DISCOURS I FOLIE. — À ce que je vois, je serai la dernière au festin

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DISCOURS I FOLIE. — À ce que je vois, je serai la dernière au festin
DISCOURS I
[FOLIE, AMOUR.]
FOLIE. — À ce que je vois, je serai la dernière au festin de Jupiter, où je crois que l’on m’attend. Mais je
vois, ce me semble, le fils de Vénus, qui y va aussi tard que moi. Il faut que je le passe, afin que l’on ne
m’appelle tardive et paresseuse.
AMOUR. — Qui est cette folle qui me pousse si rudement ? Quelle grande hâte la presse ? Si je t’eusse
aperçue, je t’eusse bien gardé de passer.
FOLIE. — Tu ne m’eusses pu empêcher, étant si jeune et faible ! Mais à Dieu te commande, je vais
devant dire que tu viens tout à loisir.
AMOUR. — II n’en ira pas ainsi ! Car avant que tu m’échappes, je te donnerai à connaître que tu ne te
dois attacher à moi.
FOLIE. — Laisse-moi aller, ne m’arrête point, car ce te sera honte de quereller avec une femme ! Et si tu
m’échauffes une fois, tu n’auras du meilleur1.
AMOUR. — Quelles menaces sont ceci ? Je n’ai trouvé encore personne qui m’ait menacé que cette folle.
FOLIE. — Tu montres bien ton indiscrétion*, de prendre en mal ce que je t’ai fait par jeu ; et te
méconnais bien toi-même, trouvant mauvais que je pense avoir du meilleur si tu t’adresses* à moi. Ne
vois-tu pas que tu n’es qu’un jeune garçonneau de si faible taille que, quand j’aurais un bras lié, si* ne
te craindrais-je guère ?
AMOUR. — Me connais-tu bien ?
FOLIE. — Tu es Amour, fils de Vénus.
AMOUR. — Comment donc fais-tu tant la brave auprès de moi, qui, quelque petit que tu me voies, suis
le plus craint et redouté entre les dieux et les hommes ? Et toi, femme inconnue, oses-tu te faire plus
grande que moi ? Ta jeunesse, ton sexe, ta façon de faire te démentent assez2 ; mais plus : ton
ignorance, qui ne te permet connaître le grand degré que je tiens.
FOLIE. — Tu triomphes de dire3. Ce n’est à moi à qui tu dois vendre tes coquilles4 ! Mais dis-moi, quel
est ce grand pouvoir dont tu te vantes ?
AMOUR. — Le Ciel et la Terre en rendent témoignage : il n’y a lieu où [je] n’aie laissé quelque trophée.
Regarde au Ciel tous les sièges des dieux, et t’interroge si quelqu’un d’entre eux s’est pu échapper de
mes mains ! Commence au vieil Saturne, Jupiter, Mars, Apollon, et finis aux demi-dieux, satyres,
faunes et sylvains. Et n’auront honte les déesses d’en confesser quelque chose. Et ne m’a Pallas
épouvanté de son bouclier, mais [je] ne l’ai voulu interrompre de ses subtils ouvrages où jour et nuit
elle s’emploie5. Baisse-toi en Terre, et dis si tu trouveras gens de marque qui ne soient ou [n’]aient été
des miens. Vois, en la furieuse Mer, Neptune et ses Tritons me prêtant obéissance. Penses-tu que les
infernaux s’en exemptent ? Ne les ai-je fait sortir de leurs abîmes et venir épouvanter les humains, et
ravir les filles à leurs mères, quelques juges qu’ils soient de tels forfaits et transgressions faites contre
les lois ? Et afin que tu ne doutes avec quelles armes je fais tant de prouesses, voilà mon arc seul et
mes flèches, qui m’ont fait toutes ces conquêtes ! Je n’ai besoin de Vulcain qui me forge6 de foudres,
armet*, écu* et glaive ! Je ne suis accompagné de Furies, Harpies et tourmenteurs de monde pour me
faire craindre avant le combat ! Je n’ai que faire de chariots, soudards*, hommes d’armes et grandes
troupes de gens, sans lesquelles les hommes ne triompheraient là-bas, étant d’eux7 si peu de chose
qu’un seul (quelque fort qu’il soit, et puissant) est bien empêché à l’encontre de deux. Mais je n’ai
1. « tu t’en repentiras ».
2. « te trahissent ».
3. « tu triomphes en paroles ».
4. « tes breloques, tes boniments » ; l’expression réfère aux coquilles de Saint-Jacques-de-Compostelle que revendaient les
pèlerins de retour du saint lieu.
5. Ses broderies. Pallas, déesse intelligente, industrieuse et guerrière, n’a jamais été sensible à l’amour.
6. « Je n’ai pas besoin que Vulcain me forge… », contrairement à d’autres dieux de l’Olympe, qui ont régulièrement recours au
forgeron céleste.
7. « étant par eux-mêmes ».
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Louise Labé, Débat de Folie et d’Amour (vers 1550), extrait,
Théâtre de femmes de l’Ancien Régime, vol. 1, XVIe siècle, p. 387-394.
autres armes, conseil, munition, aide que moi-même. Quand je vois les ennemis en campagne, je me
présente avec mon arc et, lâchant une flèche, les mets incontinent* en [dé]route. Et est aussitôt la
victoire gagnée, que la bataille donnée !
FOLIE. — J’excuse un peu ta jeunesse, autrement je te pourrais à bon droit nommer le plus
présomptueux fol du monde. Il semblerait, à t’ouïr, que chacun tienne sa vie de ta merci ; et que tu
sois le vrai seigneur et seul souverain, tant en Ciel qu’en Terre. Tu t’es mal adressé, pour me faire
croire le contraire de ce que je sais.
AMOUR. — C’est une étrange façon de me nier tout ce que chacun confesse !
FOLIE. — Je n’ai affaire du jugement des autres ; mais quant à moi, je ne suis si aisée à tromper. Me
penses-tu de si peu d’entendement que je ne connaisse, à ton port et à tes contenances, quel sens tu
peux avoir ? Et me feras-tu passer devant les yeux8 qu’un esprit léger comme le tien, et ton corps jeune
et fluet, soient dignes de telle seigneurie, puissance et autorité que tu t’attribues ? Et si quelques
aventures étranges, qui te sont advenues, te déçoivent*, n’estime pas que je tombe en semblable
erreur, sachant très bien que ce n’est par ta force et vertu* que tant de miracles soient advenus au
monde, mais par mon industrie, par mon moyen et diligence – combien* que tu ne me connaisses !
Mais si tu veux un peu tenir moyen9 en ton courroux, je te ferai connaître en peu d’heure ton arc et tes
flèches, où tant tu te glorifies, être plus mols que pâte, si je n’ai bandé l’arc et trempé le fer de tes
flèches.
AMOUR. — Je crois que tu veux me faire perdre patience. Je ne sache jamais que personne ait manié
mon arc, que moi ; et tu me veux faire accroire que, sans toi, je n’en pourrais faire aucun effort ? Mais
puisqu’ainsi est que tu l’estimes si peu, tu en feras tout à cette heure la preuve !
(Folie se fait invisible, tellement qu’Amour ne la peut assener.)
AMOUR. — Mais qu’es-tu devenue ? Comment m’es-tu échappée ? Ou je n’ai su t’offenser* (pour ne te
voir), ou contre toi seule a rebouché ma flèche10 ! Qui est bien le plus étrange cas qui jamais m’advint !
Je pensais être seul d’entre les dieux qui me rendisse invisible à eux-mêmes, quand bon me semblait…
Et maintenant, [j’]ai trouvé qui m’a ébloui les yeux. Au moins, dis-moi, quiconque sois, si à l’aventure*
ma flèche t’a frappée, et si elle t’a blessée ?
FOLIE. — Ne t’avais-je bien dit que ton arc et tes flèches n’ont effort* que quand je suis de la partie ? Et
pour autant qu’il ne m’a plu d’être navrée*, ton coup a été sans effort*. Et ne t’ébahis, si tu m’as
perdue de vue ; car quand bon me semble, il n’y a œil d’aigle ou de serpent épidaurien11 qui me sache
apercevoir. Et ni plus ni moins que le caméléon, je prends quelquefois la semblance de ceux auprès
desquels je suis.
AMOUR. — À ce que je vois, tu dois être quelque sorcière ou enchanteresse… Es-tu point quelque Circé
ou Médée, ou quelque fée ?
FOLIE. — Tu m’outrages toujours de paroles ! Et n’a tenu à toi que ne l’aie été, de fait12. Je suis déesse,
comme tu es dieu. Mon nom est Folie. Je suis celle qui te fais grand et abaisse à mon plaisir : tu lâches
l’arc et jettes les flèches en l’air ; mais je les assois aux cœurs que je veux. Quand tu te penses plus
grand qu’il est possible d’être, lors, par quelque petit dépit, je te range et remets avec le vulgaire. Tu
t’adresses* contre Jupiter, mais il est si puissant et grand que, si je ne dressais ta main, si je n’avais bien
trempé ta flèche, tu n’aurais aucun pouvoir sur lui. Et quand toi seul ferais aimer, quelle serait ta
gloire, si je ne faisais paraître cet amour par mille inventions ? Tu as fait aimer Jupiter ; mais je l’ai fait
transmuer en cygne, en taureau, en or, en aigle : en danger des plumassiers, des loups, des larrons et
8. « admettre ».
9. « poursuivre ».
10. « Soit je n’ai pas réussi à te blesser parce que je ne te vois pas, soit tu es la seule contre laquelle ma flèche s’est émoussée ».
11. Le serpent d’Épidaure est attaché au dieu de la guérison, Esculape, natif de cette ville. Cf. Horace (Satires, I-3) : « pourquoi
regarder ceux de tes amis avec des yeux perçants comme ceux de l’aigle ou du serpent Épidaurien » ; la même expression se
trouve chez Érasme, dans l’Éloge de la folie.
12. C’est-à-dire : s’il ne tenait qu’à toi, je serais effectivement rien d’autre qu’une sorcière.
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Louise Labé, Débat de Folie et d’Amour (vers 1550), extrait,
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des chasseurs13. Qui fit prendre Mars au piège avec ta mère, sinon moi, qui l’avais rendu si mal avisé
que venir faire un pauvre mari cocu dedans son lit même ? Qu’eût-ce été, si Pâris n’eût fait autre chose
qu’aimer Hélène ? Il était à Troie, l’autre à Sparte : ils n’avaient garde d’eux assembler ! Ne lui fis-je
dresser une armée de mer, aller chez Ménélas, faire la cour à sa femme, l’emmener par force, et puis
défendre la querelle injuste contre toute la Grèce ? Qui eût parlé des amours de Didon, si elle n’eût fait
semblant d’aller à la chasse pour avoir la commodité de parler à Énée seule à seul, et lui montrer telle
privauté qu’il ne devait avoir honte de prendre ce que volontiers elle eût donné ? Si à la fin [elle] n’eût
couronné son amour d’une misérable mort, on n’eût non plus parlé d’elle que de mille autres hôtesses
qui font plaisir aux passants ! Je crois qu’aucune mention ne serait d’Artémise, si je ne lui eusse fait
boire les cendres de son mari ; car qui eût su si son affection eût passé celle des autres femmes qui ont
aimé, et regretté leurs maris et leurs amis ? Les effets et issues des choses les font louer ou mépriser. Si
tu fais aimer, j’en suis cause le plus souvent. Mais* si quelque étrange aventure ou grand effet en sort,
en cela tu n’y as rien, mais en est à moi seule l’honneur. Tu n’as rien que le cœur ; le demeurant* est
gouverné par moi. Tu ne sais quel moyen faut tenir14. Et pour te déclarer [ce] qu’il faut faire pour
complaire, je te mène et conduis ; et ne te servent tes yeux non plus que la lumière à un aveugle. Et
afin que tu me reconnaisses dorénavant, et que me saches gré quand je te mènerai ou conduirai,
regarde si tu vois quelque chose de toi-même ? (Folie tire les yeux à Amour.)
AMOUR. — Ô Jupiter ! Ô ma mère Vénus ! Jupiter, Jupiter, que m’a servi d’être dieu, fils de Vénus tant
bien voulu jusqu’ici15, tant au Ciel qu’en Terre, si je suis sujet à être injurié et outragé comme le plus
vil esclave ou forçaire* qui soit au monde ? et qu’une femme inconnue m’ait pu crever les yeux ? Qu’à
la male heure fut16 ce banquet solennel institué pour moi ! Me trouverai-je en haut, avec les autres
dieux, en tel ordre17 ? Ils se réjouiront, et ne ferai que me plaindre. Ô femme cruelle ! Comment m’astu ainsi accoutré !
FOLIE. — Ainsi se châtient les jeunes et présomptueux comme toi ! Quelle témérité a un enfant de
s’adresser à une femme, et l’injurier et l’outrager de paroles, puis, de voie de fait, tâcher à la tuer ! Une
autre fois, estime ceux que tu ne connais [pas] être, possible*, plus grands que toi. Tu as offensé la
reine des hommes, celle qui leur gouverne le cerveau, cœur et esprit, à l’ombre de laquelle tous se
retirent une fois en leur vie, et y demeurent les uns plus, les autres moins, selon leur mérite. Tu as
offensé celle qui t’a fait avoir le bruit* que tu as, et ne s’est souciée de faire entendre au monde que la
meilleure partie du lot qu’il te donnait lui était due ! Si tu eusses été plus modeste, encore que je te
fusse inconnue, cette faute ne te fût advenue.
AMOUR. — Comment est-il possible porter honneur à une personne que l’on n’a jamais vue ? Je ne t’ai
point fait tant d’injure que tu dis, vu que ne te connaissais. Car si j’eusse su qui tu es, et combien tu as
de pouvoir, je t’eusse fait l’honneur que mérite une grande dame ! Mais… est-il possible, si ainsi est
que tant m’aies aimé et aidé en toutes mes entreprises, que, m’ayant pardonné, me rendisses mes
yeux ?
FOLIE. — Que tes yeux te soient rendus ou non, il n’est en mon pouvoir. Mais je t’accoutrerai bien le
lieu où ils étaient, en sorte que l’on n’y verra point de difformité. (Folie bande Amour, et lui met des ailes.)
Et cependant que tu chercheras tes yeux, voici des ailes que je te prête, qui te conduiront aussi bien
comme* moi.
AMOUR. — Mais où avais-tu pris ce bandeau si à propos pour me lier mes plaies ?
FOLIE. — En venant, j’ai trouvé une des Parques qui me l’a baillé, et m’a dit être de telle nature que
jamais ne te pourra être ôté.
AMOUR. — Comment ôté ! Je suis donc aveugle à jamais ? Ô méchante et traîtresse ! Il ne te suffit pas
de m’avoir crevé les yeux, mais tu as ôté aux dieux la puissance de me les pouvoir jamais rendre ? Oh,
13. Allusion aux transformations de Jupiter en cygne pour Léda, en taureau pour Europe, en pluie d’or pour Danaé, en aigle
pour Astéria.
14. « quelle attitude adopter ».
15. « tant apprécié jusqu’à présent ».
16. « que maudit soit… ».
17. « en tel état ».
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Louise Labé, Débat de Folie et d’Amour (vers 1550), extrait,
Théâtre de femmes de l’Ancien Régime, vol. 1, XVIe siècle, p. 387-394.
qu’il n’est pas dit sans cause qu’il ne faut point recevoir présent de la main de ses ennemis ! La
malheureuse* m’a blessé, et me suis mis entre ses mains pour être pansé ! Ô cruelles Destinées18 ! Ô
noire journée ! Ô moi trop crédule ! Ciel, Terre, Mer, n’aurez-vous compassion de voir Amour
aveugle ? Ô infâme et détestable, tu te vanteras que ne t’ai pu frapper, que tu m’as ôté les yeux et
trompé, en me fiant en toi ! Mais que me sert de pleurer ici ? Il vaut mieux que me retire en quelque
lieu à part, et laisse passer ce festin. Puis, s’il est ainsi que j’aie tant de faveur au Ciel ou en Terre, je
trouverai moyen de me venger de la fausse sorcière qui tant m’a fait d’outrage.
18. Il s’agit des Parques, ou Moires.
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