BD : le pari de la matérialité D`une scène à l`autre

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BD : le pari de la matérialité D`une scène à l`autre
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BD : le pari de la matérialité D’une scène à l’autre.
Matérialités et théâtralités de la bande dessinée
Eleni Mouratidou
Communication & langages / Volume 2011 / Issue 167 / March 2011, pp 41 - 52
DOI: 10.4074/S0336150011011045, Published online: 03 May 2011
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Eleni Mouratidou (2011). BD : le pari de la matérialité D’une scène à l’autre.
Matérialités et théâtralités de la bande dessinée. Communication & langages, 2011,
pp 41-52 doi:10.4074/S0336150011011045
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D’une scène à l’autre.
Matérialités et
théâtralités de la
bande dessinée
BD : le pari de la matérialité
ELENI MOURATIDOU
Le système de la bande dessinée est souvent abordé
par les dramaturges et théoriciens du théâtre comme
un cahier de mise en scène, un arrêt sur image qui
structure et organise partiellement et en amont une
représentation théâtrale. Selon Patrice Pavis, « on peut
considérer la bande dessinée comme une pièce de théâtre
annotée par un metteur en scène. Chaque partie du
dialogue a été illustrée par un décor et des personnages.
Le metteur en image doit prendre soin de “soutenir”
chacun des deux systèmes par l’autre, d’apporter le
complément de l’image dans le texte et du texte dans
l’image. On objectera avec justesse que la mise en scène
de la bande dessinée est plus stylisée et moins riche
que celle du théâtre. Cependant, cette stylisation est en
même temps une simplification et une codification de la
réalité. Elle permet donc de reconstituer plus facilement
le code de l’image. »1 Il est en effet possible que le
système scripto-iconique adopté par la BD soit utilisé en
amont par la création théâtrale à des fins de genèse et
de visualisation d’une mise en scène. Ce système peut
proposer un encodage schématique d’une part, elliptique
d’autre part, susceptible d’annoncer le passage d’un texte
sémiotique pluricode (la BD) à un autre, pluricode et
multimodal (le théâtre). Par « pluricodie » nous entendons à l’instar de Jean-Marie Klinkenberg la rencontre
de deux systèmes sémiotiques différents, en l’occurrence le scriptural et l’iconique. Soulignons que cette
réunion de systèmes sémiotiques n’impose pas d’enjeux
Partant du principe que le système formel
de la bande dessinée peut fonctionner
comme un cahier des charges pour une
potentielle mise en scène théâtrale, cet
article interroge les liens établis entre
BD et théâtre à travers la question de
leurs matérialités. L’examen du rapport
regardant/regardé qui détermine toute
forme de mise en spectacle, permet de
qualifier la bande dessinée d’art de la
représentation et de la rapprocher de la
mise en scène, elle-même dépendant de
la relation établie entre la scène et la
salle. L’espace scénique à partir duquel
le metteur en scène doit représenter une
réalité précise est comparé à la page
blanche, espace scénique de la BD, à partir de laquelle l’auteur et dessinateur doit
représenter sa réalité à lui. La séquentialité de la BD est également rapprochée
de la séquentialité de la représentation
théâtrale qui s’oblige de montrer au
spectateur son montage et sa convention.
Enfin, la plasticité de la bande dessinée
est en partie comprise comme un système
didascalique, implicitement présent sur
la scène théâtrale.
Mots clés : théâtralité, plasticité, didascalie, support formel, énonciation éditoriale
1. Pavis, Patrice, 1976, Problèmes de sémiologie théâtrale, Presses de
l’Université du Québec, p. 35.
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Bande dessinée : le pari de la matérialité
de syncrétisme2 . En revanche, texte et image fonctionnent comme un bloc énonciatif compact : le texte dépend de l’image et inversement3 . Par « multimodal »,
nous désignons ce texte sémiotique réunissant différents codes dont la description
nécessite une annotation plus complexe que celle du texte et de l’image fixe.
Ce, du fait de leur caractère fluide et mobile. La kinésique et tout système
sonore participent à la création de systèmes multimodaux – telle la représentation
théâtrale – sans pour autant exclure leur nature pluricodique : texte, son, image
fixe et animée sont des codes qui, une fois réunis sur scène, forment des énoncés
pluricodes.
À travers cet article, nous nous proposons d’analyser le lien établi entre ces
deux arts de la représentation – la bande dessinée et la représentation théâtrale –
en observant le propre de leurs matérialités respectives et en envisageant la façon
dont la bande dessinée peut être porteuse de théâtralité. Si la BD a été souvent
mise en relation avec le cinéma en tant qu’art séquentiel et avec la peinture en tant
qu’art pictural, les études faisant le lien entre bande dessinée et art dramatique sont
très rares. C’est dans cet ordre d’idées que nous abordons ici une piste analytique
selon laquelle un certain nombre de signes liés à la matérialité de la bande dessinée
peuvent être rapprochés de la théâtralité de la représentation théâtrale.
Le lien entre BD et théâtre est articulé autour de la notion de mise en
spectacle. Cette dernière dépend d’une relation établie entre spectacle et spectateur,
autrement dit d’un rapport établi entre un regardant et un regardé. Ce rapport
renvoie à la relation existant entre scène (regardé) et salle (regardant). D’où la
nécessité d’aborder la bande dessinée comme un art de la représentation même
si elle ne fait pas traditionnellement partie de cette catégorie d’objets artistiques4 .
2. La démarche syncrétique renvoie à l’étude des systèmes réunissant des éléments issus de sémiotiques
différentes.
3. Au sujet de la pluricodie voir Klinkenberg, Jean-Marie, 1996, Précis de sémiotique générale, De Boeck,
coll. « Culture et Communication », pp. 231-238. La notion de pluricodie permet de faire l’impasse
sur celle, barthésienne, de relais et d’ancrage qui nécessite une démarche syncrétique où tantôt c’est le
verbal qui interprète l’iconique, tantôt c’est l’iconique qui explicite le verbal, tantôt les deux systèmes
sont complémentaires. La bande dessinée proposant de plus en plus des cases dépourvues de verbal
ou iconiquement elliptiques peut, à notre sens, être difficilement analysée à partir de ces deux notions
barthésiennes.
4. On qualifie généralement d’art de la représentation les arts du spectacle (théâtre, danse, opéra),
le cinéma et la peinture. Tous ces objets artistiques sont des textes sémiotiques tantôt uniquement
pluricodes (peinture), tantôt pluricodes et multimodaux (cinéma). Ils sont à la fois narratifs et
figuratifs. Il nous semble que le système sémiotique et le statut pragmatique de la bande dessinée
ne diffèrent pas des arts de la représentation ci-dessus cités. Il est vrai que d’un point de vue
institutionnel, la circulation et la réception d’une BD ne dépendent pas d’une exposition publique
du même ordre que celles organisées pour la peinture, le cinéma et les arts du spectacle. Et même
lorsqu’on parle d’exposition à propos de la bande dessinée, comme celle du Festival international
de la bande dessinée d’Angoulême, il s’agit d’une manifestation qui porte sur la BD. Ce n’est pas
cette dernière qui s’exhibe mais ce sont des points de vue qui s’énoncent publiquement à son
sujet. Toutefois, une BD est une mise en spectacle : d’une part, son dispositif formel rappelle
les conventions de la scène et/ou du cadre au sein duquel un événement doté d’une forme et
d’un contenu doit se produire ; d’autre part, sa plasticité témoigne d’un traitement qui correspond
à des exigences esthétiques et esthésiques qui rappellent l’observation, l’exposition et le rapport
à un événement spectaculaire qui se donne à lire et à regarder. Il nous semble que la seule
différence qui existe entre une BD et les arts de la représentation est le support matériel de leur
énonciation. Seul l’espace du papier (et depuis quelques années l’espace de l’écran pour les « blogs
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D’une scène à l’autre. Matérialités et théâtralités de la bande dessinée
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Ce point de vue posé en amont, nous procédons dans un premier temps au
développement théorique des notions de matérialité et de théâtralité, notions
que nous mettons en relation, dans un second temps, avec les deux objets qui
constituent le noyau de cet article : la scène théâtrale et la scène de la bande dessinée.
De la matérialité théâtrale, nous passons à la matérialité de la BD, dans l’objectif de
repérer le niveau communicationnel autour duquel s’organise la matérialité de la
BD tout en se dotant de traits de matérialité scénique.
MATÉRIALITÉ : DU SÉMANTIQUE AU PLASTIQUE
La mise en spectacle implique une mise en vue et par conséquent la présence
de signes visuels. Dans le cas de la bande dessinée, sa spectacularité ne dépend
pas uniquement du caractère figuratif des signes qui la composent mais aussi
de son caractère plastique. Elle est, autrement dit, dotée de deux niveaux
communicationnels : le sémantique et l’esthétique.
Comme le rappelle le Groupe µ, en se référant à la théorie d’Abraham Moles,
« tout message est en réalité composé de deux messages superposés. Le premier,
message sémantique, est un assemblage de signes codés, intégralement traduisible,
alors que le second, message esthétique, est l’ensemble des variations subies par
la Gestalt, laquelle demeure néanmoins indentifiable. »5 La sémiotisation d’une
case de bande dessinée reposerait alors sur un certain nombre de codes propres
à la structure formelle de ce système de représentation : les cases, les encadrés,
les bulles, l’organisation spatiale d’une page, les couvertures, autant d’éléments
formels dont l’inventaire ne pourrait être ici exhaustif6 . Ces codes fournissent des
informations sémantiques car ils déterminent le « support formel »7 de ce que
nous nous proposons d’appeler la scène de la bande dessinée et qui renvoie donc
aux éléments formels qui déterminent ce genre. Par exemple, les BD traditionnelles
s’organisent autour d’un système scénique « en gaufrier [. . .] corsetées dans des
fascicules de vingt-quatre planches, avec des pages découpées en unités égales et
distinctes sur l’axe des syntagmes »8 . Parallèlement, ces mêmes codes sont revisités
¯ bd » et pour les smartphones) suffit pour que l’objet soit lu et vu. Cette différence ne nous semble pas
suffisamment pertinente pour exclure la BD de la catégorie des arts de la représentation.
5. Groupe µ, 1992, Traité du signe visuel, Seuil, p. 38. Il s’agit de l’ouvrage : Moles, Abraham, 1958,
Théorie de l’information et Perception esthétique, Flammarion.
6. Nombre d’ouvrages procèdent à la description et l’explication du système formel de la bande
dessinée. À titre indicatif, cf. Eisner, Will, 2009, Les Clés de la Bande Dessinée, 1. L’art séquentiel,
Delcourt ; Fresnault-Deruelle, Pierre, 2009, La bande dessinée, Armand Colin, coll. « 128 ».
7. Selon Jacques Fontanille, « Le support formel est la structure d’accueil des inscriptions, l’ensemble
des règles topologiques d’orientation, de dimension, de proportion et de segmentation, notamment qui
vont contraindre et faire signifier les caractères inscrits ». Le terme d’inscription peut renvoyer aussi bien
à des systèmes scripturaux qu’à des systèmes scripto-iconiques qui peuvent également mobiliser une
dimension tactile issue du contact avec le support matériel sur lequel repose physiquement le support
formel, cf. Fontanille, Jacques, 2005, « Du support matériel au support formel », in Isabelle KlockFontanille et Marc Arabyan (dir.), L’écriture entre support et surface, L’Harmattan, p. 186.
8. Gauquié, Pauline, Mouratidou, Eleni, 2010, « Sin City : de la Bande Dessinée au film. Parcours
intersémiotiques », Ci-Dit, Communications du IVe colloque Ci-dit, mis en ligne le 2 février, URL :
http://revel.unice.fr/symposia/cidit/index.html?id=476.
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Bande dessinée : le pari de la matérialité
par le geste de l’auteur de la BD, geste qui dote le message de la bande dessinée de sa
patte personnelle au même titre qu’un peintre, un cinéaste ou un metteur en scène
proposent un geste artistique personnel et reconnaissable9 .
Si l’on se penche du côté du théâtre, une scène à l’italienne comme celle du
Théâtre de l’Athénée10 fournit un certain nombre d’informations et impose un
certain rapport entre regardant et regardé qui n’est pas le même que celui que l’on
ressent lorsqu’on assiste à une mise en scène aux Bouffes du Nord11 ou au Globe
Theatre12 . L’espace scénique et l’espace théâtral13 fournissent d’emblée des codes
sémantiques qui déterminent la relation susceptible de se créer entre la scène et
la salle. De même, une bande dessinée à cases de tailles identiques réparties de
la même façon sur toutes les planches impose la relation de la régularité et de la
répétition. En revanche, une BD qui propose différents types de cases réparties
de façon aléatoire et hétérogène dans chaque planche impose un regard aléatoire :
celui de la lecture unique vis-à-vis de chaque planche, celui du sens à construire en
fonction de la mise en espace de chaque case. Mais, bien au-delà de ce sémantisme,
la matérialité d’un objet est en même temps mise en relation avec sa plasticité.
La description sémiotique que propose le Groupe µ au sujet du signe plastique
peut être transposable d’une part à la description de la plasticité de la bande
dessinée et d’autre part à sa mise en relation avec la matérialité d’une scène
théâtrale. Selon le Groupe µ, « un énoncé plastique peut être examiné au point de
vue des formes, au point de vue des couleurs, au point de vue des textures, puis à
celui de l’ensemble formé par les unes et les autres »14 . Cet ensemble d’éléments
constitutifs du signe plastique peut être précisément décrit grâce à un système
d’oppositions. On peut par exemple évoquer les couples « /haut/ - /bas/, /fermé/
- /ouvert/, /pur/ - /composé/, /clair/ - /sombre/, /lisse/ - /grené/ »15 .
Une bande dessinée en couleurs se dote d’une plasticité certes différente d’une
BD en noir et blanc, au même titre qu’un espace scénique connu sous le nom de
boîte noire se distingue, au niveau de sa forme d’expression, d’un espace à rideaux
9. Les coups de pinceaux de Pierre Soulages, les gros plans sur les personnages filmés par Federico
Fellini ou les espaces vides des mises en scène de Claude Régy témoignent du fait que ces productions
artistiques produisent des messages sémantiques renvoyant à un genre pictural, cinématographique et
théâtral précis tout en portant leur propre esthétique liée à une instance créatrice.
10. Théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet, 7 rue Bourdeau, 75009, Paris.
11. Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis, bd de la Chapelle, 75010, Paris.
12. Shakespeare’s Globe, 21 New Globe Walk, Bankside, London.
13. L’espace scénique renvoie au lieu qui est réservé à la mise en scène, au déroulement de la fiction, à
l’intervention des comédiens-personnages, alors que l’espace théâtral inclut aussi bien l’espace scénique
que la salle, espace a priori réservé aux spectateurs. De même, nous pouvons envisager l’équivalente
dichotomie spatiale pour la BD : l’espace scénique de la BD est cette surface qui doit accueillir la
narration et la diégèse de l’œuvre alors que l’espace théâtral correspond au format de la BD, à sa
couverture (rigide/souple), à la matière et l’épaisseur du papier (brillant, mat, léger, cartonné), autant
d’éléments qui déterminent le rapport au spectacle de la BD. Nous entendons par spectacle la façon dont
la bande dessinée se propose d’être regardée et lue.
14. Groupe µ, op. cit., p. 189.
15. Ibid, p. 189. Soulignons que, conventionnellement, les formes de l’expression (signifiants) sont
notées entre barres obliques /. . ./.
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D’une scène à l’autre. Matérialités et théâtralités de la bande dessinée
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rouges. Dans le cas de la bande dessinée, nous pouvons proposer une typologie
de sa plasticité, dépendant elle-même d’abord de sa matérialité, ne serait-ce que
parce que la matière implique la texture et que cette dernière s’organise également
autour d’une forme et d’une couleur. Si la texture est d’après le Groupe µ la
microtopographie16 de l’objet plastique, sa perception phénoménologique dépend
d’« une distance type entre le spectacle et le spectateur »17 . Il en résulte que la
texture d’une bande dessinée, comme celle d’une scène théâtrale, va imposer un
rapport bien précis entre regardant et regardé.
Un papier lisse et glacé ne résistera pas de la même façon à la lumière qu’une
page lisse et matte. Le papier glacé rendra la lecture de certains passages plus
difficile et obligera le lecteur à s’approcher davantage de la page, ou bien à s’éloigner
en fonction de la direction de la lumière et de la place qu’elle occupe sur le papier
glacé. Un papier fin imposera un contact doux et attentif au lecteur alors qu’un
grammage plus important mettra le lecteur plus à l’aise quant à sa manipulation.
Une bande dessinée en noir et blanc, outre le fait de dénoter possiblement son
genre de comic book, suscitera davantage l’imaginaire du lecteur qu’une BD en
couleurs. De même, lorsque la bande dessinée propose des formèmes18 qui relèvent
par exemple de la répétition, de la fermeture ou de la plénitude, on est notamment
face à un comic strip traditionnel qui pourrait être rapproché d’un théâtre réaliste
qui s’organise autour des signes scénographiques mimétiques.
THÉÂTRALITÉS
Suivant Roland Barthes, la théâtralité est « le théâtre moins le texte [. . .] une
épaisseur de signes et de sensations qui s’édifie sur la scène à partir de l’argument
écrit, [. . .] cette sorte de perception œcuménique des artifices sensuels, gestes, tons,
distances, substances, lumières, qui submerge le texte sous la plénitude de son
langage extérieur »19 . La théâtralité émane de la réunion du texte spectaculaire et
du texte dramatique submergés de cette épaisseur de signes tissant la théâtralité. La
théâtralité est donc implicitement présente dès la première élaboration textuelle
et explicitement manifeste au niveau du texte spectaculaire. Nous pouvons par
conséquent considérer qu’elle est liée à la mise en spectacle, à l’exposition visuelle
des faits et des discours et à leur réception. De là, on peut émettre l’hypothèse que
toute mise en spectacle délibérée inclut la notion de théâtralité étant donné qu’elle
impose une certaine convention20 .
16. Groupe µ, op. cit., p. 197.
17. Ibid, p. 198.
18. Le formème est une unité minimale de la forme de l’expression du signe plastique. Les autres unités
minimales sont les chromèmes et les texturèmes, cf. Groupe µ, op. cit., pp. 186-250.
19. Barthes, Roland, 1964, « Le théâtre de Baudelaire », Essais critiques, Seuil, pp. 44-45.
20. Dans un article, Louis Marin montre comment la théâtralité est transversale aux représentations
picturales du pouvoir et de façon globale à la représentation du politique. Nous sommes convaincues
que cette transversalité peut dépasser les domaines évoqués par Marin et s’étendre à bien d’autres
systèmes de représentation, cf. Marin, Louis, 2005, « Théâtralité et politique au XVIIe siècle. Sur trois
textes de Corneille », Politiques de la représentation, Kimé, pp. 175-184.
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Bande dessinée : le pari de la matérialité
Dans le cas de la bande dessinée, la convention est liée à un contrat de lecture
d’énoncés scripto-iconiques, de contact physique (le toucher, l’appropriation
corporelle de l’œuvre), et de temps21 . D’autant plus que si l’on réexamine
la définition barthésienne de la théâtralité, on constate que cette dernière se
concrétise à travers deux systèmes sémiotiques : le textuel (au sens verbal du
terme) et le visuel (l’image en mouvement mais également l’image fixe, l’image
sonore, etc.). Cela nous permet de faire la connexion entre la théâtralité et le texte
spectaculaire qu’est la bande dessinée.
Face à ces contrats, la BD est appelée à représenter une certaine réalité. Comme
le metteur en scène doit, par exemple à partir d’une boîte noire, présenter la totalité
de sa réalité, de la même façon l’auteur d’une bande dessinée possède comme
support de départ sa page blanche à partir de laquelle et dans laquelle il doit
montrer la totalité de sa réalité. C’est peut-être même à ce niveau que l’on peut
rapprocher davantage l’art dramatique de l’art de la bande dessinée : celui de la
question du cadre et de la façon dont ce dernier impose des limites au niveau de la
représentation. Aussi bien la matérialité de la scène théâtrale que celle de la scène
d’une BD sont réduites à un espace restreint. Toutes les deux se ressemblent quant
à leur statut réflexif : si le cadre renvoie selon Louis Marin aux « figures de garniture
de bord [qui] “insistent” l’indication, l’amplifient : la déixis devient épideixeis,
la monstration, démonstration [. . .] »22 , on peut considérer qu’aussi bien une
planche BD qu’une scène théâtrale sont des cadres qui énoncent doublement la
représentation. Ils jouent le rôle de l’épideixeis au sens où ils montrent explicitement
l’espace de la déixis.
MATÉRIALITÉS SCÉNIQUES
Les systèmes sémiotiques qui se réunissent sur la scène théâtrale sont multiples :
linguistique, iconique, kinésique, sonore. Ils influent immanquablement sur la
matérialité d’une mise en scène. Un exemple : en 2005, aux Ateliers Berthier
du théâtre de l’Odéon, a été présenté par l’équipe du Théâtre du Radeau le
spectacle Coda, mis en scène par François Tanguy. Une des caractéristiques de cette
représentation théâtrale était la place qu’y occupait le texte dramatique. D’une
part, il était placé au même niveau que tous les autres systèmes sémiotiques et
d’autre part, il était délibérément rendu inaudible à cause d’un système musical
expressément fort. De même, le public pouvait difficilement saisir les corps
des personnages à cause d’un éclairage également très fort visant probablement
une redondance formelle entre éclairage et son. La matérialité de ce spectacle,
autrement dit la façon dont la scène se présentait en tant que corps matérialisant,
résidait donc davantage dans sa sonorité et son éclairage et beaucoup moins dans
les voix et les corps humains.
21. La durée de la lecture d’une bande dessinée dépend aussi bien du volume de cette dernière que de
son lecteur. Ce dernier peut choisir de lire une BD au pied levé, en plusieurs jours, etc. En revanche,
au théâtre, la durée de la lecture d’une représentation théâtrale dépend notamment du temps scénique
même si le spectateur a aussi le droit de rompre le contrat de lecture en quittant la salle. Toutefois, dans
un tel cas de figure, on parlera de lecture interrompue, inachevée.
22. Marin, Louis, 1994, De la représentation, Seuil/Gallimard, pp. 348-349, souligné dans le texte.
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D’une scène à l’autre. Matérialités et théâtralités de la bande dessinée
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Quant à la BD, ses systèmes sémiotiques, on l’a dit au début de cet article,
semblent nettement plus restreints, au moins dans une première approche. La
bande dessinée réunit le texte graphique et l’image fixe autour d’un canal visuel et
tactile23 . Sa matérialité influe sur ce rapport et détermine cette réunion. La bande
dessinée est appelée à inventer des formes d’expression dépendant de ces deux
systèmes sémiotiques capables de mettre en place une énonciation qui peut s’avérer
fort complexe, notamment pour ce qui est des affects et des éléments sonores, tels
que la musique et le bruitage. Prenons le cas des onomatopées. « En elles-mêmes,
elles sont dénuées de sens mais forment le bruitage d’une planche. Ainsi “glups”
n’a pas de sens au sens où il pourrait être remplacé par “kloungs” : le propre d’une
telle onomatopée est d’être justement une perception sans aperception, le son brut
d’une perception pure de tout élément réflexif, comme si ce seul ralentissement
décrivait l’immédiate expérience d’un vécu chez le personnage pour la raviver chez
le lecteur. »24 Qui plus est, une onomatopée est dotée en bande dessinée de traits
suprasegmentaux graphiques.
Si en sciences du langage le suprasegmental relève de la prosodie, on peut
considérer que l’aspect sémantico-plastique d’une onomatopée graphique fournit
des informations qui dépendent justement du suprasegmental. Un type de police
particulier, une taille de police précise, une couleur, un aspect tactile participent à
la construction d’un sens qui va au-delà des sèmes inhérents à l’onomatopée. Si le
lexème onomatopéique fournit le message sémantique, son graphisme représente
d’une part sa plasticité et d’autre part son interprétation pragmatique interne – la
façon dont les personnages sont censés agir – et externe – la façon dont le lecteur
doit se représenter tel ou tel autre énoncé. Le code plastique d’énoncés linguistiques
d’une bande dessinée peut donc représenter, au moins partiellement, le système
didascalique de cette dernière.
Au théâtre, les didascalies occupent au sein d’une œuvre dramatique écrite une
place bien précise, réservée à elles seules. Elles sont placées en retrait du dialogue
dramatique, en italiques. Elles constituent un matériau linguistique dont le style est
davantage factuel et descriptif lorsqu’elles indiquent le lieu de l’action, les décors
et les costumes, ou bien directif lorsqu’elles indiquent la façon de jouer une scène
ou d’énoncer une réplique. Leur fonction indicative est assurée par leur niveau
sémantique, du fait que, a priori, c’est au moment de leur mise en scène qu’elles se
dotent d’un niveau esthétique et par conséquent plastique. En revanche, dans le cas
de la bande dessinée, le lecteur visualise ce qu’un spectateur de théâtre aurait reçu
comme la transformation sémiotique d’un texte didascalique. Les énoncés d’une
BD sont compacts : ils sont à la fois joués et lus. D’une part, ils sont joués, car
leur production les dote d’un niveau d’interprétation spectaculaire au même titre
qu’une mise en scène détermine en amont la façon dont tel ou tel autre passage sera
23. Alors que la représentation théâtrale s’articule autour des modalités visuelles au sens élargi du terme
(perception iconique et auditive) et kinésiques, elle exclut la modalité tactile qui est présente dans la
communication de la BD.
24. Genin, Christophe, 2006, « Homo bulla est », in Anne Beyaert-Geslin (dir.), L’image entre sens et
signification, Publications de la Sorbonne, p. 125.
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Bande dessinée : le pari de la matérialité
interprété, joué25 . D’autre part, ils sont lus, car leur réception s’organise autour
d’une lecture grâce à la matérialité de la bande dessinée, transversale à toute forme
et tout genre de cet art : du comic strip au graphic novel, toute énonciation en bande
dessinée est un condensé de lecture et d’interprétation visuelle incluant aussi bien
les conditions d’énonciation de la BD que son énonciation même.
Si l’on suit Will Eisner selon qui, « outre sa fonction de cadre dans lequel on
place des objets et des actions, le contour en lui-même peut être employé comme
un langage non-verbal de l’art séquentiel »26 , on peut par exemple considérer que
ce contour est un élément qui fait partie du système didascalique de la bande
dessinée. Ce contour peut délimiter d’un point de vue spatiotemporel une action
scénique faisant elle-même éventuellement partie d’une action plus vaste qui serait,
l’équivalent d’un acte dramatique27 . Le langage non-verbal de l’art séquentiel dont
parle Eisner peut être rapproché du langage verbal que sont les didascalies : un
matériau linguistique qui détermine, en partie, les conditions d’énonciation du
dialogue dramatique. Dans le cas de la bande dessinée, ce matériau peut être à
la fois verbal et non verbal. Verbal, parce qu’il est possible de lire dans une BD
des énoncés tels que « quelques minutes plus tard » ou « le lendemain » et qui
appartiennent implicitement à un système didascalique. Non verbal, parce que les
éléments scripto-iconiques d’une BD peuvent également déterminer la façon dont
cette dernière doit être lue. Nous avons par exemple montré lors d’un précédent
travail28 comment la plasticité de certains énoncés scripturaux29 peut fonctionner
implicitement comme un acte directif indiquant les conditions d’énonciation de la
bande dessinée. Dans le cas de la représentation théâtrale, le spectateur assiste à une
multiplicité de systèmes sémiotiques au sein desquels celui du texte didascalique
est transformé en matériau sémiotique a priori non verbal30 . Ce que donc une
mise en scène représente en véhiculant de multiples systèmes sémiotiques, la bande
dessinée parvient à le mettre en scène au travers d’une matérialité bisémiotique.
Pour illustrer nos propos, nous avons observé deux bandes dessinées dotées
d’éléments formels différents. Nous avons analysé les œuvres The Lagoon de Lilly
Carré, parue aux éditions Cambourakis en 2010, et Baudelaire de Noël Tuto et
25. Le meilleur exemple pour illustrer ce propos serait celui de l’adaptation en BD des œuvres
dramatiques, comme par exemple Macbeth de William Shakespeare adapté en bande dessinée par Daniel
Casanave (Frontignan, 6 Pieds sous Terre, coll. « Monotrème », 2004). Cette œuvre met en perspective le
jeu théâtral à travers l’image fixe. Les cases de la BD représentent la façon dont, selon Casanave, l’œuvre
théâtrale peut être jouée.
26. Esner, Will, op. cit., p. 50.
27. Rappelons que les textes dramatiques écrits sont souvent divisés en actes et en scènes.
28. Gauquié, Pauline, Mouratidou, Eleni, op. cit.
29. Soumis donc à une problématique qui relève de l’analyse de l’image, l’écriture étant considérée
comme la représentation iconique d’un système linguistique.
30. A priori, car maintes fois le texte didascalique est énoncé sur scène de façon explicite, verbale. À
ce sujet, voir Mouratidou, Eleni, 2007, « De l’indication scénique à l’acte dramatique. À propos de
didascalies narrées d’une mise en scène d’Anticlimax de Werner Schwab », in Florence Fix et Frédérique
Toudoire-Surlapierre (dir.), La didascalie dans le théâtre du XXe siècle. Regarder l’impossible, Éditions
Universitaires de Dijon, pp. 75-86.
communication & langages – n◦ 167 – Mars 2011
D’une scène à l’autre. Matérialités et théâtralités de la bande dessinée
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Daniel Casanave, parue en 2006 aux éditions Les rêveurs, dans la collection « On
verra bien. . . ».
The Lagoon présente un format relativement petit, une couverture rigide, une
dominance chromatique du noir et du blanc et une mise en espace éclatée des cases.
Cette BD met en scène des signes en retrait. Son dispositif formel la dote « d’une
qualité signifiante qui n’est pas celle de signifier mais de suggérer, d’introduire,
d’évoquer »31 . Comme le signalait Roland Barthes, « scéniquement, on ne signifie
pas (signifier : signaler et imposer) l’usure d’un vêtement, en mettant en scène
un vêtement réellement usé. Pour se manifester, l’usure doit être majorée [. . .]
le bon signe doit toujours être le fruit d’un choix et d’une accentuation. »32
Les signes que met en scène The Lagoon présentent cette caractéristique de ne
pas signaler mais de suggérer : outre l’encodage chromatique en noir et blanc,
les cases éclatées ne permettent pas au lecteur d’élaborer instantanément une
grammaire formelle régulière33 . Les représentations épurées aussi bien des espaces
intérieurs qu’extérieurs favorisent la suggestion et l’implication du lecteur quant
à la construction de la narration. C’est la densité iconique de la BD qui parvient
à inclure dans peu de gestes signifiants la totalité de la réalité représentée. Cette
densité fait immanquablement partie de la matérialité de la BD : couleurs, lignes,
textures, format participent à la création d’un univers qui serait celui d’un espace
vide. La théâtralité de cette BD émane notamment du contrat de lecture établi entre
le regardant et le regardé qui serait identique à celui que proposerait par exemple
une mise en scène de Claude Régy : absence de décor, absence de costumes au
sens théâtral du terme, absence de théâtralisation exagérée. Tout est à construire en
même temps que la lecture du spectacle ou de la BD, rien n’est donné comme un
fait arrêté. La création devient un work in progress montré.
L’organisation formelle de Baudelaire (20 cm × 30 cm) accentue d’une part
l’étirement des cases et d’autre part, elle introduit un système sémantique fort
éclaté : dans certains cas, deux cases peuvent occuper une page entière alors que
dans d’autres, une page peut être dotée de quatre cases asymétriques. Prenons par
exemple le cas des deux premières pages de cette œuvre, organisées autour d’une
case qui s’étend sur deux espaces matériels distincts (deux pages) mais qui doit
être lue comme la représentation d’une seule séquence. En haut à gauche de la
première page, on lit l’indication : « l’appartement parisien de Charles Baudelaire ».
On observe l’espace d’une ville avec des bâtiments, des commerces, des rues pavées
et des passants (hommes et femmes)34 . Une comparaison entre cette double page
et une scène théâtrale à l’italienne est possible. Cette double page se lit comme une
31. Mouratidou, Eleni, 2010, Sémiologie de la représentation théâtrale. De l’énonciation à l’imaginaire
culturel, Éditions universitaires européennes, p. 46.
32. Barthes, Roland, 2002, « Les maladies du costume théâtral », Écrits sur le théâtre, Seuil, p. 63. Ce
texte a été initialement publié en 1955.
33. Bien au contraire, la grammaire formelle de cette BD serait plutôt l’arégularité.
34. Il est par ailleurs intéressant de souligner le décalage entre cette indication scénique et ce qui est
présenté scéniquement. Si la didascalie parle d’un espace précis (appartement), la double page de la BD
en met en scène un autre bien plus vaste : celui d’une ville. Ce qui montre que, comme la représentation
théâtrale, la BD a la possibilité d’interpréter de multiples façons une indication scénique. Cela introduit
également une tension polyphonique entre le dit et le montré, tension qui permet au lecteur de saisir
communication & langages – n◦ 167 – Mars 2011
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Bande dessinée : le pari de la matérialité
introduction à la narration de l’œuvre, introduction qui rappelle les somptueux
décors des vaudevilles permettant au spectateur de se situer spatialement.
Il y a un niveau rhétorique dans la sémiosis de cette case qui est celui de
la métaphore. Rappelant les travaux d’Anne-Marie Christin sur la métaphore de
la « page écrin »35 , Jacques Fontanille souligne, à propos des objets d’écriture,
que « la métaphore exploite des propriétés sensibles, figuratives ou plastiques du
support matériel, pour les reconfigurer, et imposer ainsi à l’objet d’écriture, par
l’intermédiaire d’une représentation culturelle, idéologique, mythique, politique,
peu importe, un dispositif d’énonciation, et projeter sur ce dispositif des
parcours figuratifs et des valeurs »36 . C’est dans cet ordre d’idées que le
dispositif d’énonciation de Baudelaire repose justement sur la métaphore de
la page-scène issue d’un système de représentation mimétique rappelant des
conventions artistiques et culturelles proches des vaudevilles comme par exemple
les pièces théâtrales de Georges Feydeau37 . Baudelaire est organisée autour d’une
scénographie minutieuse, d’un code vestimentaire rappelant le XIXe siècle et d’une
accentuation des traits gestuels et faciaux des personnages. Le remplissage des cases
participe d’une monstration explicite d’une atmosphère précise et d’un espace
intérieur ou extérieur précis : autant d’éléments qui fournissent une représentation
mimétique de la réalité38 .
ENTRE MATIÈRE ET SUPPORT : UNE ÉNONCIATION ÉDITORIALE DIALOGIQUE
Si le support matériel détermine la valeur culturelle globale d’un objet, le support
formel peut dévoiler la façon dont une matière peut supporter les qualités de
différents types d’objets culturels.
La bande dessinée présuppose un support formel qui prévoit un certain nombre
de règles liées aux normes sémiotiques de l’écriture, de l’image et de leur mise
en relation : une lecture de la gauche vers la droite et du haut vers le bas pour
l’ensemble d’une page ; une lecture des vignettes l’une après l’autre, a priori en
commençant par la partie gauche de la page et en se dirigeant vers la partie droite et
du haut vers le bas ; une mise en relation du texte avec l’image de façon indexicale39 ,
etc.
¯ simultanément deux points de vue énoncés à travers deux systèmes sémiotiques différents formant
un seul énoncé pluricode.
35. Christin, Anne-Marie, 1995, L’image écrite ou La déraison graphique, Flammarion.
36. Fontanille, Jacques, « Du support matériel au support formel », op. cit., p. 188.
37. Rappelons ici l’importance que Georges Feydeau accordait aux didascalies de ces œuvres
dramatiques par souci de rendre dramatiquement réel le moindre détail susceptible de figurer sur un
plateau scénique.
38. Ce qui est le cas du Vaudeville.
39. Un index est un signe ayant comme fonction d’attirer l’attention sur un autre signe. Pour qu’il y
ait fonction indexicale il faut une coprésence entre les deux signes, respectivement appelés indexant
et indexé. Un exemple : l’inscription boulangerie indexant l’espace au sein duquel du pain et des
viennoiseries sont vendus. La fonction indexicale est au départ une fonction grammatologique liée
au statut sémiotique de l’écriture et aux liens qu’elle entretient avec d’autres systèmes sémiotiques. Cf.
Klinkenberg, Jean-Marie, op. cit., pp. 210-211 ; « La relation texte-image. Essai de grammaire générale »,
Bulletin de la Classe des Lettres, Académie Royale de Belgique, tome 19, 6e série, 2008, pp. 21-79.
communication & langages – n◦ 167 – Mars 2011
D’une scène à l’autre. Matérialités et théâtralités de la bande dessinée
51
Toutefois, lorsque les règles standard de la BD sont revisitées, on peut
considérer que le support matériel de cette dernière mobilise deux, voire plusieurs
supports formels. Un bel exemple de cette dualité nous est fourni par Pierre
Fresnault-Deruelle, avec la présentation des Cinémas de Barbe : « à la limite
du système “striptologique” tel qu’il se présente encore massivement, l’auteur de
Cinémas s’amuse à parodier le dessin animé – c’est-à-dire une certaine catégorie
de films – en tablant sur l’organisation verticale de ses bandes »40 . Il nous semble
qu’outre ce procédé parodique, ce que l’auteur de Cinémas crée est un nouveau
support formel proche des règles cinématographique que dans le même temps, il
inscrit son œuvre dans une nouvelle démarche artistique qui inaugure de nouvelles
formes signifiantes. Celle-ci accorde à la BD un nouveau statut communicationnel
qui cite par exemple le cinéma et qui impose de nouvelles stratégies de production
aussi bien d’un point de vue esthétique qu’éditorial.
L’étude du support formel s’organise autour d’un point de vue sémiotique
concernant les procédés d’inscriptions scripturales sur des surfaces physiques
concrètes. Il peut être mis en relation avec un point de vue communicationnel41
qui est celui de l’énonciation éditoriale et qui repose, comme le souligne Emmanuël
Souchier, « sur la condition même d’existence de toute écriture : sa dimension
visuelle [ainsi que] sur l’empreinte laissée par chaque corps de métier intervenant
dans l’élaboration, la production, la circulation, la réception. . . du texte, ensemble
de “ marques ” sémiotiques révélant sa véritable nature à travers sa pluralité
“ énonciative ” »42 . Bien au-delà donc des éléments qui se manifestent sur le
support matériel et de la façon dont ces éléments occupent cet espace, l’énonciation
éditoriale met en lumière les instances énonciatrices qui participent à la création
d’un texte (verbal ou non verbal). Elle révèle la véritable polyphonie du texte qui,
aussi bien dans le cas de la BD que de la représentation théâtrale, peut être en partie
inscrite dans leur matérialité.
La mise en scène fonctionne à partir des règles liées à une démarche de
séquentialité bien que cette dernière ne soit pas explicitement montrée. Il nous
semble que c’est à ce niveau précis que l’énonciation éditoriale d’une BD peut
être rapprochée de l’énonciation scénique de la représentation théâtrale43 . Une
représentation théâtrale est obligée de montrer aux spectateurs son montage, la
façon dont on passe d’une scène à l’autre, d’une époque à l’autre, d’un espace à
un autre. Tout est montré, par exemple soit par un changement des décors avec
l’introduction d’un rideau rouge, soit par l’intervention sur scène des régisseurs
du spectacle pendant que ce dernier se déroule44 . En montrant le cadre de la
40. Fresnault-Deruelle, Pierre, 1993, L’éloquence des images. Images fixes III, Puf, p. 198.
41. Qui n’exclut pas un regard sémiotique, bien au contraire, il s’agit d’un point de vue qui réunit
sémiotisation et circulation des pratiques, cf. infra, note de bas de page suivante.
42. Souchier, Emmanuël, 2007, « Formes et pouvoirs de l’énonciation éditoriale », Communication &
langages, 154, p. 26.
43. Même si nous ne parlons pas d’énonciation éditoriale de la représentation théâtrale nous n’excluons
pas pour autant son inscription au sein du système polyphonique de la mise en scène. En effet, cette
dernière doit prendre en considération la matérialité du texte dramatique écrit, matérialité qui peut
fonctionner dans son intégralité comme un système didascalique.
44. L’inventaire des modalités de changement de séquences ne saurait ici être exhaustif.
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Bande dessinée : le pari de la matérialité
scène et les encadrés qui peuvent s’y produire, la représentation théâtrale introduit
une séquentialité mobilisant des effets de distanciation vis-à-vis du représenté, du
représentable et du réel. De même, la bande dessinée place son lecteur dans une
certaine distance grâce à son système séquentiel qui est à notre sens plus proche du
théâtre que du cinéma45 . L’usage des cases crée des effets de distanciation liés au
découpage de la narration iconique et scripturale. Comme si chaque encadré, en
plus de délimiter l’action, jouait le rôle d’un espace scénique restreint.
Soulignons que si nombreuses sont les œuvres dramatiques qui, au lieu d’être
mises en scène, sont transformées en bandes dessinées46 , c’est peut-être parce que
la BD peut représenter, elliptiquement d’une part et métaphoriquement d’autre
part, la scène théâtrale. Si notre porte d’entrée fut celle de la matérialité et de la
théâtralité, il est possible que d’autres éléments puissent assurer le lien entre théâtre
et bande dessinée47 .
Alors que la matérialité de la BD dépend en partie du geste éditorial, nous nous
sommes efforcée de montrer qu’elle peut être dotée d’une matérialité influencée
par la théâtralité du geste scénique. Dotée de matérialité dialogique48 , la BD est un
objet intermédial qui met l’accent sur la question bien plus vaste qui est celle de la
représentation dématérialisée : artistique, sociale et culturelle.
ELENI MOURATIDOU
45. Qui a la possibilité de faire appel au montage afin de créer un continuum linéaire et de cacher sa
séquentialité.
46. Voir par exemple Daniel Casanave qui a adapté en BD Macbeth de William Shakespeare, Ubu Roi
d’Alfred Jarry, Les mamelles de Tirésias de Guillaume Apollinaire.
47. Nous pensons par exemple à la pantomime, dont le propre est la sursignifiance du geste et que
nous pouvons mettre en relation avec la BD lorsque cette dernière mise sur l’accentuation des traits des
personnages et de l’ensemble de leur gestualité.
48. Depuis les travaux de Mikhaïl Bakhtine, nous savons que l’acte de produire un énoncé met en
scène des formes explicites ou implicites d’hétérogénéité discursive, cf. Bakhtine, Mikhaïl, 1977, La
poétique de Dostoïevski, Seuil, [1970] ; « Le discours d’autrui », Le marxisme et la philosophie du langage,
Minuit. Soulignons par ailleurs que le titre de ce dossier thématique propose d’aborder la question de
la matérialité au pluriel. Cette approche justifie à notre sens l’idée d’un dialogisme lié à une matérialité
plurielle de la BD.
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