Debussy versus Schnebel: émancipation de la - CCTA
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Debussy versus Schnebel: émancipation de la - CCTA
Debussy versus Schnebel!: émancipation de la composition et de l’analyse au XXe siècle Didier Guigue Universidade Federal da Paraíba, João Pessoa (Brésil) GMT - CNPQ [email protected] Résumé L’analyse que Dieter SCHNEBEL a fait du prélude Brouillards de DEBUSSY [SCHNEBEL 1964] est prise comme point de départ pour exposer une formalisation de l’analyse du rôle fonctionnel de la sonorité dans l’articulation de la forme. La sonorité est ici entendue comme une dimension abstraite de la composition. Nous souhaitons démontrer par quels moyens, dans cette œuvre, la conception compositionnelle de DEBUSSY implique une dilution du pouvoir structurant habituellement confié à l’élément motivico-chromatique, dans les systèmes d’articulation des sonorités. Il existe encore peu de stratégies analytiques capables de répondre à cette émancipation historique et les insights de SCHNEBEL donnent de précieuses pistes que nous nous sommes proposé de développer. Schnebel analysant Debussy!: tendances compositionnelles, tendances analytiques Dans un article intitulé “Brouillards — Tendencies in DEBUSSY”, Dieter SCHNEBEL [1964] soutient et démontre que le matériau musical de ce Prélude pour piano [DEBUSSY 1912-1913], est généré à partir de processus de transformation d’un nombre fini de classes d’objets sonores. Il précise ainsi son point de vue!: «!L’unité élémentaire n’a pas à être subordonnée, en tant que partie, à une unité dominante […]. L’unité élémentaire est plutôt un moment 1 , et, par conséquent, quelque chose qui existe de manière autonome, indépendante. C’est dans la séquence de tels moments que s’observe le processus!» [p. 33]. Les moments s’organisent en structures qui représentent les unités formelles de la pièce. Par exemple, les moments 1 à 4 (m.1) constituent la première d’entre elles, et les moments 5 et 6 (m.2), la deuxième. SCHNEBEL établit les bases d’une description fonctionnelle des structures ainsi déterminées, selon deux angles!: d’une part les relations interstructurelles, et, d’autre part, l’évolution du processus d’une structure à l’autre. C’est ainsi que les relations entre les structures 1 et 2 sont décrites, pour la main gauche, par des valeurs plus courtes, plus de mouvement, et une opposition directionnelle!; et à la main droite, par l’expansion suivie de compression d’un même pattern. Dans ce même exemple, l’évolution du processus d’une structure à l’autre se caractérise par un double mouvement de stabilisation versus unidirectionnalité. Cette approche de l’œuvre a l’avantage de montrer dans le détail quelques aspects prospectifs de la technique compositionnelle de DEBUSSY, comment il «!compose les changements de timbre, l’organisation des mouvements sonores, [et] ébauche une technique de composition avec les sons!» [p.!36]. SCHNEBEL!indique en outre quelle direction devrait adopter une démarche analytique compétente. «!La composition avec les sons essaye de combiner des éléments sonores en unités de niveau supérieur […] Puisque ces unités ne peuvent plus désormais être appréhendées en tant qu’éléments individuels, les “catégories statistiques” deviennent valides!; ces unités sont caractérisées statistiquement, selon leur directionnalité, leur densité, leur vitesse, etc.!» [p. 37-38]. 1 Nous interprétons le mot anglais stage donné par la traductrice de l’original allemand (stage signifierait, stricto sensu, phase, étape) par moment, car nous n’estimons pas impossible que SCHNEBEL ait pensé au concept de Momente élaboré par son collègue STOCKHAUSEN. Notre traduction personnelle des fragments de cet article ne se veut pas mot-à-mot. Didier Guigue 2 Il est regrettable que l’auteur n’ait pas cherché, du moins à notre connaissance, à approfondir plus avant les précieux insights méthodologiques qu’il met en avant, car ils constituent l’ébauche d’une approche fonctionnelle de la sonorité, en tant que dimension autonome — ou au moins à tendance autonomisante — du langage musical du XXe siècle. Cette problématique méthodologique reste d’actualité. Notre propos ici est d’illustrer, à partir de l’analyse de cette œuvre, notre formalisation personnelle d’une telle approche, pour démontrer que la conception compositionnelle de DEBUSSY implique une dilution du pouvoir structurant habituellement confié à l’élément motivico-chromatique, dans les systèmes d’articulation des sonorités. La cellule générative de Brouillards Le mécanisme de génération du matériau sonore de ce Prélude peut être décrit à partir de la notion traditionnelle de motif générateur de base, pour autant qu’on l’adapte au contexte idiosyncrasique du compositeur. Un motif générateur debussyste ne se circonscrit pas à une collection réduite et achronique — i.e. non ordonnée dans le temps — de classes de hauteurs, ni à une séquence ordonnée d’intervalles. Il est bien sûr possible de le réduire à une telle structure élémentaire et abstraite!2 , mais cette réduction prive l’analyse de l’essentiel, car le système compositionnel de DEBUSSY associe toujours ces cellules élémentaires à des configurations sonores très spécifiques, et ce sont elles qui sont génératrices de matériau sonore formatif, et non, seulement, leur substrat chromatique!3 . Nous posons que la première cellule de l’œuvre, dans l’ordre du temps, — celle par laquelle débute la pièce, m. 1.1 — constitue le noyau générateur de la totalité du matériau chromatique, par répétition variée ou par opposition structurelle. SCHNEBEL en a fait une description intéressante, mais sommaire [op. cit.!: 33]!; nous allons la reprendre en la complétant. On peut décrire ce motif comme une triade de Do majeur dans le médium (Do4, Mi4, Sol4), mise “un peu en valeur”. Sa résonance naturelle se déroule en principe en deux phases!: la première, pendant que les touches sont enfoncées (à peu près durant une double-croche, car les croches sont piquées)!; et la deuxième, jusqu’à ce que la pédale, implicitement prescrite par la liaison qui recouvre toute la mesure (portée m.g.), soit relevée 4 . L’harmonicité de cette triade se trouve brouillée par un arpège, joué léger et legato à la main droite. Cet arpège, constitué des notes Sib 4, Solb 4, Mib 4 et Réb 4, dans cet ordre, n’a aucune note en commun avec la triade!5 . Il pourrait être défini par conséquent comme une réverbération inharmonique de cette triade. Il ne renvoie pas aussi clairement qu’elle à un centre tonal propre, encore qu’il renferme, en position inversée, les trois sons de Sol b majeur. Certaines variantes de cet arpège — par exemple mm. 4.1, 9 ou 29.3 — semblent confirmer cette tonalisation. Cette réverbération arpégée est très rapide (4 triples croches), et décalée d’un pas par rapport à la triade (délai d’une unité, ce qui produit au total un groupe de 5 triples croches), mais le compositeur insiste impérativement sur la régularité distributionnelle des événements (“extrêmement égal”). Elle est unilatéralement directionnée, parcourant l’ambitus de haut en bas. Dans son ouvrage fondamental sur la musique de DEBUSSY, PARKS [1989!: 279] relève que les notes constitutives de ce motif forment une échelle octatonique {0 1 3 4 6 7 10}!; dans cette optique, celle-ci devient, par définition, l’échelle de référence pour l’ensemble du Prélude. Nous préférons cependant conserver la dichotomie accord/arpège qui intervient pratiquement comme une constante dans l’écriture de cette pièce, et analyser le matériau chromatique sur la base de diaphonies entre la main gauche, qui joue toujours les accords, et 2 RETI 1978, et d’autres après lui, ont pu réaliser des analyses compétentes basées exclusivement sur l’étude des modalités de prolifération de cellules minimales. Il ne fait pas de doute que le motif intervallique (i5 +!i2) —!c’està-dire quarte juste + seconde majeure!— tient un rôle infrastructurel très important dans plusieurs œuvres de DEBUSSY. 3 Le terme chrome, et ses dérivés, est tenu ici pour synonyme de classe de hauteurs. Il n’implique pas nécessairement un langage utilisant les 12 sons de la gamme chromatique. 4 Sur la notation implicite de la pédalisation chez DEBUSSY, voir, entre autres, BANOWETZ 1985. 5 La graphie originale montre en fait que dans l’esprit de DEBUSSY, apparemment, le Sol 4 fait simultanément partie de l’arpège et de l’accord. Cependant nous avons, pour cette description, pris le parti de négliger cette duplication fonctionnelle théorique, et d’associer le Sol à l’ensemble de chromes dans lequel il s’intègre de manière consonante. Didier Guigue 3 la main droite, à laquelle sont confiés les arpèges. La diaphonie de ce motif est donc instaurée, simultanément, sur un accord de Do majeur à la main gauche, et, à la main droite, sur un accord arpégé en Sol b majeur. La durée écrite du motif correspond à l’unité temporelle de base de l’œuvre — la croche à un tempo Modéré —, mais l’utilisation de la pédale, suggéré par DEBUSSY au moyen des indications d’articulation la multiplie approximativement par quatre [fig. 1]. fig. 1 : Le motif générateur de Brouillards (m. 1.1), en notation orthochronique tenant compte des croches piquées, des triples liées et de l’emploi de la pédale. La sonorité générative de Brouillards Nous allons compléter et enrichir cette description en considérant maintenant ce motif sous l’angle de ses propriétés sonores, ou tout au moins de celles qui ont été explicitement configurées et consignées par le compositeur dans la partition. L’intensité est pp, bien que la triade, on le répète, doive être jouée “un peu en valeur”. Une basse intensité, on le sait, a pour résultat un affaiblissement de la propagation des sons dans l’espace, mais surtout une diminution, voire une disparition, des partiels les plus faibles, c’est-à-dire les plus aigus, atténuant ainsi la brillance du son. L’ensemble s’éteint naturellement, c’est-à-dire irrégulièrement, en fonction des propriétés de la mécanique pianistique [MARTIN 1947, SUZUKI & NAKAMURA 1990, et al.], jusqu’au retrait de la pédale. Le taux d’occupation de l’espace est très faible!: Do4-Sib4, soit 11!% seulement de l’étendue totale d’un piano de 88 notes, et limité au registre central, le plus “neutre”, sur le plan de la sonorité!6 . La fluidité de la coupure du temps, provoquée par une isorythmie non seulement écrite mais encore soulignée textuellement par DEBUSSY, est augmentée par le legato, qui produit une enveloppe de courbe d’intensités elle aussi assez faible, malgré la mise en relief de l’accord. Associés à l’intensité pp, ces données nous amèneraient à définir le motif comme possédant une assez faible qualité sonore. Nous entendons ici par qualité sonore un vecteur dont les deux pôles sont, d’un côté, la simplicité, et de l’autre, la complexité, toutes deux relatives, de la configuration écrite de l’objet analysé. Selon cette conception et cette terminologie, un objet pp legato, par exemple, possède, au piano, une qualité sonore plus “simple”, c’est-à-dire plus “faible”, qu’un objet ff staccato. Mais l’écriture de DEBUSSY est rarement unilatérale. La structure intervallique achronique du motif!7 lui confère un taux de dissonance très élevé. Il existe bien sûr une relation directe entre ce taux et l’étroitesse de l’ambitus. Mais les facteurs de densité sont également importants!: on observe précisément un taux de 64!% de saturation de l’espace chromatique, auquel s’ajoute un taux de 62!% d’occupation du temps!8 . La brièveté du motif, d’où découle l’accumulation d’un grand nombre d’événements en très peu de temps, est un autre facteur 6 voir dans GUIGUE 1997a ou 1997b une étude référencée des qualités sonores différenciées des registres au piano. La structure intervallique achronique d’un objet est évaluée en ramenant toutes les notes au point 0 du temps, comme s’il s’agissait d’un accord. 8 Les densités d’occupation de l’espace chromatique et du temps sont calculées en divisant le nombre de sons (espace) ou d’événements (temps) par l’ambitus (espace) ou la durée totale (temps) de l’objet. L’espace chromatique serait saturé à 100!% si nous avions, par exemple, un cluster. Le temps serait saturé, dans ce même exemple, si nous avions un événement à chaque quadruple-croche (cette valeur constituant l’unité minimum d’impulsion que nous avons adopté pour Brouillards). 7 Didier Guigue 4 saturateur. Ces éléments, qui agissent comme complexificateurs de la sonorité, compensent ainsi la neutralité de la registration, le lissé de la pulsation rythmique, et la basse intensité. La somme de ces qualités a pour effet de produire une certaine confusion sonore, dans laquelle on peut voir l’expression musicale du concept de brouillard qu’évoque DEBUSSY. JANKÉLÉVITCH 1976, et LOCKSPEISER après lui, ont raison de créditer DEBUSSY de l’introduction de la notion de bruit dans la pensée musicale!: «!A quel moment le son devient-il musique, ou, au contraire, à quel moment retourne-t-il au bruit!? DEBUSSY n’a pas vécu assez longtemps pour assister aux débuts de la musique concrète!; pourtant, certains de ses emplois les plus rudes de la seconde, reposant sur le principe qu’il n’existe en définitive aucune frontière entre musique, son et bruit, annoncent bien, en un sens, ce concept!» [LOCKSPEISER 1980!: 526]. D’une manière plus technique, il est important de garder à l’esprit que chacune des qualités sonores de ce motif va exercer une influence fondamentale sur la totalité des structures du Prélude qu’il aura contribué à générer. L’on va voir comment elles vont être exploitées dans toutes les variantes qui composent le matériau de l’œuvre. Les processus de génération des unités élémentaires L’on pourrait discerner deux catégories de variations du matériau primaire (hauteur/durées) constituant le motif de base décrit ci-dessus!: la première représente un processus de transformation destiné à articuler des différences structurelles par rapport à celui-ci. Chaque transformation génère un paradigme. Nous avons précisément identifié sept paradigmes dans Brouillards, le premier d’entre eux étant le motif générateur lui-même, que nous venons de décrire [fig. 2]. fig. 2: le motif de base de Brouillards [1] et ses six transformations paradigmatiques [2] - [7]. Les processus qui ont permis de déduire ces relations transformationnelles sont explicités dans le texte et dans la fig. 4. Les numéros cerclés renvoient aux mesures. Le paradigme [6] a été ici raccourci. Didier Guigue 5 Ces paradigmes peuvent souffrir de légères altérations de superficie au cours de leurs diverses réitérations, ceci en fonction des modalités de leur insertion dans des structures locales différenciées. Nous nommons ces altérations variantes. Nous opposons ici le terme variante à celui de variation sur la base de la capacité transformationnelle — et par conséquent dynamique — de cette dernière, contre le caractère anaphorique — donc statique — de la première. Ces deux niveaux de génération du matériau sont clairement dissociés quant à leur fonction formelle. Alors que la variante prolonge la prégnance de son paradigme — c’est par elle qu’il se propage, qu’il s’installe dans le temps de l’œuvre —, la variation transformationnelle est intrinsèquement liée à l’articulation de la macrostructure, chaque paradigme, ou séquence de paradigmes, ayant pour fonction d’en caractériser les différentes phases. Cette structure à deux niveaux est représentée dans notre étiquetage!: les sept paradigmes sont numérotés de (10) à (70) et leurs variantes internes repérées par les changements d’unités. Ainsi, (11) et (12) sont des variantes du paradigme (10), et (12.1), (12.2) représentent des variantes de variantes. Principal procédé de variance des paradigmes Nous serions tenté de considérer les techniques de variance employées dans ce Prélude comme l’écriture d’une propagation sonore du modèle par résonance, ce qui préserve la caractéristique anaphorique du procédé, et permet de décrire les modalités de variance selon trois modèles de propagation!: • la résonance par ondulation sinusoïdale du paradigme s’exprime dans l’écriture au moyen de sa transposition par degré conjoint ou faiblement disjoint — accompagnée éventuellement de petites modifications de la structure intervallique —, suivie d’un retour symétrique au point de départ. Dans le contexte de cette pièce, on rencontre deux modalités!: l’ondulation sinusoïdale “simple” oscille entre les deux pôles, qui sont rapprochés, tandis que l’ondulation sinusoïdale “double”, dont les pôles sont plus éloignés, contient un pas intermédiaire [cf. deux exemples, a et b, dans la fig. 3 ci-dessous]. • la résonance par rétroaction statique, ou neutre, consiste à entretenir la source par réalimentation permanente (feed back) [ex. c dans la fig. 3]. • la résonance par rétroaction dynamique module le paradigme à chaque réalimentation, ce qui produit une téléologie sonore, ascendante ou descendante, qui était absente de la rétroaction statique [fig. 3, ex. d]. A plus large échelle, on peut analyser certaines structures comme étant le résultat de la concaténation de modèles combinés de propagation d’un paradigme [fig. 3, ex. e]. Ces trois modèles de variance ont pour fonction de consolider la vibration, la présence sonore du paradigme, de le propulser dans le temps, et, ainsi, de simuler une texture continue et localement peu différenciée, ce qui, à nouveau, nous renvoie à l’analogie du brouillard. Cette technique de prolongation constitue pratiquement le seul processus variant employé. Didier Guigue 6 Didier Guigue 7 fig. 3: Les modèles de propagation par résonance: a: ondulation sinusoïdale “simple” ; b: ondulation sinusoïdale “double”; c: rétroaction statique; d: rétroaction dynamique; e: une combinaison de modèles. Techniques de prolongations et transformations Les variations, qui ont pour objet la transformation du motif générateur en paradigmes assumant un taux relatif d’autonomie, c’est-à-dire de différence, l’attaquent nécessairement de manière plus complexe, plus profonde, car leur fonction est justement d’accidenter la surface sonore, au moyen de contrastes structurels. Toutefois, ces transformations n’atteignent jamais un niveau de sous-jacence tel que la filière chromatique ne puisse être chaque fois aisément remontée, en quelques pas déductifs. Nous n’aurons pas besoin d’avoir recours à des techniques sophistiquées de réduction ou d’abstraction des structures de surface pour accéder aux liens organiques qu’elles entretiennent avec le motif générateur commun. Pour cette raison, nous avons choisi de faire l’économie d’un exposé descriptif exhaustif, et préféré montrer les principales variations de forme synthétique, au moyen d’un tableau [fig. 4] qui, reliant tous les paradigmes — et leurs principales variantes — au motif générateur, expose de manière synoptique les liens qu’ils entretiennent. La présentation synoptique induit une générativité du matériau à partir d’un ensemble de règles de transformation du motif générateur. L’œuvre paraît bien se prêter à un exercice de modélisation algorithmique au bout duquel elle pourrait être intégralement régénérée [MESNAGE & RIOTTE1990, MESNAGE 1991]. 8 Didier Guigue [fig. 4a] 9 Didier Guigue [fig. 4b] 10 Didier Guigue [fig. 4c] Didier Guigue 11 Une description de la sonorité au niveau de son abstraction écrite En affirmant que DEBUSSY «!n’entreprit rien de moins que de restituer à la substance sonore l’unité organique que des conceptions logiciennes avaient disloquée!», André SOURIS expose les termes du défi que représente son œuvre, d’une manière très clairvoyante et stimulante!: «!En même temps qu’il allégea le langage musical du formalisme symphonique, DEBUSSY le débarrassa des plus sévères rigueurs de l’appareil tonal et de presque tout le symbolisme stéréotypé attaché à celui-ci. C’était éliminer d’un seul coup tous les éléments de disjonction qui avaient, durant des siècles, séparé les composantes de la substance sonore. Une fois celle-ci restaurée dans son intégrité, toutes les vieilles catégories de l’esthétique musicale devinrent inutilisables. La hiérarchie qui conférait à la hauteur des sons une prédominance sur ses autres propriétés, dut céder la place à des modalités structurales toujours renouvelées!» [1976!: 209 et sq.]. Stefan JAROCINSKY apporte des précisions historiques!: «!Certes, la musicologie avait aperçu dans l’œuvre de DEBUSSY la participation des valeurs sonores, mais, en leur accordant une importance secondaire en regard de l’élément harmonique, elle s’empêchait de tirer de cette constatation une conclusion qui l’ait amenée à réviser ses méthodes de recherche!». Plus loin, il souligne qu’ «!obstinément attachée aux méthodes traditionnelles, la musicologie était en mesure d’expliquer la décomposition du système de l’harmonie fonctionnelle dans l’œuvre de DEBUSSY, c’est-à-dire son action destructive, mais ne pouvait qu’échouer à décrire l’action d’un mécanisme nouveau des correspondances et le rôle primordial, et créateur de la forme, que les valeurs sonores jouaient dans ce mécanisme!» [1970!: 68]. En tout état de cause, nous sommes entièrement convaincu que seuls des outils d’investigation développés spécialement pour cette fin, sont susceptibles de capter les ressorts de cette conception de la forme et de ces nouvelles modalités structurales. C’est de cette manière que SCHNEBEL a abordé Brouillards et c’est sur la même hypothèse que nous avons développé une méthode spécifique de lecture et d’évaluation de la musique du XXe siècle, à partir d’une position validant l’écrit musical comme dépositaire nécessaire et suffisant à la formalisation de cette optique compositionnelle. Le postulat systématique sur lequel est basé ce modèle analytique consiste à considérer les configurations complexes, que nous appelons génériquement objets sonores, comme une strate autonome de l’écriture, susceptible de supporter des éléments essentiels de la structure formelle, et passible, par conséquent, d’une analyse fonctionnelle. Segmentation Le procédé méthodologique que nous décrivons succinctement dans les lignes qui suivent a fait l’objet de publications plus détaillées auxquelles nous nous permettons de renvoyer le lecteur [GUIGUE 1997a et 1997b]. Il consiste en une première étape à reconfigurer la partition sous forme de séquence d’objets globalement homogènes. La procédure de segmentation se fonde sur un principe de rupture de continuité à quelque niveau que ce soit [cf LERDAHL 1989]!: ruptures macro-formelles (silences, points d’orgues…), interruptions de pédales et/ou de liaisons d’articulation, ruptures de continuité dans les intensités, les registres, les configurations rythmiques, les densités, etc. Si ces critères se veulent aveugles en regard des principes de découpage périodique adoptés par le compositeur (la prosodie, l’articulation thématique…), ils n’interdisent pas leur éventuelle coïncidence, surtout à un niveau structurel hiérarchique élevé. Cette indépendance est toutefois fondamentale pour pouvoir évaluer les rapports instaurés entre ce niveau supérieur d’organisation et les niveaux sous-jacents. Nous invitons le lecteur à consulter, à titre d’exemple de segmentation, la partition annexée en fin d’article. Chaque segment, on le voit, reçoit un numéro d’ordre, précédé de la lettre “O” pour objet. Didier Guigue 12 Principes d’évaluation Une fois segmentée, la partition est exportée vers l’environnement informatique Patchwork dans lequel ont été implémentés les algorithmes d’évaluations 9 . Par définition, un certain nombre de composants de l’écriture sont responsables de la composition sonore des objets. Ces composants sont aussi appelés vecteurs, quand est considérée leur évolution dans le temps. Le programme informatique a la charge d’évaluer le poids de chacun d’eux dans cette composition. L’information qui sert de fondement à cette évaluation est le taux de complexité relative que le compositeur a affectée au composant, par les caractéristiques de sa configuration écrite. La “complexité” maximum correspond à la configuration qui produit la sonorité la plus “complexe”, la plus “riche” — dans le domaine où le composant agit. Dans ce cas, le poids participatif attribué à ce composant est de 100!%, ou (1), par convention. À l’autre bout, les configurations les plus simples sont celles qui génèrent les sonorités les plus “simples” ou “pauvres”. Naturellement, le sens des notions de “simplicité” et “complexité” varie en fonction de la nature du composant auquel on se réfère. Ainsi, si l’on parle de densités, qui est un composant stochastique important chez DEBUSSY, l’échelle d’appréciation va du “vide” (0) à la “saturation” (1), alors que la mesure de l’étendue de la tessiture que peut investir un objet s’effectue sur une échelle arithmétique — de 1 à 87 (demi-tons) au piano. Par définition, on pose donc que la qualité sonore d’un objet est directement proportionnelle à la complexité relative atteinte par les moyens d’écriture. Quelques-uns des composants qui participent activement de l’écriture des sonorités dans Brouillards vont être décrits succinctement au fur et à mesure qu’ils entrent en scène, en particulier dans les figures qui accompagnent le reste de cette analyse. Une description complète de cet appareil analytique est proposée in GUIGUE 1997a et 1997b. Le paradigme (10) Le motif paradigmatique (10) — dont nous avons déjà décrit les caractéristiques sonores au début de cet article — est celui qui connaît le plus de duplications faiblement variées, ce qui est cohérent avec sa fonction structurelle prédominante, et aussi avec son rôle de générateur d’autres paradigmes. La variante (11) provient directement de la transformation du motif générateur — on dira que son lien de proximité avec (10) est primaire!: transposition de l’ensemble à la quarte inférieure, légère modification des structures intervalliques!10 et accélération du flux rythmique par ajout d’un événement (arpège de six notes au lieu de cinq). Ces altérations apportent une réelle modification de la qualité sonore. La registration s’étend vers le médium grave, le taux d’occupation de la tessiture pianistique s’élargit, les densités, qui étaient déjà élevées, augmentent encore. Taux d’inharmonicité et directionnalité sont les facteurs qui connaissent le plus de croissance. Comparant les qualités respectives des variantes (10) et (11), on peut parler, non d’un contraste, mais d’une progression vers une plus grande complexité sonore [fig. 5]. 9 Patchwork est un environnement logiciel d’aide à la composition développé sur la plateforme Macintosh par LAURSON, M., RUEDA, C., & DUTHEN, J., à l’IRCAM, Paris [cf MALT 1993]. 10 Les 3 premières notes de l’arpège de (10) et celles de (11) — en comptant des notes Sol et Ré des premiers temps, respectivement — sont les deux versions rectus et versus du même contenu intervallique!: [(10) (Solb-Sol-Sib)] =![(11) (Ré-Réb-Sib)] =![i1 +!i3]. De même, entre elles, les notes restantes de chaque arpège!: [(10) (Solb-Mib-Réb)] =![(11) (Mib-Solb-Lab)] =![i3 +!i2]. 13 Didier Guigue (10) ,9 ,8 ,7 ,6 ,5 ,4 ,3 ,2 ,1 0 (11) SPACE HARMONICITY S-DENSITY T-DENSITY |x| P-DIRECTION fig. 5 : vecteurs de certaines qualités sonores du paradigme (10) et de sa variante (11). SPACE : taux d'occupation de la tessiture pianistique; HARMONICITY : taux d'harmonicité de l'objet; plus la valeur est élevée plus l'objet sonore est tenu pour inharmonique; S-DENSITY et T-DENSITY : densités d'occupation de l'espace et du temps, proportionnelles à la taille de l'objet lui-même [voir section sur la cellule générative de Brouillards pour plus de détails sur ces deux vecteurs]. /x/ P-DIRECTION: directionnalité absolue des hauteurs. Une valeur élevée sur ce vecteur indique une directionnalité accusée de l'objet. La relation entre la variante (12) et le paradigme (10) est, quant à elle, secondaire, car elle en est issue non directement, mais à partir d’une transformation préalable, celle qui a partir de l’addition des cellules (10.0 +!10.1) produit le premier objet sonore de la pièce — étiqueté O1 dans la partition annexée. En effet, (12) n’est autre qu’une répétition partielle de cet objet, par suppression des arpèges de la main droite. Cette suppression provoque, sur le plan sonore, une forte régression, que presque tous les vecteurs accusent!: rétraction de l’ambitus avec repli vers le registre central, distribution plus linéaire des sons dans l’espace, sensible aplatissement de la directionnalité, et radicale raréfaction de la densité des événements dans le temps. Cette dernière transformation est encore accentuée par l’augmentation de la durée relative de cette variante, bien supérieure à celle des autres motifs du groupe (10). L’intensité contribue fortement à cette diminution de la qualité!: dans la région où (12) intervient, à trois reprises, c’est-à-dire à la fin de l’œuvre (mm. 48-52), le niveau sonore prescrit par DEBUSSY est “presque plus rien”!; de même, la variante (12.1), qui dure deux mesures, est affecté de la nuance più pp (mm. 16-17). Il y a une exception de taille à cette régression. En effet, les variantes du groupe (12) ont en commun une très petite taxe d’occupation de l’espace, précisément la plus petite de toutes!; cependant, cette compression intervient sans que ne soit diminué le nombre de sons. Il s’ensuit donc qu’elles possèdent une très forte caractéristique inharmonique [fig. 6]. 14 Didier Guigue (10) (12.0) ,7 ,6 ,5 ,4 ,3 ,2 SPACE S-LINEARITY Intensity Rate |x| P-DIRECTION T-DENSITY ,1 0 1 ,9 ,8 ,7 ,6 ,5 ,4 ,3 ,2 ,1 0 HARMONICITY SPAN fig. 6!: vecteurs de certaines qualités sonores du paradigme (10) et de sa variante (12). Intensity Rate!: taux d’intensité relative ("dynamique"). S-LINEARITY : taux de linéarité de distribution intervallique des sons. Plus la valeur est élevée, plus la distribution est irrégulière. SPAN : durée relative de l'objet, par rapport à l'objet de plus long de la pièce. Les paradigmes (20) et (30) Le paradigme (20), et sa variante (21), ne sont pas déduits directement de (10), mais de l’objet O1, par une technique semblable à celle qui a été utilisée pour générer (12.1). La partie “arpège/main droite” est réduite à une permutation d’octaves, alors que les accords “main gauche” se multiplient!: ce groupe peut donc se décrire, en partie, comme une variation du modèle par inversion des propriétés diaphoniques. La disparition des arpèges entraîne une sensible réduction de la densité des sons dans l’espace chromatique, mais la multiplication des accords la compense au niveau de la densité temporelle. La distribution spatiale des sons et le profil rythmique de (20) en font la structure la moins linéaire de la pièce. Dans le paradigme (30), qui provient d’une transformation de l’arpège de (11), sur la même triade!11 , l’intervalle de quinte devient une constante, ce qui aura des conséquences sur plusieurs aspects de la sonorité!: en renforçant Sol comme fondamentale harmonique locale, il annule l’effet dissonant de l’arpège original!; la taille de cet intervalle entraîne naturellement un plus grand déploiement dans l’espace (vers le grave en l’occurrence), et, en même temps, une forte diminution de la densité d’occupation. Ces modifications sont accompagnées, en contrepartie, d’une augmentation du!nombre d’événements dans le temps. 11 On remarque un parallélisme de la directionnalité des séquences d’intervalles des arpèges des motifs (11) et (30)!: (11) =!(1 3 2 2 3), (30) =!(0 7 5 5 7)!; (11) =!(30) =!(a c b b c). 15 Didier Guigue On constate, en synthèse, entre (10), (20) et (30), une expansion progressive de l’utilisation de l’espace — qui se prolongera sur les paradigmes (40) et (50) —, produit par la fin de l’hégémonie du registre central, alliée à une diminution proportionnelle de la densité [fig. 7]. (10) (20) (30) 1 ,9 ,8 ,7 ,6 ,5 SPACE S-DENSITY HARMONICITY S-LINEARITY T-LINEARITY ,4 ,3 ,2 ,1 0 fig. 7!: vecteurs de certaines qualités sonores des paradigmes (10), (20) et (30). T-LINEARITY : taux de linéarité de distribution temporelle des événements. Plus la valeur est élevée, plus la distribution est irrégulière. Les courbes en gras donnent emphase à la corrélation négative relevée entre les taux d'utilisation de l'espace pianistique et le nombre relatif de sons dans chaque objet (densité). Nous avons choisi d’évaluer également (32) car les procédés de transformations de (30) mis en œuvre, pour simples qu’ils soient [cf fig. 4], en ce qu’ils n’entraînent pas de grandes modifications du matériau élémentaire, selon les critères analytiques conventionnels, provoquent une significative modification de la sonorité!: opposition des registres, plus grande quantité de sons, forte réduction de la directionnalité [fig. 8]. 16 Didier Guigue (30) SOL (0 4 7) / SOL (0 7) 1 ,8 ,6 ,4 (32) RE (0 4 7) / SOL# (0 7) SPACE S-LINEARITY SONANCE SPAN v-enveloppe T-DENSITY |x| P-DIRECTION ,2 0 fig. 8 : vecteurs de certaines qualités sonores du paradigme (30) et de sa variante (32), avec indication de leur affinité chromatique au niveau diaphonique. La variante (32) n'est pas reproduite intégralement [se reporter à la partition]. SONANCE est un vecteur entre la consonance et la dissonance [pour plus de précision sur le concept de sonance, cf description de la cellule générative en début d'article]. V-ENVELOPE : enveloppe des intensités; plus la valeur est élevée plus l'objet possède une courbe accidentée de variations d'intensités. Le paradigme (40) Le paradigme (40) est une transformation par inversion, avec suppression de la tierce, de la suite d’accords de O1. Il peut être considéré comme une amplification de (30), par le fait que les quintes sont présentes dans les deux parties de la diaphonie, les accords plaqués ayant disparu. Il fait figure d’élément exceptionnel — il n’apparaît que deux fois, au début l’œuvre, mm. 5.1 et 6.1 —, mais sa puissance génératrice est très importante, car c’est de lui que sont dérivés les paradigmes (50), qui centralisent les structures les plus contrastantes du Prélude, et (60), responsables du climax, en conjugaison avec (70). Outre les relations chromatiques, mises en évidence [fig. 4], la gestation de (50) dans (40) apparaît, entre autres facteurs, dans les basses densités horizontale (double-croches), et verticale, qui généreront sa structure rythmique “lente”, et son occupation “creuse” de l’ambitus pianistique. La directionnalité très prononcée vers l’aigu, et le crescendo, annoncent quant à eux sans ambiguïté les fusées typiques de (60). Le paradigme (50) Si l’on excepte la variante (54), la diaphonie originelle est complètement évacuée dans ce groupe, ce qui a pour effet de réduire globalement l’indice de dissonance. En ce qui concerne les autres aspects, nous insisterons sur les caractéristiques exceptionnelles de l’occupation de l’espace!: tous les registres sont occupés, les plus importantes concentrations de sons se situant aux extrêmes, ce qui confère à ce paradigme une distribution Didier Guigue 17 particulièrement creuse et inharmonique. La configuration temporelle est également singulière, puisque la plupart des variantes négocie une longue durée à une très faible densité d’occupation [fig. 9]. [ fig. 9 : vecteurs de certaines qualités sonores des paradigmes (10) et (50). On rappelle que (50) est un dérivé de (40) qui est un dérivé de ((10.0)!+!(10.1)) [cf fig. 4]. D’où la comparaison avec la somme ((10.0)!+!(10.1)) plutôt qu’avec (10) isolément Les paradigmes (60) et (70) Les sixième et septième paradigmes élaborent les plus profondes transformations du motif générateur. Ce sont les variations les moins immédiates, surtout à la perception, ce qui leur confère un rôle remarquable dans la forme!: précisément, elles sont utilisées pour concrétiser un instant de contraste structurel maximum à la surface, qui correspond à la section comprise entre les mm. 29 et 31, lieu précis du climax. Il est très intéressant de découvrir une corrélation entre un événement macro-structurel exceptionnel par excellence, le climax, et un matériau cellulaire lui-même exceptionnel dans son mode de génération et ses relations au reste. Cette observation sera développée plus loin. La relation de (60) à (10) peut être définie comme intermédiate, car (60) est dérivé de (40), dont il constitue une variante arpégée [cf fig. 4]. Par contre, les chromes et la structure des triades qui configurent (70) renvoient 18 Didier Guigue directement au motif de base, sans aucune transposition, et renouent avec le contexte diaphonique initial, au moyen, cette fois, d’accords (quasi) superposés, au lieu d’arpèges [fig. 10]. Ceci a, évidemment, des conséquences sur la structure diachronique. Les autres différences, montrées dans la figure, sont liées à l’intensité et à l’extension de l’ambitus à l’octave!12 . (10) pp DO (0 4 7) + SOLb (0 4 7 9) ( 0 1 3 4 6 7 10) 1 ,8 ,6 (70) v DO (0 4 7) + SOLb (0 4 7) ( 0 1 4 6 7 10) Intensity Rate T-LINEARITY PITCH-DIRECTION AMBITUS ,4 ,2 0 -,2 -,4 ,9 ,8 ,7 ,6 S-LINEARITY SONANCE S-DENSITY T-DENSITY ,5 ,4 ,3 ,2 ,1 fig. 10: vecteurs de certaines qualités sonores des paradigmes (10) et (70), avec, en évidence, la similarité du contenu chromatique. 12 La présence de l’octave Do a de fortes répercussions sur le taux de consonance. 19 Didier Guigue L’intensité est pratiquement le seul facteur d’identification commun des paradigmes (60) et (70). Comme on le voit fig. 11, ils sont fortement contrastés dans la plupart des autres dimensions de l’écriture. (60) (70) v 1 ,9 ,8 ,7 ,6 ,5 ,4 ,3 ,2 ,1 0 ,8 ,7 ,6 SPACE HARMONICITY SPAN PITCH-DIRECTION T-DENSITY S-DENSITY SONANCE T-LINEARITY ,5 ,4 ,3 ,2 ,1 0 fig. 11!: vecteurs de certaines qualités sonores des paradigmes (60) et (70). Le paradigme (60) n'est pas reproduit intégralement 20 Didier Guigue Unifications et différenciations structurelles Ces observations permettent de dégager deux principes de construction de la forme. Prolongations infra-structurelles Les processus de génération du matériau chromatique à partir du motif initial obéissent, d’une manière générale, à un principe de variance. Même les variations les plus élaborées — paradigmes (50), (60), (70) — réussissent à maintenir de solides points communs, à ce niveau, avec leur origine [cf fig. 4]. On peut en conclure que cette stratégie de prolongation d’une idée basique a pour fonction principale d’assurer l’unité infrastructurelles de la pièce au moyen de la pérennité d’une cellule matricielle, dont le contenu chromatique nourrit chaque instant de l’œuvre. Transformations super-structurelles La dynamique différentielle de la forme repose pour l’essentiel sur les procédés de transformation des qualités sonores!; en effet, les analyses comparatives ci-dessus auront montré que c’est presque toujours dans des changements de configuration de sonorité, certains très prononcés, que résident les plus importantes contrastes entre paradigmes. C’est le cas des tranches d’occupation de la tessiture de l’instrument. Pratiquement chaque groupe paradigmatique exploite une région spécifique du piano!13 . Paradigmes (10) (20) (30) (40) (50) (60) (70) Registres {-1, 0} +!1} {-2, +!3} {-2, 0} {-3, +!3} {-2, +!3} {0} C’est aussi celui des modalités de distribution verticale des sons, quand celle-ci est évaluée selon le paradigme d’harmonicité. Soulignons comment les structures très inharmoniques de (12) ou de (20) s’opposent à celles de (31) ou (60), et comment la registration intervient comme élément supplémentaire de diversification. La distribution spatiale des sons devient un facteur prépondérant de différentiation des variantes, qui transcende leur matrice chromatique commune [fig. 12]. 13 Dans le modèle analytique, le piano est divisé en sept registres!: {-3} (La0-La#1)!; {-2} (Si1-Sol2)!; {-1} (Sol#2Mi3)!; {0} (Fa3-Fa5)!; {+!1} (Fa#5-Ré6)!; {+!2} (Ré#6-Ré7)!; {+!3} (Ré#7-Do8). Cette partition, basée sur des critères acoustico-organologiques, est justifiée in [GUIGUE 1997a!: 209-212]. Didier Guigue 21 fig. 12 : Structure achronique comparée de 6 paradigmes ou variantes, analysée selon le modèle d’harmonicité (courbe HARMONICITY) et en fonction de la registration (courbe REGISTER). Les modalités d’occupation du temps sont également des facteurs de contraste sonore qui peuvent agir comme masques des relations de similarité existant entre les contenus chromatiques. Quelques-unes sont montrées ci-dessous [fig. 13]. Didier Guigue 22 fig. 13!: Structure diachronique comparée de 4 paradigmes ou variantes, analysée sur le critère de la densité d’événements dans le temps, proportionnellement à la durée de chaque objet (TIME-DENSITY). La directionnalité est un autre élément extrêmement important dans la sonorité de la pièce, mais elle agit de manière plus complexe. Un très grand nombre de paradigmes ou variantes épouse une directionnalité descendante, ce qu’avait remarqué SCHNEBEL dans son analyse!; c’est en effet le cas de toutes les variantes appartenant aux paradigmes (10) à (30), ce qui représente la très grande majorité du matériau musical de l’œuvre. Ce profil est bien sûr plus ou moins prononcé!: très peu marqué pour (20), ou très accentué pour (11). Mais il n’en demeure pas moins évident que cette caractéristique d’écriture s’infiltre dans la permanence sonore de l’œuvre, et qu’elle est directement liée aux propriétés intrinsèques du paradigme générateur et de son arpège descendant. Il est tentant d’y voir ce que JANKELEVITCH a si bien décrit comme un géotropisme typique de DEBUSSY, où «!la ligne descendante semble viser un point situé à l’infini, plus bas que le Bas absolu, et au-delà même du non-être!» [1968!: 14]. Dans au moins deux sections de Brouillards, mm.1 à 4 et 32 à 38, respectivement, «!la phrase descend sans céder à l’attraction du système de référence tonal!» [Ibid.]. Sur ce plan, par conséquent, et si l’on ignore les paradigmes restants, la configuration sonore s’appuie sur un principe de variation d’un modèle prédéterminé — modèle géotropique, en l’occurrence —, et non de transformation ou opposition!: collant donc de très près aux processus de génération des variantes du motif de base, la directionnalité, en tant que dimension de l’écriture, semble participer plutôt d’un principe d’unité, que de différence. Mais il s’avère impossible d’ignorer les paradigmes (40) à (70), car, malgré leur infériorité statistique, ils correspondent, comme on l’a déjà dit, aux moments les plus saillants, les plus différentiels de la pièce. Ceci expliquant cela, ils se distinguent par une très forte directionnalité ascendante!14 , ce qui ne contribue pas peu à ébranler la “monotonie” sonore d’un contexte systématiquement déclinant. Nous semblons être ici au cœur de la dynamique formelle de cette pièce, et celle-ci s’appuie pour l’essentiel sur l’opposition sonore que produit 14 Bien que lui-même de directionnalité presque nulle, le paradigme (50) génère des variantes bien plus nettement ascendantes!: observer (51), (53), (56) et (57). Quant au paradigme (60), il atteint presque l’unidirectionnalité absolue. Didier Guigue 23 l’inversion du profil directionnel — associée bien sûr à d’autres facteurs dont il a déjà été fait mention, comme l’intensité et la registration. La directionnalité, de fait, remplit des fonctions plus complexes que les autres dimensions de l’écriture de la sonorité!: si elle joue un rôle significatif dans la création de l’unité sonore de la pièce, par la récurrence presque permanente d’un mouvement vers le bas, qui complète et seconde les procédés de prolongation par variance appliqués au motif générateur, on ne peut cependant que constater que ce rôle est, quand il le faut, abandonné au profit d’une participation très active à l’intensification de la dynamique contrastante propre aux instants exceptionnels et climactiques de DEBUSSY, quant, alors, le profil directionnel est diamétralement inversé. Si nous avons pu montrer la générativité de la totalité du matériau chromatique à partir de quelques procédés assez simples de variation, l’étude des transformations des configurations sonores par lesquelles chaque groupe paradigmatique s’identifie a rendu apparentes des situations différentielles, voire de forte opposition, qui masquent peu ou prou ces affinités primaires, les rendant passibles d’être reléguées à un niveau latent de la structure, au moins sur le plan perceptif. Il semble par conséquent possible de conclure à une complémentarité des deux niveaux d’écriture — celui des contenus chromatiques, et celui des configurations sonores —, et à une partition des rôles qui laisse à l’organisation de ces dernières une part essentielle de responsabilité dans la structuration manifeste de la forme, confinant les relations motivico-chromatiques dans une fonction stabilisatrice sous-jacente. Brouillards!: un objet sonore structuré L’unité, nous l’avons vu, est assurée par le principe organique qui consiste à générer la totalité du matériau de base — les “motifs” et leur contenu chromatique abstrait — à partir d’une cellule matricielle unique. Par le faible degré d’élaboration des procédés employés, à quelques rares exceptions près, les variations fonctionnent comme agents de prolongation de cette cellule, donnant à ce Prélude un indéniable contour monochrome. De son côté, l’essentiel de la dimension cinétique de Brouillards est assumée par l’écriture des configurations sonores, ce qui implique une dilution du matériau motivico-chromatique dans des systèmes d’articulation supérieurs. La surface musicale se distingue par une mise en oscillation des qualités sonores, résultat direct d’une systématique d’alternance de paradigmes. Si, par son travail de variation motivique, DEBUSSY donne, s’il le fallait, des signes évidents d’une maîtrise du langage musical classique dont il a hérité — y compris celui de tradition germanique —, et auquel il n’hésite pas à recourir quand il en voit la nécessité, il montre aussi, de manière particulièrement évidente et réussie dans ce Prélude, à quel point la sonorité est intégrée au projet d’articulation de la forme. Ceci confirme une conception compositionnelle qui, s’émancipant de la note comme élément premier du discours musical, se développe à partir de l’objet sonore et les processus de transformations globaux de la sonorité. Il faut à son tour que la spéculation analytique soit en mesure de s’affranchir du niveau primaire de la classe de hauteurs, afin d’incorporer cette conceptualisation de la sonorité dans ses modèles d’interprétation et représentation des structures. L’approche de SCHNEBEL en son temps, décrivant la structure de Brouillards par le biais d’une taxinomie et de concepts importés de la musique électroacoustique, a voulu attirer l’attention sur la possibilité d’une telle émancipation. Il a livré quelques pistes méthodologiques, mais aura été peu suivi — en ce qui concerne l’analyse de la musique instrumentale tout au moins!15 . Le modèle qui sert d’appui théorique à l’analyse que nous avons présentée ici n’entretient pas de lien direct avec les proposition de SCHNEBEL, mais participe du même projet d’émancipation méthodologique dont le but est d’approcher et de représenter au plus près cette esthétique de la sonorité qui, au-delà de DEBUSSY, semble bien constituer le cœur de la création musicale au XXe siècle. 15 Par contre, plusieurs modèles pour l’analyse de la musique électroacoustique ont déjà été proposés, comme récemment ROY 1996. Didier Guigue 24 Références bibliographiques BANOWETZ, J., 1985!: The pianist’s guide to pedaling, Bloomington, Indiana University Press. DEBUSSY, C., 1912-1913!: Brouillards, in Préludes Vol. II n° 1, Paris, Durand. GUIGUE, D., 1997a!: Une Étude “pour les Sonorités Opposées”. Pour une analyse orientée objets de l’œuvre pour piano de DEBUSSY et de la musique du XXe siècle, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion. GUIGUE, D., 1997b (sous presse)!: “Sonic object!: a Model for Twentieth Century Music Analysis”, Journal of New Music Research, 1997 (4). JANKÉLÉVITCH, V., 1968!: La vie et la mort dans la musique de Debussy, Neuchâtel, A la Baconnière. JANKÉLÉVITCH, V., 1976!: De la musique au silence - II - Debussy et le mystère de l’instant, Paris, Plon. JAROCINSKI, S., 1970!: Debussy, impressionisme et symbolisme, Paris, Seuil. LERDAHL, F., 1989!: “Structure de prolongation dans l’atonalité”, in MCADAMS, S. & DELIÈGE, I. 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