Faut-il avoir peur de l`évaluation
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Faut-il avoir peur de l`évaluation
cycle à propos de l'évaluation / LNA#64 Faut-il avoir peur de l’évaluation ? Par Charles HADJI Agrégé de philosophie, professeur émérite en sciences de l’éducation, Université Pierre Mendès-France Grenoble 2 En conférence le 5 novembre L ’évaluation connaît aujourd’hui une assez forte expansion, qui se traduit par l’extension de son domaine d’application. Pour ce qui concerne spécifiquement le champ scolaire, au sens large, on évalue les élèves individuellement (et depuis peu dès la maternelle !), tout au long de leur scolarité, à l’occasion de leurs travaux scolaires, ou des examens. Mais on les évalue aussi de façon collective, à un niveau défini, en CE1, ou en CM2, ou encore en fin de 5e. Ces évaluations transversales ont tendance à se multiplier. On évalue les enseignants. On évalue le rendement scolaire, et de plus en plus dans un cadre international (enquêtes PISA – Program for International Student Assessment ; Pirls – Programme international de recherche en lecture scolaire). Cette expansion de l’activité évaluative est-elle préoccupante ? On a parlé à son propos de « fièvre évaluative ». On dénonce la « folie des notes ». Certains ont même pu affirmer que l’évaluation « gangrénait » tout le système. Il est donc urgent de tenter d’apprécier ce qui serait en quelque sorte le pouvoir de nuisance de l’évaluation, tout en s’interrogeant sur la fatalité de l’exercice de ce pouvoir. L’évaluation est-elle, par nature, une activité nocive ? Cette question engage un travail de modélisation de l’activité évaluative, tentant d’en définir une « essence ». La conclusion à laquelle nous ont conduit nos propres analyses (Hadji, 1989, 1999, 2012a) est que l’évaluation, activité par laquelle on s’efforce d’apprécier le caractère acceptable ou non d’une situation existante (par exemple : tel travail produit par l’élève) par référence à une situation désirée ou espérée (un travail scolaire qui manifesterait la maîtrise de connaissances ou compétences visées), est une activité délicate à exercer de façon objective et juste, mais en soi foncièrement utile, en tant que participant à un mécanisme de conduite éclairée de l’action sociale. Il est toutefois possible d’en faire un usage social qui lui donnera vite un visage négatif, et pourra même la transformer en cauchemar pour ceux sur qui elle s’exerce. C’est pourquoi il peut être utile de décrire brièvement trois des principaux pièges auxquels elle s’expose, avant d’identifier trois conditions qui en feraient une activité vraiment utile aux acteurs du processus enseignement/ apprentissage, qu’il s’agisse des responsables éducatifs, des parents, des enseignants ou des élèves. Une activité évaluative exposée à trois grandes dérives La première dérive est celle de l’obsession génératrice de stress. L’omniprésence tyrannique de la notation installe un climat de stress tel que la pression exercée sur les élèves devient contre-productive. L’École prend un caractère proprement anxiogène, comme l’ont mis en évidence les travaux de Gisèle George (2002) ou l’ouvrage de Peter Gumbel (2010). Pour ce dernier, la notation est devenue un instrument de « torture pédagogique » (Le Monde du 06/10/11). Une école anxiogène est une école où les remarques et les notes blessantes sont privilégiées ; où les mauvais élèves sont rabaissés et humiliés ; où se développe la peur, paralysante, de se tromper. Il s’avère alors urgent, selon les termes utilisés par l’AFEV (Association de la fondation étudiante pour la ville), d’ « agir contre la souffrance à l’école ». La deuxième dérive est celle de l’impérialisme de la quantification. L’obsession de l’évaluation s’accompagne souvent d’une obsession de la mesure. On est alors victime d’un préjugé selon lequel on doit pouvoir tout mesurer, car seul serait important ce qui est quantifiable, tout ce qui n’est pas mesurable étant insignifiant. On tombe vite dans les facilités des politiques du chiffre qui, comme le montrent les exemples des palmarès des universités, ou de l’appréciation bibliométrique de la « valeur » d’un chercheur, condamnent de fait à rester à la surface des choses, en croyant que l’on peut se contenter d’indicateurs numériques pour évaluer ce qui est de l’ordre de la qualité, et en négligeant de poser la question des attentes légitimes. Qu’est-on légitimement en droit, par exemple, d’attendre d’une université : qu’elle se donne les moyens de recruter des Prix Nobel, ou qu’elle fasse réussir ses étudiants ? La troisième dérive condamnable est celle de l’endoctrinement idéologique. Il nous semble remarquable, en effet, que l’usage social sinon dominant, du moins très fort, de l’évaluation comme outil de production et de sélection des meilleurs, est en résonance avec les thèmes majeurs d’une idéologie d’ordre socio-politico-économique aujourd’hui mondialement dominante. L’obsession évaluative se développe dans un climat idéologique marqué par le culte de la concurrence, de la performance, et de l’ « excellence », à l’heure du « marché roi ». Il y a alors comme un « cousinage thématique » entre les thèmes dominants de l’idéologie néo-libérale, qui valorise l’efficacité, la saine concurrence, 11 LNA#64 / cycle à propos de l'évaluation la compétitivité, la performance, la rentabilité, le mérite et l’excellence, et les thèmes dominants du discours de ceux qui prônent le développement et la généralisation de l’évaluation comme outil au service de l’excellence, et dont il ne faudrait jamais avoir peur (cf. Valérie Pécresse, Le Monde du 26/04/13). Dans ces conditions, l’évaluation court le risque de devenir servile (asservissement à des dogmes, au court terme, au pouvoir, à l’argent). Alors que le travail scolaire ne peut se réduire à la compétition concurrentielle, ni la réussite à la performance. Mais une activité qui peut trouver sa pleine et véritable utilité, à trois conditions Si les trois dérives décrites sont fortement préoccupantes, nous pensons toutefois que l’évaluation n’est pas condamnée à s’y laisser entraîner. Tout d’abord, parce que la prise de conscience de l’existence des pièges peut permettre de s’en détourner. La lucidité est facteur de prévention. Ensuite, parce qu’il est possible de conférer à l’activité évaluative des fonctions pédagogiquement utiles, et de la mettre au service de fins socialement et éthiquement légitimes. Tout va donc dépendre du sens accordé, et de l’orientation donnée, à leur travail, par les évaluateurs. La fonction est définie par « ce pour quoi » on évalue. Elle caractérise un type d’utilisation. Ainsi, par exemple, une évaluation formative est une évaluation effectuée dans le but de faciliter des apprentissages. C’est cette intention d’utilisation (être au service des apprentissages des élèves) qui la caractérise. Mais, par ailleurs, les fonctions s’inscrivent dans une visée plus vaste, correspondant à une finalité sociale alors dévolue à l’activité évaluative : par exemple, trier et sélectionner les individus (on compare – fonction –, pour éliminer – finalité –) vs accompagner un développement (on opère un diagnostic, pour aider). La finalité correspond donc à « ce en vue de quoi », socialement, on évalue. Il est alors clair que, du point de vue pédagogique, la fonction formative est prioritaire, dans la mesure, tout simplement, où le but premier de l’enseignement est de faire accomplir les apprentissages scolaires. Cette fonction formative, au service d’une finalité de développement des personnes, pourra alors être privilégiée à trois conditions. La première condition est que l’évaluation respecte sa fonction naturelle en devenant vraiment informative. L’évaluation, dans une optique de régulation de l’action, est une nécessité. Le mécanisme de « conduite éclairée de 12 l’action » comporte deux volets. Un volet « surveillance » : on contrôle son action par la prise d’informations en retour dans un processus de comparaison si possible continue entre un « état-but à atteindre » et un « état donné » (Linda Allal, 1993). Et un volet « ajustement » : on adapte son action afin de réduire l’écart au but. Dans le domaine des apprentissages scolaires, comme d’une façon générale dans le champ des actions sociales, refuser l’évaluation, c’est vouloir avancer les yeux fermés. D’un point de vue pédagogique, il s’agit de donner au maître des informations précises sur les effets de son action, et à l’élève les informations nécessaires pour y voir clair dans ses apprentissages. De fait, dès qu’il y a apprentissage, l’évaluation est omniprésente, et permanente. Le meilleur élève est souvent celui qui s’autoévalue le mieux, et qui est alors lucide quant à ses performances, ses acquis, ses difficultés (Hadji, 2012b). D’un point de vue social, l’évaluation scolaire permet (ou : devrait permettre !) d’éclairer les parents dans le cadre d’un dialogue constructif. Il s’agit, dans tous les cas, d’apporter le plus possible d’informations éclairantes aux acteurs du processus éducatif. La deuxième condition est d’inscrire le travail évaluatif dans une perspective de réussite. Refusant d’être uniquement un outil de sélection des élites, l’évaluation peut être mise au service des apprentissages dans le cadre d’une pédagogie s’inspirant de l’esprit de la « pédagogie de maîtrise », dont l’idée de base est que, dans des conditions appropriées, 95 % des élèves peuvent maîtriser la matière enseignée. L’évaluation formative peut être l’une de ces conditions appropriées. Il faut alors se délivrer de la « constante macabre », dénoncée par Antibi (2003), qui fait que les enseignants se sentent toujours obligés de répartir leurs élèves en 3 tiers, en distribuant leurs notes selon une courbe en cloche. Pour contribuer au passage à une courbe en « J », c’est-à-dire pour favoriser la réussite d’un maximum d’élèves, l’évaluation devra s’inscrire dans un « contrat de confiance » ayant pour fonction d’encourager le travail, de clarifier le champ du questionnement, et d’éliminer les pièges, en faisant porter le contrôle sur ce qui a vraiment fait l’objet d’un apprentissage. La troisième condition est de se délivrer de l’impérialisme de la notation. L’évaluation ne se réduit en aucun cas à une notation. La note a des avantages : c’est une pratique familière, donnant des points de repère, et permettant des comparaisons faciles. Mais elle n’est qu’un moyen, parmi d’autres, pour exprimer le résultat d’un travail de production cycle à propos de l'évaluation / LNA#64 d’un jugement d’acceptabilité. Et surtout, elle a le grand défaut de faire croire que l’évaluation est une mesure, alors qu’il n’y a d’évaluation, comme l’ont clairement fait comprendre Ardoino et Berger (1986), qu’à partir du moment où l’on brise la continuité de la chaîne quantitative pour formuler un jugement de valeur. Il s’agit donc, sinon de supprimer les notes, du moins de réduire leur emprise. On pourra le faire en mettant en œuvre des outils de diagnostic personnalisé, telles que les « échelles descriptives » proposées par Scallon (2000, 2007). La construction de telles échelles repose sur une double opération. Il faut tout d’abord lister les caractéristiques ou dimensions essentielles de la production attendue (prestation de l’élève ou produit de son activité). Puis préciser, pour chacune d’elles, des niveaux qualitatifs correspondant à des degrés, des étapes ou des niveaux de progression. De tels outils sont bien de nature à augmenter l’informativité de l’évaluation, dans le sens de la première condition énoncée plus haut. Références bibliographiques L. Allal, D. Bain et P. Perrenoud (Dir.), Évaluation formative et didactique du français, éd. Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1993. A. Antibi, La constante macabre, éd. Nathan, Paris, 2003. J. Ardoino et G. Berger, L’ évaluation comme interprétation, Revue Pour n° 107, 1986, p. 120-127. G. George, Ces enfants malades du stress, éd. Anne Carrière, Paris, 2002. P. Gumbel, On achève bien les écoliers, éd. Grasset, Paris, 2010. C. Hadji, L’ évaluation, règles du jeu, ESF Éditeur, Paris, 1989. C. Hadji, L’ évaluation démystifiée, ESF Éditeur, Paris, 1999. C. Hadji, Faut-il avoir peur de l’ évaluation ?, De Boeck, Bruxelles, 2012a. C. Hadji, Comment impliquer l’ élève dans ses apprentissages. L’autorégulation, une voie pour la réussite scolaire, ESF Éditeur, Paris, 2012b. G. Scallon, L’ évaluation formative, Éd. du Renouveau Pédagogique Inc., Saint Laurent (Québec), 2000. G. Scallon, L’évaluation des apprentissages dans une approche par compétences, De Boeck, Bruxelles, 2007. On le voit, l’évaluation, opération bonne en son principe, peut devenir la meilleure ou la pire des choses selon l’usage social qui en est fait. Il est donc primordial d’être lucide quant aux fonctions et aux finalités que privilégie, qu’on en ait conscience ou non, tout travail concret d’évaluation. Or, à l’École, la finalité éducative (accompagner le développement du plus grand nombre) nous paraît être une priorité absolue. Faute de quoi l’École perdrait son sens. C’est pourquoi il faut bien reconnaître à l’évaluation formative, et lui accorder, une place centrale dans les activités d’évaluation scolaire. Car, au sein d’une institution dont le but premier est de faire apprendre, l’évaluation a pour fonction première d’aider cette institution à atteindre ce but. Si telle est sa volonté, il n’y a pas à en avoir peur. 13