en syrie : la stratégie de jabhat al-nusra / jabhat

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en syrie : la stratégie de jabhat al-nusra / jabhat
EN SYRIE : LA STRATÉGIE
DE JABHAT AL-NUSRA / JABHAT
FATH AL-SHAM FACE AUX TRÊVES
Combattants de Jabhat Fath al-Sham avant une offensive visant à briser le siège d’Alep
© Image de propagande Jabhat Fath al-Sham, Juillet 2016.
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Analyse de Félix LEGRAND
Depuis le début de l’année 2016, la communauté internationale s’efforce de faire
respecter des trêves locales ou nationales en Syrie.
Mêlant pragmatisme et intransigeance révolutionnaire, Jabhat al-Nusra
(aujourd’hui Fath al-Sham) a su tirer profit de l’échec de la stratégie de désescalade militaire imposée par le haut.
Alors que les trêves devaient avoir pour effet de briser le lien de dépendance
militaire entre l’opposition armée et les groupes jihadistes, Jabhat al-Nusra est
parvenu à poursuivre son ancrage au sein du mouvement révolutionnaire syrien.
Félix LEGRAND
est chercheur
indépendant et
consultant sur le conflit
syrien.
Ses recherches portent
sur les structures
politiques et militaires
des acteurs nonétatiques en Syrie.
Diplômé Sciences-po
Paris, il a étudié l’arabe
au Yémen (2010) et en
Syrie (2011).
En 2012 il participe à
la fondation de l’ONG
Initiative for a New Syria.
Il a également travaillé
de 2013 à 2015 avec
le centre de recherche
Arab Reform Initiative.
À défaut de s’accorder sur une issue à la crise syrienne, l’essentiel des initiatives
diplomatiques de la communauté internationale a consisté tout au long de
l’année 2016 à tenter de faire respecter des trêves locales ou nationales entre les
forces progouvernementales et l’opposition armée. Le « groupe international
de soutien à la Syrie », composé de 20 États et organisations internationales
réunis à Vienne en novembre 2015, appelle à l’instauration d’une trêve et à la
reprise des négociations entre les belligérants. Dès le 3 février 2016, les négociations dites de Genève III entre le régime et l’opposition sous l’égide de l’ONU
échouent, et les tentatives ultérieures de reprise de contact sont vaines. La seule
marge de manœuvre à court terme est donc celle d’une désescalade militaire. Le
26 février 2016, le Conseil de sécurité des Nations Unies adopte à l’unanimité
la résolution 2268 qui entérine l’accord entre la Russie et les États-Unis sur la
« cessation des hostilités » entre le régime et les rebelles non jihadistes1. Pour
la première fois depuis le début du conflit, les combats et les bombardements
diminuent drastiquement jusque fin avril, quand une offensive du régime
contre la ville d’Alep met de facto fin à l’accord2. En septembre 2016, un nouvel
accord entre les États-Unis et la Russie relance une tentative de trêve au niveau
national. Une fois de plus, la trêve est un échec et en seulement huit jours, le
régime avait repris son offensive sur Alep.
Ces trêves ont plusieurs objectifs. Outre celui de faire baisser l’intensité du
conflit et donc le nombre de victimes et de réfugiés, elles contribuent dans un
premier temps à montrer que les efforts diplomatiques ne sont pas vains malgré
un désaccord profond sur la question essentielle de la transition politique.
Ensuite et surtout, ces trêves ont pour objectif de concentrer tout l’effort de
guerre contre les groupes considérés comme terroristes par le Conseil de sécurité des Nations Unies, c’est-à-dire, pour l’essentiel, l’État Islamique et Jabhat
al-Nusra / Fath al-Sham.
Jabhat al-Nusra, la branche syrienne d’al-Qaïda dirigée par Abou Mohamed
al-Jolani, s’est imposée au sein de la rébellion syrienne comme un acteur incon-
Félix Legrand a effectué
plusieurs terrains dans le
nord de la Syrie et dans
le sud de la Turquie.
1. Office of the Spokesperson Washington DC, « Joint Statement of the United States and the
Russian Federation, as Co-Chairs of the ISSG, on Cessation of Hostilities in Syria », <ur1.ca/
pnnn1> et Security Council meeting coverage, « Security Council Endorses Syria Cessation of
Hostilities Accord, Unanimously Adopting Resolution 2268 », 2016, <ur1.ca/pnnms>
2. « What Ceasefire? Assad and Russia Are Gearing Up to Seize Syria’s Second-Largest City
», Vice, avril 2016, <ur1.ca/pnnni> et Bonsey, Noah, « Can high-stakes diplomacy save Syria’s
battered truce? », International Crisis Group, 4 mai 2016, <ur1.ca/pnnnm>
2
tournable. En capitalisant sur ses performances militaires
contre le régime, l’organisation jihadiste est devenue un
allié indispensable aux rebelles, et ce malgré les profonds
désaccords idéologiques qui les opposent. Contrairement
à l’État Islamique, contre qui la rébellion est en guerre,
al-Qaïda en Syrie n’a pas pour objectif la prise de pouvoir,
mais la radicalisation de la révolution syrienne qui, victorieuse, amènerait au pouvoir une autorité semblable aux
Talibans en Afghanistan. Un tel scénario lui permettrait
de construire un sanctuaire au cœur du Proche-Orient
depuis lequel il pourrait poursuivre le jihad international.
Ainsi, Jabhat al-Nusra a pris garde, depuis le début de la
guerre à ménager ses alliances avec les factions rebelles en
travaillant à les rendre militairement dépendantes et en
évitant les conflits avec la population dans le but de s’implanter sur le long terme au sein de la société syrienne et
de trouver sa place dans le mouvement révolutionnaire.
En juillet 2016, dans la continuité de cette stratégie d’intégration à la rébellion, Jabhat al-Nusra change de nom
pour Jabhat Fath al-Sham (« Front de la Conquête du
Sham ») et annonce la rupture des ses liens hiérarchiques
avec al-Qaïda3. Cette annonce ne change en réalité ni la
composition, ni la stratégie de l’organisation, qui reste
dirigée par des figures historiques du jihad international
désormais basées en Syrie.
Un des résultats attendus des accords de cessation des
hostilités depuis le début de l’année 2016, et de la stratégie
de désescalade militaire en général, était de faire émerger
une ligne de fracture entre l’opposition armée prête à s’engager dans la recherche d’une solution politique et Jabhat
al-Nusra. L’alliance entre les rebelles et Jabhat al-Nusra
repose pour l’essentiel sur une dépendance mutuelle sur
le plan militaire et non sur une proximité idéologique.
Le principe sous-jacent aux trêves consiste donc à parier
sur le fait qu’en levant la pression militaire du régime,
les premiers pourront s’autonomiser vis-à-vis du second,
voire tenter de l’éliminer comme ce fut le cas pour l’État
Islamique dans le Nord-Ouest syrien en janvier 20144. Cet
3. Annonce de la création de Jabhat Fath al-Sham par Abou Mohamed al-Jolani, aux côtés de deux membres du Majles al-Choura de
Jabhat al-Nusra, le Syrien Abou Abdallah al-Shami et l’Égyptien Abou
Fajr al-Shami <ur1.ca/pnnnt>
4. Avant janvier 2014, l’État Islamique était une faction rebelle parmi
d’autres, qui entretenait des relations, certes tendues mais pacifiques avec les autres factions. Après plusieurs mois de tensions
entre la rébellion et l’État Islamique au cours de l’année 2013, les
différentes factions de l’Armée syrienne libre dans les provinces
d’Idlib et d’Alep (nord-ouest de la Syrie) se coalisent et entrent
en guerre contre l’organisation dirigée par Abou Bakr al-Baghdadi.
L’État Islamique n’étant que très rarement impliqué dans les combats contre le régime, la rupture avec les rebelles n’a pas contribué
à affaiblir ces derniers. Un scénario similaire, de retournement des
3
objectif est particulièrement clair dans l’accord de trêve du
12 septembre 2016, dont la spécificité tient en ce qu’il est
supposé permettre une implication directe et une coordination entre les États-Unis et la Russie dans la lutte contre
Jabhat al-Nusra / Fath al-Sham.
Or, si l’on s’intéresse aux effets des précédentes tentatives
de désescalade militaire sur Jabhat al-Nusra, une dynamique inverse peut être constatée. Alors que la mise en
place de trêves devait contribuer à affaiblir les factions
les plus radicales de l’insurrection, Jabhat al-Nusra sort
incontestablement renforcé de l’échec des accords entre
le régime et l’opposition non jihadiste. Cet article propose
de rendre compte de la capacité de résilience dont a fait
preuve Jabhat al-Nusra face à la multiplication des initiatives de désescalade militaire entre les forces du régime et
l’opposition armée au cours de l’année 2016. En jonglant
entre une intransigeance vis-à-vis du régime lui permettant de monopoliser la radicalité révolutionnaire et un
pragmatisme au niveau local lui évitant de se mettre ses
alliés à dos, Jabhat al-Nusra est sorti renforcé de cette
phase du conflit qui aurait dû contribuer à l’affaiblir.
1. L’INTRANSIGEANCE
RÉVOLUTIONNAIRE
DE JABHAT AL-NOSRA /
FATH AL-SHAM
Face au ralliement de la quasi-totalité des forces de l’opposition au principe d’une résolution politique du conflit,
Jabhat al-Nusra a développé un discours d’intransigeance
révolutionnaire qui le positionne comme l’unique force
œuvrant à la chute définitive du régime de Bachar al-Assad5.
Depuis la fin de l’année 2015, la propagande de Jabhat
al-Nusra prend un accent de plus en plus révolutionnaire, mettant les références au jihad au second plan. Les
références aux soulèvements de 2011 et à la « volonté du
peuple » de faire tomber les dictatures, remplacent celles
rebelles contre Jabhat al-Nusra est hautement improbable du fait de
sa contribution militaire contre le régime, indispensable au reste de
la rébellion.
5. Sur le ralliement de l’opposition politique et militaire au principe
d’une solution politique : Lund, Aron, « Syria’s Opposition Conferences: Results and Expectations », Carnegie Endowment, 11 décembre 2015, <ur1.ca/pnnnz>.
des combats passés d’al-Qaïda. Dans cette nouvelle stratégie, c’est le jihad qui est le moyen de faire la révolution,
et non les révolutions qui seraient une opportunité pour
al-Qaïda de poursuivre son jihad international. Le changement de nom et la fin des liens assumés avec al-Qaïda en
juillet 2016 relèvent de cette stratégie.
Selon al-Qaïda, les tentatives révolutionnaires de 2011
auraient été avortées par les pièges tendus par l’Occident
et les forces « contre-révolutionnaires ». Dans un enregistrement audio diffusé en mai 2016, Ayman al-Zawahiri,
dirigeant d’al-Qaïda Centrale et dont Jabhat al-Nusra est
formellement sous l’autorité jusqu’en juillet 2016, met en
garde les rebelles syriens contre l’acceptation du compromis et du jeu démocratique, à l’origine, selon lui, de l’échec
de la séquence des « printemps arabes »6. Ce message
ressort de façon très claire du film de propagande Les
héritiers de la gloire II7, où des images de manifestants
dans le monde arabe réclamant la chute du régime dans
leur pays sont immédiatement suivies d’illustrations de
la « contre-révolution » à l’œuvre en Tunisie et en Égypte
après une révolution inachevée. Ces images sont mises en
perspective avec celles d›opérations militaires de Jabhat
al-Nusra en Syrie. Elles sont également entrecoupées d’interventions de dirigeants du mouvement qui expliquent le
choix de l’organisation, en 2011-2012, de soutenir et d’accélérer la militarisation du soulèvement et, en 2016, de
continuer la lutte armée jusqu’à la chute totale du régime
alors que la rébellion adopte l’idée d’une solution politique. Ainsi, l’objectif de la propagande de l’organisation
jihadiste est d’apparaître comme le seul groupe révolutionnaire à la hauteur de l’enjeu. Le discours de Jabhat al-Nusra depuis la fin de l’année
2015 est particulièrement bien construit et suit une logique
loin de la propagande millénariste de l’État Islamique.
L’audience ciblée est le rebelle syrien se sentant trahi à la
fois par la communauté internationale et par les groupes
armés consentant à faire des compromis. En pariant sur
le fait que les dirigeants des groupes révolutionnaires qui
acceptent de participer aux négociations sous la pression
de leurs sponsors étrangers ne seront pas suivis par leur
base, Jabhat al-Nusra espère ainsi gagner l’adhésion des
révolutionnaires jusqu’au-boutistes, mais pas nécessairement acquis à la cause jihadiste, qui seraient séduits par
les positions maximalistes de Jabhat al-Nusra contre le
6. Communiqué audio de Ayman al-Zawahiri concernant la Syrie,
mai 2016, <ur1.ca/pnno1>.
7. Les héritiers de la gloire II (« warthat al-majd II »), al-Manara
al-Bayda, production officielle de Jabhat al-Nusra, mars 2016, <ur1.
ca/pnno6>.
4
régime. Abou Mohammed al-Jolani, dans un entretien
accordé à des journalistes syriens en décembre 2015, affirmait que les dirigeants des groupes armés qui venaient
de se réunir à Riyad pour s’accorder sur les modalités de
négociation d’une transition politique, n’avaient aucun
contrôle sur leurs troupes, qui elles souhaitaient continuer
la révolution8.
2. LE PRAGMATISME
DE JABHAT AL-NOSRA /
FATH AL-SHAM
Si l’intransigeance affichée de Jabhat al-Nusra / Fath al-Sham
le conduit à refuser en principe toute forme de négociation,
de dialogue ou de trêve avec le régime, il peut sur le terrain
adopter une stratégie bien plus pragmatique, définissant ses
positions au cas par cas. Plusieurs exemples illustrent la souplesse des principes de Jabhat al-Nusra / Fath al-Sham.
Comme toutes les factions, Jabhat al-Nusra a établi des
canaux de communication avec le régime et ses alliés, qui
lui permettent notamment de négocier des échanges de
prisonniers et de corps de combattants tués. Ces canaux
semblent, dans le cas de Jabhat al-Nusra / Fath al-Sham,
particulièrement solides. Les opérations qui y sont négociées ne pourraient se faire sans la certitude de l’intention
des parties du respect de l’accord. À plusieurs reprises,
Jabhat al-Nusra a ainsi négocié avec le régime le déplacement de chefs d’al-Qaïda du sud du pays vers le nord, qui
nécessitait la traversée de plusieurs centaines de kilomètres
de territoire contrôlé par le régime. Ainsi, en échange de
la libération de prisonniers, des trêves d’une durée d’une
nuit ont permis à des dirigeants de premier rang de Jabhat
al-Nusra de traverser le pays, en toute sécurité et sous
escorte de combattants du Hezbollah. Ce fut notamment
le cas d’Abou Maria al-Qahtani et de sa garde rapprochée,
ainsi que de Sami al-Oreidi, le qadi ‘am (juge suprême),
considéré comme le numéro deux de l’organisation9.
Cette ambivalence est assumée et légitimée par le mouvement au nom de la primauté de l’impératif stratégique. En
8. Interview d’Abou Mohamed al-Jolani, décembre 2016, <ur1.ca/
pnnoc>.
9. « Safqa Jabhat al-Nusra: Kayfa intaqala Abu Mariyya al-Qahtani ila
shamal suriyya », Syrian Mirror, 25 janvier 2016, et al-Balaghi Amar,
« Qiyada jadida li Jabhat al-Nusra fi-l-janub al-suri », al-Modon, 20
décembre 2015.
décembre 2015, Abou Mohamed al-Jolani est interrogé par le
journaliste syrien Hadi al-Abdallah sur l’inconstance de ses
positions sur les trêves10 : pourquoi avait-il considéré que la
trêve dans la Ghouta (banlieue Est de Damas, sous contrôle
rebelle et assiégée par le régime) était illicite (haram) alors
que Jabhat al-Nusra avait accepté d’être partie à un accord
de trêve incluant Zabadani, (ville sous contrôle rebelle
dans la province de Damas) et une large partie de la province d’Idlib (province sous contrôle de la rébellion, située
au Nord-Ouest de la Syrie) conclu deux mois plus tôt sous
l’égide de l’Iran ? Al-Jolani répond alors qu’il ne souhaite
pas entrer dans un débat de légalité religieuse, mais que
d’un point de vue strictement stratégique, la poursuite des
combats dans la Ghouta, aux portes de la capitale, était une
nécessité, alors que le retrait de Zabadani n’avait aucune
conséquence sur la poursuite de la guerre.
En réalité, ces positions divergentes au sujet de ces deux
tentatives de trêves correspondaient à un calcul pragmatique des conséquences d’une désescalade militaire sur la
relation qu’entretenait Jahbat al-Nusra avec les autres factions rebelles. Les questions de stratégie militaire et de positionnement idéologique sont secondaires, et servent surtout
à justifier a posteriori des décisions prises au cas par cas.
L’accord de Zabadani-Idlib, conclu entre la rébellion
(Jabhat al-Nusra inclus) et le régime, prévoyait l’arrêt des
bombardements par ce dernier de la quasi-totalité de la
province d’Idlib, et l’évacuation des civils de la ville de
Zabadani encerclée par les forces pro-régime. En échange,
les rebelles s’engageaient à cesser les attaques contre les
villages chiites Fua et Kafraya. Le refus ou le sabotage d’un
tel accord par Jabhat al-Nusra aurait très certainement
créé de fortes tensions entre l’organisation et les autres
factions rebelles qui y étaient très favorables. Cette trêve
sera rompue par le bombardement massif, par l’aviation
russe, des zones inclues dans l’accord11.
À l’inverse, dans la Ghouta orientale, Jabhat al-Nusra a
exprimé une opposition farouche à la trêve négociée entre
Jaysh al-Islam, principale faction rebelle de la région, et
le régime en novembre 2015. Dans cette situation, Jabhat
al-Nusra avait tout à perdre. Faiblement implantée, l’organisation jihadiste survivait tant bien que mal dans cette
banlieue assiégée tant que les autres factions avaient besoin
de son concours pour repousser les attaques du régime. En
situation de désescalade militaire, Jabhat al-Nusra craignait,
10. Interview d’Abou Mohamed al-Jolani, op. cit.
11. Bassam, Laila, Miles, Tom, Sérisier, Pierre, « L’intervention russe
en Syrie enterre un accord de trêve locale »,, Reuters, 9 octobre
2016, <ur1.ca/pnnok >.
5
sans doute à juste titre, que Jaysh al-Islam décide d’asseoir
son hégémonie et de se débarrasser de ses concurrents.
On trouve un autre exemple du pragmatisme de Jabhat
al-Nusra dans sa réaction à l’annonce, en août 2015 par
la Turquie, de sa volonté d’instaurer une « zone tampon »
dans le Nord de la Syrie, qui devait passer sous contrôle
rebelle et sous protection de la coalition internationale
anti-État Islamique. Ce plan, qui n’a vu le jour qu’un an plus
tard avec l’intervention turque à Jarablous an août 2016,
ne pouvait être mis en place qu’à la condition que Jabhat
al-Nusra soit absent de la zone concernée. Dans un communiqué, Jabhat al-Nusra affirme son retrait unilatéral
de cette zone, estimant que la loi islamique ne l’autorise
pas à combattre avec le soutien de la coalition. On aurait
pu imaginer qu’al-Qaïda réagisse plus violemment à une
ingérence aussi directe, sinon en résistant, du moins en la
condamnant fermement. En faisant comme s’il se retirait
de sa propre volonté, Jabhat al-Nusra permet aux rebelles
de recevoir un soutien militaire vital de la part de la coalition internationale, sans pour autant perdre la face. Dans
cette situation précise, Jabhat al-Nusra semblait considérer que le projet turc ne le mettait pas en danger et qu’il
fallait à tout prix éviter de se trouver dans une situation
susceptible d’engendrer des conflits avec les autres factions rebelles12.
3. JABHAT AL-NUSRA
ET L’ACCORD DE CESSATION
DES HOSTILITÉS DE
FÉVRIER 2016
Depuis décembre 2015, Jabhat al-Nusra réagit très
violemment à la participation de ses alliés aux initiatives
diplomatiques ainsi qu’à l’instauration de l’accord de cessation des hostilités à partir de février 2016. Il ne s’agis-
12. Communiqué de Jabhat al-Nusra justifiant son retrait du Nord
d’Alep, en prévision de la création d’une « zone tampon » avec le
soutien militaire de la Turquie, « Bayan hawla al-ahdath al-akhira fi
rif halab al-shamali », al-Manara al-bayda, 9 août 2015, <ur1.ca/pnnon>. Al-Khatieb Mohammed, « Is Nusra cooperating with Syrian opposition to support establishing safe zone on Syria-Turkey border? »,
al-Monitor, 25 août 2015, <ur1.ca/pnnoq>. Cette zone tampon n’a pas
été mise en place comme prévu, notamment à cause d’un désaccord
entre la Turquie et les États-Unis sur les modalités de leur participation respective et sur les l’identité des brigades rebelles à soutenir
dans ces zones. L’intervention turque dans le Nord de la Syrie en
août 2016 peut être interprétée comme une initiative unilatérale de
mise en application du plan de zone tampon prévu un an plus tôt.
sait plus d’ « erreur stratégique » ou d’une « dérive défaitiste » de la part de ses alliés mais de « trahison », selon
les mots d’Abou Mohamed al-Jolani13. Cette position
s’explique tout d’abord par le fait que Jabhat al-Nusra
craint pour sa propre sécurité dans la mesure où l’accord
de cessation des hostilités l’exclut formellement. Or, l’un
de ses objectifs assumés est la concentration de l’effort de
guerre sur les organisations désignées comme terroristes
par le Conseil de sécurité de l’ONU, comme c’est le cas
pour l’ancienne branche syrienne d’al-Qaïda. De plus, les
tentatives actuelles de désescalade s’inscrivent dans un
contexte direct de préparation à une solution politique
au conflit. Le ralliement de la quasi-totalité des factions
armées, y compris de groupes habituellement proches
de Jabhat al-Nusra comme Ahrar al-Sham, à l’idée d’une
transition politique négociée et à l’établissement d’un
« État civil », « pluraliste » et « démocratique » est perçu
comme une trahison14. Jabhat al-Nusra craignait ainsi que
le succès de la trêve ne consacre l’échec de sa stratégie
d’alliance militaire avec les rebelles, de laquelle ne sortirait aucune victoire politique.
Jabhat al-Nusra / Fath al-Sham s’est imposé dans la
rébellion syrienne en créant un lien de dépendance avec
les autres factions. Ses capacités militaires sont indispensables à une rébellion constamment sous pression.
Malgré l’opposition idéologique et les nombreuses exactions commises par de l’organisation jihadiste, il est
inconcevable pour les rebelles de se passer d’un allié si
performant sur le plan militaire. Cependant, en période
de détente, cette dépendance militaire disparaît et les
divergences politiques, idéologiques et les conflits concernant les gestions des zones libérées réapparaissent sur le
devant de la scène.
Les trêves sont ainsi propices aux luttes fratricides. Dans
le sud du pays, l’Armée syrienne libre (ASL) a profité de
la cessation des hostilités pour s’attaquer à des factions
rivales, Liwa’ Shuhada’ al-Yarmouk et Harakat al-Mouthana, respectivement accusées d’avoir prêté allégeance
et de soutenir l’État Islamique15. Malgré les mauvaises
13. Communiqué Audio de Abou Mohamed al-Jolani concernant l’accord de cessation des hostilités, février 2016, <ur1.ca/pnnou>
14. Communiqué final de la conférence de Riyad, 10 décembre 2015,
<ur1.ca/pnnp1>.
15. Sur les combats entre la rébellion au sud de la Syrie et Liwa’
Shuhada’ al-Yarmouk et Harakat al-Mouthana. Ces deux factions
islamistes, présentes dans le sud de la Syrie dans les provinces de
Quneitra et de Deraa, se sont progressivement autonomisées du
reste de la rébellion tout en établissant secrètement des contacts
avec l’État Islamique. Al-Balakhi, Amr, « Al-jaysh al-hur yatawa‘adu
bi-isti’sal da‘esh fi-l-huran », al-Modon, 26 mars 2016.
6
relations entre l’ASL et Jabhat al-Nusra dans le sud, ce
dernier s’est habilement tiré d’affaire en prenant part à
la lutte contre les deux factions séditieuses. De la même
manière, dans la Ghouta orientale, Jabhat al-Nusra (par
l’intermédiaire de Jaysh al-Fustat) s’est joint à Faylaq
al-Rahman qui en mars et avril, alors que la trêve avec
le régime était relativement respectée, a affronté à Jaysh
al-Islam, faction rebelle la plus puissante de la région16.
Les difficultés pour Jabhat al-Nusra sont apparues de
façon plus claire dans la province d’Idlib. À partir du
début du mois de mars 2016, à la faveur de la fin des bombardements, de nombreuses manifestations éclatent dans
les territoires tenus par la rébellion, pour demander la
chute du régime et la poursuite de la révolution. Dans la
province d’Idlib, les manifestations s’en prennent également à Jabhat al-Nusra, qui y exerce un contrôle presque
hégémonique. Les combattants de l’ASL, libérés de leurs
missions au front contre le régime, retournent dans leurs
villes et villages à l’arrière et participent aux manifestations aux côtés des civils contre Jabhat al-Nusra. À
Maarat al-Noman, des combats éclatent entre la 13e Division de l’ASL et la branche syrienne d’al-Qaïda, faisant
plusieurs morts de chaque côté. Les deux factions ont officiellement trouvé un accord et mis fin aux affrontements.
Pourtant, des manifestations, tournant parfois à l’émeute,
continuent pour réclamer le départ de Jabhat al-Nusra de
la ville.
Durant les deux premiers mois de l’application de l’accord
de cessation des hostilités, en particulier en mars 2016,
Jabhat al-Nusra semble affaibli. Un espace politique
réapparaît pour l’opposition non jihadiste qui a espoir
d’obtenir des avancées sur le terrain diplomatique et qui
s’exprime par la reprise des manifestations pro-ASL et
anti-Jabhat al-Nusra. Anticipant une pression populaire
à son encontre et craignant d’être exposé aux bombardements, Jabhat al-Nusra se retire partiellement de ses
fiefs de Salqin et de Sarmada au Nord de la Syrie17. Il ne
16. Jaysh al-Islam est l’une des plus puissantes factions rebelle de Syrie, principalement active dans la banlieue est de Damas, mais ayant
également des branches moins influentes dans d’autres régions de
la Syrie. Faylaq al-Rahman est une coalition de factions locales de
la banlieue de Damas ayant refusé de se soumettre à Jaysh al-Islam.
Les relations entre les deux factions dans la Ghouta orientale avant
le mois de mars 2016 étaient pacifiques ; elles collaboraient même
au sein des structures de gouvernance locale. Jaysh al-Fustat est une
coalition de factions islamistes présente dans la Ghouta orientale
de Damas, dont fait partie la branche locale de Jabhat al-Nusra.
Lund, Aron, « Showdown in East Ghouta », Carnegie Endowment, 4
mai 2016, <ur1.ca/pnnp2>
17. Sur le retrait de Jabhat al-Nosra du nord de la province d’Idlib à
l’annonce de l’accord de cessation des hostilités; « Jabhat al-Nusra
s’agit en fait que d’un retrait de façade : une évacuation
provisoire des tribunaux, postes de police et autres institutions sous contrôle de l’organisation tandis que l’appareil sécuritaire de Jabhat al-Nusra maintient une présence
discrète. La répression des manifestations dans la province d’Idlib ternit fortement son image. L’organisation
jihadiste essuie des critiques venant de ses alliés comme
Ahrar al-Sham et même de certains de ses membres,
comme Abou Maria al-Qahtani18. Au courant du mois
de mars, Jabhat al-Nusra, désormais presque seul sur le
front, tente de débaucher des recrues parmi les brigades
rebelles pour participer à la bataille du Sud d’Alep, qu’il
finira par perdre19.
Dès l’instauration de l’accord sur la cessation des hostilités fin février 2016, Jabhat al-Nusra multiplie les contacts
avec les chefs locaux des brigades rebelles et intervient
dans les mosquées, y déployant une propagande hostile
aux initiatives diplomatiques et à la détente avec le régime.
Conscient de la popularité dont jouissent les accords de
trêve parmi les civils, qui vivent au cours du mois de mars
leurs premières semaines sans bombardements, Jabhat
al-Nusra se consacre plutôt à convaincre les rebelles. Un
membre de Jabhat al-Nusra, à qui l’auteur demandait s’il
ne craignait pas que son organisation se retrouve isolée
du fait de la popularité de la trêve expliquait : « Certes
la majorité de la population soutient la trêve, mais nous
nous fichons pas mal de l’opinion de la majorité, on ne
peut pas faire des choix politiques et militaires ayant des
conséquences sur le long terme en prenant en compte
l’avis de la majorité. La majorité est par définition silencieuse. Ce qui nous importe, c’est l’opinion des révolutionnaires, c’est eux que nous craignons de perdre, mais
je suis convaincu que la plupart veut continuer la révolution ».
tansahibu min mawaqi‘ bi-rif idlib wa tuwaqqifu ‘amal dar al-qada’
bi-salqin », Smart News Agency 29 février 2016
18. Sur les critiques faites à Jabhat al-Nosra concernant la répression des manifestations dans la province d’Idlib : « Abu Mariyya
al-Qahtani: law la mudhaharat ahl al-sham lama istata‘na hamal
al-silah... wa nahnu ma‘a man yahtamu bi-isqat al-nizam wa iqamat
al-‘adal wa-l-shari‘a », Aks al-ser, 20 mars 2016. Voir également le
communiqué d’Ahrar al-Sham concernant la répression des manifestations à Idlib par Jabhat al-Nosra, 7 mars 2016. Sur la réaction
d’Abdallah al-Mohseini, juge suprême de Jaysh al-Fath (« L’Armée
de la Conquête », coalition rebelle islamiste dont font partie Jabhat
al-Nusra et Ahrar al-Sham) : « Qadiyat qama’ mudhaharat idlib tatafa’alu... al-lajna al-amniyya tathamu al-Nusra wa-l muhseini yu‘aqabu », lebwindow.net, 8 mars 2016, < ur1.ca/pnnv1>
19. Fadel, Leith, « Rebel offensive in southern Aleppo fails as the
Syrian Army, Hezbollah recapture Al-Khalidiyah », Al-Masdar News, 10
mai 2016, <ur1.ca/pnnp6>
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Après le mois d’avril 2016, les difficultés de Jabhat
al-Nusra semblaient s’atténuer. L’offensive du régime sur
Alep met de facto fin à la trêve et les manœuvres diplomatiques à Genève n’aboutissent pas20. L’une des villes les
plus bombardées par le régime pendant la trêve est Maarat
al-Noman, fief de la contestation anti-Jabhat al-Nusra.
Ainsi, les tensions entre la 13e Division de l’ASL et l’organisation jihadiste, qui étaient sur le point de reprendre
et surtout de s’étendre à Alep,21 s’estompent du fait de la
nécessité de faire bloc face à l’offensive du régime. Politiquement, Jabhat al-Nusra marque ainsi des points, étant
perçu comme ayant une fois de plus fait le bon pronostic
sur la confiance à accorder au régime et à la communauté
internationale quant aux espoirs de solution négociée.
Militairement, Jabhat al-Nusra connait également des
avancées. Au mois de mai, l’organisation répond à l’offensive du régime sur la ville d’Alep par l’attaque de son
unique route d’approvisionnement, reliant l’ancienne
capitale économique du pays au reste des territoires
sous contrôle du régime. Ainsi, alors que les autres factions rebelles sont tenues par leurs engagement à ne pas
prendre part aux hostilités, Jabhat al-Nusra, appuyé par
de petites organisations jihadistes et des combattants
locaux, s’empare de Khan Touman et al-Khalidiya, au
sud d’Alep, remportant une importante victoire contre
l’armée et les Gardiens de la Révolution iranienne22.
Début août 2016, une coalition rebelle venue d’Idlib et
dominée par le désormais Jabhat Fath al-Sham, brise
le siège d’Alep en perçant les lignes du régime. À Alep,
Jabhat al-Nusra / Fath al-Sham était peu présent et les
rebelles assiégés n’ont eu de cesse d’appeler la communauté internationale à l’aide depuis que le régime s’était
emparé de leur dernière route d’approvisionnement en
juillet 2016. C’est finalement l’organisation jihadiste et
non la communauté internationale qui répondra présente
et permettra d’éviter à 300 000 habitants de se retrouver
assiégés.
20. Lasserre, Isabelle, « Syrie : les négociations politiques en panne
sèche », lefigaro.fr, 16 mai 2016 <ur1.ca/pnnpg>
21. « Makhawif min intiqal al-tawattur bayn al-nusra wa-l-firqa 13 ila
halab », Al-Wasat News, 4 avril 2016,
<ur1.ca/pnnpi>
22. « Al-Nusra: maqtal 150 min al-milishiyyat bi-khan tuman »,
Al-Jazeera 14 mai 2016
CONCLUSION S’il apparaît de plus en plus clairement que les initiatives diplomatiques visant à trouver une issue négociée
au conflit syrien ne mèneront à rien, au moins à moyen
terme, elles ont sur le terrain de réelles conséquences.
Alors que la détente entre le régime et l’opposition armée
non jihadiste était censée affaiblir des groupes désignés
comme terroristes par l’ONU, ceux-ci s’en trouvent en
réalité renforcés. Depuis le début de la révolution en
Syrie, les groupes radicaux, et Jabhat al-Nusra en particulier, capitalisent sur l’échec des stratégies des groupes les
plus modérés : la mobilisation pacifiste face à un régime
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irréformable en 2011, les espoirs de soutien militaire de la
communauté internationale en 2012-13 et les attentes de
résultats des négociations en 2016. La pression exercée
par les États soutenant la rébellion, afin qu’elle participe
à des négociations vouées à l’échec et à des trêves que
le régime ne respecte pas, ne contribue qu’à affaiblir les
éléments les plus modérés face aux groupes les plus radicaux. Jabhat al-Nusra / Fath al-Sham profite habilement
de cette situation, en s’appropriant le monopole de ce qu’il
considère comme l’authentique position révolutionnaire,
celle prônant la chute totale du régime.
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