avancée vers la
précision
Dans Bs, elles sont plutôt courtes et peu nombreuses, ainsi qu’un
parcours rapide de l’œuvre le révèle rapidement. Elles marquent au début
les lieux et le décor avec brièveté, puis principalement quelques
mouvements ou intentions dans la voix, mais compte tenu de l’ambiguïté
créée par les différents niveaux de jeux, elles ne sont pas très
éclairantes, qu’elles soient externes ou internes. Elles commencent à être
plus fournies dans B. Au début des quatre premiers tableaux, on trouve de
longues et précises didascalies sur le décor et les costumes: « Le rôle
sera tenu par un acteur qui montera sur des patins de tragédien d’environ
0m50 de haut » (B, 39). Puis à l’intérieur des scènes, elles signalent les
différents mouvements de façon occurrente, comme il est visible page 43 où
sur trente quatre lignes, onze sont des didascalies. Mais elles se
raréfient sur la fin de la pièce. Ici encore, elles n’ont donc qu’un rôle
de présentation des personnages et du décor, de simple mise en place d’un
univers particulier, puis elles disparaissent.
C’est dans la pièce des N que la mise en scène commence à être plus
nettement marquée. Les didascalies se multiplient et se répandent plus
largement dans le texte. On en trouve bien sûr dans les premières pages
pour dresser un décor bien particulier puisque pour la première fois en
deux compartiments l’un surélevé par rapport l’autre (N, 19 à 22). Dans la
suite du texte elles clarifient les intonations du jeu des acteurs: « avec
douceur, pleurant, gêné, angoissé, avec sévérité, avec déférence », selon
le relevé des pages 108 et 109. Elles indiquent les mouvements des
personnages avec précision, leur position par rapport aux autres, comme
dans ce passage qui ne présente en fait que l’entrée d’un personnage:
« On entend un bruit de pas dans la coulisse. Diouf, affolé, remet son masque. Les
autres Nègres paraissent apeuré. Ils vont tous, en masse, avec Mme Félicité, se grouper à
gauche de la scène, sous le balcon où apparaît la Cour. Le piétinement et le bruit
deviennent plus précis. Enfin, de la coulisse droite, semblant descendre un chemin, à
reculons, sort d’abord le Valet. Il rote et titube. Manifestement, il est ivre. » (N, 92)
On remarquera que les didascalies externes sont particulièrement
nombreuses durant la représentation du crime, de la même façon que dans B,
elles étaient regroupées dans les tableaux présentant les jeux des
personnages. Mais comme dans Bs, elles ne soulèvent jamais l’ambiguïté des
jeux par rapport à la « réalité » de la scène.
55
III.5)2-Le langage de la scène dans P: netteté et liberté
P regroupe le plus de didascalies externes: au milieu des répliques et
surtout à la fin de chaque tableaux, sous forme de « commentaires » divers
sur le décor, les costumes, le jeu des acteurs ou autre... Les Lettres à
Roger Blin jouent aussi ce rôle d’indications scéniques. Genet détaille les
costumes dans les lettres comme dans les didascalies de la pièce; les
maquillages, les décors, les paravents et la place des personnages dans
l’espace. Le thème récurrent de ces explications est la volonté de n’avoir
sur scène que du théâtral, rien de réel: « La scène s’oppose à la vie. »38
L’exemple le plus probant est celui de l’allumette:
« Interdire au travailleur arabe d’allumer une cigarette: la flamme de l’allumette ne
pouvant, sur la scène, être imitée: une flamme d’allumette dans la salle ou ailleurs, est
la même que sur la scène. A éviter. »39
Il y est même fait mention de la voix des acteurs qui « viendra
d’ailleurs que du larynx: c’est une musique difficile à trouver. »40 :
« Le metteur en scène, tenant compte des différents timbres de voix, inventera un mode
de déclamation allant du murmure aux cris. Des phrases, des torrents de phrases doivent
passer dans des hurlements, d’autres seront roucoulés, d’autres seront dites sur le ton de
l’habituelle conversation. »41
Les intentions de mise en scène sont donc présentées avec rigueur,
mais jamais avec tyrannie. Pour les costumes, par exemple, Genet ne voit
pas la forme exacte de ce qu’il désire, mais il sait qu’il veut « des
accoutrements terribles, qui ne seraient pas à leur place sur les épaules
des vivants. »42 Ou pour les maquillages, il demande de « faire appel à vos
rêves, à vos rêveries, à vos délires, pas à votre raison, pas à vos
observation, sauf si elles sont folles »43. Dès la préparation, il s’agit
donc de faire preuve d’intuition, de folie, non de raison, de logique...
Cette façon d’indiquer ses volontés se retrouve dans les didascalies de
toutes les pièces, jamais entièrement précises, laissant intacts le
mystère, l’ambiguïté: donnant libre cours à l’imagination du metteur en
scène ou du lecteur. Cela semble être le type même de représentation que
souhaite voir Jean Genet: très précise, sans gratuité44, mais laissant la
part de compréhension des mécanismes au spectateur. De même que le langage,
éminemment poétique, exprime la situation des pièces sans la raconter, la
représentation doit dire sans montrer. Genet semble vouloir mettre le
38
in Lettres à Roger Blin, op. cit., p. 228.
ibid., p. 248.
40
ibid, p. 222.
41
ibid., p 234.
42
ibid., p. 222.
43
ibid., p. 224.
44
cf. Bs, 35: « Les metteurs en scène doivent s’appliquer à mettre au point une déambulation qui ne sera pas laissée au
hasard. »
39
56
metteur en scène dans la voie d’une présentation symbolique sous tous ses
aspects.
L’accès à la folie marque donc un moment particulier du théâtre de Jean
Genet, quelqu’en soient les motivations ou les formes. L’extase, résultat
des jeux des personnages à représenter d’autres situation que la leur, les
mène au bout de leur rôle, de leurs limites, de leur identité, au-delà de
la vie, dans un monde d’Image pures. Ils y acquièrent un savoir singulier,
qu’on pourrait appeler savoir de la folie --semblable à celui des prophètes
antiques-- par lequel ils saisissent le tragique de l’humanité. Mais de
cette perception naît le rire (non la plainte), l’insouciance, comme les
fous des vieux rois: les personnages plongent encore un peu plus dans la
folie, en demeurant dans une sorte d’inconscience. Ils se laissent alors
comme posséder, en donnant leur voix aux Images pures de leurs rôles (sorte
de transcendances non divines). Un nouveau langage se développe, celui de
cette folie, proche du lyrisme antique par l’absence d’identité personnelle
du discours. Cela marque la jonction entre cet état propre au théâtre de
Genet et celui des chœurs lyriques des tragédies antiques, liant une fois
de plus cette folie au Théâtre.
En accord avec la nature des personnages étudiée plus haut, avec ce
langage poétique, s’établit une mise en scène dont la mission est de
souligner la nécessité d’une autre lecture des pièces: une lecture
poétique. C’est-à-dire allégorique, passant par l’esthétique, non plus par
la morale45: par la perception visuelles et auditive, avant tout, par le
ressentir, « afin que cet évènement -- [les représentations des pièces] -, sans troubler l’ordre du monde, impose là une déflagration poétique,
[...] si forte et si dense qu’elle illumine, par ses prolongements, le
monde des morts. »46 La raison n’a donc plus sa place dans ce théâtre: le
spectateur doit en conséquence, modifier sa réception du spectacle.
45
cf. in Lettres à Roger Blin, op. cit.: « Ma pièce[...) se passe dans un domaine où la morale est remplacée par l’esthétique
de la scène. » p. 228.
46
ibid., p. 221.
57
IV. FOLIE ET VERITE
Les personnage, le texte, et la mise en scène sont donc tournés du côté
de la folie. A la fois par leur élan de révolte, leur étrangeté, leur
monstruosité, mais surtout par leur singulière façon de se dire,
indirectement, avec détours, refusant la logique rationnelle : de façon
poétique, symbolique. Cette expression a été rendue manifeste dans la
nature des personnages et dans leurs accès de folie pure, auxquels répond
un certain lyrisme et un certain langage scénique. Toutes ces données
s’assemblent pour créer un théâtre autre, celui de Jean Genet, à l’enjeu
unique depuis Bs jusqu’aux P : trouver (ou retrouver) « les vertus propres
au théâtre, et qui peut-être ne relèvent que du mythe. »47 Mais pour un tel
théâtre, il faut aussi un spectateur autre. Et c’est dans cette relation
réciproque entre spectateur et représentation, que s’établit le plus
47
in L’étrange mot d’..., in O.C.IV, 1968, p. 12.
58
nettement la notion de folie comme mode de réception et d’énonciation non
rationnel. Or puisque le propre de la raison est souvent tenu pour être la
perception de la vérité, ce théâtre fou se révélera dans ses rapports avec
ce concept et celui de réalité. C’est en effet en détournant et en
bouleversant les repères habituels du public sur les liens entre réalité et
vérité que le théâtre de Genet prend au piège les spectateurs. Il les amène
par ce biais à admettre et à suivre une autre logique pour embrasser une
autre vision du monde, pour au moins se retourner sur le quotidien avec des
yeux neufs, plus interrogateurs.
IV.1) La prise au piège du spectateur
Amener le spectateur rationnel habituel à suivre les routes de la
folie, n’est pas chose facile. Il ne s’agit pas de le remodeler, ni de lui
montrer le droit chemin, mais de lui faire remettre en question ce qu’il
vit : Genet ne veut pas d’un théâtre morale. Il le veut avant tout
esthétique48. S’il cherche donc à amener le spectateur à accepter un autre
mode de réflexion, c’est de façon indirecte : en le captivant, en le
fragilisant. Le théâtre de Jean Genet tente d’abord d’égarer le spectateur,
de le piéger dans les méandres de la logique : de le posséder. A cette fin,
il utilise l’outil contre lequel il se dresse : la raison. Il cherche
d’abord à troubler sa distinction entre le réel et la fiction, puis à lui
montrer à la fois le vrai et le faux d’une proposition : il le laisse alors
perdu dans ses repères, comme fou...
IV.1)1- La difficile distinction entre le réel et la fiction
La donnée du piège la plus apparente est cette incertitude perpétuelle
sur l’identité de tous les éléments des pièces : identité des personnages,
base du temps, nature des enjeux. Le début des Bs met bien ce point en
valeur. Si l’on se réfère au théâtre habituel, on attend que les
personnages nous soient présentés, ainsi que le décor, la situation... Or
que voit-on ? Une servante et une maîtresse très cruelle. Il semble au
départ que la bonne se nomme Claire, mais soudain le prénom Solange vient
le remplacer :
« CLAIRE—Solange, tu veux parler... »(Bs, 19)
«CLAIRE—Je vous ai dit, Claire... »(Bs, 17)
Ne parlons même pas du désarroi du lecteur qui se trouve devant une
incohérence entre les didascalie internes et externes. Il est aussi
48
cf. in Lettres à Roger Blin, op. cit.: « Ma pièce [...] se passe dans un domaine où la morale est remplacée par l’esthétique
de la scène. » p. 228.
59
surprenant que Madame, la maîtresse, tantôt tutoie sa bonne, tantôt la
vouvoie. Et l’on n’aura la clé de cette énigme qu’à la page 32 ! Elle
jouaient. On retrouve cette même incertitude quant à l’identité des
personnages dans N, cette fois non à cause d’un emploi des noms. La
représentation que donnent les Nègres les définit d’emblée comme des
acteurs dont on ne sait rien de la vie. Mais quelques fois, des bribes de
la vie s’introduisent, faisant douter le spectateur que ce qu’il voit est
vraiment un jeu (on pense ici au passage entre Village et Vertu, des pages
45 à 53.)
Les représentation qui ont lieu dans les pièces nous font encore douter
de l’enjeu de ces fables. Dans cette dernière, par exemple, il semblerait
que le sujet de la pièce soit le meurtre par les Noirs présents sur scène
de la cour de pacotille présente sur scène. Mais à trois reprises
intervient un personnage sans rôle dans le jeu de Nègres: Ville de SaintNazaire. Alors qu’il apparaît si peu, il est le premier nom sur la liste
des personnages qui ne présente pas un ordre alphabétique (N, 17). C’est à
la page 109, que l’on comprend son rôle: Il vient annoncer:
« VILLE DE SAINT-NAZAIRE -- Je vous annonce... ( D’un même mouvement,
solennité, la Cour enlève ses masques. On voit apparaître les cinq visages noirs.
et
avec
VILLAGE -- Il est mort?
VILLE DE SAINT-NAZAIRE -- Il a payé. Il faudra nous
exécuter nous-mêmes nos propres traîtres.[...] Notre but
de dissoudre l’idée qu’ils voudraient que nous ayons
combattre dans leurs personnes de chair et d’os. Vous
Derrière...
habituer à cette responsabilité:
n’est pas seulement de corroder,
d’eux. Il nous faut aussi les
n’étiez là que pour la parade.
CELUI QUI TENAIT LE ROLE DU VALET -- Nous savons. Grâce à nous on n’a rien deviné du
drame qui se passe ailleurs. » (N, 109-110)
Ainsi la représentation à laquelle nous avons assisté, n’était qu’un
moyen de dissimuler le véritable enjeu qui serait la rébellion véritable
des Noirs contre les Blancs. N’oublions pas que cette pièce date de 1958,
que les tensions raciales sont fortes, et que plus tard Genet participera
au mouvement des « Black Panthers »... Ou bien toute cette pièce n’est-elle
qu’une mascarade, du début à la fin, même dans cet enjeu supposé? Ici
encore, on ne sait plus nettement quel est le sujet véritable de la pièce.
On peut aussi se demander à propos des Bs si tout n’est pas inventé par les
bonnes elles-mêmes; qu’elles n’ont en fait jamais versé le gardénal dans la
tisane, que Claire ne se suicide pas: après tout cet acte décisif, se fait
dans les coulisses, pas sur scène...
Dans P l’incertitude porte principalement sur le lieu et le temps très
généraux, jamais précisés. Mais les personnages Arabes et Occidentaux et la
représentation d’une révolte rappellent inévitablement les événements,
alors récents, de la guerre d’Algérie. Pourtant ce n’en est nullement le
récit.
La pièce qui joue le plus avec l’indéfini est certainement B. Ici aucun
lieu réel, aucun indice sur le temps: cela pourrait être aujourd’hui, comme
il y a plusieurs siècles; en Occident ou ailleurs. L’enjeu est
insaisissable. Au départ, il semble que ce soit une maison close où se
rendent de simples personnes pour jouer à être ce qu’ils rêvent, et la
révolte gronde au dehors; c’est la révolution. Puis de rôles, ces personnes
60
deviennent, avec la tenancière, les véritables détenteurs du pouvoir: la
révolution a échoué. Dans ce schéma, la révolution se passe à l’extérieur
du Grand Balcon. Mais quand on lit (ou qu’on entend) ces quelques paroles
échangées à la fin, les choses ne paraissent plus aussi claires. Alors
qu’on pensait le pouvoir définitivement dans les mains des personnages
qu’on avait suivis, voici les propos :
« LA REINE -- Messieurs, vous êtes libres...
L’EVEQUE -- Mais... en pleine nuit?...
LA REINE, l’interrompant -- Vous passerez par la petite porte qui donne sur la ruelle.
Une voiture vous attend. ( Elle salue d’un signe de tête. Les trois Figures sortent à
droite. Un quatrième crépitement de mitraillette.)
LA REINE -- Qui est-ce?... Les nôtres... ou des révoltés?... ou?...
L’ENVOYE -- Quelqu’un qui rêve, madame... »
Les personnages sont renvoyés chez eux comme au tout début (cf. le
premier tableau.) Doit-on en conclure que tous les incidents de la pièce
n’étaient que la représentation d’un scénario collectif, destiné (comme les
premières petites séances des premiers tableaux), à satisfaire les
fantasmes des clients du Grand Balcon? C’est ce qui semble se confirmer
dans le monologue final d’Irma (qui reprend son nom et n’est plus désignée
dans la didascalie par « La reine »):
« Que de lumière, il m’aura fallu...[...]Trente huit salons!... Tous
dorés, et tous, par machinerie, capables de s’emboîter les uns dans les
autres...[...] Tout à l’heur, il va falloir tout recommencer...[...]
Redistribuer les rôles... endosser le mien... (Elle s’arrête au milieu de
la scène, face au public.) ... préparer le vôtre... juges, généraux,
évêques, chambellans, révoltés qui laissent la révolte se figer... » (Bs,
135)
Il semblerait donc que toute la pièce ait été un jeu: même les révolté
faisaient
partie
du
scénario...
J.B.
Moraly
décrit
ainsi
cet
enchevêtrement, qui rappelle celui des Bs:
« Le rideau se lève sur du théâtre dans le théâtre. Le « théâtre » s’interrompt, la
« réalité » se révèle à son tour truquée -- vie rêvée par rapport à un autre stade de
réalité, qui à son tour... »49
Si bien qu’on ne sait plus où en est: « choisir une maison clos pour
être le théâtre du théâtre, c’est déjà placer deux miroirs face à face,
édifier le palais des miroirs, cette infinie réflexion où le réel
s’anéantit. »50
Voici bien de quoi perturber le spectateur,
penser: rien n’est fixe dans ce théâtre; aucun
ménagé. D’autant plus que le théâtre n’est pas
revenir en arrière: le temps imparti au public pour
49
50
in « Le tombeau de Jean Genet », de J.B. Moraly, op. cit., p. 101.
ibid., p. 102.
61
qui ne sait plus que
point de repère n’est
un livre où l’on peut
comprendre les méandres
de la pièce est, normalement, celui de la représentation. Le spectateur
sort stupéfait, troublé, désarçonné, sans réponse... Mais s’il se met à
réfléchir, il n’en sera pas plus assuré. Car à y bien regarder, il n’y a
pas de solution définitivement convaincante à ces multiples ambiguïtés
soulevées.
IV.1)2-Les « deux réalités concomitantes »51
Il n’y a pas de solution, car dans les faits, c’est-à-dire sur la
scène, la plupart des hypothèses formulées plus haut sont vraies, ensemble.
C’est ce que Richard N.Coe explique en d’autres termes:
« Ce qui le [Genet] fascine, c’est[...] la révélation de deux réalités concomitantes
inséparables l’une de l’autre, chacune des deux se manifestant dans l’autre, ainsi que
celle d’un sens découvert dans le non-sens au moment même et dans l’éclair de perception où
le non-sens est saisi dans le sens. »52
Après tout, Solange est à la fois Solange et Claire: elle est Solange
jouant Claire, et les deux identités existent en même temps. En fait, il en
est ainsi pour tout acteur, même dans la réalité: dans la représentation
des Bs de 1948 mise en scène par Louis Jouvet, les spectateurs voyant
Arletty interpréter Madame, voient à la fois Arletty et Madame.
En suivant le même type de raisonnement, on s’aperçoit que le sujet de
la pièce est donné dès le début: le meurtre d’une maîtresse par sa
servante. C’est là le sujet de notre pièce et de celle que jouent les
bonnes entre elles. De même, N est bien composé de deux enjeux. La
représentation théâtrale du meurtre d’une Blanche jouée par Diouf est bien
là pour dissimuler autre chose de plus grave: comme toute pièce, c’est
avant tout un divertissement, qui au sens propre (ou pascalien) du terme
détourne l’attention de l’important, c’est-à-dire, ce qui se passe dans la
réalité. Mais sur un plan symbolique, cette pièce est bien l’extermination
de la race blanche par le race noire, même si la véritable lutte ne peut
que se faire dans la réalité53. Cette pièce se révèle donc elle-même comme
un simple jeu, du point de vue de la réalité, et un véritable massacre dans
la fiction: comme pour l’identité des personnages, le sujet de la pièce est
double. On retrouve le même système dans la pièce des P qui, par son
outrance et son grain de folie général, souligne sa fausseté, mais incite
par là à une autre lecture (ou vision) plus symbolique qui met en lumière
sa vérité.
Enfin B est une pièce sur un bordel, sur le théâtre. Elle se déroule
donc à la fois dans la réalité des scénarios représentés ( cf. les quatre
premiers tableaux), dans la réalité de l’intrigue ( la révolte et tous les
renversements de l’intrigue),
dans celle de la représentation théâtrale
51
in « Pouvoir noir et poésie blanche », de Richard N.Coe, op. cit., p. 6.
ibid.
53
cf. « Entretiens », de Hubert Fichte, op. cit.: « Je crois que l’action directe, la lutte contre le colonialisme, feront plus pour
les Noirs que n’importe quelle pièce de théâtre. » p. 22.
52
62
que souligne Irma (toute l’intrigue est un jeu, joué pour vous, le public).
Pleine d’emboîtement, comme les salons d’Irma, cette pièce finit par
inclure le public à son intrigue dans l’ouverture du monologue final, en
lui donnant le rôle qu’il a en réalité: un voyeur, venu au Grand Balcon
pour voir se réaliser ses propres fantasmes.
Dans chaque pièce, le spectateur est donc inévitablement projeté sur la
scène qui inclut systématiquement fiction et réalité. Elle les inclut et
les souligne si manifestement qu’elle finit par prendre possession du réel
qui devient alors un élément de la fiction. Le trouble s’accroît. Deux
propositions contradictoires sont vraies par le biais du théâtre: la
fiction et la réalité sont vraies en même temps, puisque la fiction devient
réalité. Mais alors, la réalité devient fiction... C’est ce qu’on pourrait
appeler le dépassement des paradoxes par le théâtre.
Et l’on nage en pleine folie: le spectateur est en partie tombé dans le
piège.
IV.1)3-Illusion et envoûtement
En fait cette équation a pour base fondamentale une contradiction que
Genet a toujours voulu dépasser, à l’image de la religion. Il l’explicite
dans la Lettre à Pauvert54:
« Sur une scène presque semblable aux nôtres, sur une estrade, il s’agissait de
reconstituer la fin d’un repas. A partir de cette simple donnée qu’on y retrouve à peine,
le plus haut drame moderne s’est exprimé pendant deux mille ans et tous les jours dans le
sacrifice de la messe. Le point de départ disparaît sous la profusion des ornements et des
symboles qui nous bouleversent encore. Sous les apparences les plus familières -- une
croûte de pain-- on y dévore un dieu. Théâtralement, je ne sais rien de plus efficace que
l’élévation. Quand cette apparence apparaît enfin devant nous[...]. Une représentation qui
n’agirait pas sur mon âme est vaine. Elle est vaine si je ne crois pas à ce que je vois qui
cessera -- qui n’aura jamais été-- quand le rideau tombera. »
La comparaison avec la religion fait bien sentir ce que désir Genet:
que le spectateur croit que ce qu’il voit est vrai, tout en sachant que
c’est faux. C’est le mécanisme religieux de la transsubstantiation. De
fait, Genet ne cesse de faire ressortir le faux dans son théâtre, de
dénoncer les principes de la traditionnelle illusion dramatique. C’est ce
que souligne Bernard Dort:
« L’acteur selon Genet ne cesse de déclarer sa comédie.[... Ce] Qu’il montre sur scène,
c’est un assemblage de masques et de faux-semblants, c’est un perpétuel leurre. On peut
même dire que Genet prend exactement le contre-pied d’Artaud: alors que celui-ci récuse la
représentation en ce qu’elle est répétition, amoindrissement et travestissement, Genet en
fait l’objet même de son théâtre, il la met en scène, il l’exalte. Son théâtre est au sens
propre du terme, théâtre de la représentation. »55
54
55
op. cit., p. 4.
in Théâtre réel, de Bernard Dort, op. cit., p. 179.
63
Or comme réalité et fiction se mêlent, il se crée un jeu de miroir:
pourquoi le théâtre rappelle-t-il sans cesse qu’il est illusion, sinon
parce que le réel lui-même est illusion, puisqu’il détient toute sa force
de l’apparence (les Figures du B sont tirées de la réalité: là un homme
habillé en juge est juge) ? A la différence près que la réalité refuse de
dévoiler sa ruse: là est le principal leurre. C’est ce qu’exprime Genet
dans une interview: « Il y a un endroit au monde où la théâtralité ne cache
aucun pouvoir, c’est le théâtre[...] c’est absolument sans danger. »56 et
qui rejoint les paroles d’Irma: « Il faut rentrer chez vous, où tout, n’en
doutez pas, sera encore plus faux qu’ici... » (B, 135) De quoi réveiller le
spectateur endormi sur ses certitudes...
Mais si l’on n’a de cesse de répéter que tout est faux, comment les
spectateurs peuvent-ils croire à ce qu’ils voient, selon le double souhait
de Genet ? D’une part, c’est le principe même du théâtre, de l’illusion
dramatique: les spectateurs jouent le jeu, si l’on peut dire; et l’auteur
le sait. D’autre part, il semblerait que la folie de ce théâtre trouve ici
son rôle. On l’a vu plus haut, les personnages dans leurs élans d’extase
échappent à leur double identité en n’étant plus que leur image (tel un
acteur étant tellement son personnage qu’on ne le nomme plus que par son
rôle); ils donnent alors leur voix à ces Figures mythiques qu’ils
interprètent. Leurs paroles sont celles d’Images transcendantes, issues
d’un mélange entre la réalité sociale et le mythe, et s’expriment à travers
le plus vieux langage, celui de la poésie. Si la folie est complète, le
personnage étant le rôle lui-même, il n’y a donc plus de représentation.
Pour reprendre la comparaison avec la religion, les fidèles devant la
possession d’une Pythie en transe ne voient pas là une représentation, un
jeu. La transsubstantiation suit le même mécanisme. Et le théâtre de Genet
cherche à retrouver cet instant de « grâce ». Après tout, ces phénomènes
religieux ne sont rien d’autre que l’effet de la foi, qui n’a rien à voir
avec la raison, et par là se rapproche de la folie. Ces moments d’extase
des personnages pourraient donc être les moments clé d’une expérience de
transsubstantiation théâtrale pour le public, emporté par la cérémonie de
la représentation.
Le piège destiné à bouleverser le spectateur est donc double: d’une
part brouiller ses certitudes et particulièrement la distinction entre
réel, fiction et vérité; d’autre part, le posséder, l’envoûter par
instants. Dépourvu de tout repère, il est à la merci de l’auteur. Au sortir
du spectacle, il est plongé dans une errance de l’esprit qu’on peut
rapprocher de la folie: il n’est plus dans la représentation, mais non plus
dans la réalité... C’est que durant la pièce, il a inconsciemment accepté
un autre mode de réflexion qui repose sur d’autre base que la raison.
56
in « Entretiens », de Hubert Fichte, op. cit., p. 26.
64
IV.2) Une autre compréhension du monde
Si le spectateur est piégé par l’emboîtement des différentes réalités
que lui montrent les pièces à la fin de celles-ci, c’est qu’il en a perçu
les mécanismes avant même d’avoir pris le temps d’y réfléchir posément. Il
a donc suivi, sans en avoir conscience, le mode de raisonnement qui
s’imposait à lui. Ce dernier est issu des représentations, qui nous parlent
un autre langage que le quotidien, et même que le théâtre habituel. Basées
sur le discours symbolique, presque allégorique, ces pièces cherchent à
toucher le public autrement, une fois qu’elles l’ont piégé, et qu’il est à
leur merci. C’est sur cette singulière réception que nous allons nous
pencher, pour mettre ensuite en évidence la transformation qu’elle cherche
ainsi à faire émerger chez le spectateur.
IV.2)1-Une autre réception
Les principes de base de cette réception sont l’instinct et le non
rationnel, puisque le spectateur n’en est pas conscient. Ce dernier est en
effet dans un étrange état que Richard N.Coe présente ainsi :
« Genet
a
rejeté
toute
structure
traditionnelle,
intellectuelle,
logique
et
conceptuelle du théâtre européen. a la place, il a construit une pièce qui a beaucoup plus
en commun avec la musique qu’avec le théâtre, une pièce où la représentation cède le pas à
l’abstraction et où on ne cherche plus à convaincre intellectuellement l’auditoire, mais à
le mettre dans un état de délire mystique ou hystérique par des moyens qui sont ceux du
grand prêtre comme du maoïste, du groupe de musique pop comme du charmeur de serpents. Et
pourtant la pièce tire finalement son efficacité du fait qu’il y a une idée derrière tout
cela. »57
C’est justement cette cohabitation entre délire et idée que nous allons
mettre en lumière. Mais dans cette première partie, nous nous pencherons
sur cet état qui doit emporter le spectateur.
Dans ce sens, le but des pièces est de bouleverser le public. Cela
passe par une certaine dose de provocation: intimer un choc au public que
ce soit dans la gêne ou dans l’émerveillement. Cette dualité est manifeste
dans le langage. Toujours poétique, parfois très lyrique, comme on a pu
voir, il est aussi par moments nettement vulgaire et familier. La collision
entre ces deux registres est décapante:
« IRMA -- Mon chéri, la maison décolle vraiment quitte la terre, vogue au ciel quand je
me nomme, dans le secret de mon coeur, mais avec une grande précision, une tenancière de
boxon. » (B, 73)
« VILLAGE -- J’entre. Et je pète. Porté lourdement sur mes cuisses, colonnes de fonte.
Et je m’apporte. » (N, 66)
La représentation même de groupes exclus qui revendique leur haine, est
un sujet profondément choquant. Genet semble chercher à faire sortir le
57
in « Pouvoir noir et poésie blanche », de Richard N. Coe, op. cit., p. 9.
65
spectateur de lui-même, de ses préjugés. Il vise le point fragile des
consciences pour y frapper avec violence, et l’ouvrir à un autre paysage.
L’émerveillement doit jouer le même rôle. Genet tient à ce terme qu’il
utilise souvent: « on ira de merveille en merveille » dit-il dans son
apologie du cirque, Le Funambule58. Il donc est suscité de tout côté. Par
la beauté du verbe, par ses rythmes, ses images: Genet en fait une musique,
« un moyen d’expression incantatoire »59 . Il utilise aussi tous les moyens
qu’offre la scène: les costumes luxueux, excentriques, fantastiques, comme
on l’a déjà souligné; les gestes et les mouvements, dans l’harmonie ou la
violence, toujours précis, parfois proches de la danse dans des pièces
comme N ou P. La lumière entre aussi en jeu: Genet souhaite « le plein feu
sur la scène »60 dans P: c’est bien un éblouissement qui doit ressortir de
ce théâtre. Tant et si bien que « l’émerveillement,[...] au centre de son
système[,...devient] appréhension de l’autre monde. »61. Ce sont ces
dominantes à caractère physique qui font de ce théâtre un théâtre avant
tout esthétique, selon le souhait de l’auteur.
Ces différents éléments se composent pour provoquer ce que Genet nomme
« une déflagration poétique [...] si forte et si dense qu’elle illumine par
ses prolongements le monde des morts et celui de vivants qui viendront
(mais c’est moins important). »62 (il en parle à propos des P, mais il
semble bien, qu’on puisse l’appliquer à ces autres pièces au moins comme un
but original). Il cherche donc à agir sur tous les sens, mais surtout avant
tout sur l’imaginaire, ou plus précisément, sur l’inconscient, si l’on peut
nommer ainsi cette faculté d’être impressionné au-delà de la logique et du
raisonnement. Voici à ce propos le souhait de Genet (qui date de sa
première pièce, Bs):
« On ne peut rêver d’un art qui serait un enchevêtrement profond des symboles actifs,
capable de parler au public un langage où rien ne serait dit mais tout pressenti. »63
Ce terme de « pressenti » est capital, car il annonce toutes les
démarches de l’auteur vers un théâtre non rationnel, et donc du domaine de
la folie.
A ces recours esthétiques s’ajoute le vertige de la raison étudié plus
haut, et surtout un certain mode de signification que nous avons déjà
relevé: l’énoncé symbolique. Le réalisme académique étant si nettement
absent de ce théâtre, et l’outrance si dominante à tous les niveaux, nous
pousse sans cesse à ne pas nous contenter de ce qui nous est présenté et à
y chercher une autre signification, symbolique. Or par définition, le
symbole ne fait nullement entrer en jeu la raison; il repose sur un
raisonnement analogique dont le fondement est l’imagination, l’association
d’idées (cf. la définition du dictionnaire: « ressemblance établie par
l’imagination
[...]
entre
deux
ou
plusieurs
objets
de
pensée
essentiellement différents.»64). Cette signification des pièces doit encore
éveiller la partie de l’esprit du public qui n’est pas la raison.
58
in Le Funambule, de Jean Genet, op. cit.
in « Pouvoir noir et poésie blanche » de Richard N.Coe, op. cit., p. 8.
60
in Lettres à Roger Blin, op. cit., p. 249.
61
in « Jean Genet et le cirque » de Jean-Baptiste Moraly, in Les Nègres au port de la lune, op. cit., p. 208.
62
in Lettres à Roger Blin, op. cit., p. 221.
63
in « Lettre à Pauvert », de Jean Genet, op. cit., p. 2.
64
in « Analogie », in Le Petit Robert, op. cit., p. 58.
59
66
Toutes ces violences esthétiques ou logiques s’assemblent pour infliger
aux spectateurs le choc nucléaire de la « déflagration poétique »: il ne
doit plus rien rester de leur docte sur-moi; place doit être faite à tout
ce qui appartient au domaine de l’inconscient et de ses fantasmes et
plaisirs, au domaine de la folie. C’est ce qu’on peut comprendre dans ces
propos de J.B. Moraly qui analyse le rêve de Genet à l’origine d’un théâtre
autre que celui présenté habituellement:
« Un spectacle métaphysique[...]: le poète, résidu d’un âge fabuleux, plus intelligent
que tous les livres, me parle par son chant d’un monde au-delà de la vie et la mort »65
A travers l’« au-delà de la vie et de la mort », on reconnaît le
dépassement des limites caractéristique de la folie.
Mais comme l’expliquait au tout début de ce développement Richard
N.Coe, ces envoûtement du théâtre de Genet ne sont pas pour autant vides
d’idées. De même que le personnage au sommet de sa folie accédait à une
autre vision du monde, les spectateurs qui se sont abandonnés à la
puissance de cette « déflagration poétique », acquièrent une sorte de
révélation, s’ouvrent à d’autres vérités autrement imperceptibles: à « un
monde au-delà de la vie et la mort ».
IV.2)2-La révélation
Par ce langage particulier qui cherche à éveiller une perception non
rationnelle chez le public, le théâtre de Genet nous amène à pressentir
d’autres aspects de la vie que nous refusons de voir habituellement. Il
procède avec les choses de l’esprit comme avec les personnages. On a vu au
tout début que les personnages principaux étaient les images de
l’exclusion, du rejet. D’un rejet social en apparence, mais qui tendait à
être perçu comme l’image de ce qui est refoulé par la conscience. On
retrouve ce mécanisme ici. Toute la construction non rationnelle de ce
théâtre serait là pour réveiller l’inconscient endormi, pour retrouver son
langage et amener la conscience à accepter et à assumer ses haines, ses
violences et ses fantasmes, refoulés en temps normal. Ce point délicat est
soulevé par cet article de Raymond Federman:
« Les pièces de Genet ne visent pas à une purgation de la haine. [...] Ce que Genet
projette sur la scène n’est pas fait pour que nous le rejetions mais pour que nous
l’acceptions même si nous répugnons à le faire. [...Le but de ce théâtre:] forcer le
public, qu’il soit blanc, bourgeois, colonial ou moral à admettre sa haine respectivement
du Noir, du criminel, du serviteur ou de l’homosexuel. »66
Cette interprétation est justifiée par une particularité de ce théâtre:
les personnages ne subissent pas leur destin. On l’a effectivement remarqué
dans leurs moments de folie, les personnages échappent au tragique par le
rire, le sens de la fête, ou par la mort (quand Claire a compris la
situation, elle demande la tisane empoisonnée; de même avec Roger, l’ancien
65
66
in « Jean Genet et le cirque », de Jean-Baptiste Moraly, op. cit., p. 209.
in « Jean Genet ou le théâtre de la haine » de Raymond Federman, op. cit., pp. 701 et 709.
67
chef révolutionnaire du B). La remise en question de la théâtralité du
monde, la prise en compte des conflits qui s’y développent, et la
perception de l’irrévocable finitude de l’homme (thèmes que les personnages
ne cessent de souligner) retombent finalement sur le spectateur:
« La découverte [de l’Ennemi] semble une version modifiée de la conception
aristotélicienne de l’éveil tragique, car dans ce cas, le poids de la prise de conscience
est placé sur le public: c’est le spectateur qui ploie sous le tragique, tandis que le
héros, sur scène, est libéré de son destin. »67
Comme on l’a déjà présenté, le public est amené à découvrir l’Ennemi
(dont Genet parle dans sa Lettre à Pauvert), c’est-à-dire à déceler en lui
ce qu’il hait profondément et à devoir l’assumer. Le tragique qui s’impose
au public est donc la découverte d’un sentiment violent, inhumain car loin
de toute la retenue, dignité et générosité imposées par la société. Ce peut
être la haine, mais aussi la peur, et tout particulièrement la peur de la
folie, et de la mort68, qui sont inhérentes à l’instinct le plus primitif
de l’homme. La place est faite dans ce théâtre aux sentiments cruels et
violents normalement rejetés, représentés ici à travers les personnages
principaux, et motivés par l’intrigue et tous les moyens qu’offre la scène.
On se trouve donc bien à l’opposé de la tradition du théâtre classique, où,
suivant la théorie d’Aristote sur la catharsis, la représentation sur scène
d’émotions violentes et cruelles devait en détourner le public. Ici, c’est
non seulement la folie des personnages qui est excitée et exaltée, mais
aussi et surtout celle du public.
Au sortir d’un tel théâtre, le public se trouve (s’il a joué le jeu, et
les acteurs aussi) dans un étrange état, comme transporté ailleurs. Car de
même que les personnages accèdent à une autre vision dans leurs élans de
folie qui les emportent aux portes de la mort, le spectateur est modifié
par ces perceptions qu’il a eues de lui-même, et qui pourraient être de la
nature des révélations qui emplissent l’esprit à l’approche de la mort,
lorsqu’il n’a plus à se défendre contre ses pulsions. Et c’est, semble-til, de cette expérience que rêve Genet dans L’Etrange Mot d’...:
« Le théâtre sera placé le plus près possible, dans l’ombre vraiment tutélaire du lieu
où l’on garde les morts[...]. Si un emplacement est réservé pour le théâtre, le public
devra passer par des chemins (pour y venir et pour s’en aller) qui longeront les
tombes.[...] Quant au public, seul viendrait au théâtre qui se saurait capable d’une
promenade nocturne dans un cimetière afin d’être confronté avec un mystère. »69
Si ce théâtre recherche la présence de la mort en s’établissant dans un
cimetière, c’est d’abord pour faire ressortir la gravité de son propos,
mais sans doute aussi pour placer le public dans un lieu propre à la
méditation. Car la raison ne peut plus tricher, ainsi acculée à son destin:
elle doit accepter tout ce qui compose l’homme. Tel est l’état que Genet
souhaite susciter chez le public.
67
ibid., p. 699.
cf. in « Lettre à Pauvert », de Jean Genet, op. cit., p. 4: « Dans le monde occidental, de plus en plus touché par la mort et
tourné vers elle [le théâtre] ne peut que raffiner dans la « réflexion » de comédie de comédie[...]. Si l’on a choisi de se
regarder mourir délicieusement, il faut poursuivre avec rigueur, et les ordonner, les symboles funèbres. »
69
in L’Etrange Mot d’..., de Jean Genet, in O.C.IV, op. cit., pp. 10 et 14-15.
68
68
« La pensée occidentale rejetait le chaos loin d’elle comme l’urbanisme rejetait la
Mort loin des villes. Genet met la mort au centre de la ville dans un texte qui met le
chaos au centre de la pensée »70.
J.B. Moraly formule cette idée au sujet du texte de Genet L’Etrange Mot
d’..., mais ils peuvent être appliqués à toute l’entreprise théâtrale de
Genet qui a recherché à mettre la folie au centre de la vie, et de nos
réflexions, non plus aux portes de nôtre conscience.
70
in « Genet urbaniste: vers un nouveau théâtre sacré », de Jean-Baptise Moraly, op. cit., p. 180.
69
Conclusion
Cette étude sur la folie et le théâtre dans l’œuvre dramatique de Jean
Genet nous a donc permis d’en mettre en valeur la présence et le rôle. Afin
de clarifier la direction que nous souhaitions prendre, nous avons d’abord
montré que le point de vue des pièces était précisément celui de la folie.
Par l’intermédiaire des personnages principaux, marginaux, qui ne « [sont]
plus sur la scène que la métaphore de ce qu’il devaient représenter »71,
c’est-à-dire de l’exclusion, image du refoulé, les valeurs de la folie
(démesure, violence et cruauté) sont présentes sur scène, indirectement,
incitant à une compréhension symbolique des pièces. Mais pour que la notion
prenne tout son sens, la présence d’une norme était nécessaire. Nous
l’avons décelée dans les personnages secondaires, qui appartiennent au
monde des occidentaux, ordonnés et civilisés, qui se considèrent eux-mêmes
comme la référence mondiale. Or ce sont précisément les spectateurs des
pièces de Genet. La norme de la folie des personnages est donc le public
lui-même. Ce fait souligne le rapport entre la fiction et le réel, qui
n’est pas restreint par les limites de la fiction dramatique. La scène et
la salle s’interpénètrent, chacune trouve son écho dans l’autre. Ce mélange
joint donc les principes du théâtre à ceux de la folie, ainsi qu’on a
continué à le souligner.
Une fois donc définis la nature non réaliste des personnages et le type
d’interprétation que nous allons suivre (interprétation symbolique), nous
nous sommes tournés vers la folie des personnages telles qu’elle apparaît
71
in « Lettre à Pauvert », de Jean Genet, op. cit., p. 3.
70
dans les textes. En effet dans certains passages le comportement des
personnages manifeste les traits de la folie: perte d’identité, délire
physique ou verbal,
actes
insensés.
Ces
moments
coïncident
avec
l’interprétation de rôles, dans une histoire fictive. C’est la encore unir
folie et théâtre. Nous avons donc d’abord montré le mécanisme qui fait
parvenir les personnages à cet état. On a pu s’apercevoir de l’important
rôle du théâtre dans cette progression. Les personnages passent par toute
une préparation qui rappelle nettement celle d’un spectacle: costumes,
maquillages interviennent en premier lieu; puis le théâtre dans le théâtre
commence, tendant vers ce but de délire et d’extase. Le décor et l’univers
qui doivent stimuler le personnage-acteur à sortir de lui-même, sont
établis à travers un récit; les répliques insultantes ou méprisantes jouent
le même rôle. Par le jeu du théâtre dans le théâtre, les personnages
atteignent donc un état d’emportement où leur réalité leur échappe, où ils
ne sont plus que leur rôle: ils entrent dans la folie.
Dans ces moments, ils se noient dans les rôles qu’ils interprétaient,
Figures allégoriques, entre mythes et réalités sociale; ils y perdent leur
identité. A travers leur voix, ce sont ces Figures qui parlent, dans un
langage autre, plus poétique, proche du haut lyrisme antique. Ils accèdent
alors à une compréhension plus affinée de leur condition, et des forces qui
s’y affrontent. Ces moments de folie correspondent à de véritables
révélations pour les personnages, de la nature des révélations qu’apporte
la mort. Ils sombrent alors dans une indifférence bienheureuse qui les
rapproche des fous, des bouffons. Quand ils atteignent cet état de délire,
ils entrent dans un monde où tout est symbole. C’est ce qui ressort dans le
langage scénique , qui, comme l’expression poétique et allégorique de ces
passages, souligne la nécessité d’une autre lecture des pièces.
C’est la d’ailleurs l’ambition principale de Jean Genet: amener les
spectateurs à avoir un autre regard sur la pièce, et par extension, sur le
monde. Il cherche à les
piéger dans des jeux de compréhension, où la
raison se perd, et avant tout à les toucher au plus profond d’eux-mêmes,
par leurs sens et leurs émotions. Il apparaît alors que la folie de ce
théâtre, toute en progressions, est là pour amener le public au même état
que les personnages, à une révélation sur la signification cachée des
choses, qui ne peut être perçue par la raison. C’est dans ce but qu’un mode
de perception autre, non-rationnel, plus proche de l’imaginaire est motivé
dans l’esprit du public. Cette entreprise revient donc à prôner la folie, à
en faire accepter les valeurs aussi bien dans le sens de la démesure, et la
violence, que dans le sens d’une compréhension plus instinctive.
Le théâtre a donc la charge, dans cette œuvre dramatique, d’amener la
folie, sur scène d’abord, puis dans la salle. Dans les œuvres, Genet a
recours aux ambiguïtés inhérentes au théâtre: principalement celle qui
vient du jeu, où l’acteur s’oublie dans son rôle, et finit par ne plus
vivre que dans la fiction de son rôle (acte même de démence). C’est le
premier niveau de la fonction du théâtre ici: sur les personnages.
Réveiller le public à une autre compréhension en compose le deuxième. A cet
effet, l’auteur utilise toutes les ressources qu’il renferme: la poésie du
texte et les débordements de la scène, d’une part, pour ce qui est de la
représentation de chaque pièce; et d’autre part, en ce qui concerne la
réception du public, les jeux de paradoxes, inhérents au théâtre, portant
sur la réalité et la fiction, sur le problème de l’illusion, fausse du
point de vue de la réalité, vraie du point de point de vue de la fiction.
Jean Genet fait donc de la folie le point d’aboutissement d’un théâtre
poussé « jusqu’au bout » de ses possibilités littéraires, scéniques, et
philosophiques. Dans cette
entreprise,
il
rejoint
les
rêves
des
71
Symbolistes, mais aussi dans sa recherche d’un langage purement symbolique,
comme l’évolution de ses pièces le montre, toujours plus métaphoriques.
Avec les Symbolistes, il partage aussi ce même intérêt pour les « passions
de l’âme », pour ses dérèglements, et ses obscurités. C’est ce que soutient
Richard N. Coe:
« En tant que poète, il se situe plus dans la lignée des symbolistes que dans celle des
tenants de l’absurde. Loin de refuser tout sens à l’expérience humaine, il s’attache sans
cesse à découvrir de nouveaux registres de signification. »72
Cependant le théâtre de Jean Genet vient après le mouvement surréaliste
et en porte aussi les marques. Cet aspect apparaît dans la revendication
énoncée qui veut mettre la folie au centre de la vie, et abolir raison et
logique; dans le dépassement de la séparation entre fiction et réalité,
représentée au théâtre respectivement par la scène et la salle; ainsi que
dans la présentation d’une folie violente, agressive, et cruelle, parfois
provocatrice. Il se place ainsi dans la lignée du fameux manifeste
surréaliste où André Breton définit l’acte surréaliste par excellence:
descendre dans la rue avec un revolver et tirer sur tout le monde... Si
Genet suit ce mouvement de folie prôné par les Surréalistes, et crée un
« art métaphysique » comme le nomme Chirico, il s’en détache dans la forme
très travaillée de son théâtre (qui n’est nullement le fait d’une écriture
automatique), et dans la recherche d’une esthétique plus que d’une morale.
On le voit surtout dans sa langue, particulièrement poétique. L’expression
de la folie, comme on l’a étudiée, n’est pas, dans toute son œuvre, la
recherche d’un non-sens (comme il a pu l’être chez Tristan Tzara), mais
d’un sens autre; ce qui est finalement donner plus de mystère que
d’étrangeté à cette notion, et renforcer toute sa valeur:
« Dans un monde qui semble aller si gaillardement vers la luminosité analyste, plus
rien ne protégeant nos paupières translucides, comme Mallarmé, je crois qu’il faut ajouter
un peu de ténèbre. Les sciences déchiffrent tout ou le veulent, mais nous n’en pouvons
plus! Il faut nous réfugier, et pas ailleurs qu’en nos entrailles ingénieusement
allumées... Non, je me trompe: pas se réfugier, mais découvrir une ombre fraîche et
torride, qui sera notre œuvre. »73
72
73
in « Pouvoir noir et poésie blanche », de Richard N. Coe, op. cit., p. 5.
in L’Etrange Mot d’..., de Jean Genet, op. cit., p. 16.
72
TABLE DES MATIERES
Liste des abréviations
p. 2
Introduction
p. 3
I. Folie et marginalisation
p. 6
I.1) Un monde refoulé
p. 6
I.1)1-L’unité des personnages
p. 7
I.1)2-Le rejet social
p. 7
I.1)3-Le sujet des pièces
p. 9
I.2) Un monde métaphore de la folie
p. 11
I.2)1-Symbolisation des personnages
p. 11
I.2)2-La construction des pièces
p. 12
I.2)3-Un monde symbolique du refoulé
p. 13
I.3) Le spectateur face à ce monde
p. 15
I.3)1-La nature des personnages secondaires
p. 15
I.3)2-Le spectateur comme norme
p. 16
I.3)3-L’unification du public
p. 18
73
II. Vers la folie
p. 21
II.1) Les préparatifs physiques
p. 22
II.1)1-Les préparatifs dans B
p. 22
II.1)2-Les préparatifs dans Bs
p. 23
II.1)3-Les préparatifs dans N
p. 23
II.1)4-Les préparatifs dans P
p. 24
II.2) Le corps
p. 25
II.2)1-La place du corps dans Bs
p. 25
II.2)2-la place du corps dans N
p. 26
II.2)3-La place du corps dans P
p. 27
II.3) L’excitation par le langage
p. 29
II.3)1-Le rôle du langage dans l’excitation des bonnes
p. 29
II.3)2-Le rôle du langage dans l’excitation des N
p. 30
II.3)3-Le faible rôle du langage dans la préparation des
personnages du B et des P
p. 32
II.4) L ’évolution des textes
p. 33
II.4)1-La structure des Bs dirigée vers la folie
p. 33
II.4)2-La structure des N dirigée vers la folie
p. 35
II.4)3-La structure du B et des P
p. 36
III. Folie et lyrisme
p. 38
III.1) Les différentes manifestations de l’extase
p. 39
III.1)1-Imitation et suppression
p. 40
III.1)2-L’acceptation
p. 41
III.2) Une nouvelle perception
p. 44
III.2)1-La nouvelle perception dans Bs et B
p. 44
III.2)2-La nouvelle vision des Nègres
p. 45
III.2)3-Les prophéties des P
p. 45
74
III.3) Les personnages et le tragique
p. 48
III.4) Le lyrisme de ces révélations
p. 50
III.4)1-Le lyrisme des N
p. 51
III.4)2-Le lyrisme du B
p. 52
III.4)3-Le lyrisme des Bs
p. 52
III.4)4-Vers un haut lyrisme
p. 53
III.5) La représentation scénique de la folie
p. 54
III.5)1-Le langage scénique des Bs, des N, et du B:
une avancée vers la précision
p. 55
III.5)2-Le langage de la scène dans les P: netteté
et liberté
p. 56
IV. Folie et vérité
p. 58
IV.1) La prise au piège du spectateur
p. 59
IV.1)1-La difficile distinction entre le réel et
la fiction
p. 59
IV.1)2-Les « deux réalité concomitantes »
p. 62
IV.1)3-Illusion et envoûtement
p. 63
IV.2) Une autre compréhension du monde
p. 65
IV.2)1-Une autre perception
p. 65
IV.2)2-La révélation
p. 67
Conclusion
p. 70
Table des matières
p. 73
Bibliographie
p. 76
75
BIBLIOGRAPHIE
I. Textes de travail
I.1)Premières éditions:
-GENET Jean, « Les Bonnes », in L’Arbalète, n°12, 1948.
-GENET Jean, Les Bonnes, précédé de « Comment jouer Les Bonnes », Edition
L’Arbalète, 1963.
-GENET Jean, Le Balcon, Edition L’Arbalète, 1956.
-GENET Jean, Le Balcon, édition définitive, précédé de « Comment jouer Le
Balcon » et de l’« Avertissement »(1960), Edition L’Arbalète, 1962.
-GENET Jean, Les Nègres, Edition L’Arbalète, 1958.
-GENET Jean, Les Nègres, précédés de « Pour jouer Les Nègres », Edition
L’Arbalète, 1963.
-GENET Jean, Les Paravents, Edition L’Arbalète, 1961.
I.2) Editions critiques:
Aucun exemplaire à ce jour.
I.3) Editions utilisées:
-GENET Jean, Les Bonnes, Edition Gallimard, collection « Folio », 1989.
-GENET Jean, Le Balcon, in Oeuvres Complètes, Edition Gallimard, 1968.
-GENET Jean, Les Paravents, Edition Gallimard, collection « Folio », 1993.
-GENET Jean, Les Nègres, Edition Gallimard, collection « Folio », 1994.
II. Textes
critiques de l’auteur
-GENET Jean, L’Etrange Mot d’..., in Oeuvres Complètes, tome IV, Edition
Gallimard, 1968.
-GENET Jean, Lettres à Roger Blin, in Oeuvres Complètes, tome IV, Edition
Gallimard, 1968.
-GENET Jean, Comment Jouer « Les Bonnes », in Oeuvres Complètes, tome IV,
Edition Gallimard, 1968.
-GENET Jean, Comment Jouer « Le Balcon », in Oeuvres Complètes, tome IV,
Edition Gallimard, 1968.
-GENET Jean, Pour Jouer « Les Nègres », in Les Nègres, collection
« Folio »,1994.
-GENET Jean, Le Funambule, in Oeuvres Complètes, tome V, Edition Gallimard,
1979.
76
-GENET Jean, Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré..., in O.C.IV, 1968.
-GENET Jean, Le Secret de Rembrandt, in O.C.V, 1979.
-GENET Jean, « L’art est le refuge... », in Les Nègres au port de la lune,
Edition La Différence, Bordeaux, 1968, pp. 99-102.
-GENET Jean, « Lettre à Pauvert », in Obliques, n° 2, troisième trimestre,
1972.
-GENET J., Lettres à Bourseillier sous le titre de: « Il faut désacraliser
l’auteur », in La revue du théâtre, n° 1, juillet 1993, p. 95.
-GENET Jean, « Fragments », in Fragments et autres textes, N.R.F., Edition
Gallimard, 1990.
III. Textes critiques
III.1) Ouvrages:
- PESKINE Lynda Bellity, DICHY Albert,
La Bataille des « Paravents »,
I.M.E.C., 1991.
-BEN JELLOUN Tahar, BLIN Roger ..., Les Nègres au port de la lune, Edition
de la Différence, C.D.N., Bordeaux, 1968.
-BERGEN Véronique, Jean Genet, entre mythe et réalité, Edition De BoeckWesmal, 1993.
-DORT Bernard, « Le jeu de Jean Genet », in Théâtre Public, Editions du
Seuil, 1967, pp.137.
-DORT Bernard, « Genet où le combat avec le théâtre », in Le Théâtre
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