POUR CABU, FRERE D`AME "Dans nos

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POUR CABU, FRERE D`AME "Dans nos
POUR CABU, FRERE D'AME
"Dans nos ténèbres, il n'y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la
Beauté."
René Char
Quand on a une dizaine d'années, à Montpellier, vers le milieu des années soixante, au
siècle dernier donc, la parution du dernier numéro de Pilote est le moment le plus excitant
de la semaine. Surtout quand, le reste du temps, il faut s'appuyer les gifles, "colles"
(retenues), sermons, lectures pieuses, messes, prières, angélus, confessions,
génuflexions, punitions corporelles, humiliations verbales et autres joyeusetés
généreusement infligées à longueur de temps par les épouvantails à soutanes de l'Enclos
Très Sinistre et leurs pions à sadisme variable, sans parler des enseignants eux-mêmes,
guère plus indulgents ou charitables. La France que regrettent avec des trémulations dans
le gosier tous les tenants de l'Ordre Moral et les nostalgiques de l'Ancien Régime,
"catholique et française toujours", selon un slogan qui fit florès durant les sombres années
de l'Occupation. Du coup, Pilote, c'est le grand saut dans l'imaginaire, la course à travers
champs parmi bleuets et luzernes, le plongeon dans les vagues à Maguelonne, la bouffée
salvatrice, l'oxygène jubilatoire. Astérix et Obélix, bien sûr, mais aussi Blueberry dans les
déserts d'Arizona, paysages fordiens que l'on connaissait alors cent fois mieux que
l'arrière-pays cévenol parce qu'on les retrouvait dans la plupart des westerns diffusés le
dimanche après-midi par la RTF (seule chaîne tv en France à l'époque - en noir et blanc).
C'est aussi Gotlib et ses hilarants dingodossiers, Fred et son univers onirique, ou bien sûr
Le Grand Duduche de Cabu. Très vite, ce personnage de grand dadais rêveur et futé a fini
par devenir une sorte de modèle en matière de révolte bourgeonnante. En mai 68,
toujours embastillé chez les comiques de sacristie, je faisais ma communion solennelle,
ultime mascarade religieuse qui m'ait été imposée par le conformisme familial, du temps
où l'on confondait sans état d'âme éducation et dressage.
Je fus sauvé par Pilote, qui par bonheur avait mis le ver dans le fruit, et par
l'attendrissant personnage d'adolescent réfractaire sorti de la plume de Cabu auquel il
m'était difficile de ne pas m'identifier. Quand je pus enfin claquer la porte de ma prison
disciplinaire, je débarquai au Lycée Joffre quelques mois plus tard. De Charybde en
Scylla, ou quasiment, mais là n'est pas le propos. Les murs sinistres des bâtiments à
étages portaient encore les traces bien visibles de l'ébullition qui avait mis le pays sens
dessus dessous au printemps précédent, quand on réclamait le droit à jouir sans entraves
ou que l'on aspirait à réinventer la vie. Programme libertaire glaçant d'épouvante les troisquarts du pays qui ne voyait là-dedans que subversion gauchiste, et dont certains
politiciens soucieux de remettre le bon peuple au pas réclament aujourd'hui encore la
liquidation. Ils viennent, hélas, d'être pris au mot. Avec le concours accidentel d'un tandem
cagoulé islamofasciste dans le rôle d'exécuteurs des très basses oeuvres. Contre nous de
la tyrannie l'étendard sanglant est levé? J'en ai bien peur.
Deux ou trois ans plus tard, redoublant la seconde, car je n'en fichais pas une rame, je
rencontrai quelques joyeux drilles. Et ce fut la découverte de Hara Kiri, puis de Charlie
Mensuel avant celles du Canard Enchaîné ou de Charlie Hebdo (un titre qu'il sera
désormais difficile de prononcer sans avoir mal). Mais là, je viens allègrement d'enjamber
plusieurs décennies. Jusqu'à mercredi dernier, jour où m'est parvenu le dernier numéro du
Canard (après l'avoir acheté pendant des années chez les buralistes, je venais tout juste
de m'abonner). Je m'apprêtais à le débarrasser de sa fine protection plastifiée quand le
téléphone a sonné. Et je me suis ramassé les Twin Towers sur le coin de la tronche pour la
deuxième fois. "Cabu et Charb sont morts", m'a hurlé Catherine, d'une voix cassée. La
suite, vous la connaissez. Depuis mercredi, je ne peux m'empêcher d'éclater en sanglots
quand je regarde un dessin de Cabu, quand j'entends prononcer son nom, quand je le
revois, lui, alter ego du Grand Duduche, sur l'un de ces extraits filmés qui circulent sur la
Toile (internet, si vous préférez). Je chiale comme le gamin que j'étais à la sortie du bagne
clérical, chaque soir, quand on n'a même pas vu le jour s'en aller pour faire place aux
ténèbres, et que l'on doit se coltiner un paquet de colles dans un cartable trop lourd ou un
carnet de notes plein de bulles en maths ou en latin, et qu'à cette indignité scolaire
succèderont immanquablement les foudres familiales. Cabu est mort et c'est comme si
tous les vieux cauchemars de ces années lugubres avaient ressurgi d'un seul coup
(l'enfance peut être triste, moche). La bêtise à front de taureau, dont parlait je ne sais plus
quel écrivain, a repris du poil de la Bête - immonde, forcément immonde. A l'instant qu'il
me faudra moi aussi prendre congé de cette terre vaine, si les circonstances le permettent
j'essaierai de me souvenir du jour où Cabu s'en est allé, dans une violence d'autant moins
concevable que ce génie du dessin (oui, génie, absolument) n'était que douceur, joie de
vivre, générosité. Le plus doux des hommes, "un être délicieux", m'écrivait l'ami Alain
Gerber au lendemain du carnage. J'essaierai de me rappeler ce jour d'abomination afin de
pouvoir replier mon ombrelle sans trop de regrets. Car malgré tout ce que je peux évoquer
de sombre, le goût de vivre l'a toujours emporté sur le reste. Grâce au jazz tout d'abord, et
à la musique de Duke Ellington en particulier. Il y a une quinzaine d'années, je l'avais
formulé en ces termes : "Qu'il y ait eu un Duke Ellington pour trouer les ténèbres de ce
siècle particulièrement riche en désastres me console presque d'avoir été jeté dans cette
vie." Presque... Le vingt et unième siècle ne semble pas mieux parti que le précédent.
Cabu, je ne l'ai vu/aperçu qu'une seule fois au cours de mon existence. Place de la
Comédie, une Mostra du Livre, il y a une douzaine d'années. Souriant comme toujours
derrière de petites lunettes rondes, avec son air éternellement juvénile et son immuable
coupe au bol, il dédicaçait ses albums, disponible, affable, crayonnant un petit dessin pour
chaque lecteur. Il y avait une file impressionnante. Je n'ai pas eu le courage de prendre
mon tour. Mais je l'ai observé assez longuement. Parce que ses dessins avaient éclairé
ma jeunesse et parce qu'existait entre nous, sans qu'il le sache, un lien particulier : Duke
Ellington. A la musique du Duke, j'ai consacré un peu plus de trois ouvrages*. Cabu, qui
avait eu la chance d'assister à plusieurs concerts de ce fabuleux orchestre, en avait pour
sa part capté et transcrit le swing à la pointe du crayon. En 2012, au théâtre du Châtelet, à
Paris, l'Académie du Jazz devait me remettre un prix pour un petit livre consacré à une
composition d'Ellington. Souffrant, je ne pus me rendre à la cérémonie, laissant l'éditeur
s'en charger. Cabu, lui, s'y trouvait. J'aurais aimé pouvoir lui dire à quel point ses dessins,
comme la musique du Duke découverte au même moment, m'avaient littéralement sauvé
la vie. Mieux : qu'ils m'avaient, lui, Duke et quelques autres, communiqué la force
d'affirmer ce qui me donnait envie de vivre et de lui donner forme, ou du moins d'essayer.
La vie, qui est à peu près le seul luxe ici-bas, comme le chantait un autre doux rebelle
essentiel, vient de lui être arrachée de la plus atroce manière. Et depuis ce funeste
mercredi, j'ai mal, très mal, Cabu, soul brother o'mine, mon frère d'âme.
Alain Pailler
* Plaisir d'Ellington (Actes Sud, 1998), Duke's Place (Actes Sud, 2002), La Preuve par
Neuf (Rouge Profond, 2007), Ko-Ko (Alter Ego, 2011 - Prix de l'Académie du Jazz)