Extraits - Bernard Campiche Editeur

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Extraits - Bernard Campiche Editeur
O P É R AT I O N S H A K E S P E A R E
U N E AV E N T U R E
ANNE CUNEO
O P É R AT I O N
SHAKESPEARE
U N E AV E N T U R E
Photographies d’Anne-LiseVullioud
BERNARD CAMPICHE ÉDITEUR
CAMPIMAGES
O P É R AT I O N S H A K E S P E A R E , U N E AV E N T U R E
« … L’ E N J E U ,
C ’ E S T L A T O TA L I T É
Préface de Peter K.Wehrli
page 7
L’ AV E N T U R E
D ’O P É R AT I O N
page 11
NA I S S A N C E
»
SHAKESPEARE
D’HAMLET
E N G U I S E D ’ I N T RO D U C T I O N
page 29
A C T E I | page 43
A C T E II | page 57
A C T E III | page 77
A C T E IV | page 91
A C T E V | page 109
A C T E VI | page 127
EN
T RO I S I È M E D E C O U V E R T U R E :
DVD
avec
L E F I L M O P É R AT I O N S H A K E S P E A R E À L A VA L L É E D E J O U X
L’ I N T É G R A L I T É F I L M É E D E L A P I È C E N A I S S A N C E D ’H A M L E T
« … L’ E N J E U , C ’ E S T L A T O TA L I T É »
Un capriccio pour Anne
Quelqu’un écrit une pièce. On la monte. Ce sont les faits. La règle.
L’exception : Anne Cuneo a écrit une pièce. Cette pièce a été montée. Et cela a
déclenché un vaste processus. Qui lui-même s’inscrit dans une dynamique de
création totale. Dont fait partie, finalement, aussi ce livre.
Anne Cuneo a écrit une pièce de théâtre. En communion étroite avec la
troupe théâtrale du Clédar et avec ses metteurs en scène. Le Clédar : le mot
désigne la claire-voie à l’entrée des verts pâturages. Mais il indique aussi l’entrée dans le monde de l’art, la « clef d’art ». Clédar. Le sens littéral et le sens musical : le groupe joue sur tous les plans, jongle avec la langue, avec la phonétique
et avec le sens. L’un sans l’autre ne serait qu’éternelle moitié. Or, d’emblée,
l’enjeu, c’est la totalité.
Au départ, il y a Shakespeare. Et sa pièce Hamlet. Dans la quatre cent quatrième année après sa création à Londres,Anne Cuneo l’a utilisée comme base
pour sa propre interprétation, Naissance d’Hamlet, une fantaisie. Où il est
constamment question de la manière dont la pièce fut écrite. Car, d’emblée,
l’enjeu, c’est la totalité. Jusque-là, la Compagnie du Clédar avait toujours cherché,pour chacun de ses spectacles,le cadre approprié,le cadre idéal.Cette fois,
elle ne s’est pas contentée de chercher un lieu et de le trouver. Dans la mesure
où, d’emblée, l’enjeu, c’est la totalité, le Clédar a construit son propre théâtre.
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Ce geste premier est on ne peut plus radical,plus fondamental dans son accomplissement. Les séjours à Londres pour visiter le Théâtre du Globe de
Shakespeare font tout autant partie intégrante de la mise en scène que les vingt
représentations à guichets fermés du Sentier. C’est là, à la Vallée de Joux, que
le Clédar s’est construit son propre théâtre du Globe, son monde théâtral, son
théâtre du monde – son monde. Ainsi, l’architecture fait partie de la mise en
scène autant que de la représentation. Et inversement. Car, d’emblée, l’enjeu,
c’est la totalité.
« Commencer de zéro », c’est de cette déclaration que tout est parti. Elle est
la condition sine qua non pour atteindre à la totalité, pour tendre vers cet
ensemble qui fait discrètement partie du Gesamtkunstwerk (l’œuvre d’art
totale). Eh oui, si l’art existait, il ne serait pas nécessaire d’en faire ! Le but de
toute activité artistique, c’est la proximité.Au début, il y a la langue. La langue
de Shakespeare et la langue d’Opération Shakespeare à la Vallée de Joux,
d’Anne Cuneo. Naissance d’Hamlet a par ailleurs sa place dans cette
Opération Shakespeare qui rassemble des éléments à foison.C’est dans les personnages de la pièce que cette langue prend âme et corps. Elle trouve donc là
sa deuxième expression.
Et la spirale continue à tourner : Anne Cuneo écrit le scénario d’un film sur
la création de la pièce qu’elle a écrite. Elle écrit donc forcément sur son écriture. Et réalise elle-même le film à propos de…, etc. Et voilà que la langue est
devenue image. Est-ce là la troisième ou la quatrième transmutation ? On pourrait aussi parler de dynamique de groupe. Car voilà la photographe AnneLise Vullioud qui, en photographiant la mise en scène, rend également
compte – comme si cela allait de soi – de la naissance du film sur la mise en
scène de la pièce d’Anne Cuneo. Le véhicule initial est présenté ici sous sa cinquième forme. La sixième, ce sont ces pages serrées entre deux couvertures : le
livre, qui avec le texte de la pièce, le DVD et les photos, réunit ces formes et en
résume le langage. Peut-on approcher la totalité de plus près ?… (La phrase qui
suit doit être lue à voix haute)… Avec la mise en scène de la pièce qu’Anne
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Cuneo a écrite, sur la création de laquelle elle a écrit un scénario pour un film
qu’elle a elle-même réalisé,et qui accompagne maintenant,sous forme de DVD,
le livre qui contient le texte de la pièce. Cette généalogie étourdissante
peut, bien entendu, être inversée,et on pourrait commencer par le texte écrit.
Car, d’emblée, l’enjeu, c’est la totalité. Là où tout se rassemble, chaque élément
est le rouage du mécanisme qui nous mène au but, là où tout est réellement en
rapport avec le tout.
Et si on voulait mentionner un septième élément, l’écrin dans lequel
l’aventure se présente, il faudrait parler de l’espace dans lequel tous ces
éléments s’inscrivent,de l’espace qui les rassemble tous : l’architecture du théâtre que le Clédar a construit lui-même, avec opiniâtreté. Un espace pour l’art,
un espace pour son propre monde. C’est seulement là que peut être assumée
toute l’entreprise, tout ce qui a été réalisé.Voilà donc des gens qui assument la
responsabilité du monde qu’ils façonnent pour eux-mêmes.Avec les moyens de
l’art. Quoi de plus radical, quoi de plus accompli, pour donner un sens à l’idée
de « clef d’art ».
P E T E R K. W E H R L I ,
écrivain, Zurich
P.- S. Nous avons une pièce, une mise en scène, des représentations, un espace,
un film, des photos. Et maintenant nous avons un livre et un DVD. Nous avons
tout. Que vouloir de plus ?
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L’ AV E N T U R E D ’O P É R AT I O N S H A K E S P E A R E
O P É R AT I O N S H A K E S P E A R E
J’hésite à fixer le moment où cela a commencé.
Est-ce le jour de 1985 où j’ai entrepris de travailler avec le metteur en
scène Benno Besson qui montait Hamlet ?
Est-ce le jour de 1991 où l’historien anglais A. L. Rowse m’a promis de m’aider à écrire Le Trajet d’une rivière à condition que j’écrive ensuite « son »
roman, l’histoire de la maîtresse de Shakespeare, la célèbre « Dark Lady » ?
Ou bien est-ce le jour de 2004 où la Compagnie du Clédar m’a demandé
d’écrire pour elle une pièce à propos de Shakespeare qu’elle jouerait à la Vallée
de Joux (dans le Jura vaudois) où elle était établie ?
Disons que l’élan vient de loin, et qu’Opération Shakespeare a été l’aboutissement d’un long processus.
Je ne savais rien de Shakespeare au moment où j’ai commencé à travailler
avec Benno Besson, metteur en scène suisse de réputation internationale,
qu’Hamlet passionnait et qui l’a mis en scène plusieurs fois : au bout de trois
ans et de plusieurs versions de la pièce – en français, en allemand et en
finnois –, j’avais pris conscience de la profondeur de ce texte, de son importance pour la pensée contemporaine, mais son rapport avec la personne de
Shakespeare (qui n’intéressait guère Benno Besson) restait flou.
J’ai commencé à comprendre les problèmes qu’avait pu rencontrer
l’homme Shakespeare lorsque j’ai étudié l’époque dans laquelle il avait vécu, et
A. L. Rowse est devenu alors très important.
A. L. Rowse était issu d’une famille très pauvre de mineurs de Saint-Austell,
en Cornouaille britannique. Son intelligence hors du commun, ses dons littéraires,
l’avaient fait remarquer dès son plus jeune âge, et il s’était retrouvé à Oxford à
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dix-sept ans.Après une licence d’histoire, il a obtenu un doctorat au célèbre et
prestigieux All Souls College dont il est devenu membre (fellow) à vingt-deux
ans. All Souls est un établissement dont les membres sont payés pour s’adonner à la recherche, et n’ont pas l’obligation de fournir d’enseignement.
A.L.Rowse a choisi de se plonger dans l’Angleterre élisabéthaine.C’était un original qui, tout au long de sa vie, a irrité ses pairs par son refus de se conformer
aux idées reçues. Lorsque j’ai fait sa connaissance, il avait quatre-vingts ans
passés, et il était devenu (littéralement) un puits de science : il savait tout sur
l’époque élisabéthaine,et Shakespeare était sa passion,il connaissait son œuvre
à fond, il savait parler de lui comme s’il avait été un ami en chair et en os ; son
originalité l’avait amené à considérer les problèmes de la recherche shakespearienne dans une perspective singulière et enrichissante. Je lui ai fait confiance :
nous nous sommes très bien entendus, il m’a indiqué des pistes insoupçonnées, et surtout m’a proposé une méthode pour moi inédite de considérer
l’Histoire. Je lui dois d’avoir pu faire de Shakespeare, dans Objets de splendeur, Mr. Shakespeare amoureux, un personnage de roman (et plus tard de
théâtre) crédible. C’est en relisant ses pièces et ses poèmes dans cette perspective que j’ai enfin compris la profondeur de celui que j’avais toujours considéré,
jusque-là, comme une icône inaccessible; j’ai appris à voir ses contradictions, ses
conflits, ses ambitions – j’ai enfin saisi que ce génie avait aussi été un être
humain ordinaire qui aurait pu paraphraser le Shylock du Marchand de Venise,
et s’écrier :
Je suis un artiste. Et un artiste n’a-t-il pas d’yeux ? N’a-t-il pas des mains,
des organes, des dimensions, des sens, des affections, des passions ? Nourri des
mêmes aliments, blessé avec les mêmes armes, sujet aux mêmes maladies,
guéri par les mêmes moyens, réchauffé et refroidi par les mêmes hivers et les
mêmes étés qu’un autre homme ? Si vous nous embrochez, nous saignons. Si
vous nous chatouillez, nous rions. Si vous nous empoisonnez, nous mourons.
C’est peut-être alors qu’est véritablement née l’Opération Shakespeare,
car c’est alors que j’ai commencé à formuler, d’abord vaguement, un projet.
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J’avais vu fêter le 200 e anniversaire de La Flûte enchantée de Mozart,
j’avais ensuite entendu parler des célébrations du 200e anniversaire du
Guillaume Tell de Schiller. Je me suis demandé pourquoi on ne commémorerait pas la pièce la plus jouée du monde, Hamlet, pour son 400 e anniversaire.
J’ai fini par penser qu’on aurait pu imaginer comment Shakespeare en
était venu à écrire Hamlet tel que nous le connaissons. En effet, je savais qu’il
existait quatre versions différentes de la pièce : trois éditions in-quarto, et
une édition définitive in-folio publiée après la mort de Shakespeare par ses
compagnons. Les différences (surtout entre le premier et le deuxième inquarto) témoignent du travail de l’écrivain, et je les ai toujours trouvées
intéressantes.
Pour écrire le roman Objets de splendeur, ce que j’avais entrepris, au
départ, pour faire plaisir à A. L. Rowse, et dans lequel je racontais l’histoire de la
« Dame brune » de Shakespeare en m’inspirant des découvertes originales sur le
sujet mises à ma disposition par Rowse, j’ai dû faire des recherches très approfondies sur la troupe à laquelle Shakespeare a appartenu tout au long de sa vie
d’adulte, et j’ai fini par avoir une idée de ce que pouvait être le quotidien d’une
telle troupe.
À côté de cela, j’ai commencé à lire tout ce que je trouvais sur la situation
économique, politique et sociale des comédiens autour de 1601-1603, les
années où, selon toute probabilité, la pièce qui est encore jouée aujourd’hui a
véritablement pris forme. Je me suis fait une image des préoccupations à la fois
artistiques et économiques de la troupe dans son ensemble, et de « Maître Will »
en particulier : il était à la fois un des actionnaires de l’entreprise « Théâtre du
Globe », son principal écrivain, et (comme la tradition le voulait) le metteur en
scène de ses œuvres. Nous savons que ces mises en scène étaient généralement
très simples, mais nous savons aussi, par les œuvres de Shakespeare lui-même,
qu’il avait des idées bien arrêtées sur ce que les comédiens devaient faire ou ne
pas faire sur scène ; ce qu’il demandait était complexe et, pourrait-on dire, éminemment « moderne ».
J’ai accumulé un matériel considérable, mais je n’ai pas commencé la
pièce ; j’attendais de savoir pour qui l’écrire.
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La seule difficulté pour célébrer le 400e anniversaire d’Hamlet était la
date. En effet, les in-quarto ont paru entre 1601 et 1604. Je pensais qu’on aurait
pu s’entendre sur 1604 ou même, à la rigueur, 1605. Dès l’an 2000, j’ai pris
contact avec tous les théâtres où je connaissais quelqu’un pour proposer mon
idée. Partout, elle a été accueillie avec enthousiasme. Partout, on m’a assurée
qu’on allait me rappeler. Début 2004, personne ne l’avait fait. Je me suis dit
que dans quelques mois, un an au plus, l’anniversaire serait passé, et qu’il valait
mieux oublier. Je n’avais pas vraiment envie d’écrire la pièce dans le vide.
LE CLÉDAR ENTRE EN SCÈNE
C’est en mai 2004 que le Clédar, que je ne connaissais pas, a pris contact
avec moi : un mail m’expliquait que des comédiens amateurs de la Vallée de
Joux voulaient monter « un spectacle Shakespeare » pour le vingtième anniversaire de leur troupe, et auraient voulu me demander un conseil. L’idée leur était
venue de me consulter après la lecture d’Objets de splendeur. Nous avons
convenu d’un repas en commun où je me suis rendue sans enthousiasme.
L’année précédente, j’avais fait avec une troupe d’amateurs qui m’avait
demandé une pièce sur mesure une expérience frustrante, et je craignais une
répétition d’une telle expérience.
Je me suis retrouvée face aux membres du comité du Clédar et aux deux
metteurs en scène du spectacle à venir, que je connaissais de nom : Sophie
Gardaz et Michel Toman. Je me suis dit que la personnalité des metteurs en
scène était en tout cas un gage de sérieux.
Comme je n’ai jamais beaucoup aimé donner des conseils, à la première
question je me suis empressée de le faire savoir. « Mais », ai-je dit, « j’ai une idée. »
J’ai exposé mon projet de commémorer le 400e anniversaire d’Hamlet en
écrivant une fantaisie dans laquelle on imaginerait Shakespeare écrivant la
pièce. J’ai un peu oublié les détails de la discussion, mais je me revois, sur le
quai de la gare, attendant le train qui me ramènerait chez moi, tout étourdie par
la surprise : mon idée les avait enthousiasmés.
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L E V E R D E R I D E AU
Il m’a fallu du temps. Je ne savais pas comment empoigner la matière.
Soudain, il me semblait que les transformations d’une version à l’autre de
la pièce n’étaient pas assez affirmées pour être théâtralisées, et je n’arrivais pas
à écrire un début qui convainque. Pendant plusieurs mois, j’ai tourné autour du
sujet. J’avais promis de livrer la pièce pour Noël, le temps passait et je n’étais
pas loin de la panique. Si seulement…
Je me suis mise à rêver de la version originale de la pièce, celle que les shakespearologues évoquent souvent et qu’ils appellent l’Ur-Hamlet. Elle avait
existé longtemps avant 1600, c’était certain, mais elle était perdue, tout le
monde le disait.Tout le monde ? Pas vraiment. Juste au moment où je commençais à désespérer,je suis tombée sur un texte critique qui expliquait qu’une version ancienne d’Hamlet avait été retrouvée en Allemagne, et que ce pourrait
être une traduction (sans doute un peu corrompue) de l’Ur-Hamlet. En cherchant,j’ai trouvé d’autres historiens de la littérature persuadés que la pièce allemande était l’Ur-Hamlet.
Il a fallu que je me livre à une véritable chasse au texte pour la retrouver.
Les traductions anglaises du texte allemand – qui était lui-même, certainement, une traduction – n’étaient pas difficiles à localiser, il y en a plusieurs ;
mais j’avais l’impression que toutes puisaient par trop dans le texte anglais
que Shakespeare a écrit plus tard. J’ai fini par dénicher l’« ur-texte » allemand
dans un livre consacré à Shakespeare en Allemagne 1. La pièce est beaucoup
plus courte que les versions que nous connaissons, et très primitive. Je l’ai
traduite tout entière en français pour m’en imprégner 2. Et c’est alors que
l’idée a surgi.
Que l’Ur-Hamlet fût de Shakespeare ou pas, cela m’était égal : je laisse ce
débat à d’autres. Le fait est qu’il présentait pour moi l’avantage d’un texte qui
permettait de rendre très clairement le chemin parcouru entre une version
laborieuse de la légende nordique due à une plume inexpérimentée et le chefd’œuvre que nous connaissons.
1
Albert Cohn, Shakespeare in Germany in the 16th and 17th Centuries, 1864 (reprint Éd. Sändig,Wiesbaden, 1967).
2
Elle est publiée dans mon Rencontres avec Hamlet, Bernard Campiche Éditeur, 2005.
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Naissance d’Hamlet, une fantaisie a ainsi pris forme : la troupe de
Shakespeare décide de répéter la pièce primitive, que Shakespeare a écrite
lorsqu’il était très jeune ; à mesure que les répétitions avancent, il réalise qu’il a
mûri,que le texte n’est plus digne de lui,qu’il doit le retravailler.Le temps presse,
l’argent manque, et la réécriture va de pair avec les répétitions, ce qui crée une
forte tension, un suspense, et permet quelques situations cocasses. Hamlet est
certes une tragédie, mais autour d’elle mon intention était d’écrire une comédie.
Une fois terminée une première version du texte,j’ai travaillé avec les metteurs en scène. Nous avons dédoublé certains rôles pour que tout le monde
puisse être sur les planches (c’est l’exigence habituelle des troupes d’amateurs
– il faut des rôles pour chacun), ce qui n’a présenté aucun problème. Sophie
Gardaz et Michel Toman m’ont encouragée à aller au bout de mes idées, et j’ai
finalement mis au point une version définitive à laquelle j’adhérais complètement et qui satisfaisait tout le monde.
À Noël la pièce était livrée. Une lecture complète en ma présence allait
être faite début janvier, je ferais encore quelques corrections qui s’avéreraient
nécessaires, puis je resterais disponible mais ne m’occuperais plus de rien. La
mise en scène était l’affaire exclusive de Sophie et de Michel.
LA CAMÉRA ENTRE DANS LE CHAMP
Je ne sais plus à quel moment j’ai compris que la pièce serait jouée dans
un théâtre élisabéthain. Il avait été question tout d’abord de racheter une
réplique du Globe de Londres fabriquée en son temps en Valais par le
Théâtre Malacuria. Mais les tractations avec le propriétaire ont été pénibles
et compliquées, et n’ont finalement pas abouti. Le Clédar a alors décidé de
construire son propre théâtre. Non pas un Globe en petit, mais une interprétation du Globe. Pour ce faire, Marc Jeannet, le mari d’une des actrices, qui
est ingénieur, Patrick Schor, compagnon charpentier proche du Clédar, et
quelques membres du comité du Clédar sont allés à Londres inspecter le
Théâtre du Globe, et s’entretenir avec Peter McCurdy, l’architecte responsable
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de la reconstitution du théâtre de Shakespeare. Après quoi ils ont mis en
route leur théâtre, familièrement appelé « le Cocon » (à cause de sa forme) ou
« le Globule » (à cause du grand ancêtre). Pour sa construction, on a utilisé le
bois des forêts de la région, les acteurs ont assisté à l’abattage des arbres, au
débitage en planches, à leur entreposage pour l’hiver. Pour financer l’opération, on a émis des parts, qui ont été achetées par les habitants de la Vallée et
par les aficionados du Clédar, qui en était à son dixième spectacle et qui a
des admirateurs inconditionnels. Sous la direction de Marc Jeannet et de
Patrick Schor, la construction a pris forme, et de nombreux bénévoles leur
ont prêté main-forte. C’est dire que toute la Vallée de Joux était impliquée
dans le projet.
Lorsque la première lecture du texte a eu lieu, je savais tout cela, mais je
n’avais pas encore vraiment pris la mesure des choses. Ce soir-là, pourtant, une
évidence s’est imposée à moi : j’étais là dans une entreprise assez extraordinaire, dont il serait dommage de ne pas garder un souvenir tangible, d’une
manière ou d’une autre.
Et pendant que j’écoutais se dérouler le texte, que j’entendais les
remarques des metteurs en scène, que je voyais surgir dans l’imagination
des images, une idée a commencé à germer – à la fin de la soirée, elle avait
pris forme : il fallait filmer l’aventure. Mais avec quels moyens ? Le travail
commençait déjà, il fallait filmer tout de suite. Or, financer un film, cela
prend du temps, trop de temps en l’occurrence. Mon idée était irréalisable.
Je disposais certes d’un crédit que je n’avais le droit d’utiliser que pour faire
un film, mais il me paraissait insuffisant.
Pourtant, dans les jours qui ont suivi, l’idée qui paraissait folle a peu à peu
pris une allure presque raisonnable parce que,chaque fois que je leur parlais de
mon travail avec le Clédar, amis et connaissances concluaient : « Tu vas filmer
tout ça, bien entendu ? » Et il est arrivé un moment où j’ai fini par répondre :
« Bien entendu. » À partir de là, j’ai planifié ce que je pouvais faire avec l’argent
dont je disposais. Je n’ai pas renoncé à chercher du financement, au contraire.
Mais l’essentiel, en attendant, c’était de tourner, à la fois, les répétitions et la
construction du théâtre.
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Je n’entrerai pas ici dans le détail des considérations techniques et des vicissitudes du financement. Je mentionnerai cependant que je n’ai pas réussi à
convaincre la Télévision suisse romande – où je travaille depuis plus de vingt
ans –, qui était l’interlocuteur qui m’avait paru «naturel» pour un tel film (ses
objections : je ne pouvais pas faire un bon film, puisque c’était moi qui avais écrit
la pièce, je n’aurais pas la distance nécessaire; et puis des Clédar, en Suisse
romande,il y en a «treize à la douzaine»,pourquoi aurait-on choisi celui-là).La personne qui m’a fait confiance, en revanche, et qui m’a mise en contact avec la
Fondation Alexis Victor Thalberg,qui a mis à ma disposition de quoi finir le film,
c’est le producteur zurichois Peter-Christian Fueter, avec qui je n’ai jamais travaillé,mais qui a compris au quart de tour la situation : que je faisais un film non
sur « ma pièce »,mais sur le phénomène étonnant,loin du « treize à la douzaine »,
d’une troupe capable de mobiliser toute une vallée autour de Shakespeare et
de monter son spectacle dans un théâtre financé et construit par les gens du
lieu. Il a compris également ce qui m’avait toujours paru couler de
source : dans le cas particulier, le fait que j’avais écrit la pièce était un avantage,
et non un inconvénient. Car, mieux que quiconque, j’étais presque toujours à
même de prévoir ce qui allait se passer.
M OT E U R , Ç A T O U R N E !
Si le film a pu se faire avec les moyens finalement limités dont je disposais,
c’est essentiellement grâce à un certain nombre de personnes.
Tout d’abord, les gens du Clédar : ils m’ont ouvert les bras, et ont d’emblée
été prêts à tout. « Soyons fous ! » était, en quelque sorte, leur devise, et c’est
devenu la mienne. Ils étaient toujours disponibles.Très rapidement, ils se sont
habitués à notre présence et n’ont plus vraiment vu ni la caméra ni le micro
qui, certains jours, les suivaient (ou les précédaient) partout. Ils ont répondu
avec un naturel absolu aux questions, ils nous ont nourris et logés, ils nous ont
facilité le travail par tous les moyens à leur disposition. Ils ont sacrifié des jours
de repos pour tourner des gros plans de leurs répétitions. Sophie Gardaz et
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Michel Toman, les metteurs en scène, ont par ailleurs toujours accepté notre
présence, et nous ont permis de filmer même à des moments très délicats.
Nous avons pu suivre l’entreprise du Clédar, son « spectacle Shakespeare »,
de bout en bout : les prises de décision, les lectures, la visite du Globe de
Londres à titre d’inspiration, les premières répétitions, les cours d’escrime
(nécessaires parce qu’on allait jouer la fin d’Hamlet, avec le duel entre Hamlet
et Laërtes), les essayages de costumes et de maquillage, les progrès dans le jeu
des uns et des autres, l’intervention des musiciens ; parallèlement nous avons
suivi les phases essentielles de la construction du théâtre, de l’abattage des
arbres à la mise en place de la bâche qui recouvre la structure.
Le film doit par ailleurs énormément au talent des cameramen – Thomas
Kubiak, Daniel Leippert et Camille Cottagnoud – qui ont accepté de travailler
dans les conditions précaires que je leur offrais, et ont mis tout leur savoir, leur
ingéniosité, leur enthousiasme au service de la production.
Et enfin le film est devenu ce qu’il est grâce au véritable magicien qu’a été
le monteur Patrice Freymond, qui a su utiliser le matériel (parfois limité par le
manque de moyens) si habilement, et avec tant de sensibilité, que le film réussit véritablement à mettre en valeur les qualités qui sont celles du Clédar
lorsqu’il monte un spectacle : allant, ferveur, perfectionnisme, intransigeance,
dévouement de tous les instants, tout cela au service d’une philosophie de la
vie, de l’amitié solidaire, et d’un talent qui va bien au-delà de ce qu’on est en
droit d’attendre d’une troupe d’amateurs.
D’autres ont contribué par les moyens les plus divers à l’existence du film.
Mentionnons tout spécialement les musiciens Thierry Dagon, Marc Liardon,
Bernard Meylan et Steve Ayrton, ainsi que le preneur de son Gilles Abravanel.
Mais il y en a beaucoup d’autres : l’équipe de FreeStudios à Genève qui a
assuré la postproduction (Pascal Girardin, Giorgio d’Imperio, Steve Corneo,
Emmanuel Hungrecker, Boris Rabusseau, Chan-Won Park, Mik Clavet), ainsi que
Christian Vullioud,Anne-Lise Vullioud ou Alain Bottarelli, tous ont été essentiels
pour donner sa forme définitive au film ; sans oublier les anonymes qui nous ont
donné un coup de main – tant il est vrai qu’un film est toujours le fruit d’un travail d’équipe, et que les métiers les plus divers contribuent à sa finition. Quant à
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Peter-Christian Fueter et à la Fondation Alexis Victor Thalberg, c’est bien simple :
sans leur aide, ni le film ni le DVD n’auraient pu être terminés. Notre reconnaissance envers eux va au-delà des mots.
L E S P R E S S E S S E M E T T E N T E N RO U T E
Ainsi, l’Opération Shakespeare a été une aventure multiple.
Il y a d’abord eu Naissance d’Hamlet, la pièce montée par le Clédar à la
Vallée de Joux. La troupe s’est dépassée à tous les niveaux – jeu, financement,
et succès. À côté du théâtre, elle avait organisé une « Taverne de Maître Will » où
serveuses et serveurs étaient en costume de l’époque Tudor – où la cuisine
était inspirée de recettes élisabéthaines. L’ambiance était telle que, dès le seuil
passé, on avait la sensation d’être dans un tableau de Bruegel : la taverne aussi
a été pleine de bout en bout, elle aussi a remporté un franc succès. « Elle n’est
pas là pour nous faire gagner trois sous », disaient ceux du Clédar, « mais pour
mettre le spectateur dans l’ambiance. » Pari tenu.
Dans le théâtre lui-même, où Marc Jeannet et Patrick Schor avaient réussi à
recréer une ambiance évocatrice de ce qu’avait dû être le Globe du temps de
Shakespeare en dépit du fait que la salle comptait deux cents places au lieu de
deux à trois mille, la troupe a joué devant des salles qui débordaient de monde
et qui, soir après soir, l’ont ovationnée. Plus de quatre mille spectateurs ont
ainsi vu Naissance d’Hamlet en moins d’un mois. Lorsque je rencontrais les
gens à la sortie, souriants, n’ayant souvent pas envie de s’en aller tout de suite,
cela me rappelait une remarque que m’avait faite un jour Benno Besson à la sortie d’une de ses mises en scène : « Lorsque nous sommes bons, sans plus, les
gens sont contents. Mais lorsque nous faisons vraiment notre travail, les spectateurs sont heureux, et, à la sortie, leurs visages reflètent ce bonheur. »
Les représentations ont eu un autre écho encore : les gens avaient entrevu
un Shakespeare humain, hésitant, peinant à écrire – nombreux sont ceux qui ont
eu envie de lire ses textes,qu’ils avaient jusque-là tenus pour inaccessibles,et qui
leur paraissaient soudain si proches.
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L’aventure théâtrale de cette Opération Shakespeare a donc été une réussite.
Tout comme l’aventure du film : conçu d’abord comme un court documentaire (j’imaginais arriver à une demi-heure avec le matériel que je pensais
pouvoir tourner), il a fini par être un long métrage de quatre-vingt-cinq minutes au rythme soutenu et même riche d’un certain suspense, si j’en crois
les nombreux spectateurs qui assurent l’avoir vu comme une fiction. Il a été
présenté avec succès aux Journées cinématographiques de Soleure, et passe
régulièrement dans de petits cinémas. La plupart de ceux qui l’ont vu ont
été touchés par l’aventure du Clédar. Grâce au grand talent de Patrice
Freymond (le monteur du film) qui a su exploiter le matériel avec ingéniosité
et maestria, nous avons même pu reconstituer une représentation entière de la
pièce Naissance d’Hamlet, une fantaisie.
Aujourd’hui, l’Opération Shakespeare prend de nouvelles formes, puisque
ce qui au départ a été une pièce est devenu un film et donne naissance à un livre
qui permet d’aborder l’expérience dans son ensemble.Anne-Lise Vullioud (dont
nous avons utilisé dans le film les photos qu’elle a prises lors des spectacles précédents du Clédar) a été le témoin discret et omniprésent de toute l’aventure.
Elle a réussi à en capter certains instants de magie. Son regard attentif complète
le panorama de cette aventure que fut l’Opération Shakespeare à la Vallée de
Joux.
En ce qui me concerne, l’aventure m’a permis de synthétiser des connaissances acquises (grâce aux deux maîtres qui me les ont transmises, Benno
Besson et A. L. Rowse) au cours des vingt années qui l’ont précédée ; j’ai consacré deux ans à cette expérience, presque autant que le temps qu’il me faut pour
écrire un roman historique. Elle s’achève pour moi au moment où commence la vie autonome du livre, du film et de la pièce en DVD ; je considère
avoir vécu là, en dépit des incertitudes et des difficultés, deux des années les
plus exaltantes de ma vie.
Octobre 2006
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Sophie Gardaz, Michel Toman, les metteurs en scène complices, enthousiastes et talentueux – derrière eux,
comme il se doit, l’auteur veille…