Histoire de la grande grève

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Histoire de la grande grève
"Retrait du Plan Juppé !"
Histoire de la grande grève
Cest beau, un fonctionnaire serein. Surtout quand il sagit dun Haut fonctionnaire de
Matignon. Ce jour là, un conseiller très proche dAlain Juppé, affirme : "Ce nest pas une
grève qui est faite pour durer. Une grève, dure, démarre toujours en milieu de semaine.
Jamais un vendredi !" Il a raison sur un point. Nous sommes bien un vendredi, le 24
novembre. La SNCF vient dentrer dans la grève et les fonctionnaires manifestent. Trois
semaines plus tard, il est difficile de trouver, en France, un fonctionnaire serein. Paralysé par
le manque de transports, le pays se déplace à pied. La tourmente sociale a gagné la RATP,
les centres de tri de la Poste, les télécomunications, EDF-GDF, les mines, lEducation
Nationale et la presse ; dans les rues de Paris et en province, des centaines de milliers de
personnes défilent, toujours à pied mais avec des mégaphones, pour exiger le "retrait du Plan
Juppé ! Jamais, depuis 1968, le pays navait connu une protestation de cette ampleur. La
grève est dure, les PME et lEtat font et refont leurs comptes en grimaçant. Et les salariés ont
des ampoules.
Pour en arriver là, il a fallu plusieurs mois, une grande illusion électorale, la volte-face politique dun
président, les profondes erreurs danalyse de techniciens surdoués et sûrs deux-mêmes, une
superbe ignorance de la réalité sociale de la France et toute une panoplie de cafouillages, de gaffes
ministérielles et de manipulations ratées. Loin du bruit de la rue, voici un bout dhistoire secrète de
cette grande bévue. Tout commence le 26 octobre par une intervention de Jacques Chirac à la
télévision. Le message est clair : lheure est à la rigueur. On est bien loin du printemps électoral, des
grandes phrases et de la main sur le coeur. Le candidat avait promis de réduire la "fracture sociale",
le président prescrit un corset de fer. Un brin embarrassé, "javais peut-être un peu sous-estimé
lampleur des problèmes..", il accuse : "cest la faute aux déficits !" Il déçoit, il le sait. En fait, il na
pas le choix. Le gouvernement a construit son budget 96 sur une croissance de 2,8% et les
dernières prévisions ne dépassent pas 2% pour lannée. Doù une baisse des recettes fiscales à
prévoir. lEtat aura moins de sous. Plus grave : la maîtrise des déficits conditionne la baisse des
taux, la solidité du franc et lentrée dans la monnaie unique européenne. Jacques Chirac peut-il sortir
la France de lEurope ? Non. En coulisses, un homme la convaincu du contraire : "Je ne me fais
aucune illusion sur Chirac mais il peut écouter. Dailleurs, je le vois régulièrement..." confie Valéry
Giscard DEstaing. A laise, apaisé, presque rajeuni depuis que son vieil adversaire, François
Mitterrand a quitté la scène politique, VGE a su se montrer persuasif : "Jai dit à Jacques Chirac quil
devait être le premier président de la république à faire entrer la France dans lunion monétaire à la
veille du 21ème siécle. Et pas celui qui aura torpillé lEurope." Question dhistoire. Avec ses habits
de président, Jacques Chirac a endossé le choix dune France dans lEurope. Avec ses contraintes.
Le président a proclamé, le premier ministre peut continuer à travailler. En réalité, depuis les
rencontres de lété au Fort de Bregançon, Alain Juppé dort peu et toujours la main posée sur le
dossier de la réforme de la sécurité sociale. Cest son dossier, son obsession, à la fois sa grande
oeuvre et son lego. Le week-end, pour oublier les désagréments de "laffaire de son appartement", il
se plonge voluptueusement dans les chiffres et les arcanes du casse-tête dun "dispositif de
sauvegarde sur la sécurité sociale". Ce nest pas une réforme, cest le plan-Juppé, mené comme
lopération Overlord." Un mot dordre : le secret. "Surtout ne jamais livrer la totalité du plan à
lensemble des intervenants, ministres compris..." Une dizaine de personnes dans la confidence. Pas
plus. Alain Juppé, son directeur de cabinet, deux conseillers économiques, deux commis de lEtat et
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quelques autres à lElysée. Les nuits sont courtes et les ordinateurs ont les écrans rougis à force de
traiter des montagnes de données sur la maîtrise comptable des dépenses, lamortissement de la
dette, la répartition des pouvoirs entre la caisse et le parlement, les régimes spéciaux de
retraitres...lintelligence travaille en silence, lappareil dEtat a été déconnecté, la matière grise
politique est à louvrage. Le plan-Juppé sera comme lui, brillant. Et livré, clés en main. Chut ! On va
voir ce quon va voir ! Jacques Chirac suit laffaire dun oeil quasi-paternel, ému et un peu inquiet de
tant dardeur au travail. "Il se fatigue trop.."répète le président, "Il faut quAlain dorme !". Un soir, il
ny tient plus, appelle un membre du cabinet dAlain Juppé et apprend que le premier ministre a
encore prévu un dîner de travail.." Quoi ? Encore un dîner ! Dites-moi de quoi sagit-il...Oui, bon, ce
nest pas capital. Alors, vous annulez tout. Et vous dîtes à Alain quil dorme !" Dautres, au
gouvernement, sont un peu moins vigilants. Les universités sont sur le point dexploser et personne
ne sen soucie. Dès le moi de mai, les conseils dadministration des facs ont refusé de voter un
budget de pénurie. Depuis deux ans, le retour du temps des vaches maigres et la gestion
catastrophique de François Fillon ont rendu moroses profs et étudiants. "Attention au risque
dexplosion à la rentrée" prévient le syndicat Unef-Id. Le budget 96, qui prévoit la nomination de 738
enseignants contre plus de deux mille sous la gauche, est reçu comme une gifle. François Bayrou,
nouveau ministre de lEducation nationale, ne connait rien aux universités. Il ne prend pas la mesure
de la tension. Son secrétaire détat, Jean de Boishue, est hors-jeu. Il vient décrire un livre au joli titre
"Banlieue mon amour",... objet de plusieurs plaintes en justice pour racisme. Le 23 octobre, Bayrou
prend contact avec le CNESER, sorte de parlement universitaire, très inquiet de la grève en cours
depuis le 9 octobre à Rouen. Réponse de Bayrou : " Une seule UFR ( département duniversité) en
grève sur 700 ! Comment osez-vous dire que cest une mauvaise rentrée ?" Puis, il se lance dans un
grand discours pour dire aux universités..quil les aime. Quand Rouen explose, un conseiller de
Bayrou lui chuchote que cest le résultat dune manipulation de lextrême-gauche. Mais quand
Jacques Chirac a une parole charitable pour les "petits gars de Rouen", le ministère puise dans sa
cassette personnelle pour débloquer 188 postes. Le feu séteint à Rouen. Ouf ! Mais il reprend à
Metz. On envoie Nicole Ferrier, directrice-adjointe du cabinet. Les étudiants sequestrent "Tante
Nicole" qui doit senfuir du campus par un petit chemin de terre. Bayrou a compris. Trop tard. Les
finances à Bercy bloquent toute action. Il va - enfin !- mettre toute son énergie à renverser la vapeur.
Et il réussira à arracher près dun milliard dargent frais. Pour lors, il accumule les faux-plans
durgence, parle de "concertation", dEtats Généraux, de médiateurs..et la colère des universités
senfle. Le 21 novembre, il y aura jusquà 100 000 étudiants dans la rue. Une certaine cécité parait
dailleurs avoir gagné les sphères dirigeantes. Depuis un an, la SNCF gronde. Les cheminots,
inquiets, attendent le prochain contrat de plan, document dapplication dune logique deffort
partagée, donnant-donnant, entre largent de lEtat et la productivité des cheminots. Une logique qui
hérisse les syndicats. Chaque contrat de plan donne lieu à quelques jours de grève. Dautant que,
cette fois, les cheminots nont pas été associés à la préparation du document. Un autre sujet est
ultra-sensible : les régimes spéciaux de retraite. Les cheminots y sont attachés comme des paysans
à leur terre. Quon prononce la formule "régime spéciaux"..et ils déposent aussitôt un préavis de
grève. Alain Madelin, ministre déchu, a osé en parler. Provoquant la fureur du premier ministre et la
"démission" du coupable. A 56 ans, Jean Bergougnoux, président de la SNCF, sait tout cela.
Nommé en avril 94, après 26 ans à lEDF, cest un homme massif, introverti, qui communique peu.
Et parfois mal, quand il laisse échapper "EDF" au lieu de "SNCF" dan une conversation...Ca énerve
les cheminots. Lui reste toujours calme. Personne ne la jamais vu taper du poing sur la table ou
pousser un coup de gueule :"Il est totalement impénétrable" dit un proche. "Quand il est vraiment
furieux, il hausse un sourcil." Le 15 novembre, devant son téléviseur, quand il entend Alain Juppé
dire qu" on engagera la réforme des régimes spéciaux de retraite..", Jean Bergougnoux, stupéfait, va
hausser les deux sourcils ! Personne na prévenu le président de la SNCF. Il na rencontré Alain
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Juppé quune seule fois, au mois daôut, pour constater ensemble quon ne peut plus différer la
signature du contrat de plan, prévu en 94 mais courageusement retardé par Edouard Balladur. En
octobre, Bergougnoux a aussi rencontré un conseiller social ; on a parlé salaires, productivité et,
forcément, retraites. Bergougnoux a prévenu : "Attention, à la SNCF, le sujet est affectif.
Extrêmement sensible." Apparemment, personne nen a tenu compte. Mieux ! Le contrat de plan est
présenté le 25 octobre aux cheminots peu avant que le premier ministre lâche sa bombe sur les
régimes spéciaux de retraite ! Du coup, la SNCF sera le fer de lance de la grève. Question : quel
sont les saboteurs qui ont allumé en même temps, la mèche de deux dossiers connus comme
explosifs, contrat de plan et retraite ? Réponse : ceux qui, chez Alain Juppé à Matignon ou chez
Bernard Pons aux transports, ne savent pas lire un calendrier social et prèférent travailler, en petit
cercle, dans le secret. Pauvre Bergougnoux ! Il tiendra malgré tout sa réunion sur le contrat de plan,
sans connaître les arbitrages de Matignon, ne pourra rien répondre aux questions ulcérées sur les
retraites et se fera malmener par les syndicats avant que Juppé, ne lassassine tranquillement un
soir de décembre, au journal de 20H :" Il faut prendre le temps nécessaire , pour quà lintérieur de la
SNCF, le dialogue sétablisse." Devant son téléviseur, lhomme visé a du avoir un dernier
mouvement de sourcil. Cest bien peu, comparé à la colère historique de Marc Blondel, secretaire
de FO ! Nous sommes au soir du 15 novembre, à lémission la Marche du Siècle. Laprés-midi, Alain
Juppé, brillant et et sur de lui, a révélé larchitecture draconienne de son plan de sauvegarde de la
sécurité sociale : augmentation des cotisations, encadrement des dépenses de santé, contribution
au remboursement des dettes, contrôle du parlement sur la gestion des caisses
dassurance-maladie, allongement de la durée de cotisation des fonctionnaires...A lassemblée
nationale, sa majorité lovationne, debout. Marc Blondel, lui, est fou de rage. Sur le plateau de
télévision, il jette des regards noirs à Nicole Notat, secretaire de la CFDT. Le "Plan-Juppé" ? Il tape
du poing, cherche ses mots, "Cest la plus grande opération de...Comment pourrais-je appeler
cela ?..de rapt que je connaisse dans lhistoire de la république !" Floué, trahi, piégé..Marc Blondel,
en quelques phrases dAlain Juppé, vient dapprendre que le pouvoir lui a menti. Lui, linterlocuteur
privilégié du gouvernement, héritier syndical de la politique de Bergeron de "la porte de derrière" ?
Lui, favorable au candidat Chirac et à la tête dun syndicat en partie gagné au RPR ? Il vient de
comprendre que le gouvernement a décidé de sattaquer à la gestion de la CNAM, Caisse nationale
dassurance maladie, le bastion de FO, ce qui lui permet dentretenir plusieurs centaines de
permanents. Cest une attaque directe. Pourtant, cinq jours plus tôt, le 10 novembre, Blondel set
rendu confiant à une rencontre secrète avec Chirac à lElysée. "Le père Chirac", comme il lappelle,
voilà vingt ans quil le connait. "Pour la première fois", raconte Blondel, "je vois Chirac avec des
papiers. il mexplique comment on va rembourser la dette de la sécu par des prélèvements
supplémentaires. Moi, je lui dis : "Arrêter de charger la bourrique !" Le président lui parle aussi de la
maitrise médicalisée...mais ne dit mot de la maitrise des dépenses par le parlement et surtout pas du
futur rôle de la CNAM." Ce qui fera dire à Blondel, plus tard : "On ma menti par omission !" Pour
lors, à la sortie, sur le perron de lElysée, Blondel, souriant, ne peut sempêcher, face à un journaliste
de lAFP de se déclarer "rassuré sur certains points". Sil savait ! Pourquoi la-t-on trahi ? "la priorité
était quil ny ait pas de fuites", avoue un conseiller de Juppé." Cest vrai quon a rien dit à Blondel.
Mais sil avait su que le budget de la sécu serait voté par le parlement, il aurait hurlé quatre jours
avant lannonce du plan. Et il laurait tué !" On peut aussi se poser une autre question : A-t-on voulu
"tuer" Blondel ? Au sommet du RPR, on raconte que Juppé, dont on connait la haine quil voue à
Blondel, a demandé à Chirac de déstabiliser le secretaire de FO, à deux mois des elections de son
bureau. Le président aurait donc appelé un député RPR qui se targue davoir des contacts avec les
trotskystes de FO. "Où en sont-ils à propos de Blondel ? Sonde-les..." Lalliance aurait permis de
renverser Blondel pour le remplacer par un de ses prétendants. Contactés, deux trotskystes passent
par lElysée, rencontrent Maurice Ulricht, premier conseiller politique de Chirac. Finalement, les deux
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syndicalistes préfèrent garder Blondel, laïque et anti-Mastricht. Loffre dalliance est repoussée.
Blondel sait-il tout cela ? Sans doute. En tout cas, lamateur de corridas est un taureau blessé. On a
agité le chiffon rouge de la CNAM. Il fonce. Il lance une journée daction pour le 24 novembre. Et une
autre pour le 28 novembre. On a voulu lisoler ? Soit. En secret, il envoie en mission Claude Jenet,
un trostskyste de son bureau, rencontrer Jacques Potavin, un homme de lombre de la CGT, qui
napparait sur aucun organigramme. Objectif : négocier avec la CGT, les modalités de la journée
daction. Et le mardi 28 novembre, pour la première fois depuis la scission de 1947, Marc Blondel
leader de FO et Louis Viannet, pour la CGT, se serrent historiquement la main, sourire aux lèvres,
devant les caméras de télévision. Mort Marc Blondel ? Que non ! Plus combattif et remonté que
jamais contre le pouvoir. Fallait pas "charger la bourrique" ! A lautre bout du plateau de télévision, ce
soir du 15 novembre, Nicole Notat, leader de la CFDT, ne partage pas la colère de Blondel et la
déception de Viannet. Elle fait taire ses critiques, défend le Plan-Juppé et traite les autres leaders
darchaïques. "Elle se prend pour un ministre.."lâche un militant CFDT énervé. Il ne sait pas que
Nicole Notat, depuis quinze jours au moins, ne cesse de batailler avec le pouvoir sur le contenu du
Plan dont elle connaissait lessentiel. Elle confie : "Si Blondel et Viannet ont été surpris par le plan
Juppé, ils pouvaient aller aux nouvelles, comme moi." Le 2 novembre, elle rencontre en secret
Chirac et son conseiller social, Olivier Dutheillet de Lamothe, à lElysée. Chirac pose des tas de
questions mais ne dit pas dans quel sens il veut aller. Notat, elle, lui "vend sa soupe" : " Si vous
voulez une réforme crédible, il faut un nouveau mode de financement, élargir lassiette de la CSG.
Mais pas de nouveaux prélèvements. Sauf pour rempbourser la dette." Chirac écoute, jette de temps
à autre un coup doeil à son conseiller social et prend note. Nicole soppose à laugmentation de la
cotisation-vieillesse, à la franchise de 10 francs sur les feuilles dassurance-maladie et sur les boites
de médicaments. Une heure plus tard, elle sort de lElysée. Le 11 novembre, après le changement
de gouvernement, la voilà chez Jacques Barrot, nouveau ministre du travail et des affaires sociales.
Ils se connaissent et sentendent bien. Au passage, Nicole Notat conseille à Barrot " de ne pas virer
Blondel de la CNAM". Le ministre lui apprend que la réforme sera profonde. Têtue, elle redit son
opposition à la franchise de 10 francs. Trois jours plus tard, elle appelle le directeur de cabinet de
Juppé, Maurice Gourdault-Montagne. Nicole Notat raccroche, rassurée : elle a obtenu tout ce quelle
demandait. Aussi, au matin du 15 novembre, avant même que le premier ministre parle à
lassemblée, Nicole Notat est parfaitment à laise en ouvrant la réunion du bureau national de la
CFDT. Devant une trentaine de responsables, elle parie que "80%" du plan quelle prône sera dans
le discours de Juppé. Du coup, le bureau entérine à la majorité moins deux abstentions, et refuse de
"rejoindre le camp de limmobilisme", petit pavé dans la mare de Blondel et de Viannet. Dailleurs, la
CFDT ne sassocie pas à la grève générale lancée par FO pour le 28 novembre. A 16h00, Juppé
parle. Sur lassurance-maladie, elle gagne son pari. Mais laffaire des régimes spéciaux lénerve.
Elle sait que "ses cheminots" vont gronder. Depuis le 22 novembre, le leader des cheminots CFDT,
opposée à la "ligne Notat", a écrit pour annoncer une grève longue et dure. Il demande à être recu
par Nicole Notat. Elle ne leur répond pas. Pas un mot, pas un conseil. Le 4 décembre, elle écrit au
premier ministre pour lui rappeller "son soutien critique" à la réforme de lassurance-maladie. Mais
elle va plus loin et dit "comprendre" les usagers qui "ne contestant ni le droit de grève, ni laction des
salariés" ...demandent lapplication dun service minimum. Entretemps, dans les manifs, certains
dénoncent le "plan Juppé-Notat". A la CFDT, les "moutons noirs" enragent contre Notat-la-traitresse.
Deux cent militants déchirent leur carte. Ils menacent, deviennent violents, la chassent dune
manifestation. Elle résiste, tient bon, sûre davoir choisi le bon chemin. Dans les regards noirs de
Blondel à Notat, au soir du 15 novembre, il y a tout cela : linterlocuteur "privilégié" furieux davoir été
floué, lhomme de FO "cocufié" par le pouvoir avec sa concurrente directe de la CFDT, et le
responsable syndical qui appelle à la grève pour repousser un plan défendu par Nicole Notat. En
cette fin novembre, pourtant, ce ne sont plus les appareils qui décident mais la base. Elle gronde,
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sindigne et refuse ce plan venu den haut. En France, ce nest pas le chaos mais cest toujours
lembouteillage. Et au milieu du concert bruyant des affirmations de Matignon, quelques initiatives
résolument maladroites de ministres et dhommes politiques vont ajouter ce quil manquait de
confusion. Cet dabord Arthuis qui, le 19 novembre, annonce la suprression des 20% dabattements
sur les impots au moment même où Juppé est sur le plateau de 7 sur 7. Le premier ministre a beau,
en direct, désavouer sèchement son ministre...Leffet dannonce, spectaculaire, nen brouille pas
moins le message de Matignon ! Cest ensuite François Fillon, proverbial gaffeur, qui annonce, de
Washington, la privatisation jusquà 49% du capital de France Telecom. Cela a peut-être le mérite de
rassurer les américains. Mais, du coup, la fédération CFDT des télécoms qui pronait la veille
lapaisement du conflit appelle dès le lendemain à la riposte contre "cette formidable provocation
gouvernementale" ! Au point que certains se sont demandé si Fillon, Séguiniste convaincu, na pas,
au détour dune gaffe sublime, savonné légèrement la planche de Juppé à Matignon. Le 2
décembre, en pleine crise, Philippe Séguin ira dailleurs jusquà Epinal dire aux cheminots grévistes
quil ne les considérait pas "comme des nantis". Propos tenus devant la presse, évidemment.
Histoire de montrer à Jacques Chirac que lon peut-être daccord sur un plan et savoir en même
temps choisir les mots pour lexpliquer. Petite pierre dans le jardin dAlain Juppé, deux jours à peine
après les maladresses de laffaire du "comité des usagers". Imaginez la tête dhenri Emamnuelli,
socialiste, quand il reçoit par fax une lettre du RPR qui conseille aux militants daider à la création de
comités dusagers. Sur une deuxième page, on donne le mode demploi en cinq points : un, créer
des contre-mesures ; deux, être discrets et ne ..jamais faire apparaître le RPPR ! Cest raté. Henri
Emmanuelli se depèche dajouter sur une troisième page, quelques uns de ses commentaires sur
les manières des briseurs de grève. Et il refaxe le tout à quelques agences de presse. Laffaire fait
scandale. On va jusquà soupçonner le premier ministre davoir commandité lopération. Mais
Jean-François Mancel, secretaire du RPR, affirme quil a voulu répondre aux appels excédés de ses
militants et se proclame lunique "responsable et coupable" de cette malheureuse initiative. Coups
bas, petites manips, cafouillages occupent les coulisses. Mais sur le devant de la scène, des
centaines de milliers de français expriment un profond malaise. Et leur refus de ce plan de
"sauvegarde" venu den haut. Pas à pas, le premier ministre doit reculer. Ce qui était intangible ne
lest plus. Et chaque manifestation, dont la dernière mardi dernier de plusieurs centaines de milliers
de personnes, sont autant de coups de gomme sur une copie quil croyait achevée. Ils changent les
mots, parlent de "modalités dapplication" puis de "concertation", de "médiateurs" puis de
"négociations". Le contrat de plan ? Repoussé pour une large discussion. Les régimes spéciaux de
retraites ? Pas question dy toucher avant longtemps.La commission Levert ? Effacée. Un sommet
sur lemploi ? Pourquoi pas. Et pour sauver la sécurité sociale, Matignon est prêt à une réelle
concertation avec lensemble des partenaires sociaux. Peut-être aurait-il fallu commencer par là ?
Trois semaines de grève..Pour quel résultat. "On aura subi une grève qui va mettre la SNCF à
genoux. Pour rien. Lentreprise ny aura rien gagné" soupire un cadre dirigeant de la SNCF. Le pays,
lui aussi, risque de navoir rien gagné à cet immense gâchis. Pour "un plan quils ont écrit sur un coin
de table" a dit un ténor de lopposition. On serait tenté de dire, devant tant de secret inutile, quil
sagit plutôt d"un plan écrit sur un coin de France." Un tout petit coin.
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