La Bourse de Montréal : débat autour d`un avenir
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La Bourse de Montréal : débat autour d`un avenir
La Bourse de Montréal : débat autour d’un avenir François Desjardins Journaliste, Le Devoir M ême si tout le monde le voyait venir, le projet d’acquisition de la Bourse de Montréal par celle de Toronto a soulevé les passions. Fallait-il absolument vendre ? L’Autorité des marchés financiers (AMF) pouvait-elle se permettre d’imposer des conditions strictes, de bloquer la transaction ? Et, dans ce cas, que dirait Bay Street ? Conscients du mouvement de regroupement des places boursières dans le monde, les experts sont restés perplexes sur un point : la vente du parquet de Montréal, spécialisé dans les produits dérivés, allait-elle avoir des conséquences sur le développement de ce créneau prometteur en sol québécois ? Les produits dérivés, méconnus du grand public, sont des instruments financiers complexes utilisés principalement par des investisseurs institutionnels. Il s’agit d’options et de contrats à terme, des outils très prisés dans la gestion du risque et qui sont liés à une action, à une devise, à un indice boursier, etc. Leur popularité a augmenté si rapidement que de 2002 à 2007, le chiffre d’affaires de la Bourse de Montréal est passé de 33 à 83 millions de dollars. Aujourd’hui, celle-ci emploie environ 220 personnes, dont des analystes, des architectes en informatique, etc. Au moment de l’annonce de la vente, en décembre 2007, la Bourse de Montréal subissait encore les contrecoups de la tourmente qui secouait les marchés financiers depuis l’été. Le volume d’activités avait baissé, tout comme le cours de son action. Mais sa feuille de route – et son potentiel – demeuraient reluisants. Toronto le savait. Depuis 1999, année pendant laquelle Toronto a obtenu la responsabilité des actions des grandes entreprises et où Montréal a décroché l’exclusivité des produits dérivés pour 10 ans, les dirigeants montréalais avaient tout fait pour renforcer les fondations de la Bourse de Montréal. Par exemple, Montréal, en voie de devenir l’actionnaire majoritaire de la Boston Options Exchange (BOX), avait conçu une plateforme informatique d’avant-garde et jeté les bases d’une Bourse du carbone. Or, le projet d’acquisition de la Bourse de Montréal – 1,3 milliard de dollars mis sur la table après de longues négociations – est venu jeter un doute. Les deux Bourses énonçaient plusieurs engagements, notamment au chapitre de la représentation québécoise au conseil d’administration de la nouvelle entité. Mais si le centre décisionnel se déplaçait un jour vers Bay Street, comme le craignaient certains, qu’adviendrait-il de l’expertise en produits dérivés que Montréal s’était forgée au fil des ans ? « Le milieu financier québécois est très, très solide. Il est très riche », dit sans hésiter Daniel Paillé. Cet ancien ministre de l’Industrie qui gravite depuis longtemps dans les cercles économiques du Québec est aujourd’hui professeur à HEC Montréal. « Mais la question est celle-ci : où aura lieu le développement futur des 207 Québec 2008-2009*.indd 207 17/11/08 09:24:24 L’état du Québec 2009 produits dérivés ? C’est une bataille de plus, et il faut être vigilant », dit M. Paillé, qui a déposé un mémoire lors des audiences de l’AMF. Rassurer le Québec Dès le 10 décembre 2007, jour de l’annonce du projet de transaction, les nouveaux fiancés ont vite compris qu’il fallait rassurer les milieux financier et politique, leur dire que les activités de produits dérivés n’étaient pas en péril. « Mont réal demeurera le centre des marchés des dérivés au Canada », a écrit la Bourse de Montréal dans son communiqué. Le document présenté aux actionnaires, quant à lui, ajoutait que « le siège social de la Bourse et ses activités existantes liées à la négociation d’instruments dérivés et de produits connexes demeureront à Montréal ». Lorsqu’un journaliste a demandé à Luc Bertrand, le président et chef de la direction de la Bourse de Montréal, ce que Montréal pourrait gagner d’une telle opération, celui-ci a répondu : « la pérennité ». « Lorsque tout se consolide de plus en plus vite, vous ne pouvez pas rester immobile et croire que le statu quo est une option », a ajouté M. Bertrand, qui allait hériter de responsabilités assez larges au sein du nouveau groupe, baptisé TMX. Malgré les promesses, lorsque Toronto a déposé son offre d’achat, il y a eu méfiance. D’autant plus que les deux Bourses ne précisaient pas que le lancement des produits futurs se ferait nécessairement à Montréal. Autrement dit, on imaginait que la direction de la nouvelle entité n’allait pas se gêner pour développer ses produits dérivés ailleurs que sur la rue SaintJacques. À Calgary, par exemple, où la Bourse de Toronto a acheté le petit parquet NGX en 2004 pour mettre le pied dans le secteur des contrats d’énergie. Mesurer les limites Le Groupe TSX avait déjà indiqué, dans les documents officiels, qu’il s’engageait à « ne rien entreprendre qui ferait que la Bourse de Mont- réal cesse d’être la bourse nationale canadienne de négociation de tous les instruments dérivés et produits connexes ». Cet engagement incluait également de ne pas nuire à Montréal en tant que plateforme pour le marché du carbone. Lors des audiences publiques portant sur la transaction, au mois de mars 2008, l’AMF, à qui revenait le dernier mot, a cherché à tester les limites du modèle d’afMalgré les promesses, faires de la future entité boursière. Après une lorsque Toronto a longue présentation de déposé son offre Luc Bertrand et du d’achat, il y a eu cochef de la direction méfiance. par intérim du Groupe TSX, Michael Ptasznik, le pdg de l’AMF a tenté de résumer la situation avec ses propres mots. « Si on vous imposait des conditions trop contraignantes [au sujet des responsabilités de la Bourse de Montréal], ça pourrait vous empêcher de mener vos affaires pour le mieux, c’est ça ? », a demandé Jean St-Gelais. « C’est exact », a répondu M. Ptasznik. La direction torontoise du Groupe TSX savait depuis longtemps que l’annonce allait provoquer des remous au Québec. Lorsque l’ancien président de la Bourse de Toronto, Richard Nesbitt, est venu donner son premier discours en sol québécois, en octobre 2005, il n’a pas tari d’éloges à l’égard de Luc Bertrand et du travail accompli. Depuis quelques mois, M. Nesbitt ne cachait plus que Toronto voulait, elle aussi, se lancer un jour dans le secteur des produits dérivés, même si Montréal continuait d’en avoir l’exclusivité pendant plus de trois ans. Les journalistes de la presse financière et les analystes ont vite compris que la Bourse de Toronto avaient les yeux sur Montréal. En marge du discours de Richard Nesbitt, la presse a donc demandé à celui-ci d’imaginer la réaction politique que susciterait une offre d’achat pour la Bourse de Montréal. Pris de court, mais conscient de l’utilisation que les 208 Québec 2008-2009*.indd 208 17/11/08 09:24:24 Économie et conditions de vie Luc Bertrand, président et chef de la direction de la Bourse de Montréal. médias allaient faire de ses propos, il s’est limité à l’essentiel. « Je ne dis pas que ça va arriver, mais ça n’arriverait que si c’était dans l’intérêt du Québec, que s’il y avait quelque chose de positif à en tirer », a-t-il dit. Être plus spécifique Le maintien des activités à Montréal est un des points que l’ancien premier ministre Jacques Parizeau a abordés lorsqu’il s’est présenté aux audiences de l’AMF pour y exposer son mémoire, en mars 2008. « Il faut que la description des activités soit plus spécifique quant à ce qui fonctionnera à Montréal », a dit M. Parizeau. Il fallait, selon lui, un certain nombre d’assurances. Entre autres, la participation majoritaire de la Bourse de Montréal dans la Boston Options Exchange devait demeurer entre les mains de la filiale montréalaise du Groupe TMX. Tout comme la plateforme technologique de Montréal, appelée SOLA. De plus, quelques mois avant la fusion, Jacques Parizeau, comme d’autres, s’était montré perplexe devant un des gestes posés par Toronto. Présentement, certains produits dérivés de Montréal évoluent en fonction des indices boursiers gérés par Standard & Poor’s (S&P) à la Bourse de Toronto. Or, à l’été 2007, le Groupe TSX avait réussi à convaincre S&P de lui réserver l’exclusivité des indices à partir de 2009. Un coup fumant que la direction de la Bourse de Montréal avait très mal digéré. M. Parizeau estimait que le Groupe TSX devait résilier ce contrat avec S&P. « Après que toutes ces choses auront été précisées, alors le principe général de l’entente en vertu de laquelle Toronto réserve à Montréal l’exclusivité du commerce des produits dérivés sera énoncé », avait-il dit. En conclusion, M. Parizeau a affirmé que Montréal aurait peutêtre dû fusionner avec une autre Bourse de produits dérivés, mais que des appuis « substantiels et décidés » ne se sont pas manifestés. « Il reste à tenter de maintenir le maximum à Montréal. » Les audiences, qui ont duré deux jours, ont vu défiler plusieurs acteurs du Québec économique et financier : le Conseil du patronat, la Chambre de commerce du Montréal métropolitain, le Mouvement d’éducation et de défense des actionnaires, etc. Bien qu’elle disait voir des « avantages pour toutes les parties » à un tel regroupement, la Caisse de dépôt et placement du Québec avait, elle aussi, des préoccupations quant au maintien des activités de produits dérivés à Montréal. Il fallait que l’AMF obtienne des engagements plus fermes, plus étendus, selon l’établissement. Au Mouvement Desjardins, on estimait que la promesse torontoise de maintenir les activités « existantes » en matière de produits dérivés n’allait pas assez loin. Critiqué par Jacques Parizeau pour avoir agi comme conseiller auprès de la Bourse de Toronto, le Mouvement n’en était pas moins hésitant sur certains points. « L’expression “activités existantes” paraît limitative et ne traduit pas adéquatement les intentions des partenaires de faire de Montréal un centre d’expertise pour le développement de futurs produits dérivés », a dit le président du Mouvement, Alban D’Amours. 209 Québec 2008-2009*.indd 209 17/11/08 09:24:25 L’état du Québec 2009 L’avenir de la recherche D’une certaine manière, c’est une partie de la crédibilité de Montréal comme centre financier qui était en jeu en toile de fond. Dans son mémoire, HEC Montréal s’est inspiré de l’exemple suisse pour proposer l’idée d’un institut montréalais des produits dérivés, mis sur pied par la nouvelle entité boursière avec la collaboration, par exemple, du Mouvement Desjardins et de la Caisse de dépôt. Soucieuse de conserver l’expertise montréalaise, HEC Montréal a proposé la création d’un fonds de dotation de 200 millions de dollars pour promouvoir la recherche de pointe et l’embauche de professeurs. « Ce fonds mènerait inéluctablement à ce que Montréal non seulement demeure LA ville pour les titres dérivés au Canada, mais surtout qu’elle devienne une ville incontournable mondialement pour quiconque s’intéresse aux derniers développements dans le domaine des produits financiers dérivés et structurés », a écrit l’institution. Se disant satisfaite des engagements obtenus de la Bourse de Toronto, l’AMF a approuvé la fusion peu après la fin des audiences, le 10 avril. L’AMF a notamment obtenu que les représentants québécois au conseil d’administration du Groupe TMX soient des résidents québécois qui paient leurs impôts au Québec, et que cette condition s’applique au président de la Bourse de Montréal. Par ailleurs, le Groupe TMX s’est engagé à conserver une participation d’au moins 50 % dans la Bourse de Montréal, cela empêchant ainsi la vente du parquet montréalais sous forme de saucisson tranché. Contrairement à ce que demandaient certains intervenants, l’AMF a cependant évité de formuler des demandes concrètes concernant les fonctions du président québécois. « La consultation publique a permis d’exposer la nécessité d’établir un juste équilibre entre des conditions plus exigeantes et une flexibilité nécessaire au développement de la Bourse », a dit le pdg.de l’AMF, Jean St-Gelais. « L’AMF est d’avis que les engagements généraux du Groupe TMX à l’égard des activités de bourse à Montréal sont préférables à des engagements détaillés par fonction. » La pertinence de l’AMF Le contrat de vente contient aussi un garde-fou d’importance capitale : la nouvelle entité ne pourrait être vendue à une Bourse étrangère sans l’aval explicite de l’AMF et de la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario. Face au souhait d’Ottawa et de Bay Street d’en finir avec les autorités réglementaires provinciales pour créer une seule agence nationale, la ministre des Finances, Monique JérômeForget, n’a pas manD’une certaine manière, qué de souligner l’importance du rôle c’est une partie de la qu’a joué l’AMF. « Ce crédibilité de Montréal regroupement met comme centre financier en lumière toute la qui était en jeu. pertinence de con server au Québec notre commission des valeurs mobilières », a dit Mme Jérôme-Forget lorsque l’AMF a donné son approbation au regroupement. Autrement dit, si le Québec avait perdu son AMF, la vente de la Bourse de Montréal aurait eu lieu dans des conditions probablement moins favorables. Sans organisme réglementaire pour baliser la transaction, les intérêts privés l’auraient eu facile. En évitant de bloquer la transaction, l’AMF a acheté du temps, croit l’ancien ministre de l’Industrie Daniel Paillé. Un refus de l’AMF d’autoriser la vente à Toronto aurait très bien pu finir devant la Cour suprême, dit-il. « Si l’AMF avait dit non, ça aurait accéléré le débat sur un organisme réglementaire national, dit-il. Je dis “accéléré”, parce que, d’une façon ou d’une autre, ça va venir. » 210 Québec 2008-2009*.indd 210 17/11/08 09:24:25