Pour ne pas subir, il faut agir!

Transcription

Pour ne pas subir, il faut agir!
Numéro 2 Juillet 2004
Balayons
devant
notre porte
l
A ouette
Association suisse des journalistes de langue française
www.francophonie.ch
L
e ras-le-bol face à l’horripilant
sabir atlantique se confirme.
La création d’une association
Défense du français a clairement
démontré que des centaines de
personnes en Suisse romande
souhaitent des interventions énergiques. Des parlementaires se lancent également à l’assaut du
Conseil fédéral, lui demandant de
réagir par des directives précises
pour supprimer les «Swissmedic»
( Institut suisse des produits thérapeutiques), «Fedpol» (Office fédéral de la police), «Finweb» (concernant la place financière suisse,
DFF), «Swissmint» (l’ancienne
monnaie fédérale) et de ne plus
utiliser les termes de «budgeting»,
«reporting», «controlling», «newsletter» ou «task force», alors que
des équivalents existent dans nos
langues nationales.
Tous ces efforts sont louables.
Nous les soutenons.
Or, des critiques toujours plus
nombreuses s’adressent à nos rédactions et concernent notre travail dans la presse écrite, à la radio
ou à la TV. Vous les connaissez:
«Que faites-vous pour limiter les
multiples fautes de français, et
laisser dire qu’un avion s’est crashé ou que vous pouvez répondre
par e-mail?»
Difficile de comprendre le silence des rédacteurs en chef
et des journalistes sportifs face
aux nouvelles dénominations de
«Swiss league, challenge league».
Que pouvons-nous faire? Il serait certes faux de vouloir établir un
code, mais ne craignons pas de
récrire… en français les messages
que nous recevons.
Et pourquoi les responsables rédactionnels ne prennent-ils pas
l’initiative de faire appel à des
conseillers linguistiques?
Chacun peut montrer l’exemple.
Suivons le modèle de Radio-Canada, qui affirme avec vigueur sa
volonté de faire de la qualité du
français une priorité.
Daniel Favre, président
Face à l’anglais
Pour ne pas subir,
il faut agir!
Créer des produits, c’est prendre l’initiative; créer les mots qui désignent ces produits,
c’est imposer une manière de vivre.
T
rop souvent, nous nous contentons
d’adopter le mot étranger plutôt que
de créer un équivalent en français.
Quand un Américain dit: «I bought a teeshirt and a short...» ça sonne pour lui très
exactement comme si nous disions: «J’ai
acheté une chemise T et un court.» A aucun moment, ce que l’Américain dit ne
sonne pour lui étranger ou exotique. Le débardeur, ce maillot de corps si franchouillard, a bien trouvé une appellation
proprement française, le marcel. Pourquoi
ne pas en trouver pour tee-shirt et short?
Pas de passéisme, pas de fermeture obses-
sionnelle: il y a des apports heureux. Du
verbe anglais to mix, on a fait en français
mixer et mixeur, à côté de mélanger et mélangeur. C’est heureux et ça rappelle le mot
mixte. Mais la paresse et le suivisme confinent parfois au snobisme ou au ridicule.
Helsana s’associe à la Fédération suisse
d’athlétisme et à Markus Ryffel, ancienne
gloire helvétique, pour créer des swiss
running walking trails. On vous initiera
aux walking/nordic walking et running. Je
veux bien qu’on m’apprenne à marcher et
à courir comme un Norvégien, mais pourquoi ces méthodes ont-elles, ici, des noms
anglais? N’oubliez pas vos sticks, parce
que le nordic walking, ça consiste à marcher très vite, avec des bâtons de ski! Dit
en français, évidemment, ça fait un peu
ringard. Notez qu’Helsana prend la peine
d’annoncer ces cours dans les trois
langues officielles suisses...
En tennis, les commentateurs de télévision comptent les aces. Curieux retour des
choses: le tennis, ce sont des mots français
anglicisés. Un ace, c’était un as, comme
l’as de cœur aux cartes. Les Allemands disent d’ailleurs: «Was für ein Ass!» Deuce,
c’est simplement le mot français deux,
prononcé «diousse». Il signifie que les
deux joueurs sont à égalité... A RolandGarros, le filet l’emporte désormais sur let
qui n’était autre que la finale du mot français! En tennis ou en golf, quand un Anglais a gagné un tournoi ouvert aux pros et
aux amateurs, il dit «I won the open!» Et
ça sonne pour lui très exactement – j’insiste – comme: «J’ai gagné l’ouvert!»
Pourquoi les mots français nous parais-
sent-ils étranges alors que les mots étrangers nous sont familiers? Parce que nous
n’avons pas su inventer une expression
comme proam? On aurait l’Open de Wimbledon et le Proam de Paris... (Proam ou
autre chose: faites marcher votre imagination.) Paresse ou snobisme: même quand
les mots existent en français, nous les négligeons. Un template, c’est un patron, un
calibre, un gabarit, une matrice. Un driver,
c’est un conducteur, un pilote. Les adeptes
de la scientologie confrontent souvent. To
confront, c’est tout simplement affronter.
Imposer son langage, c’est imposer sa vision du monde.
Grande est la responsabilité de la presse
et plus encore celle des agences de presse
francophones. Pas seulement face à l’anglais. L’AFP et l’ATS ne prennent pas la
peine d’écrire les noms étrangers comme
on devrait les prononcer en français pour
être proches de l’original. On écrit Kusturica ce qui se prononce Koustouritsa. On
a dit Krouchtchèv au lieu de Krouchtchiof. Ecrirait-on aujourd’hui Lenin et
Bulganin ? Il y a des exceptions. Poutine
a été francisé. On n’a pas simplement
écrit Putin. Je me demande bien pourquoi.
Francis Luisier
A La Poste tout n’est pas timbré
Nous parlerons swissglish
En Suisse, l’anglais ne passera pas. Avant les Romands, les Alémaniques se sont organisés pour résister à la langue et à la
pensée anglo-saxonnes. Ils ont créé le swissglish. Pas un anglais fédéral. Un véritable dialecte qui est à l’anglais ce que
leurs patois sont à l’allemand. Nous l’avons découvert en tentant de comprendre le langage de notre poste.
A
u départ, nous aurions aimé rencontrer M. Ulrich Gygi, le patron.
L’idée était de lui proposer de remplacer les anglicismes, déjà que l’on recourt à des langues étrangères que certains
usagers ignorent, par des idéogrammes
chinois, faciles à mémoriser et esthétiquement plus beaux que nos caractères d’imprimerie. Impossible de déranger un
homme aussi important pour un journal
qui n’est lu que par quelques centaines de
journalistes, de surcroît francophones
(«french speaking» a-t-il dû penser). Nous
nous sommes rabattus sur son porte-parole, un Neuchâtelois charmant, François
Tissot-Daguette, qui nous a fait découvrir
le swissglish. Une langue dans laquelle
«service public» se traduit avec difficulté,
mais qui, compte tenu de l‘attachement à
ses parlers locaux d’une majorité de nos
concitoyens, garantit que l’anglais, pas
plus que l’allemand, ne deviendra jamais
une langue maternelle helvétique.
L’allemand fédéral menacé
«La facilité avec laquelle les Alémaniques cèdent à l’anglais tient à ce que l’allemand n’est pas leur langue maternelle,
mais une langue véhiculaire, et qu’en allemand il y a beaucoup de mots anglais, nous
a expliqué François Tissot-Daguette. Cela
les a incités à créer le swissglish qui est
l’anglais utilisé par les Suisses alémaniques quand ils parlent entre eux. Il intègre dans l’allemand beaucoup de mots
anglais qui ont souvent des sens différents
de ceux qu’ils ont en anglais. On retrouve
cela dans l’allemand fédéral de l’administration et, par la cascade des traductions,
dans les autres langues officielles.
«Mais à La Poste, poursuit mon interlocuteur, nous avons une politique de défense
de nos langues. Vous vous représentez une
entreprise qui a quatre noms différents, avec
l’anglais! Nous n’uniformisons ce nom
qu’à l’extérieur où nous sommes SwissPost,
même en France ou en Allemagne. A l’intérieur du pays le nom de marque est différent selon les régions linguistiques!»
Je n’ai pas été bon. Je n’ai pas réagi. Je
ne lui ai pas demandé si notre quatrième
langue n’était pas le romanche. Pardonnezmoi. Mais j’ai constaté une grande bienveillance envers ces dialectes locaux que
sont, la globalisation aidant, l’allemand, le
français et l’italien.
Carton jaune: courrier
en baisse
– C’est que les gens ont un attachement
extraordinaire à La Poste, poursuivait François Tissot-Daguette, nous avons fait des
études.
– A quoi est dû cet attachement?
– Au fait que chacun a eu recours à La
Poste...
– Et pourquoi y a-t-il eu recours?
– A cause de la qualité de son service.
Quand on demande aux gens à quoi leur
fait penser le jaune, avant même qu’au soleil, ils pensent à La Poste!
– Mais l’attachement ne vient-il pas
d’une activité plus orientée vers le service
du public que vers la rentabilité? (Trop poli
pour être honnête, je n’ai pas suggéré, face
aux hausses de prix, que le jaune est, diton, la couleur des cocus, même s’ils sont
consommateurs de courrier, et qu’un certain rouge est celui de Coca-Cola et du
Père Noël).
L’indépendance dépendante
du chef de service
– La Poste n’est pas une administration.
Nous sommes indépendants bien que nous
dépendions entièrement de la Confédération, argumente courageusement François
Tissot-Daguette. Nous dépendons du politique. Il nous indique le cadre dans lequel
nous devons travailler. M. Leuenberger
fixe le prix du timbre. Mais nous dépendons aussi de l’évolution des technologies.
L’année dernière, le courrier a diminué
pour la première fois dans l’histoire de La
Poste. A cause des e-mails (en français,
«courriels», mais nous sommes à Berne et
la cascade du swissglish est impitoyable).
– Parce que vous êtes devenus chers,
plus chers que la poste française, par
exemple.
– Si vous comparez les prix, nous
sommes chers. Mais si vous comparez le
pouvoir d’achat en France et en Suisse,
nous sommes très avantageux.
Ce disant, M. Tissot-Daguette était en
train de me révéler que la politique des
prix d’un service public suisse (comme
son utilisation de la couleur), se calque sur
celle de Coca-Cola qui module aussi ses
prix en fonction du pouvoir d’achat de
chaque pays, plus cher en Suisse qu’en
France.
Sur le plan financier, La Poste a un mandat très clair du Conseil fédéral. Il lui demande de faire croître la valeur de l’entreprise. Cet objectif a été atteint pour la
première fois cette année. De là à ce que La
Poste devienne au service public ce que
Canada Dry est à l’alcool...
L’anglais pour se faire
comprendre
– Revenons aux langues. Pourquoi l’anglais que certains clients ne comprennent
pas et qui, en Suisse, n’est la langue de personne? Allons-nous devenir un sous-continent indien sans avoir même été occupés
par Sa Gracieuse Majesté?
– L’introduction de l’anglais est aussi liée
à des considérations de coût, mais cela n’est
pas la priorité. La priorité est de se faire
comprendre. L’anglais n’est pas un objectif
économique. L’objectif est d’utiliser les
langues nationales et de ne recourir à l’anglais que lorsque c’est la meilleure solution
possible. Le mot «courriel» poserait par
exemple un problème aux Alémaniques.
L’empire du mail
Mais pas aux Canadiens anglophones?
Le dialogue est parfois difficile chez le
géant jaune. Pour expliquer que, parfois, on
ne peut agir autrement, le porte-parole de
La Poste cite l’exemple de PostMail en précisant: «On a choisi l’anglais, on ne dit pas
Poste mail, ni Posta mail, sans même plus
se rendre compte que c’est le mail qui gêne.
– Nous ne pouvons pas faire comme si
l’anglais n’existait pas dans certains domaines comme l’informatique et les finances, secteurs où les anglicismes sont
très répandus.
– Mais si vous utilisez Word en français,
le programme d’écriture de Microsoft,
chaque fois que vous écrirez mail, son correcteur d’orthographe vous dira qu’il faudrait mettre «courriel».
– Le tout est de savoir si celui qui reçoit
le message comprend «courriel».
Pourquoi faire simple?
– Nous désirons, enchaîne M. Tissot-Daguette, que le produit envoyé de Genève ne
change pas de nom en arrivant à Saint-Gall.
Avec une préférence aux langues nationales.
Pour la lettre signature (que les Romands
s’entêtent à appeler un «recommandé»,
mais qui évite aux Alémaniques d’utiliser le
bon allemand, me suis-je dit), ou la lettre assurance, nous avons choisi le français.
– S’il faut unifier, pourquoi ne pas utiliser l’allemand, langue de la majorité des
Suisses? Si l’on pense que pour eux ce
n’est qu’une langue véhiculaire, pourquoi
ne pas utiliser le français, langue de la majorité relative face à des dialectes alémaniques cantonalement éclatés?
– Nous voulons utiliser un vocabulaire
dont les racines puissent se comprendre intuitivement. Dans secure post, le francophone comprend intuitivement mieux secure que sicher Post.
Un jour peut-être le chinois...
– Pourquoi ne pas utiliser des idéogrammes pour les produits. Ils seraient lisibles par tout le monde, comme la cigarette
barrée pour les espaces non-fumeurs. Voire
des idéogrammes chinois, si graphiques sur
les affiches. Ils prépareraient la population
à la langue qui sera indispensable dans
vingt ans pour les carrières internationales.
– On peut tout imaginer. L’influence culturelle est souvent liée à la prédominance
politique et économique mondiale des
Etats. Peut-être un jour nous en viendrons
aux idéogrammes.
– Vous avez tendance à écrire post le
nom de la poste sur vos produits. Quand on
voit les difficultés actuelles des jeunes avec
l’orthographe...
... mais pas de rôle éducatif
– Le problème actuel de l’orthographe
n’est pas dû à La Poste...
– Mais vous en remettez une petite
couche...
– Notre tâche première est de nous faire
comprendre, nous n’avons pas un rôle éducatif. Ce qui ne nous empêche pas de sponsoriser («parrainer», nos lecteurs auront
rectifié d’eux-mêmes, avant que le swissglish ne retombe en cascade sur eux), des
manifestations culturelles comme le Salon
du livre à Genève, ou le Festival du film à
Locarno. Avec la double volonté de soutenir la culture et les minorités.
Damned! Le jaune serait-il la couleur
d’un enfer pavé de bonnes intentions?
Jean-Charles Abreu
Notre invitée Micheline Calmy-Rey
Muette, éloquente et pantoise
Nous fumes un peu plus de 70 journalistes, ce 16 juin 2004 au Lausanne-Palace, pour ne pas entendre la conseillère
fédérale Micheline Calmy-Rey. Mais si nous ne l'avons pas entendue, nous l'avons bien comprise.
S
ituation rare: invitée par Daniel
Favre, président de l'Association
suisse des journalistes de langue
française, à laquelle s'étaient joints
pour l'occasion les membres du Cercle
lausannois de la presse, la chef du Département des affaires étrangères prési-
On ne s'en étonnera pas: un obstacle
crânement surmonté et, malgré lui,
l'habituel sourire de Mme Calmy-Rey
lui valurent une attention concentrée,
puis de chaleureux applaudissements.
D'abord, la conseillère fédérale aurait
pu s'excuser au dernier moment, et
propos sur ses lèvres, on ne pouvait
douter de la conviction, de l'engagement, de la force intérieure de l'oratrice: les yeux brillants, la tête penchée
en avant, l'habituel sourire souvent disparu, elle disait, au fond, de toute sa
personne que la démission de ses
La conseillère fédérale Micheline Calmy-Rey et Daniel Favre, président de l’Association suisse des journalistes de langue française.
dait un déjeuner, mais souffrait d'une
extinction de voix si sérieuse qu'il fallut tendre une oreille attentive pour
capter ses propos susurrés au micro:
quelques souffles avec, de temps en
temps, un brusque et bref retour de
voix propre à faire sursauter l'auditoire.
nous laisser le bec dans nos assiettes; or
elle vint. Ensuite, elle dut charger son
porte-parole (quasiment son porte-larynx) Christian Meuwly de lire son discours introductif; mais elle voulut répondre elle-même à la plupart des
questions, et s'il fallait parfois lire ses
cordes vocales, les divisions du Conseil
fédéral, les obus lancés contre sa «diplomatie transparente», ni les éventuelles chausse-trappes ouvertes sous
ses pieds, ne l'intimidaient pas.
Une Suisse, justement, qui ne craint
pas d'être elle-même: voilà le fond de
son message. Un pays neutre et décidé,
pourtant, à «ne pas se cacher sous la
table». Qui multiplie ses liens avec les
pays de l'Est européen. Qui parraine
l'initiative de Genève pour la paix au
Moyen-Orient. Qui conclut les fameux
accords bilatéraux avec l'Union européenne, et les soumettra, sûr du résultat, au suffrage universel. Qui traverse,
il se peut, des moments plutôt difficiles
en politique intérieure, mais n'a pas de
raison de douter de ses institutions.
Et puis une Suisse active au sein de
l'Organisation internationale de la Francophonie, dont elle est, en termes financiers, le troisième contributeur. Elle
y combattra pour le respect des droits
de l'homme et, notamment, contre l'incarcération des journalistes par les gouvernements autoritaires. Elle proposera
que l'OIF prenne davantage d'initiatives
et collabore plus souvent avec les ONG.
Elle accueillera, fin 2005, un congrès
de juristes francophones à Lausanne (il
discutera de ce problème vital dans
notre monde: la législation sur l'eau).
Et puis...
«...Est-il vrai, madame, que de hauts
fonctionnaires de votre département, à
commencer par le secrétaire d'Etat,
tiennent la Francophonie pour un gentil
hochet diplomatique? » Question d'un
impertinent. Réponse à peu près inaudible. Mais, si l'on en croit un journaliste à l'oreille fine, vigoureux démenti:
«J'en reste pantoise...» Un seul vœu:
que le secrétaire d'Etat, M. Franz von
Däniken, en soit lui aussi pantois. Ce
serait une très bonne nouvelle.
Jean-Marie Vodoz
Le mobile
Roi du mélange des langues
Natel, portable, mobaïle, cellulare, telefonino, handy…
P
our tout mélanger en matière de
langues, il n’y a rien de mieux que
le téléphone mobile, ce petit appareil que tous les Suisses (ou presque) possèdent aujourd’hui, pour ne parler que de
nous. En effet, son nom, dans les pays qui
nous entourent, tout comme chez nous,
mérite qu’on s’y arrête un peu. Tant les
absurdités sont reines.
En Suisse d’abord: certains appellent
encore ce genre de téléphone «Natel».
C’est faux! Le Natel est le réseau de téléphonie mis en place par Swisscom à
l’époque et non pas l’appareil lui-même.
Certains, en France aussi d’ailleurs, par-
lent de portable. C’est tout aussi faux. Le
téléphone portable est un appareil relié au
réseau fixe de téléphonie, toutefois sans
câble. On peut le transporter avec soi à travers l’appartement mais il ne fonctionne
que sur une courte distance, quelques dizaines à quelques centaines de mètres. Le
terme exact est tout simplement «mobile».
Regardez d’ailleurs dans l’annuaire officiel de Swisscom, que ces irrespectueux
appellent d’ailleurs Directories: les téléphones autres que les fixes sont indiqués
sous «mobile». Bravo! Raison de plus
pour s’offusquer lorsque la publicité parle
de mobaïle…
La France, elle, a choisi plutôt, à tort, le
terme de portable. Quant aux Italiens, ils
utilisent l’expression de cellulare, voire –
et c’est joli – de telefonino. Les Anglais,
eux, parlent de cellular. Les plus forts restent les Allemands et les Suisses allemands. En effet, ils utilisent le mot handy,
expression qui n’est même pas reprise par
les pays anglophones, comme s’ils
n’avaient aucun terme convenable dans
leur vocabulaire. On ne le répétera jamais
suffisamment, la technologie qui nous envahit est assez naturellement exprimée en
anglais. Il n’empêche que, dans la grande
majorité des cas, des termes français sont
créés à la satisfaction de tous, à condition
d’y mettre un peu de bonne volonté et,
surtout, de faire de la résistance. Lorsque
Roland Béguelin, membre éminent des
journalistes de langue française, a voulu
imposer la «dominique» pour parler du
week-end, il a cruellement échoué, même
si certains utilisent la terminologie de «fin
de semaine», qui recouvre toutefois une
notion légèrement différente. C’est dommage car les francophones canadiens utilisent là un fort beau mot. Ce n’est cependant pas une raison pour baisser les bras...
Pierre Boillat
prononcé «diousse». Il signifie que les
deux joueurs sont à égalité... A RolandGarros, le filet l’emporte désormais sur let
qui n’était autre que la finale du mot français! En tennis ou en golf, quand un Anglais a gagné un tournoi ouvert aux pros et
aux amateurs, il dit «I won the open!» Et
ça sonne pour lui très exactement – j’insiste – comme: «J’ai gagné l’ouvert!»
Pourquoi les mots français nous parais-
sent-ils étranges alors que les mots étrangers nous sont familiers? Parce que nous
n’avons pas su inventer une expression
comme proam? On aurait l’Open de Wimbledon et le Proam de Paris... (Proam ou
autre chose: faites marcher votre imagination.) Paresse ou snobisme: même quand
les mots existent en français, nous les négligeons. Un template, c’est un patron, un
calibre, un gabarit, une matrice. Un driver,
c’est un conducteur, un pilote. Les adeptes
de la scientologie confrontent souvent. To
confront, c’est tout simplement affronter.
Imposer son langage, c’est imposer sa vision du monde.
Grande est la responsabilité de la presse
et plus encore celle des agences de presse
francophones. Pas seulement face à l’anglais. L’AFP et l’ATS ne prennent pas la
peine d’écrire les noms étrangers comme
on devrait les prononcer en français pour
être proches de l’original. On écrit Kusturica ce qui se prononce Koustouritsa. On
a dit Krouchtchèv au lieu de Krouchtchiof. Ecrirait-on aujourd’hui Lenin et
Bulganin ? Il y a des exceptions. Poutine
a été francisé. On n’a pas simplement
écrit Putin. Je me demande bien pourquoi.
Francis Luisier
A La Poste tout n’est pas timbré
Nous parlerons swissglish
En Suisse, l’anglais ne passera pas. Avant les Romands, les Alémaniques se sont organisés pour résister à la langue et à la
pensée anglo-saxonnes. Ils ont créé le swissglish. Pas un anglais fédéral. Un véritable dialecte qui est à l’anglais ce que
leurs patois sont à l’allemand. Nous l’avons découvert en tentant de comprendre le langage de notre poste.
A
u départ, nous aurions aimé rencontrer M. Ulrich Gygi, le patron.
L’idée était de lui proposer de remplacer les anglicismes, déjà que l’on recourt à des langues étrangères que certains
usagers ignorent, par des idéogrammes
chinois, faciles à mémoriser et esthétiquement plus beaux que nos caractères d’imprimerie. Impossible de déranger un
homme aussi important pour un journal
qui n’est lu que par quelques centaines de
journalistes, de surcroît francophones
(«french speaking» a-t-il dû penser). Nous
nous sommes rabattus sur son porte-parole, un Neuchâtelois charmant, François
Tissot-Daguette, qui nous a fait découvrir
le swissglish. Une langue dans laquelle
«service public» se traduit avec difficulté,
mais qui, compte tenu de l‘attachement à
ses parlers locaux d’une majorité de nos
concitoyens, garantit que l’anglais, pas
plus que l’allemand, ne deviendra jamais
une langue maternelle helvétique.
L’allemand fédéral menacé
«La facilité avec laquelle les Alémaniques cèdent à l’anglais tient à ce que l’allemand n’est pas leur langue maternelle,
mais une langue véhiculaire, et qu’en allemand il y a beaucoup de mots anglais, nous
a expliqué François Tissot-Daguette. Cela
les a incités à créer le swissglish qui est
l’anglais utilisé par les Suisses alémaniques quand ils parlent entre eux. Il intègre dans l’allemand beaucoup de mots
anglais qui ont souvent des sens différents
de ceux qu’ils ont en anglais. On retrouve
cela dans l’allemand fédéral de l’administration et, par la cascade des traductions,
dans les autres langues officielles.
«Mais à La Poste, poursuit mon interlocuteur, nous avons une politique de défense
de nos langues. Vous vous représentez une
entreprise qui a quatre noms différents, avec
l’anglais! Nous n’uniformisons ce nom
qu’à l’extérieur où nous sommes SwissPost,
même en France ou en Allemagne. A l’intérieur du pays le nom de marque est différent selon les régions linguistiques!»
Je n’ai pas été bon. Je n’ai pas réagi. Je
ne lui ai pas demandé si notre quatrième
langue n’était pas le romanche. Pardonnezmoi. Mais j’ai constaté une grande bienveillance envers ces dialectes locaux que
sont, la globalisation aidant, l’allemand, le
français et l’italien.
Carton jaune: courrier
en baisse
– C’est que les gens ont un attachement
extraordinaire à La Poste, poursuivait François Tissot-Daguette, nous avons fait des
études.
– A quoi est dû cet attachement?
– Au fait que chacun a eu recours à La
Poste...
– Et pourquoi y a-t-il eu recours?
– A cause de la qualité de son service.
Quand on demande aux gens à quoi leur
fait penser le jaune, avant même qu’au soleil, ils pensent à La Poste!
– Mais l’attachement ne vient-il pas
d’une activité plus orientée vers le service
du public que vers la rentabilité? (Trop poli
pour être honnête, je n’ai pas suggéré, face
aux hausses de prix, que le jaune est, diton, la couleur des cocus, même s’ils sont
consommateurs de courrier, et qu’un certain rouge est celui de Coca-Cola et du
Père Noël).
L’indépendance dépendante
du chef de service
– La Poste n’est pas une administration.
Nous sommes indépendants bien que nous
dépendions entièrement de la Confédération, argumente courageusement François
Tissot-Daguette. Nous dépendons du politique. Il nous indique le cadre dans lequel
nous devons travailler. M. Leuenberger
fixe le prix du timbre. Mais nous dépendons aussi de l’évolution des technologies.
L’année dernière, le courrier a diminué
pour la première fois dans l’histoire de La
Poste. A cause des e-mails (en français,
«courriels», mais nous sommes à Berne et
la cascade du swissglish est impitoyable).
– Parce que vous êtes devenus chers,
plus chers que la poste française, par
exemple.
– Si vous comparez les prix, nous
sommes chers. Mais si vous comparez le
pouvoir d’achat en France et en Suisse,
nous sommes très avantageux.
Ce disant, M. Tissot-Daguette était en
train de me révéler que la politique des
prix d’un service public suisse (comme
son utilisation de la couleur), se calque sur
celle de Coca-Cola qui module aussi ses
prix en fonction du pouvoir d’achat de
chaque pays, plus cher en Suisse qu’en
France.
Sur le plan financier, La Poste a un mandat très clair du Conseil fédéral. Il lui demande de faire croître la valeur de l’entreprise. Cet objectif a été atteint pour la
première fois cette année. De là à ce que La
Poste devienne au service public ce que
Canada Dry est à l’alcool...
L’anglais pour se faire
comprendre
– Revenons aux langues. Pourquoi l’anglais que certains clients ne comprennent
pas et qui, en Suisse, n’est la langue de personne? Allons-nous devenir un sous-continent indien sans avoir même été occupés
par Sa Gracieuse Majesté?
– L’introduction de l’anglais est aussi liée
à des considérations de coût, mais cela n’est
pas la priorité. La priorité est de se faire
comprendre. L’anglais n’est pas un objectif
économique. L’objectif est d’utiliser les
langues nationales et de ne recourir à l’anglais que lorsque c’est la meilleure solution
possible. Le mot «courriel» poserait par
exemple un problème aux Alémaniques.
L’empire du mail
Mais pas aux Canadiens anglophones?
Le dialogue est parfois difficile chez le
géant jaune. Pour expliquer que, parfois, on
ne peut agir autrement, le porte-parole de
La Poste cite l’exemple de PostMail en précisant: «On a choisi l’anglais, on ne dit pas
Poste mail, ni Posta mail, sans même plus
se rendre compte que c’est le mail qui gêne.
– Nous ne pouvons pas faire comme si
l’anglais n’existait pas dans certains domaines comme l’informatique et les finances, secteurs où les anglicismes sont
très répandus.
– Mais si vous utilisez Word en français,
le programme d’écriture de Microsoft,
chaque fois que vous écrirez mail, son correcteur d’orthographe vous dira qu’il faudrait mettre «courriel».
– Le tout est de savoir si celui qui reçoit
le message comprend «courriel».
Pourquoi faire simple?
– Nous désirons, enchaîne M. Tissot-Daguette, que le produit envoyé de Genève ne
change pas de nom en arrivant à Saint-Gall.
Avec une préférence aux langues nationales.
Pour la lettre signature (que les Romands
s’entêtent à appeler un «recommandé»,
mais qui évite aux Alémaniques d’utiliser le
bon allemand, me suis-je dit), ou la lettre assurance, nous avons choisi le français.
– S’il faut unifier, pourquoi ne pas utiliser l’allemand, langue de la majorité des
Suisses? Si l’on pense que pour eux ce
n’est qu’une langue véhiculaire, pourquoi
ne pas utiliser le français, langue de la majorité relative face à des dialectes alémaniques cantonalement éclatés?
– Nous voulons utiliser un vocabulaire
dont les racines puissent se comprendre intuitivement. Dans secure post, le francophone comprend intuitivement mieux secure que sicher Post.
Un jour peut-être le chinois...
– Pourquoi ne pas utiliser des idéogrammes pour les produits. Ils seraient lisibles par tout le monde, comme la cigarette
barrée pour les espaces non-fumeurs. Voire
des idéogrammes chinois, si graphiques sur
les affiches. Ils prépareraient la population
à la langue qui sera indispensable dans
vingt ans pour les carrières internationales.
– On peut tout imaginer. L’influence culturelle est souvent liée à la prédominance
politique et économique mondiale des
Etats. Peut-être un jour nous en viendrons
aux idéogrammes.
– Vous avez tendance à écrire post le
nom de la poste sur vos produits. Quand on
voit les difficultés actuelles des jeunes avec
l’orthographe...
... mais pas de rôle éducatif
– Le problème actuel de l’orthographe
n’est pas dû à La Poste...
– Mais vous en remettez une petite
couche...
– Notre tâche première est de nous faire
comprendre, nous n’avons pas un rôle éducatif. Ce qui ne nous empêche pas de sponsoriser («parrainer», nos lecteurs auront
rectifié d’eux-mêmes, avant que le swissglish ne retombe en cascade sur eux), des
manifestations culturelles comme le Salon
du livre à Genève, ou le Festival du film à
Locarno. Avec la double volonté de soutenir la culture et les minorités.
Damned! Le jaune serait-il la couleur
d’un enfer pavé de bonnes intentions?
Jean-Charles Abreu