L`ORAL DANS LA CLASSE : COMMENT EN PARLER

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L`ORAL DANS LA CLASSE : COMMENT EN PARLER
La parole est le lieu de scission des niveaux dans la classe,
non dans son accomplissement réel, mais dans les prises de
position qu’elle suscite de la part des élèves.
L’ORAL
DANS LA CLASSE
:
COMMENT EN PARLER ?
À partir de parole d’élèves, quelques jalons
pour une réflexion
Marielle RISPAIL
Q
« ORAL » PARLE D’ÉCOLE. Dans la vie, on emploie les mots « parler », « parole », « dire ». L’oral, c’est le bac de français, ou la deuxième
manche d’une épreuve dont on aurait raté ou réussi (c’est selon) la première : on « va à l’oral ». Bref oral rime avec examen ; sinon le mot existe peu.
Or, de la maternelle au collège au moins, les textes officiels nous invitent de
plus en plus à prendre en compte cette dimension de la communication et des
pratiques scolaires. Les enseignants sont souvent désarçonnés face à ces textes
dont ils reconnaissent le bien-fondé, mais auxquels ils reprochent de leur indiquer où aller sans leur indiquer comment y aller. De plus, les outils de formation (ouvrages théoriques, formation initiale, stages de formation continue,
manuels pratiques) manquent cruellement à qui voudrait s’initier aux pratiques
de l’oral. Enfin, l’attitude des élèves eux-mêmes fait souvent obstacle aux
essais de pratique dans la classe. Nous allons aborder la question par le biais du
discours des élèves pour en tirer quelques questions et pistes de travail.
UI DIT
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LETTRES OUVERTES n° 10
Q U ’ EN
DISENT LES ÉLÈVES ?
Dans une communication récente 1, nous avions essayé de montrer qu’aucun
métalangage de l’oral ne pouvait se dégager de représentations qui ne poseraient pas l’oral et la prise de parole comme objets de savoir et de progression.
Nous allons donner quelques exemples de ces paroles d’élèves 2 sur leur propre
parole scolaire.
L E « BON
ÉLÈVE
»
ET LA PAROLE
Prendre la parole en classe participe à la panoplie du bon élève : est bon
élève celui qui répond, et qui répond non pas juste (quel élève peut en juger ?),
mais qui répond ce qu’attend l’enseignant. Mais la parole « mal » prise, ou à un
moment jugé inopportun, sert surtout à stigmatiser l’élève fautif : la parole du
maître intervient, hic et nunc, pour bloquer l’interaction. Et l’élève en donne un
écho désabusé : ces pratiques somme toute courantes semblent prendre plus
d’acuité du fait de leur intervention au moment même de l’erreur, et peut-être
devant tous les autres participants :
ÉLÈVE. — Oui, moi, en français, il me dit tout le temps.
ENSEIGNANT. — Qu’est-ce qu’il te dit ?
ÉLÈVE. — Il dit qu’il faut parler mieux.
ENSEIGNANT.— Et ça t’aide à parler mieux ?
ÉLÈVE. — Ben non.
L’assurance, dans la constatation et le jugement, montre combien est ambigu
l’appel à la parole dans la classe : il faut parler parce que ça fait partie du jeu,
parce que ça fait plaisir au professeur, parce que ça montre qu’on est là. Mais
parler vous expose aux critiques, voire aux sarcasmes, parler vous pousse vite
vers l’envie de ne plus parler. Parler c’est exhiber ses défauts, impudiquement,
définitivement. Faut-il s’étonner que les élèves s’effraient et s’en éloignent ?
Les « bons » élèves non plus n’ont pas d’illusions. Ils font semblant de jouer
le jeu de la parole attendue, mais restreignent soigneusement la « vraie » parole,
celle où ils se livreraient un peu. J’avais rapporté à Fanny et Magali, têtes de
classe, la parole d’un de leurs camarades disant : « Nous, on discute pas, parce
que les profs ont toujours raison. » Les deux gamines ont pouffé de rire et
exposé quel savoir empirique elles tiraient de leurs observations sur ce sujet :
1. Journées de la DFLM, « Les métalangages dans la classe de français », Lyon, septembre 1995.
2. Les citations qui suivent sont extraites d’entretiens, réalisés en 1994 et 1995, avec 14 élèves d’un
collège grenoblois, pour une recherche menée sous la direction de Louise Dabène.
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L’oral dans la classe, comment en parler ?
de la mesure, de la retenue en classe, voilà la recette des bons élèves. Le « bon »
élève n’est donc pas celui qui vit des expériences spécifiques, mais celui qui
tire très vite parti de ses observations, à son profit et pour se protéger plus que
pour s’exposer :
ÉLÈVE. — Ils peuvent dire qu’ils ont raison, mais on sait qu’ils ont tort (rires).
ÉLÈVE. — On le garde pour nous, des fois, mais on sait.
ENSEIGNANT. — Tu veux dire que la discussion n’est pas possible ?
ÉLÈVE. — Oui, c’est sûr que c’est pas possible, parce qu’ils sont fixés sur leur avis,
alors on a beau contredire : non non c’est moi qui a raison (rires).
Le bon élève se permet de prendre des décisions, face au savoir et à ceux
qui le détiennent et le transmettent, qui renforcent son autonomie face à eux.
On observe un phénomène de « boule de neige » où l’assurance en soi entraîne
le choix spontané de stratégies d’évitement salutaires, qui vont venir consolider
peu à peu cette même assurance. Face à la parole, le bon élève sera toujours
gagnant. L’élève en difficulté a le sentiment intime qu’il ne peut être que perdant, et définitivement. Ce qui les distingue, c’est donc moins leurs compétences, que leur attitude décidée devant cet aspect du savoir scolaire, et surtout
l’autorisation intime qu’ils s’accordent ou pas de décider de cette attitude –
qu’elle soit de retrait ou de participation.
On voit que la parole est le lieu de scission des niveaux dans la classe, non
dans son accomplissement réel, mais dans les prises de position qu’elle suscite
de la part des élèves. « Selon que vous serez puissant ou misérable […] » : l’enfant se fait lui-même le justicier de ses propres lacunes, et se prédispose, par un
discours intérieur préventif, à un échange verbal figé où son rôle de « raté » est
écrit de toute éternité. Partant, il ne peut envisager de réussite.
Cette représentation s’inscrit dans le tableau plus large de la parole dans la
classe, dont les élèves ont aussi une image très claire.
LA
PAROLE MÉDIATE
La parole en classe ne peut être que seconde ou médiate. On ne parle pas à
un professeur, on lui répond, c’est ce qui ressort implicitement de la réponse
suivante :
ENSEIGNANT. — Tu parles avec les professeurs ?
ÉLÈVE. — Non ça dépend, je parle quand je sais, je pose pas de questions.
De même, Jacob et Reda soulignent la nécessité d’une médiation corporelle,
lever le doigt :
ENSEIGNANT. — Est-ce que vous prenez facilement la parole ?
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LETTRES OUVERTES n° 10
ÉLÈVE. — Ben on lève le doigt, elle nous interroge […].
ÉLÈVE. — J’essaie mais c’est souvent d’autres qui lèvent le doigt avant moi, alors […].
ÉLÈVE. — Oui il faut être rapide.
Ces chicanes, par lesquelles il faut passer avant que la parole se fasse jour,
la découragent parfois :
ÉLÈVE. — Y a un exercice qu’on comprend pas, on lève le doigt par exemple […].
ÉLÈVE. — Des fois ils nous répondent pas, si t’écoutes pas, ils disent.
Demander en levant le doigt est ici une variante de l’acte de répondre : et on
peut le faire en vain, si le professeur juge qu’on ne mérite pas réponse, voire
pas voix à la question (« si t’écoutes pas […] »). Cette parole a deux versants :
obligatoire pour les « bons » élèves, ceux qui savent, pesante ou aléatoire pour
les autres, car trop liée à des rapports affectifs ou des jugements de niveau :
ÉLÈVE. — Je parle pas à la prof de français parce que je l’aime pas, alors je parle pas,
je me sens pas bon et je l’aime pas.
Opinion que Claudio fera évoluer un peu plus loin en la généralisant :
ÉLÈVE. — J’aime pas parler avec les profs […].
Rachid confirme dans le même temps, à la fois la nécessité d’une médiation
et la privation toujours possible de réponse :
ENSEIGNANT. — Si vous comprenez pas, vous le dites ?
ÉLÈVE. — On lève le doigt.
ÉLÈVE. — On dit, on n’a pas compris. Elle redit.
et aussi,
ÉLÈVE. — Des fois elle dit : « T’avais qu’à écouter. »
La question, ou le droit à la poser, qui ne prend sens que si elle reçoit
réponse, prend donc l’apparence d’un indicateur de mérite, un test non pas de
niveau, mais de l’appréciation que l’enseignant peut porter sur l’élève. À ce
titre, prendre la parole devient un acte risqué, que les élèves apprennent à éviter
plus qu’à affronter. Parole contrainte, parole du devoir, chevillée à la difficulté
d’une tâche, et pas à la difficulté de parler elle-même, donc prise dans l’élan
d’une ambiguïté qui l’étouffe.
PAROLE
SILENCIEUSE
Face à toutes ces difficultés, la parole s’étiole ou devient illicite, toujours
soumise au soupçon :
ÉLÈVE. — Des fois, on parle en classe, et le prof il croit qu’on parle pour jouer.
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L’oral dans la classe, comment en parler ?
D’ailleurs les mots desquels les enfants rapprochent le verbe « parler » :
« demander – répondre – bavarder – lever le doigt – interroger », créent un
champ sémantique de la contrainte et de la norme, où l’initiative est seconde ou
absente, toujours soumise à une instance plus haute (le niveau, le jugement de
l’autre, la compréhension, etc.). La parole est soumise à tant de conditions pour
mériter d’être que, à force de la voir refusée ou empêchée, l’enfant préfère le
plus souvent renoncer à elle :
ÉLÈVE. — […] maintenant je participe plus.
ÉLÈVE. — C’est plus dur, et c’est moi qui veux pas.
Et cette parole se fait de plus en plus silencieuse. Parole à demi-éteinte déjà,
et acceptée comme telle. Même pour des élèves très à l’aise dans le système
scolaire, elle est vécue de façon douloureuse. Pour éviter cette douleur presque
corporelle, on la réduit donc au minimum :
ENSEIGNANT. — Tu parlais, à l’école ?
ÉLÈVE. — Oui, mais les profs ils nous disent de nous taire.
ENSEIGNANT. — Tu parles pour quoi ?
ÉLÈVE. — Pour répondre aux questions.
Norme intériorisée, obligée, fourches caudines sous lesquelles doit se plier
la parole. Dans nos entretiens, elle est plus souvent à écouter qu’à dire :
ENSEIGNANT. — Et en classe, avec les profs ?
ÉLÈVE. — C’est plutôt nous qu’on écoute.
Et les mêmes ajoutent un peu plus tard cette définition par la négative :
ENSEIGNANT. — […] vous participez ?
ÉLÈVE. — Oui je veux dire que je parle pas avec d’autres camarades.
Cet échange met à jour une nuance subtile entre parler à (au professeur) et
parler avec (les camarades). Majed confirme :
ÉLÈVE. — Pas envie de parler, c’est reposant […], j’écoute sans parler, c’est comme
ça, c’est des habitudes.
Ces constats tranquilles faits par les élèves peuvent choquer par leur
absence de révolte ou d’étonnement : le plus grave n’est peut-être pas cette
parole tronquée, conditionnée, estropiée, que la situation de classe met en
scène, mais son acceptation totale par ses protagonistes, participant à ce qui
leur apparaît comme une émanation inéluctable du lieu du savoir.
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LETTRES OUVERTES n° 10
UN
OBJET ENSEIGNABLE ?
C’est sur ce fond peu favorable que se profile le rapport à la parole dans le
milieu scolaire. Cette parole va-t-elle pouvoir devenir de l’oral, c’est-à-dire, un
savoir ou savoir-faire enseignable, un code à travailler, où progresser ? Bien des
obstacles se dressent pour que les représentations des élèves puissent ériger
l’oral en objet d’apprentissage, pour qu’un médium si alourdi par l’expérience
se décante en objet de savoir maîtrisable.
Q UELS
OBSTACLES ?
En classe, il y a deux types de protagonistes, entre qui la parole peut circuler
de façon triangulaire : professeur/élèves, élèves/élèves, élèves/professeur. Mais
les statuts des uns et des autres – et leurs représentations – empêchent celle-ci de
le faire de façon égale, et les élèves ressentent fortement cette inégalité.
Certes le contexte faussement amical des rapports avec les pairs d’une
classe n’aide sans doute pas à tenter l’aventure de l’oral. L’écrit est personnel,
caché, muet – comme l’est la note sur un cahier ou une copie. L’oral donne à
voir aux autres, et à entendre. Fanny et Magali, encensées par les enseignants et
leurs camarades, élues déléguées, avouent cependant :
ÉLÈVE. — T’as peur de te tromper, d’être.
ÉLÈVE. — T’es devant tout le monde.
ÉLÈVE. — Devant certaines personnes, ça m’est égal de me tromper, mais devant les
autres.
Les obstacles sont d’abord de type communicationnel – et pas toujours là où
on les attend, puisque les camarades sont aussi source d’inquiétude :
ÉLÈVE. — On a honte, on a peur, moi je rigole toujours parce que j’ai honte.
On rencontre aussi des obstacles cognitifs, dus à la conscience d’un savoir en
formation, voire faible ou quasiment inexistant – dont les lacunes ne sont jamais
vues en termes de réfection ou d’amélioration, mais comme des fatalités :
ÉLÈVE. — [j’ai] peur de répondre incorrectement.
L’élève se sent potentiellement toujours pris ou à prendre en défaut – situation qu’il anticipe souvent. Il ne lui reste plus qu’à constater sa difficulté à
l’oral, qu’il formule de trois façons. Soit il l’impute à lui-même et ses caractéristiques psychologiques personnelles :
ÉLÈVE. — Je suis timide.
Soit il voit chez lui une déficience quasi mentale ou intellectuelle :
ÉLÈVE. — J’ai rien à dire.
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L’oral dans la classe, comment en parler ?
ÉLÈVE. — Quelquefois j’oublie ce que je veux dire, c’est parti.
Soit il touche du doigt des défaillances langagières et communicationnelles :
ÉLÈVE. — Dans ma tête c’est clair, je fais mes phrases avant et ça sort plus, j’ai compris mais j’arrive pas à m’exprimer, j’ai du mal à formuler.
Magali insiste, elle aussi, sur la difficulté à trouver « les mots pour le dire »,
distinguant bien code et message dans la communication :
ÉLÈVE. — Moi je parle facilement avec des amis, mais en classe, j’ai du mal à m’exprimer, […] j’ai souvent la bonne réponse, mais j’ai du mal à m’exprimer,
[…] ça arrive souvent, ça.
On notera sa répétition du verbe « s’exprimer » qu’on pourrait sans doute
prendre au pied de la lettre, à savoir « faire sortir par pression ».
Dans les trois cas, c’est le caractère inéluctable et irréductible de l’assertion
qui frappe. Les stratégies reviennent à auto-réguler la parole : on parle « par
cœur » ou « seulement si ». Ainsi on limite les risques d’erreur, de réprimandes
ou de moqueries. Mais ce faisant on limite d’autant les possibilités de reprises,
de remédiation, de progrès. Peut-on évoluer à partir de productions réduites à
leur strict minimum, en quantité et qualité, voire réduites à néant ?
L’oral dans la classe est d’autant moins objet d’apprentissage qu’il n’est pas
objet d’évaluations formatives ou positivantes. À aucun moment l’élève ne
peut posséder les critères de celui qui l’écoute et l’évalue, souvent à l’emportepièce ; il ne peut les utiliser pour s’auto-évaluer, se comparer aux autres. Donc
il s’en forge d’autres, un peu à l’aveuglette.
Obstacles dus aux représentations enfin. Tous les phénomènes décrits
concourent à occulter, ou du moins obscurcir, l’image d’un oral objet de progrès.
En effet, les propos des élèves montrent leur méconnaissance de cet aspect de
l’oral – et donc sans doute le silence absolu à ce sujet dans le discours professoral. Travailler l’oral est inimaginable pour eux. Intéressant à cet égard est le premier malentendu intervenu dans mes entretiens quand j’ai demandé à Fanny et
Magali si on essayait, à l’école, de leur « faire faire des progrès » à l’oral :
ÉLÈVE. — En langue vivante, oui. […]. Mais en français, bof.
ÉLÈVE. — En français je trouve pas qu’on fasse tellement.
ÉLÈVE. — Bon, on travaille l’expression.
ÉLÈVE. — Si, on fait des débats.
Dans la première réplique, on voit que « oral » est traduit par « langue étrangère », interprétation confirmée dans plusieurs autres entretiens, puisque c’est
dans ces seuls apprentissages linguistiques que sont, sans doute, clairement
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identifiées et évaluées par les enseignants les notions d’oral et d’écrit, et les
compétences qui leur correspondent.
L’oral semble donc un concept quasi vide de sens, surtout en classe de français ; on le ramène à des notions connues « parler », « s’exprimer », qui le renvoient à l’extérieur de la sphère scolaire et lui dénient sa place comme pratique
d’apprentissage. Ce tableau sombre de la parole en classe vue par les élèves
explique en partie les difficultés auxquelles se heurtent les collègues qui voudraient en faire un objet de compétences dans leur classe. Peuvent-ils alors se
tourner vers des ouvrages ou des théories qui les aideraient à surmonter ces
difficultés ?
Q UELQUES
CONCEPTS POUR AVANCER MALGRÉ TOUT
Tous les travaux récents sur l’oral soulignent sa double position à l’école :
objet de savoir en classe de français, outil de communication dans les autres
disciplines, il a du mal à acquérir un statut clair. En d’autres termes, l’oral et
son éventuel apprentissage relèvent-ils ou pas du professeur de français ?
Les approches sont diverses, dont on peut résumer les tendances selon trois
axes : la parole dans la classe est la voie de la socialisation, mène à la pensée
abstraite et aide à la structuration personnelle. De ce fait, toutes privilégient les
pratiques communicatives et interactives en pédagogie. Quelques points de
repère peuvent nous aider à construire une pratique prudente et orientée de
l’oral dans la classe.
Le premier qui s’impose est celui de communication : on parle pour communiquer, pas pour faire plaisir ou pour être noté. La situation de classe doit
apparaître clairement comme une situation de communication pour que la
parole y prenne place de façon efficace. Il faut que des enjeux y guident les
rôles et permettent de mesurer les prises de risque de chacun. Il peut également
être utile d’ouvrir cette situation sur l’extérieur pour souligner la place de
l’école dans le tissu social, sans pour autant signaler la situation scolaire
comme « artificielle » par rapport à d’autres situations du quotidien qui seraient
plus « naturelles » : toutes sont des situations sociales, à évaluer par rapport à
leurs enjeux et aux paramètres communicationnels qu’elles mettent en œuvre.
Dans ce cadre, il s’agit moins de « bien » parler (quelle que soit la valeur
accordée à ce « bien »), que de parler de façon efficace : j’aurai bien parlé dans
un débat si j’ai choisi des exemples pertinents pour me faire comprendre ou si
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L’oral dans la classe, comment en parler ?
j’ai convaincu de la cohérence de ma position ; j’aurai bien parlé au téléphone
si j’ai obtenu rapidement le renseignement demandé ; j’aurai bien raconté une
histoire à la classe voisine si tout le monde m’a écouté avec attention. On voit
que cela revient à déplacer l’objet de l’observation, à faire varier les situations
et les critères d’évaluation, à faire de toute activité de classe une activité de
parole, à articuler diverses situations à l’intérieur d’un projet qui leur donne une
raison d’être.
C’est en particulier, en termes linguistiques, prendre conscience des phénomènes d’énonciation et de leurs variations qu’invite un travail de projet où
l’oral aurait une place avouée : je ne demande pas de la même façon une règle
à mon camarade, un renseignement au maître et une autorisation de sortie au
maire du village. C’est donc moins en termes de norme que d’adéquation et de
souplesse verbale que se présente l’évaluation de la parole.
Varier les situations de production langagière revient ainsi à varier les critères de réussite de la parole suivant l’objectif de la prise de parole, l’interlocuteur, le canal utilisé, le contexte (proxémique, hiérarchique, etc.). On ne peut
s’empêcher de penser que cette incitation à la conversation maîtrisée dans et
hors de la classe doit se faire avec les élèves, et qu’ils doivent être partie prenante de l’élaboration des critères d’évaluation : on peut construire des grilles
ensemble, privilégier tel ou tel critère suivant le cas, rendre les élèves sensibles
à la variation ou l’évolution en cours d’année, leur donner des choix à faire.
Outre cet aspect d’observation d’une « conduite langagière 3 » et son utilisation de plus en plus fine, on peut poser que c’est dans l’interaction verbale dans
la classe que se font les apprentissages, qu’ils soient de nature verbale ou autre ;
on pourrait caricaturer en disant que la somme des acquis est proportionelle,
dans une classe, au nombre d’échanges verbaux instaurés par le maître autour
des savoirs, à leur répartition équilibrée dans le temps et entre les élèves. On
sait aussi que ce qu’on dit influence ce qui va être dit et oriente l’interprétation
a posteriori de ce qui a été dit : éduquer à cette écoute, à ce jeu d’échos, fait
partie de l’apprentisage de l’oral, au même titre que la prise de parole ellemême ou la « prise de silence ». Ce n’est donc pas perdre du temps que pousser
à poser des questions, faire répéter pour vérifier qu’une notion est acquise,
interroger sur des notions passées, instaurer une discussion sur un point problématique, etc. À l’école particulièrement, on parle pour apprendre, et on apprend
en parlant, le sens se négocie, s’affine, ensemble.
3. Pour reprendre le mot de Frédéric François et son équipe.
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LETTRES OUVERTES n° 10
On ira même plus loin en affirmant que c’est dans ce travail patient de la
pâte verbale et donc mentale que se construisent le savoir, le langage et l’autonomie par rapport à l’un et à l’autre – et à plus long terme, le rapport à l’abstraction. On aura donc intérêt à intégrer dans toute séance des moments
collectifs de réflexion à haute voix, de questions sur ce qu’on fait, comment on
le fait, pourquoi, sur les difficultés rencontrées à propos d’un travail fait ou à
faire, sur les solutions trouvées par les uns ou les autres et leur comparaison –
bref à susciter des activités métacognitives. Le choix des mots, la précision syntaxique ou textuelle, les capacités communicationnelles qu’elles demandent
aideront les enfants à s’approprier le langage au cours de tâches qui leur appartiendront d’autant plus.
On peut dire que, jusqu’à maintenant, les pédagogies de l’imitation et du
modèle, y compris celles qui se souciaient de langue plutôt que de discours ou
de communication, n’ont pas débouché sur la mise en œuvre de réelles situations discursives et interactives dans la classe. S’il y a désormais place pour un
oral qui serait objet d’enseignement, une didactique de l’oral se devra, comme
l’a récemment proposé Jean-Marc Colletta dans des journées consacrées à
l’oral à l’IUFM de Valence, de s’appuyer sur « au moins trois types d’activités » :
– des « activités de réception et d’interprétation »,
– des « activités de production », dans des tâches spécifiques (présenter un
exposé) ou des tâches transversales (interagir dans un travail de groupe),
– des « activités réflexives », que nous avons appelées plus haut métacognitives, permettant de découvrir les mécanismes de l’oral.
La complexité de l’activité orale nous engage de plus à proposer aux élèves
des situations complexes de communication, où l’objectif demandera de mettre
en jeu des compétences diverses et parfois mêlées. Il est clair que, dans une
situation sociale réelle, il faut ordonner des actes verbaux, les hiérarchiser,
créer des interactions entre eux, bref se tracer un chemin verbal et interactif,
jouant sur la projection dans l’avenir. Il est donc nécessaire de se représenter
clairement et de construire le sens d’une tâche avant de l’accomplir verbalement, avec autrui, étape par étape : et en cela demander un rendez-vous au proviseur pour obtenir une autorisation de sortie ne diffère pas de la situation
d’oral du bac. Questionner, négocier, imaginer, autant de tâches qui demandent
à l’élève des mises en relation complexes. Chacune exige la mise en œuvre, sur
le champ, de compétences complexes et ordonnées, dont il faut avoir fait le
projet préalable.
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L’oral dans la classe, comment en parler ?
Il s’agirait donc de mettre les élèves en situation de construire, souvent collectivement, de véritables conduites de discours, au sens de Bruner, orientées
grâce à un enjeu défini, et dans lesquelles s’emboîteraient des actes discursifs
plus ou moins complexes. Ceux-ci ne se définiraient pas simplement par l’utilisation de telle ou telle forme linguistique, mais aussi par une position à prendre
vis à vis de la situation, vis à vis d’autrui, vis à vis du savoir éventuellement, et
par des enjeux cognitifs réels. C’est l’appel à ce type de conduites, diversifiées
et élaborées suivant des niveaux variés, qui constituerait un début de didactique
de l’oral, comme le propose dans ses derniers écrits Élizabeth Nonnon, dans la
lignée de Frédéric François et de ses conduites langagières.
On voit qu’aller dans le sens des propositions résumées ci-dessus conduit à
classer, dans un premier temps, le travail de l’oral (peut-être plus linguistique en
classe de français et plus communicationnel et cognitif dans les autres disciplines) plus du côté pédagogique que didactique. Porter attention à l’oral dans la
classe, c’est changer de pédagogie, choisir le projet et la collaboration, jouer la
carte de l’échange, parier sur le savoir construit ensemble, répartir autrement le
temps scolaire, les temps de parole – et donc les statuts et rôles de chacun. C’est
considérer que les savoirs sont l’occasion de « parler de » et de « parler avec ».
Peut-on prôner autre chose dans un monde où avoir la parole c’est avoir le
pouvoir, un monde auquel l’école a pour mission de préparer en donnant des
chances à tous ? Faire le choix de l’oral dans la classe, quelle que soit finalement la façon de l’envisager et de le travailler, c’est être conscient des enjeux
sociaux et politiques dont il est le véhicule.
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