pages 40 et 41
Transcription
pages 40 et 41
A PROPOS D'UN PRIX PULITZER DE PHOTOGRAPHIE IMAGES ET VAUTOURS par Edgar Roskis (Le Monde diplomatique, août 1994) Deux photographies ont obtenu cette année un prix Pulitzer. Le prix de la meilleure photo d'actualité a été décerné à Paul Watson, du journal canadien Toronto star, pour un instantané du corps d'un soldat américain traîné par une foule hostile dans les rues de Mogadiscio. L’enregistrement de cette scène n’est pas exactement « exclusif » : il en existe plusieurs versions, fixes et vidéo, avec ou sans parties génitales apparentes. Sa diffusion télévisée a bouleversé l’Amérique qui se demanda ce soir-là si la présence militaro-humanitaire de ses GI en Somalie valait bien une telle humiliation mondiale. Cette gêne fut ressentie jusque dans les circuits de l’Agence France-Presse qui, disposant de ses propres clichés, choisit dans un premier temps de fournir à ses abonnés un cadrage « pudique ». Mais l’enjeu était cette fois-ci exceptionnel. Dans la nudité du soldat (dont il faudrait rapprocher, chacun s’en souvient, celle de cette Somalienne lynchée et dévêtue en pleine rue par de furieux compatriotes) résidait précisément un effet de choc utile, susceptible de retourner l’opinion américaine. Conscient de l’impact politique de cette scène, de son influence sur une éventuelle retraite accélérée de Somalie, l’hebdomadaire Time exerça avec succès de très fortes pressions pour se procurer et publier l’intégralité du document. C'est pourtant le second prix, attribué pour la meilleure photo magazine au Sud-Africain Kevin Carter, qui retiendra ici notre attention parce que, contrairement au précédent, il s'agit d'un cliché construit, fût-ce involontairement. Pris aux abords du village d'Ayod dans le sud du Soudan, il montre une petite fille famélique, recroquevillée face contre terre, guettée par un vautour posté derrière elle à seulement quelques pas. La similitude entre la posture de la petite Soudanaise et celle de l'animal renforce la dramaturgie de la scène : la proie et le prédateur s'y observent en une même figure, comme si l'épuisement de la victime avait calqué sa forme sur l'attente du rapace. Bien que par définition hors champ, on imagine également Kevin Carter campé pour les besoins de la prise de vue dans une position semblable, prêtant d'autant mieux le flanc au soupçon d'être lui-même un " vautour " opérant dans ce champ de prédilection de l'action photographique que sont les famines, les guerres et les catastrophes. Le procès est classique : quand il n'est pas purement et simplement accusé de " voyeurisme ", le photojournaliste est au minimum suspect de froideur (et donc d'un certain degré de duplicité, sinon de complicité) envers l'horreur qu'il dévoile. L'argument fut notamment opposé aux innombrables reporters, témoins passifs de l'interminable agonie de la petite Omayra Sanchez dans la boue d'Armero en Colombie, le 16 novembre 1985. « Nous ne sommes pas censés être équipés de motopompes », s'était à l'époque défendu un journaliste lors d'un débat télévisé. Moins prosaïque, Kevin Carter raconte : « A environ 300 mètres du centre [d'Ayod] j'ai croisé une toute petite fille au bord de l'inanition qui tentait d'atteindre le centre d'alimentation. Elle était si faible qu'elle ne pouvait faire plus d'un ou deux pas à la fois, retombant régulièrement sur son derrière, cherchant désespérément à se protéger du soleil brûlant en se couvrant la tête de ses mains squelettiques. Puis elle se remettait péniblement sur ses pieds pour une nouvelle tentative, gémissant doucement de sa petite voix aiguë. Bouleversé, je me retranchai une fois de plus derrière la mécanique de mon travail, photographiant ses mouvements douloureux. Soudain la petite bascula en avant, son visage plaqué dans la poussière. Mon champ de vision étant limité à celui de mon téléobjectif, je n'ai pas tout de suite remarqué le vol des vautours qui se rapprochaient, jusqu'à ce que l'un d'eux se pose, apparaissant dans mon viseur. J'ai déclenché, puis j'ai chassé l'oiseau d'un coup de pied. Un cri montait en moi. J'avais dû parcourir 1 ou 2 kilomètres depuis le village avant de m'écrouler en larmes. » Annonçant ce prix Pulitzer en ouverture du journal télévisé de France 2, jeudi 14 avril 1994, la voix off du commentateur siffla d'admiration béate : « Comment tout dire en une photo ! » L'implacable récit de Kevin Carter a le mérite de montrer que c'est justement impossible : sa photo ne dit pas ce qu'il dit, lui, pas plus qu'elle n'éclaire l'étrange ballet de photoreporters diffusé par France 2 dans la même foulée. Ce court documentaire montrait, curieusement sans détails ni explications, la façon de travailler de certains photographes faisant placidement la queue pour tirer posément, chacun à son tour, le portrait d'un Soudanais cadavérique assis en tailleur, immobile, dans une indifférence (réciproque) à leurs objectifs. Face à l'oppression, aux exactions, rien n'est pire que l'absence d'enquête et de témoignages. Contre l'atrocité, mieux vaut donc n'importe quelle image que pas d'image du tout, quelles que soient son ambiguïté, les motivations de son auteur, la part de l'engagement, de la fascination... ou de la routine. Après tout, qui se serait soucié du sort du demi-million de Soudanais en sursis, des famines de l'Erythrée ou des assiégés de Sarajevo sans l'action des reporters et le choc visuel de leurs constats ? Tel est le message délivré, au moyen d'une opposition simple et efficace, par ce prix Pulitzer : abandonnerons-nous les populations du Sud soudanais aux vautours ? Que faut-il pour qu'une photo fasse « le tour du monde » ? Pour louable qu'elle soit, cette perspective humaniste, quasi militante (horizon de ce que les Américains nomment le concerned photographer), ne doit pas interdire de s'interroger sur la nature et le fonctionnement de telles images. Car le malaise que nous ressentons devant la photo de Kevin Carter tient moins à l'atrocité de son référent (la réalité à laquelle elle renvoie) qu'à l'enchère de sa rhétorique : sans ce vautour, en effet, pas d'image. C'est de lui qu'elle tire tout, non parce qu'il pourrait réellement s'attaquer à l'enfant dans l'instant suivant, mais pour ce qu'il signifie comme figure de style. Cadrée toute seule dans sa prostration pourtant pathétique, la petite fille ne « vaut » rien à nos yeux, en tout cas pas un prix Pulitzer : le fait brut, si scandaleux soit-il, ne suffit plus à impressionner les esprits, à ce que sa représentation, s'ajoutant à tant d'autres, fasse, selon l'expression consacrée, « le tour du monde ».