Les théories de la signification

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Les théories de la signification
CHAPITRE 1
Les théories de la signification
« Dissocier le langage et la pensée c’est rendre à Dieu ce qui est
à Dieu et à César ce qui est à César.» Vygotski L.S. (1934)
LA PENSÉE ET LE LANGAGE DE VYGOTSKI
Vygotski a exposé, dans son ouvrage intitulé Pensée et langage, ses travaux
sur l’acquisition et le développement de la pensée et du langage chez l’enfant.
L’ensemble de ses observations l’a conduit à élaborer une théorie originale sur
les relations qui se nouent entre la pensée et le mot. En effet, il a mis en évidence
le caractère complexe et dynamique des liens entre ces deux termes. L’existence
de ce lien questionne alors, dans un mouvement allant du théorique au métathéorique, le problème de la conscience. Ce travail de recherche allie une
démarche expérimentale rigoureuse à des questionnements philosophiques,
ce qui en fait une œuvre maîtresse dans le domaine de la recherche sur le
langage humain.
Le travail de réflexion proposé ici aborde cette question de l’intime relation entre le langage et la pensée du point de vue de la psychologie expérimentale. Traiter le problème du langage humain en termes expérimentaux
nécessite à la fois une reformulation et une limitation des questions anciennes.
Ainsi, là où Vygotski cherche une relation entre le langage et la pensée, le
psychologue expérimentaliste cherche une interaction entre le traitement
phonologique et le traitement sémantique. Néanmoins, quelle que soit la formulation proposée, la nature du problème demeure inchangée. Aussi, l’exposé
des idées développées par Vygotski s’impose-t-il comme exorde.
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ENTENDRE À LIRE
LE RAPPORT DYNAMIQUE ENTRE LE MOT ET LA PENSÉE
Vygotski introduit l’idée selon laquelle, si la pensée et le mot ne sont pas
liés entre eux par une relation originelle, ils n’en demeurent pas moins unis
par une relation qui apparaît, se modifie et prend de l’importance, au cours
du développement à la fois de la pensée et du langage. Le fait que cette relation se construise au cours du développement n’est en aucun cas une preuve
de la nature purement externe de cette liaison. Au contraire, la pensée et le
mot seraient deux éléments interdépendants de la pensée verbale. Cette notion
de pensée verbale révèle la force intrinsèque de la liaison entre les deux
éléments. Vygotski estime, en effet, que ces deux éléments constituent un tout
et que la décomposition de ce tout conduirait à une incompréhension, puisque
chaque élément ne possède pas les propriétés du tout. Ainsi, l’étude séparée
de la pensée et du mot constituerait une erreur méthodologique importante.
Afin d’éviter cette erreur, Vygotski propose d’étudier la pensée et le mot
par l’intermédiaire d’une unité de base qui contiendrait, sous la forme la plus
simple, les propriétés inhérentes à la pensée verbale en tant que tout. Cette
unité de base est la signification du mot définie comme une généralisation
(c’est-à-dire le concept). En effet, la signification du mot est à la fois acte de
langage et acte de pensée. Pour étayer son idée selon laquelle la signification
du mot est bien un acte de langage, Vygotski affirme : «Un mot privé de signi fication n’est pas un mot, c’est son vide» (p. 321). Pour l’auteur: « La signification
du mot est un phénomène de la pensée verbale ou du langage doué de sens. C’est l’unité
du mot et de la pensée.» (p. 321).
La méthodologie proposée par Vygotski s’oppose à celle de la plupart des
psycholinguistes d’aujourd’hui. En effet, la complexité de l’objet de recherche
qu’est le langage humain a conduit les chercheurs à l’envisager élément par
élément. Ce découpage commode permet un travail scientifique rigoureux
puisque le langage est ainsi analysé en termes de variables (dépendantes, indépendantes, contrôlées, etc.). Cependant, avec une telle méthode l’objet d’étude
devient abstrait. En effet, les phénomènes langagiers étudiés, au cours du
morcellement qu’ils subissent, deviennent de plus en plus hypothétiques;
chacune des hypothèses s’articule uniquement à d’autres hypothèses qui
perdent ainsi leur statut pour devenir des postulats. La voie de l’étude du
langage humain par l’intermédiaire d’une unité comprenant l’ensemble des
propriétés de la pensée verbale, ouverte par Vygotski, permet d’échapper, au
moins partiellement, à cet écueil.
LES THÉORIES DE LA SIGNIFICATION
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LES SIGNIFICATIONS DES MOTS NE SONT PAS IMMUABLES
Étant donné que la signification du mot est à la fois acte de langage et acte
de pensée et qu’elle émerge d’un processus de généralisation, cette signification ne peut pas être considérée comme constante. Ainsi, la théorie de Vygotski
remet en question le postulat de la constance et de l’immuabilité de la signification du mot. L’auteur fait une analyse critique de deux conceptions, associationniste et structuraliste, dont il considère qu’elles figent les relations entre
la pensée et le mot.
L’auteur définit la conception associationniste de la manière suivante:
«Pour l’ancienne psychologie ce qui lie le mot et la signification est une simple liai son associative, qui s’établit grâce à la coïncidence réitérée dans la conscience de la
perception du mot et de la perception de la chose désignée par ce mot.» (p. 322). Cette
conception figerait la signification du mot puisqu’elle n’émet pas d’hypothèse
quant à la modification possible de la structure et de la nature de la liaison
entre la signification et le mot. En effet, l’association qui lie le mot et la signification peut se renforcer ou s’affaiblir, s’enrichir d’une série de liaisons avec
d’autres objets de même nature, s’étendre sur la base de la ressemblance ou
de la contiguïté à un cercle plus large d’objets ou, au contraire, rétrécir ce cercle,
mais ces modifications sont présentées comme quantitatives et externes par
nature. Bien que ces modifications d’associations paraissent analogues au
processus de généralisation proposé par Vygotski, il estime que le terme même
d’association ne permet pas de rendre compte de la complexité et de la spécificité des liens qui existent entre les mots et les significations. Les lois associatives qui lient les mots et les significations n’accordent aux mots qu’un rôle
de désignation verbale des objets représentés dans la pensée.
Selon l’auteur, la conception structuraliste, tout en remettant en cause la
conception associationniste, n’a pas conduit à une meilleure compréhension
de la liaison entre la signification et le mot. Il apparaît, en outre, que la conception associationniste avait au moins l’avantage de reconnaître cette liaison. Du
point de vue structuraliste, ce lien est passé sous silence, cette reconnaissance
est perdue. En effet, pour la psychologie structurale la perception est guidée
par l’organisation des situations. Ainsi, un mot s’intègre à la situation dans
laquelle se trouve une chose, à la structure de cette chose, et, de ce fait, acquiert
une signification fonctionnelle. Le mot et la chose qu’il désigne forment alors
une structure unique. De même, la signification fonctionnelle est étroitement
liée à la structure de la chose. Le rapport entre la pensée et le mot est alors
considéré comme une analogie, comme une relation indifférenciée. Selon
Vygotski cette conception «soustrait à l’emprise des lois associatives non seulement
la pensée mais aussi le langage et les soumet aux lois de la formation de la structure.»
(p. 325). L’analogie de structure entre le langage et la pensée conforte l’idée
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ENTENDRE À LIRE
que le langage n’est qu’une expression de la pensée. La pensée se passerait du
langage pour se former mais l’utiliserait pour se formuler. Il y a donc une
rupture entre le langage et la pensée, avec une simple modification de la relation entre le mot et la signification, qui n’est plus conçue comme une liaison
associative mais comme une liaison de structure.
LES RAPPORTS MOT-PENSÉE DANS « LA CONSCIENCE DÉVELOPPÉE »
Le rapport de la pensée avec le mot ne serait pas un lien fixe mais un mécanisme, un processus dynamique allant de la pensée au mot et du mot à la
pensée. Ainsi, pour Vygotski, «la pensée ne s’exprime pas dans le mot mais se réalise
dans le mot.» (p. 329). La complexité de la relation entre la pensée et le mot
vient de ce qu’elle s’établit et se transforme à travers une série de dimensions.
Aussi, la différentiation et l’analyse des diverses dimensions « par lesquelles
passe la pensée qui s’incarne dans le mot» (p. 330) sont-elles nécessaires.
Vygotski propose de commencer par l’analyse des relations entre deux
dimensions du langage: la sémantique et la phonologie. Pour l’auteur, les
aspects sémantique et phonologique du langage forment une unité complexe
mais se développent différemment. Ainsi Vygotski insiste sur deux points:
d’une part, il n’y a pas d’indépendance, d’autonomie entre les deux aspects
et, d’autre part, bien que ces deux aspects constituent une unité, ils ne se confondent pas.
L’articulation du langage en sémantique et phonologie ne serait pas donnée
d’un coup mais apparaîtrait au cours de l’ontogenèse. L’auteur étaye cette
hypothèse par des exemples de phrases enfantines mettant en évidence la nondifférenciation entre les aspects sémantique et phonologique du langage. Les
enfants expliqueraient les noms des objets par leurs propriétés: «La vache s’ap pelle vache parce qu’elle a des cornes » (p. 336). Pour Vygotski, «initialement l’en fant ne différencie pas la signification du mot et l’objet, la signification et la forme
sonore du mot. Cette différenciation s’opère au cours du développement à mesure que
prend forme la généralisation et c’est au terme de celle-ci, lorsqu’on est déjà en présence
de véritables concepts, qu’apparaissent entre les plans différenciés du langage tous ces
rapports complexes.» (p. 337).
Dans la conscience développée, les différents aspects du langage seraient
donc différenciés et les concepts construits par l’intermédiaire du processus
de généralisation. En dépit de cela, la différenciation n’impliquerait pas la
séparation entre les aspects du langage, mais la création de liens plus complexes
que la simple juxtaposition.
LES THÉORIES DE LA SIGNIFICATION
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Ce point de vue théorique suppose que les aspects (ou processus de traitement) sémantique et phonologique du langage doué de sens sont dépendants l’un de l’autre, qu’ils s’articulent de manière dynamique. Pour caractériser
cette interdépendance il faut se demander s’il existe des phénomènes qui puissent rendre compte de cette articulation. En outre, il est important de déterminer comment cette articulation opère mentalement, comment une structure
mentale aurait pour fonction d’articuler les différents aspects du langage. Les
modèles de reconnaissance des mots élaborés par les psychologues cognitivistes possèdent une structure, le lexique mental, qui pourrait avoir une telle
fonction.
Si l’on accepte, avec Vygotski, l’hypothèse selon laquelle les concepts ne
sont pas figés, mais, au contraire, se construisent par les processus de différenciation et de généralisation qui conduisent à la création de liens complexes
entre les différents aspects du langage, il est alors possible de concevoir la
sémantique comme étant porteuse de la phonologie d’un mot, ou, du moins,
de traces1 de la phonologie. Cette position théorique est adoptée comme constituant le fil conducteur de la réflexion proposée dans cet ouvrage; elle sera
développée à la fin de ce chapitre.
SENS ET SIGNIFICATION
Vygotski établit une distinction entre le sens d’un mot et sa signification.
Pour l’auteur, le sens est «une formation dynamique, fluctuante, complexe, qui
comporte plusieurs zones de stabilité différentes.» (p. 370). Le sens d’un mot peut
changer suivant le contexte. Quant à la signification, elle est une des zones
du sens que le mot acquiert dans un contexte verbal particulier. Ainsi, la
signification reste stable en dépit de toutes les modifications qui affectent le
sens d’un mot. Cette distinction étant établie, Vygotski pose la question du
rapport entre la signification et le sens. Pour l’auteur, «le mot pris isolément et
dans le dictionnaire n’a qu’une signification. Mais, cette signification n’est rien de
plus qu’une potentialité qui se réalise dans le langage vivant, où elle n’est qu’une
pierre dans l’édifice du sens » (p. 370).
Cette distinction met en évidence une limite des recherches effectuées sur
des mots isolés. En effet, l’auteur précise que la signification n’est pas le sens
mais une partie de celui-ci seulement. Aussi, étudier les rapports entre la pensée
et le mot par l’intermédiaire de la signification des mots, c’est restreindre l’étude
à une partie des phénomènes du langage doué de sens, c’est avoir une approche
acontextuelle des rapports entre la pensée et le mot.
1. Trace est ici employée au sens d’empreinte, de marque, pour insister sur le point de vue
selon lequel la sémantique ne peut être dénuée de toute phonologie. Le terme de trace est
vague, laissant entrevoir la complexité du problème : ces traces phonologiques sont des restes,
des vestiges de l’ontogenèse mais leur quantification reste un problème.
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ENTENDRE À LIRE
ENTRE LE BÉHAVIORISME ET L’IDÉALISME
La théorie de Vygotski est un plaidoyer en faveur de l’existence d’un
rapport dynamique et complexe entre la pensée et le langage, entre les différents aspects du langage doué de sens tels que la sémantique et la phonologie. Les recherches récentes dans le domaine de la reconnaissance des mots
permettent en outre de préciser cette problématique en interrogeant les rapports
de la phonologie et de la sémantique avec le lexique mental.
Contrairement aux béhavioristes, Vygotski ne définit pas la pensée comme
étant «le langage moins le son » (p. 383), mais pense que « les unités de base de la
pensée et celles du langage ne coïncident pas; l’un et l’autre processus présentent une
unité mais non une identité » (p. 377). S’éloignant d’une vue associationniste et
mécaniciste des rapports entre la pensée et le langage, Vygotski n’en rejette
pas moins la thèse idéaliste qui suppose une indépendance de la pensée à
l’égard des mots et pour laquelle «toute pensée énoncée est un mensonge»
(p. 383). En se dégageant ainsi des deux courants théoriques opposés qu’il
critique, Vygotski ouvre la voie de l’étude de la signification. Cette voie sera
d’ailleurs empruntée par de nombreux théoriciens de la signification, tel que
Wittgenstein (1921), dans les décennies 1950-1970.
LA SIGNIFICATION COMME SUBSTITUT MENTAL DE LA RÉALITÉ
D’une manière générale, la signification peut être considérée comme un
phénomène mental, qui présente toutefois des ouvertures sur le milieu extérieur, à savoir l’environnement matériel et l’univers symbolique des mots. Les
diverses modalités sensorielles sont les médiateurs des échanges entre les
contenus mentaux et le milieu extérieur.
En effet, l’Homme appréhende tant l’univers symbolique des mots que
l’environnement matériel par l’intermédiaire de ses fonctions perceptives. De
plus, ces entités convergent vers les représentations mentales. La signification
intervient comme articulation, puisqu’elle concerne particulièrement la manière
dont les entités physiques que sont le mot et l’objet imprègnent les représentations mentales, les concepts. Cette définition générale de la signification
rejoint l’approche préconisée par Vygotski qui insistait pour que la signification soit considérée comme un mécanisme et non comme un contenu figé. En
outre, ces remarques impliquent que la signification ne peut être envisagée
comme un élément séparé du milieu extérieur, qu’il soit matériel ou verbal.
Or, on constate que maintes approches psychologiques et linguistiques dissocient ces trois termes comme autant d’objets d’étude séparés.
LES THÉORIES DE LA SIGNIFICATION
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Pourtant, la coexistence des mots et des choses dans un schéma qui vise
à rendre compte de la signification n’est en rien nouvelle. Aristote a fait admettre
cette triade sémiotique lorsqu’il a développé sa théorie de la perception, et,
plus globalement, sa théorie de l’esprit. Pour le philosophe, la perception est
l’acte commun du sentant et du senti. En d’autres termes, percevoir, c’est former
dans son esprit une forme identique à celle des choses, et connaître, c’est avoir
quelque chose des choses dans l’esprit. Ainsi, selon Aristote «les sons émis par
la voix sont les symboles des états de l’âme… et les états de l’âme sont des sortes de
copies des formes des choses». Cette triade sémiotique [son – état de l’âme – forme
des choses] a pris plusieurs expressions différentes au cours du temps dont la
plus utilisée par les linguistes est sans doute [signifiant – signifié – référent].
Le psychologue expérimentaliste utilise plutôt la formule [phonologie – sémantique – objet]. Quelle que soit l’expression choisie, ce qui importe pour tenter
de comprendre la pensée verbale (et la signification du mot) c’est la façon dont
les trois éléments se structurent.
L’organisation des trois éléments dans la triade aristotélicienne montre
une dissymétrie de structure: d’une part, l’essence du langage est d’être un
son arbitraire et, d’autre part, l’essence de la pensée est de représenter naturellement le monde. De cette façon, le langage est essentiellement défini par
rapport à la forme physique qu’il peut prendre en fonction des capacités vocales
humaines et des conventions humaines. Cette définition, simple en apparence,
met en exergue des aspects importants et complexes du langage marqués par
l’arbitraire, c’est-à-dire par des choix humains. Par contre, cette définition ne
met pas directement en évidence les rapports qui pourraient être envisagés
entre le langage et la pensée. Le langage semble isolé dans la triade alors que
la pensée et le monde des choses sont couplés. Si l’on adopte un tel point de
vue, la fonction du langage se limite au codage sonore d’une pensée qui est
imagée par essence. La pensée est ainsi regardée comme un substitut mental
de la réalité, substitut dont le caractère principal est d’être analogue à la réalité.
Ainsi, la théorie de l’esprit proposée par le philosophe pose que l’esprit et la
matière sont de même nature ontologique, ce qui équivaut à une conception
fondamentalement non-dualiste de l’âme et du corps.
C’est après Descartes qu’une conception dualiste de l’âme et du corps a
interdit que la pensée soit considérée comme étant de même nature que ce
qu’elle représente («l’idée de cercle n’est pas ronde» dira Spinoza). Ainsi le
dualisme, rompant avec l’hypothèse selon laquelle les représentations mentales
se forment par analogie au monde, aurait pu concevoir la pensée en termes
de signes, de codage, voire de calcul; c’est-à-dire en des termes similaires à
ceux généralement adoptés pour définir le langage. Une telle approche aurait
donc pu conduire à envisager des liens structuraux entre le langage et la pensée.
Cependant, le dualisme situe le langage du côté du corps (du matériel) et la
pensée du côté de l’âme, ce qui accentue la séparation entre langage et pensée
et conduit à ne pas envisager de liens entre les deux.
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ENTENDRE À LIRE
La nature matérielle attribuée au langage a impliqué qu’on le considère
comme un objet fini et organisé. Ainsi on a pu imaginer que tous les mots
rencontrés au cours d’une existence sont stockés en mémoire comme des choses
dans des tiroirs. Champagnol (1993) critique cet idéal fallacieux par le principe d’économie cognitive : « On a l’impression que les mots sont là, à l’intérieur
de nous, disponibles sous la forme physique que nous émettons ou recevons. (…) Les
mots ne sont pas dans notre tête comme des prunes dans un sac, d’autant plus qu’il
faudrait plusieurs sacs, un pour les mots à entendre, un pour les mots à lire, un pour
les mots à prononcer, un pour les mots à écrire, etc., et tout un système de relations
entre ces sacs.» (p. 53). Les différentes théories s’attachent pourtant, tout en
concevant parfaitement que ce sont des représentations qui sont mémorisées
et non les mots eux-mêmes, à savoir s’il y a plusieurs modes de représentation distincts, un pour le mot phonologique, un pour le mot orthographique,
un pour le mot sémantique, en réception, en production, etc. ou si tout cela
forme une représentation intégrée. Dans la plupart des modèles d’accès aux
représentations verbales, la première hypothèse est privilégiée, ce qui conduit
à l’étude séparée des différents aspects du langage. Cette manière d’aborder
les choses permet d’isoler les facteurs psycholinguistiques jugés pertinents et
de les étudier dans un cadre expérimental rigoureux. Toujours est-il que ce
découpage artificiel conduit à l’étude cloisonnée des parties d’un tout, ce qui
contribue à la perte de la compréhension de ce tout.
LA FORME ET LA NATURE DES REPRÉSENTATIONS MENTALES
Si les objets et les mots ne sont pas stockés tels quels en nous, mais sous
la forme de substituts mentaux, de représentations, se pose alors le problème,
pour les théories de la signification, de la forme et de la nature de ces représentations. De nombreuses théories de la signification abordent ce problème
de la forme et de la nature des représentations mais deux d’entre elles seulement seront décrites ici.
La première, la théorie nominaliste, est originale du fait qu’elle présente
la pensée comme déterminée par le langage. Cette approche, aussi radicale
soit-elle, a pour avantage d’éveiller un doute quant à la position inverse selon
laquelle la pensée détermine le langage.
Face à l’essoufflement d’un débat qui a pu paraître doctrinaire, certains
théoriciens ont préféré développer leur connaissance de la sémantique considérée en elle-même. Ce mouvement a produit la théorie des traits sémantiques.
Cependant cette théorie comprend des conceptions très diverses, dont trois
seront présentées.
LES THÉORIES DE LA SIGNIFICATION
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LA THÉORIE NOMINALISTE
La conception moderne de l’idée, introduite par Descartes, a permis de
constituer la pensée en objet d’étude, puisqu’elle cessait d’être un calque de
la réalité, comme la concevait Aristote. Dès lors, la pensée pouvait être envisagée comme un codage logique, c’est ce qu’on appellera la digitalisation de
l’esprit. En assumant les conséquences de cette nouvelle conception et en s’efforçant de dépasser le dualisme entre matériel et immatériel, on en viendra à
considérer que ce codage est arbitraire et de nature sémiotique. Locke ([1690]
1983) observe que «Beaucoup des idées de sensation qui sont dans l’esprit n’ont pas
plus de similitude avec quoi que ce soit existant hors de nous que les noms qui en sont
les signes n’ont de similitude avec nos idées, lesquels noms sont pourtant aptes à les
exciter lorsque nous les entendons.» (B. VIII. 7). En érigeant la pensée en système
de signes arbitraires Locke la considère de même nature que le langage.
Certains auteurs, comme Condillac, vont plus loin dans la voie du nominalisme en considérant que le langage est nécessaire à la pensée. Cette thèse
s’étaye sur l’observation que certaines de nos idées ne correspondent en rien
à des sensations et ne pourraient pas exister sans un nom pour les désigner
(par exemple sans le signe «racine carré de deux» je ne pourrais tout simplement pas penser à ce nombre irrationnel). Aussi, selon Condillac, si la pensée
est généralement une représentation de sensations, elle peut cependant n’être
qu’une représentation de signes. Pour la pensée abstraite, le langage, qui est
un système de signes arbitraires, est nécessaire. Cette conception se heurte
cependant au problème de savoir comment le signe peut avoir un caractère
de vérité s’il est arbitraire. Pour résoudre cette question, il a fallu passer de
l’arbitraire du signe au conventionnalisme linguistique. En effet, une convention s’avère nécessaire, non seulement pour désigner les idées mais, bien plus,
pour s’accorder sur les idées mêmes que ces noms incarnent.
Lorsque l’influence du langage est étendue à l’ensemble de la pensée, aussi
bien aux idées qui proviennent des sensations qu’à celles qui n’en proviennent pas, les langues, comme systèmes de signes conventionnels, sont considérées comme structurant la pensée et par là même la manière dont on conçoit
l’environnement. Ajdukiewicz (1960), par exemple, adopte ce point de vue, ce
qui l’amène à considérer qu’un changement de système conventionnel conduit
à une modification de la conception du monde. Le déterminisme linguistique
qui sous-tend ainsi la théorie nominaliste donne un sens nouveau à l’étude
différentielle des langues. Or, une telle approche différentielle peut être essentielle lorsqu’il s’agit de saisir le langage humain dans son ensemble. Il est
simple de noter, par exemple, que certains mots existent dans certaines langues
et pas dans d’autres. Rendre compte de telles discordances et tenter de déterminer ce qu’elles impliquent peut être un atout majeur afin de mieux
comprendre le langage comme la pensée.
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ENTENDRE À LIRE
Nabokov a rencontré, au cours de son expérience d’écrivain et de traducteur, nombre de ces discordances, il note par exemple que «la langue russe est
à même d’exprimer par un mot impitoyable l’idée d’un certain défaut extrêmement
répandu et pour lequel les trois langues européennes [qu’il connaît] ne possèdent pas
de terme particulier. (…) Divers aspects de la notion que les Russes expriment d’une
manière précise par le mot pochlost sont disséminés dans plusieurs mots anglais et
par conséquent ne forment pas un tout défini. (…) Les mots anglais qui expriment,
sans les rendre tous, les aspects du pochlost sont, par exemple: cheap, sham, common,
slutty, high falutin’, in bad taste (bon marché, factice, banal, fade, pompeux, de mauvais
goût)». ([1944] 1988, p. 77). Nabokov exprime ensuite son opinion quant aux
implications possibles d’un tel phénomène lorsqu’il écrit: «L’absence d’une
expression précise dans le vocabulaire d’un pays ne signifie pas nécessairement que la
notion équivalente n’existe pas mais elle altère certainement l’ampleur et l’alacrité de
la perception de cette dernière.» (p. 77).
La position de Nabokov, qui n’est pas un défenseur de la théorie nominaliste, est plus nuancée que celle des nominalistes les plus radicaux en ce sens
que le déterminisme linguistique qu’il suppose est atténué en une conception
relativiste. Pour lui, une idée peut exister sans qu’il y ait de mot, de signe particulier, pour la désigner, cependant l’existence d’un tel signe rend l’idée plus
accessible et précise. En d’autres termes, si le langage ne détermine pas l’existence de la pensée, il en détermine la qualité.
La position radicale du nominalisme, au contraire, postule un déterminisme linguistique. L’étude du langage suffirait alors pour connaître aussi la
pensée. Bien que ce principe puisse sembler excessif, il a eu le mérite d’explorer une hypothèse nouvelle qui a situé jusqu’à nos jours le langage au cœur
du débat sur la cognition.
LA THÉORIE DES TRAITS SÉMANTIQUES
Cette théorie s’applique à déterminer la forme et la nature des représentations mentales. Elle décrit les concepts comme étant constitués d’unités
sémantiques, de composition d’unités abstraites, non figurales. Ces unités sont
généralement nommées traits sémantiques ou sèmes et peuvent être de différents types selon l’approche classificatoire envisagée par les différents théoriciens. Cependant le titre générique de théorie des traits sémantiques ne doit
pas embabouiner le lecteur qui trouvera sous cette dénomination nombre d’approches très différentes les unes des autres, voire des approches incompatibles.
À titre d’exemple, deux conceptions inconciliables, celle de Katz et Fodor (1963)
et celle de Rastier (1987), sont décrites ici de manière succincte.
LES THÉORIES DE LA SIGNIFICATION
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Katz et Fodor (1963) proposent un modèle de sémantique lexicale de type
arborescent. Ils distinguent deux sortes d’unités sémantiques: les marqueurs
et les différenciateurs. Les marqueurs (ou catégories) sont des unités sémantiques de caractère général, communs à plusieurs mots, et qui occupent les
nœuds de l’arbre de dérivation sémantique. Les différenciateurs sont propres
à une seule signification et occupent le bout des branches de l’arbre de dérivation sémantique. Ainsi, le contenu sémantique d’un item lexical (représentation mentale d’un mot) est un ensemble hiérarchisé de marqueurs et de
différenciateurs. Cette approche s’inscrit dans une optique classificatoire componentielle des unités sémantiques qui, à la manière d’un dictionnaire, rassemble
sous une entrée lexicale l’ensemble des significations d’un mot.
Rastier (1987) propose un modèle de sémantique contextuelle. Il distingue
plusieurs unités sémantiques emboîtées. Le sémème correspond au contenu
sémantique d’un morphème unique (signe minimal de sens). Une combinaison de sémèmes constitue un taxème. Un groupe de taxèmes constitue un
domaine, c’est-à-dire un contexte au sein duquel un taxème a une signification claire (par exemple, le taxème sauvegarder signifie toujours enregistrer
des données dans le domaine de l’informatique). Pour l’auteur, l’identification des traits sémantiques constituant une des significations possibles d’un
taxème (mot) dépend de la pratique en cours, du contexte. Cette typologie
s’inscrit dans une optique classificatoire contextuelle, qui décrit la saisie d’un
sens comme le regroupement d’un nombre restreint des unités sémantiques
potentiellement contenues dans un mot, selon une situation donnée.
Les théories proposées par Katz et Fodor (1963) et par Rastier (1987) sont
dissemblables d’un point de vue taxinomique. Mais, ce qui semble les rendre
incompatibles réside davantage dans l’organisation des unités sémantiques
que dans leur nature. La première théorie propose un système sémantique
modulaire alors que la seconde envisage un système en interaction. En d’autres
termes, la théorie proposée par Katz et Fodor définit l’identification comme
l’accès à des contenus sémantiques préétablis et stables, alors que Rastier la
conçoit comme un processus de constitution de contenus sémantiques variables
selon les situations. Katz et Fodor ont une approche universelle de la sémantique alors que la théorie défendue par Rastier est différentielle, prenant en
compte le caractère social de tout acte de pensée.
En dépit des différences majeures qui divisent les deux théories présentées, celles-ci n’en sont pas moins similaires quant à la définition de la nature
des représentations sémantiques qu’elles se proposent de cerner. Les représentations sémantiques sont définies par des traits sémantiques, ce qui revient
à dire que les représentations sémantiques sont de nature sémantique. Cette
définition de la sémantique par la sémantique reste abstraite et peu explicative. En effet, dans cette définition, un concept très large s’explique par des
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ENTENDRE À LIRE
concepts moins larges qui s’expliquent eux-mêmes par des concepts plus petits
encore et ainsi de suite.
Cependant la différence de point de vue a une importance majeure lorsqu’il s’agit de déterminer les rapports possibles entre le langage et la pensée.
En effet, si l’on considère que les concepts sont préétablis, isolés et stables, il
n’y a pas lieu de poser la question de leurs relations aux mots, alors que si l’on
adopte le point de vue selon lequel les concepts sont polymorphes et qu’ils
interagissent entre eux et avec l’environnement, cette question peut être posée.
Une autre approche de la théorie des traits sémantiques a été développée
par Guiraud (1965) suivant une méthode statistique et par un rapprochement
intra-linguistique entre la sémantique et la phonologie, en ce sens qu’elle
présente une analogie avec la théorie des traits phonétiques. Selon Guiraud
(1965), si les signifiants sont formés de phonèmes, alors on peut considérer
que les signifiés sont constitués, de la même façon, de sèmes. L’auteur postule
«une isomorphie entre les structures signifiantes (distribution des phonèmes) et les
structures signifiées (distribution des sèmes)… un système sémique non observable,
à travers un système phonique facilement observable» (p. 97-98).
Cette analogie peut être envisagée comme un moyen théorique et syncrétique d’étudier le problème des rapports entre les processus de traitement
phonologique et sémantique. Bien que Guiraud ne fasse pas cette hypothèse,
l’isomorphisme de structure qu’il observe peut naturellement conduire à supposer que les informations sémantiques et phonologiques passent par les mêmes
voies dans un réseau de représentations. Il est tout aussi plausible de supposer que le système sémantique greffe son organisation sur une structure phonologique préexistante. Toutefois, le rapprochement entre les systèmes
phonologique et sémantique n’est pour Guiraud qu’un moyen d’étude de la
sémantique et son approche présente également l’inconvénient qui caractérise la théorie des traits sémantiques dans son ensemble: à savoir, ne donner
de la sémantique qu’une définition tautologique. Le point de vue préconisé
par l’auteur perpétue la rupture entre ce qui relève de la pensée et ce qui relève
du langage en estimant que le système «sémique» (relevant de la pensée) n’est
pas observable alors que le système phonique (relevant du langage) est observable.
LES THÉORIES DE LA SIGNIFICATION
23
LA SÉMANTIQUE SYMBOLIQUE PRIVÉE DE SUBSTRAT PHYSIQUE
LA THÉORIE COGNITIVISTE ORTHODOXE
Le cognitivisme s’est fixé pour objectif la connaissance scientifique des
processus mentaux. Le monisme matériel qui sous-tend ce programme a permis
aux cognitivistes de reconnaître dans les performances de calcul des ordinateurs le signe d’une intelligence artificielle. Le terme d’intelligence contient en
soi une comparaison analogique entre l’ordinateur et le cerveau, en conférant
une qualité humaine à la machine. Observant que l’ordinateur et le cerveau
sont tout deux capables de donner des réponses identiques à des opérations
logiques, le cognitivisme en déduit que l’Homme et la machine ont une activité symbolique logique équivalente. La vision fonctionnaliste amène à expliquer le processus par son résultat, à considérer que l’identité formelle des
activités logiques de l’Homme et de la machine implique une identité de fonctionnement. Plus, le cognitivisme a proposé l’ordinateur comme modèle de la
connaissance humaine. Cela implique que l’activité cérébrale humaine soit
limitée, réduite, à la pensée logique. Au fonctionnement binaire de l’ordinateur correspondrait un fonctionnement binaire du cerveau. À une différence
de potentiel électrique positive ou nulle correspondrait une activation ou une
inhibition neuronale.
L’abus de cette comparaison entre l’ordinateur et le cerveau proposée par
le cognitivisme amène à considérer que la pensée n’est pas déterminée par la
nature de son substrat matériel, qu’il n’y a pas de lien spécifique entre la pensée
et le cerveau. Cela pose la question de l’autonomie de l’esprit. Paradoxalement,
le cognitivisme qui s’est fixé une approche matérialiste de la connaissance
semble renouer avec le dualisme traditionnel pour lequel la pensée est immatérielle. Cela conduit inévitablement à considérer que la pensée, dénommée
«boîte noire» pour en signifier toutes les arcanes, ne peut pas être étudiée. Fodor
lui même, dans son livre «La modularité de l’esprit» ([1983] 1986), tente d’assumer cette contradiction tout en étant «douloureusement conscient du caractère
fortement anecdotique» (p. 153) des remarques qu’il fait à l’appui de sa théorie.
L’une des anecdotes qu’il utilise mérite cependant d’être rapportée ici car la
conclusion que Fodor en tire est édifiante. Fodor note que dans une revue récente
consacrée au cerveau, on trouve des articles sur la neuropsychologie du langage
et des mécanismes perceptuels mais aucun article sur la neuropsychologie de
la pensée. Fodor conclut sans hésitation: «A mon avis, il y a une bonne raison à
cela : c’est qu’il n’y a rien à savoir sur la neuropsychologie de la pensée.» (p. 153).
Ainsi, il semblerait que savoir ou chercher à savoir quelque chose de la pensée
relève littéralement du tabou pour les cognitivistes orthodoxes qui associent
directement la pensée à Dieu afin d’expliquer pourquoi elle est séparée du
corps: «Dieu n’a pas besoin de capacités perceptuelles. Si vous savez déjà à quoi ressem blent les choses, vous n’avez pas besoin d’aller regarder à quoi elles ressemblent. »
24
ENTENDRE À LIRE
(Fodor (1986), p. 91). On est tenté d’ajouter que si vous savez déjà ce que sont
les choses, vous n’avez pas besoin d’y réfléchir.
Cette vision dualiste se reflète dans la théorie de Fodor, qui distingue,
dans la structure mentale, des systèmes centraux et des systèmes périphériques. De manière inattendue, Fodor rapproche le système du langage des
systèmes perceptifs (vue, odorat, ouïe, goût, toucher) en le comptant parmi
les systèmes périphériques. C’est en réduisant le langage à des énoncés qu’il
en déduit sa fonction informative et son caractère faillible, fonction et caractère qui le rapprochent des systèmes sensoriels. La forme propre des systèmes
périphériques, selon Fodor, est le module, qui a notamment pour caractéristique d’être informationnellement cloisonné, insensible aux systèmes centraux.
C’est ce que Pylyshyn (1980) appelle l’impénétrabilité cognitive. Le langage
serait donc insensible aux systèmes centraux qui gèrent les croyances et les
attentes de l’organisme, ce que l’on appelle couramment la pensée.
LE LANGAGE NATUREL DE LAPENSÉE
Fodor présente la pensée comme une forme pure, une abstraction, débarrassée des contingences matérielles et libérée des imperfections humaines dont
le langage naturel est entaché. Cependant, la pensée consciente ne saurait se
passer d’un langage, mais à une pensée pure et universelle il faut un langage
pur et universel, les «phrases internes constitutives de nos pensées», le mentalais. La visée universaliste que l’on remarque ici n’est pas un projet neuf.
Aristote opposait déjà les langues à une pensée (états de l’âme) universelle:
«La parole est un ensemble d’éléments symbolisant les états de l’âme, et l’écriture un
ensemble d’éléments symbolisant la parole. Et, de même que les hommes n’ont pas
tous le même système d’écriture, ils ne parlent pas tous de la même façon. Toutefois,
ce que la parole signifie immédiatement, ce sont des états de l’âme qui, eux, sont iden tiques pour tous les hommes». Pour Aristote, la pensée est universelle en ce qu’elle
est un calque des choses, une connaissance de l’univers. Pour le cognitivisme
la connaissance de l’univers nous est donnée par nos sens, par nos systèmes
périphériques encapsulés. Comment comprendre alors qu’une pensée inconnaissable soit universelle et que son langage incommunicable, le mentalais, le
soit également? Fodor clôt la question des rapports entre le langage et la pensée
sans tenter ni de la résoudre ni de la nier mais après avoir évincé le langage
naturel.
Ces appréciations sont étayées par la critique sévère de Rastier (1991a, 1991b)
sur l’approche symbolique idéaliste défendue par Fodor (1975, 1983), Kintsch
(1974) et Jackendoff (1987). En effet, Rastier y voit une séparation dommageable
entre le conceptuel et le linguistique, il remarque que «le sens n’est tout simple ment pas considéré comme une dimension du langage» (1991b, p. 171). De ce point
LES THÉORIES DE LA SIGNIFICATION
25
de vue, «La langue se réduit à une structure syntaxique et à une structure phonolo gique, c’est-à-dire un pur signifiant. Dès lors, les langues n’ont plus qu’un rôle idéo graphique: elles notent les pensées.» (p. 171). Quant à l’hypothèse d’un langage
universel de la pensée, elle ne paraît pas crédible à Rastier qui se demande si
«le niveau conceptuel où se situe le langage de la pensée ne serait pas (…) une image
idéalisée de la langue? (…) Les concepts réputés universels ne seraient-ils que des
mots, dont un hasard insistant aura voulu qu’ils fussent anglais et écrits générale ment en majuscules?» (p. 171).
Carruthers (1996) remet aussi en question l’existence du mentalais comme
langage de la pensée. Selon ce philosophe, il est tout à fait possible que certaines
pensées, les pensées que l’on peut accorder aux enfants aux stades pré-linguistiques par exemple, soient indépendantes du langage. Cependant, le fait que
certaines pensées puissent ne pas nécessiter de langage naturel pour exister
n’implique en aucun cas que toutes les pensées sont indépendantes du langage
naturel. Pour Carruthers, il y a au moins un type de pensée, la pensée consciente
humaine, qui implique obligatoirement et constitutivement le langage naturel. Il estime que les données en provenance de la psychologie expérimentale
comme de la psychologie développementale, si elles peuvent s’avérer décisives pour résoudre la question de l’implication du langage naturel dans la
pensée, ne sont pas pour autant suffisamment avancées pour permettre de
clore la question. C’est pourquoi l’auteur choisit d’explorer des données qui
proviennent de l’introspection. Carruthers remarque par exemple que si quelqu’un songe à une phrase qu’il vient de prononcer, il s’aperçoit qu’il n’y a pas
de processus mental accessible à la conscience séparable de l’expression de la
phrase elle-même. De même, si quelqu’un songe à une pensée qu’il entretient
avec lui-même, il s’aperçoit que sa pensée privée consiste principalement en
un déploiement, en imagination, de phrases du langage naturel. Carruthers
multiplie les exemples pour en arriver à la conclusion que nous pensons en
langage naturel et non que nous traduisons des pensées «mentalaises» en un
langage naturel.
Cette notion de traduction du mentalais en langage naturel et vice versa,
replacée dans le contexte de la psychologie, pose un problème d’économie
cognitive. De plus, la quantité et la qualité des échanges entre systèmes centraux
et module du langage impliquées par cette traduction semblent déroger aux
règles générales de transmission des informations entre les systèmes périphériques et les systèmes centraux, telles qu’elles sont définies par Fodor.
DÉCLOISONNER LE SYSTÈME DU LANGAGE
Il y aurait beaucoup d’autres choses à dire sur la théorie de l’esprit défendue par Fodor car celle-ci, par ses excès, a le mérite d’éveiller la réflexion. Ce
26
ENTENDRE À LIRE
livre n’a pas pour problématique d’étudier par le menu la théorie de Fodor
mais bien de réfléchir à la question des rapports entre le langage et la pensée.
L’un des commentaires qui doit être fait est qu’une théorie qui dissocie complètement le système du langage des systèmes centraux ne peut pas rendre compte
de certains comportements humains.
Je décrirai ici, par l’intermédiaire d’une anecdote, un comportement banal
qui ne peut s’expliquer que si l’on envisage une influence possible des systèmes
centraux sur le système du langage. Je me trouvais à un buffet avec des amis
lorsque soudain, l’un d’entre eux prit une figure de circonstance pour s’excuser et se diriger à pas pressés vers une porte qu’il tenta d’ouvrir. Constatant
qu’elle semblait fermée, il recula afin de lire l’inscription qui s’y trouvait. Cette
lecture sembla confirmer ses attentes puisqu’il tenta de nouveau d’ouvrir la
porte. Certain maintenant qu’elle était bien fermée, il prit encore le temps de
relire l’inscription avant de revenir vers notre groupe d’un air fort mécontent.
Il nous dit alors qu’il jugeait inadmissible d’interdire l’accès à des toilettes
publiques. Nous nous prîmes à rire en constatant que l’inscription de la porte
indiquait fort honnêtement « Privé». Notre ami nous avoua ce que la scène
nous avait fait présumer: il avait lu deux fois «Toilettes» en lieu et place de
«Privé». Selon lui, le besoin pressant que son organisme lui dictait d’assouvir
l’avait conduit à cette erreur de lecture. Cette explication semble en effet la
plus probable et, à dire vrai, je n’en vois pas d’autres. Les similarités orthographiques et phonologiques entre les mots «privé» et «toilettes» sont quasi
inexistantes ce qui conduit à exclure que l’erreur commise proviendrait d’un
traitement de surface erroné. Par ailleurs, notre ami n’est pas analphabète ce
qui élimine l’hypothèse selon laquelle il aurait fait semblant de lire l’inscription.
Le comportement décrit ici est un simple exemple de «méprise représentationnelle» telle que cette notion a été décrite par Jacob (1997). Selon Jacob,
les croyances sont des représentations et « quoiqu’une représentation aspire à la
vérité ou à la fidélité, toutes les représentations ne sont pas vraies.» Ainsi un sujet
peut-il «former des croyances et des désirs se rapportant à des états de choses inexis tants». L’exemple de méprise représentationnelle donné plus haut montre bien
que le système du langage (ici la lecture d’un mot isolé) peut être influencé
par les croyances et attentes de l’organisme. Le fait qu’il existe des comportements langagiers directement influencés par des croyances constitue une objection importante à la théorie développée par Fodor puisque cette dernière, en
supposant que le système du langage est informationnellement cloisonné, ne
peut pas rendre compte de tels comportements. Ce genre de phénomène est
un indice suffisant pour penser que le système du langage peut être sensible
aux processus centraux.
LES THÉORIES DE LA SIGNIFICATION
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À cette remise en cause vient s’ajouter un argument selon lequel les
systèmes centraux n’auraient pas les caractéristiques inverses des systèmes
périphériques que leur attribuent les théories modulaires. Pacherie (1996)
défend l’idée que l’approche fodorienne doit être révisée car «la distinction
entre les systèmes périphériques et les systèmes centraux n’est pas étayée par les données
empiriques existantes » (p. 175). En effet, les résultats de recherches portant sur
la formation et l’organisation des concepts dans le développement cognitif de
l’enfant semblent mettre en évidence une forme de modularité des systèmes
centraux. Il semblerait en effet que «la seule manière plausible d’expliquer les
prouesses conceptuelles des jeunes enfants consiste à (…)postuler l’existence de diffé rents domaines conceptuels dotés de principes d’organisation qui leur sont spécifiques»
(1996, p. 179).
Les deux critiques complémentaires qui viennent d’être émises peuvent
être résumées de manière relativement simple: si, d’une part, le système du
langage peut recevoir et utiliser non seulement des informations perceptives
mais aussi des informations conceptuelles et si, d’autre part, la pensée peut
être centrée sur un domaine spécifique dans certaines situations plutôt que
d’être toujours ouverte à tous les domaines à la fois, alors la scission préconisée par Fodor entre le système du langage et les systèmes centraux doit être
tenue pour erronée. Si tel est le cas, il est raisonnable de penser que le système
du langage interagit avec les systèmes centraux.
LA SÉMANTIQUE N’EST PAS VIERGE DES TRACES DU RÉEL
La réflexion développée dans ce chapitre dégage un faisceau d’indices et
d’arguments suggérant l’existence de liens spécifiques entre le langage et la
pensée. Nous avons tenté de montrer que les théories qui excluent cette hypothèse ne sont pas vérifiées par des preuves scientifiques et qu’elles présentent
un certain nombre de faiblesses, voire d’incohérences. Finalement, il nous a
semblé que le principe fonctionnaliste qui conduit inévitablement ces théories
à assigner de manière stricte une forme à une fonction aboutissait à une instrumentalisation réductrice du langage. D’autre part nous avons remarqué que
l’introspection suggère, à l’inverse, que le langage est constitutif de la pensée.
Bien que l’introspection ne soit pas reconnue comme une méthode scientifique
et que son résultat ne constitue pas une preuve, elle rappelle la dimension
humaine de la pensée. En outre, certains phénomènes langagiers semblent
indiquer que le système du langage est sensible aux systèmes centraux.
La convergence de ces arguments nous autorise à formuler l’hypothèse
théorique suivante: la pensée ne peut se construire que sur les bases perceptives et objectives du langage, en conséquence de quoi la mémoire sémantique
ne peut être vierge des traces du réel.
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ENTENDRE À LIRE
C’est à partir de cette hypothèse générale que la question des relations
entre le langage et la pensée se pose ici. Cette problématique sera abordée
suivant une approche expérimentale qui se veut rénovatrice. Il a été choisi de
montrer expérimentalement dans quelle mesure une variable caractérisant le
langage (variable phonologique) pouvait être liée à une autre variable du
langage qui intéresse la pensée (variable sémantique). L’étude expérimentale
des relations entre ces deux variables sera limitée à un comportement particulier: la reconnaissance de mots isolés présentés visuellement.
La variable phonologique a été choisie car son rôle dans la reconnaissance
des mots est important, à la fois pour appréhender la structure de la mémoire
verbale et pour mettre en évidence une des bases objectives sur lesquelles
repose le sens. Il faut insister ici sur la différence entre la phonologie et la
phonétique qui, elle, renvoie à l’étude des sons en tant que signaux acoustiques. La phonologie est l’étude des unités de la perception du langage, appelées phonèmes, qui forment un système défini par un ensemble de propriétés
relationnelles. L’important, du point de vue d’une théorie psychologique de
la représentation du langage, est qu’il n’y a pas de correspondance terme à
terme entre les descriptions acoustiques (phonétique) et les unités perçues et
pertinentes pour produire et reconnaître des mots (phonologie). Le rôle de la
phonologie est d’autant plus important que l’expérience initiale du langage
est orale et que, lors de l’apprentissage de la lecture, l’enfant est supposé associer des formes écrites à leur forme phonologique préexistante. Pourtant cette
explication classique exclut la sémantique de l’apprentissage de la lecture. Elle
a influencé la manière dont sont étudiés, en psychologie cognitive, le langage
et la mémoire dite sémantique. Ils sont étudiés comme deux phénomènes quasi
indépendants, avec d’une part des recherches portant sur la lecture, basées
sur les seules composantes perceptives (vision/orthographe et audition/phonologie), et d’autre part, des recherches sur l’organisation de la mémoire sémantique, basées sur les présupposés des chercheurs quant à l’organisation de cette
mémoire.
Or, comme le disait déjà Vygotski en 1934, dissocier le langage et la pensée
c’est « libérer la pensée des entraves de tout ce qui est du domaine de l’image, du
sensible, et la soustraire à l’influence des lois associatives, la transformer en un pur
acte spirituel» et en arriver finalement « à un idéalisme subjectif extrême »
(p. 324). Tout en critiquant les structuralistes, Vygotski s’approprie le principe
selon lequel il est plus important d’étudier les relations des parties entre elles
et des parties au tout que de considérer les parties séparément, en rappelant
que le langage et la pensée sont différents mais qu’ils forment une unité. Ce
programme ambitieux appliqué au processus limité mais non moins unifié de
reconnaissance des mots permet de réintroduire la dimension sémantique dans
l’étude de la lecture. La lecture est en effet un acte de langage doué de sens ;
lire sans comprendre n’est pas lire. Dans le cadre des expériences présentées
LES THÉORIES DE LA SIGNIFICATION
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ici la question de la sémantique est limitée à la signification attribuée à un mot
isolé de tout contexte phrastique ou textuel, c’est-à-dire à la sémantique lexicale.
Nous avons remarqué que la phonologie jouait un rôle important lors de
l’apprentissage de la lecture, car la constitution de la mémoire verbale est initialement orale, phonologique. La phonologie apparaît comme le premier lien
entre le mot écrit et sa représentation. Le traitement phonologique est donc
un processus mnésique qui articule un percept et un concept. De plus, nous
avons noté que le traitement sémantique concerne la manière dont les entités
physiques que sont le mot et l’objet imprègnent les représentations mentales,
les concepts. Toute la problématique de cet ouvrage consiste à tenter de déterminer de quelle façon ces deux processus mnésiques agissent et interagissent
lors de la reconnaissance, de l’identification des mots.