Doctrine nucléaire française : une évolution préoccupante

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Doctrine nucléaire française : une évolution préoccupante
DOCTRINE NUCLÉAIRE FRANÇAISE :
UNE ÉVOLUTION PRÉOCCUPANTE
CLAUDE CARTIGNY *
En janvier 2006, Jacques Chirac prononce un discours qui,
tout en réaffirmant la pertinence de la doctrine de dissuasion
nucléaire, précise la rationalité nouvelle qu’il lui attribue.
L’usage de l’arme est désormais élargi à l’encontre d’États
qui se doteraient d’armes de destruction massive et non plus
seulement d’armes nucléaires. Son emploi est également
envisagé de façon limitée et précise qui sort du cadre
préétabli de la dissuasion traditionnelle.
Cette inflexion nouvelle apparaît comme « proliférante » car
elle ne peut qu’encourager des États non nucléarisés à le
devenir dès lors que c’est à leur portée de main.
L
e 19 janvier 2006, J. Chirac a prononcé devant les
personnels de l’Île Longue, siège de la Force océanique
stratégique (FOS), un discours destiné à réaffirmer la
pertinence de la doctrine de dissuasion nucléaire et à en préciser
les inflexions. Les interventions du chef de l’État sur le sujet sont
rares. Il était intervenu dans une conférence de presse le 13 juin
1995 pour annoncer la reprise des essais nucléaires suspendus
par François Mitterrand, puis le 29 janvier 1996 pour annoncer
leur arrêt, enfin le 8 juin 2001 devant les auditeurs de l’Institut des
Hautes Études de Défense Nationale (IHEDN). Il ne s’était plus
exprimé sur le sujet depuis cette date, soit un peu plus de quatre
ans, ce qui est assez long. Ce discours correspondait aussi à
quelques impératifs de politique intérieure. Après son
affaiblissement dans la crise des banlieues, sa perte de contrôle du
« pré carré » français lors du sommet France-Afrique de Bamako,
ses difficultés à gérer le tandem Villepin-Sarkozy, le président de
la République retrouvait là un moyen de réaffirmer fortement son
* PROFESSEUR D’HISTOIRE-GÉOGRAPHIE
Recherches internationales, n° 76, 2 - 2006, pp. 7-15
CLAUDE CARTIGNY
autorité dans un domaine qui n’appartient qu’à lui. Se faire
photographier devant le chantier du « Vigilant », le dernier-né des
SNLE-NG 1, a dû lui apporter beaucoup de satisfactions personnelles.
La dissuasion, un sujet à la fois tabou et pertinent
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Reposant sur l’idée que la dissuasion nucléaire découragerait
toute puissance de s’en prendre aux « intérêts vitaux » de la France
– jamais clairement définis, l’incertitude étant un facteur de la
dissuasion – sous peine de s’exposer à des représailles dont le coût
serait largement supérieur aux avantages que l’agresseur pourrait
espérer d’une attaque, la dissuasion fait l’objet en France d’un
large consensus dans l’opinion publique et au sein des forces
politiques, consensus d’autant plus grand que l’on évite d’aborder
trop fréquemment le sujet. Elle fait d’autant plus consensus
qu’elle reste un concept vague, et qu’on ne cherche pas à trop
préciser quelles « menaces » il s’agit aujourd’hui de dissuader. A
vouloir trop détailler les choses, on risquerait de faire voler en
éclats le vernis d’unanimité qui règne sur le sujet.
La dissuasion est aussi par essence même le « domaine
réservé » du président de la République, un domaine qui échappe
aux controverses des multiples prétendants à son fauteuil, à
quelques mois des élections présidentielles. La rareté de ses
interventions illustre toutefois la difficulté de l’exercice : il ne peut
prendre la parole que pour avoir quelque chose de nouveau à dire,
au risque de paraître infléchir une doctrine dont la force repose sur
la pérennité et donc de déclencher critiques et polémiques.
J. Chirac a tout d’abord réaffirmé la pertinence de la
dissuasion, ce qui n’est pas une évidence en un temps où la
« menace » traditionnelle de l’Union soviétique a disparu depuis
quinze ans, où la nouvelle Russie est devenue un partenaire et où
enfin l’OTAN se cherche un nouveau rôle principalement hors de
son aire géographique d’origine, notamment en Asie occidentale et
dans les Balkans, alors qu’il aurait fallu dissoudre cette alliance,
son maintien ayant été qualifié par George Kennan de « plus
grande erreur de l’Occident depuis un demi-siècle ». Les ÉtatsUnis continuent à manifester vis-à-vis de la Russie une constante
méfiance et continuent à chercher à l’affaiblir systématiquement.
La France de son côté maintient opérationnel un dispositif nucléaire
naval et aéroporté dont certains jugent le coût excessif dans un
contexte de vaches maigres budgétaires et de déficit : 3 milliards
1
Sous-marin nucléaire lanceur d’engins – nouvelle génération.
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d’euros par an et 20 % des dépenses d’investissement du budget
de la Défense pour des missiles qui ne serviront heureusement
jamais.
La force française de dissuasion comprend actuellement
deux escadrilles de 60 Mirage 2000 N basées à Luxeuil-les-Bains,
à 130 km au sud de Strasbourg, et une escadrille basée à Istres,
à 40 km au nord de Marseille. Bien que ces appareils soient aussi
dotés d’une capacité d’intervention conventionnelle, le rôle dans la
frappe nucléaire demeure leur mission première. Selon les derniers
chiffres donnés par François Mitterrand, ces trois escadrilles
disposeraient de 45 missiles.
Le Mirage 2000 N est en cours de remplacement, après
beaucoup de retards, par le Rafale. Une première flottille a été
livrée à la base aéronavale de Landivisiau en juillet 2000. Le
Charles de Gaulle déploie 10 Rafale opérationnels depuis le 25 juin
2004. 35 à 40 appareils pourraient être portés au total. Quant à
l’armée de l’air, elle devrait recevoir 234 appareils d’ici 2014, mais
il est peu probable, pour des raisons budgétaires, que ce chiffre soit
atteint. Une première escadrille a été livrée à la base de St-Dizier
en février 2005, mais elle ne recevra pas d’équipement nucléaire
avant 2008.
La France opère également en permanence depuis l’Île Longue
quatre sous-marins nucléaires stratégiques, dont trois
appartiennent à la classe des SNLE-NG 2.
Cet arsenal est donc en quête d’une rationalité nouvelle. On
a fait valoir après 1991 que le monde avait changé, que la
« menace » avait cédé la place aux « risques », que ces risques
étaient multiformes et sans visage, et que par conséquent les
doctrines nucléaires devaient devenir plus « flexibles » pour faire
face aux menaces nouvelles et imprévisibles. La composante
aéroportée – les Mirage 2000 N équipés du missile ASMP et bientôt
ASMP-A de plus longue portée – est pointée du doigt y compris dans
la hiérarchie militaire, qui estime que les sous-marins lanceurs
d’engins (SNLE) sont suffisants aux missions de dissuasion et qui
préférerait qu’on développe des armements conventionnels plus
modernes et plus adaptés aux conflits « asymétriques » qui se
développent dans le monde depuis le début des années 90. En se
rendant également à la base aéronavale de Landivisiau, J. Chirac
leur a signifié qu’il n’en était pas question. En affirmant que nous
n’étions « à l’abri ni d’un retournement imprévu du système
2
French nuclear forces, 2005, The Bulletin of Atomic Scientists, mars 2006.
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international ni d’une surprise stratégique », en faisant allusion
aux menaces traditionnelles qui n’avaient pas disparu et aux
nouvelles menaces pouvant émaner de « puissances régionales »,
J. Chirac s’en est tenu à une conception somme toute assez
traditionnelle de la dissuasion, celle d’une assurance-vie ultime.
Depuis la fin de la guerre froide, ce n’est pas la première fois
que l’on essaie de ré-rationaliser la dissuasion.
Des dérives inquiétantes
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Depuis le début des années 1990, on s’est beaucoup préoccupé
du rôle des nouveaux États « proliférateurs » et même de la nécessité
de pratiquer à leur endroit une dissuasion « du fort au fou ». Cela
reposait sur l’idée que les éventuels nouveaux États nucléaires
n’obéiraient pas au même rationalisme que les Occidentaux blancs.
On utilisait déjà cet argument à l’époque de la guerre froide, en
soutenant que les Soviétiques étaient capables d’actions non
rationnelles. Il est vrai que les Soviétiques n’étaient pas des
« Occidentaux »… Aujourd’hui, il s’agit de faire obstacle à l’accès
des pays arabes et de l’Iran aux technologies nucléaires mêmes
civiles. On est beaucoup plus indulgent vis-à-vis d’Israël, de l’Inde
(dont le président Bush a récemment récompensé le comportement
proliférateur en signant un accord de transfert de technologies
avec ce pays 3), du Pakistan et même de la Corée du Nord, dont on
craint qu’elle ne soit déjà en possession d’armes nucléaires.
On s’accommode donc plutôt bien du fait que le « club des
Cinq » soit déjà élargi. Il est vrai que l’Inde, le Pakistan et Israël
n’ayant jamais signé le Traité de non-prolifération, on ne peut les
accuser de l’avoir violé. Cependant, il est assez généralement
admis qu’il n’est pas souhaitable que ce « club », officiel ou officieux,
s’élargisse davantage, car cela poserait un problème global de
sécurité. La méfiance vis-à-vis de ce qui n’est pas « occidental » est
donc camouflée, du moins en France, par des périphrases. On
nous parle de « pays [...] désireux d’acquérir l’arme nucléaire et qui
sont de pays qui ont des positions qui ne vont pas dans le sens de
l’apaisement ou qui se tiennent en marge des règles de la
communauté internationale » 4 qui aggraveraient donc encore ce
problème de sécurité globale. Les décideurs français ne parlent ni
de « fou » ni de « voyou », comme le fait le Département d’État. On
3
Zia Man, « Wrong Ends, Means, and Needs : Behind the U.S. Nuclear
Deal With India », Arms Control Today, Janvier/février 2006.
4
Interview du général Henri Bentégeat au Monde, 19/03/2005.
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pense qu’ils sont sensibles à la pression qui peut s’exercer sur
leurs moyens de pouvoir, et qu’ils se montreront rationnels si l’on
est capable de détruire tous leurs centres de pouvoir. Au nom de
l’adaptation du concept et des moyens de la dissuasion, on finit,
par glissements successifs, à formuler une doctrine de guerre
préventive. Le général Bentégeat, chef d’état-major des armées,
insiste sur la précision des nouvelles armes nucléaires françaises
et déclare tout crûment : « Aujourd’hui nous pouvons frapper
partout dans le monde un État qui menacerait de s’attaquer à nos
intérêts vitaux. » Mais de quelle menace s’agirait-il donc ? De la
certitude qu’un État a ses armes nucléaires pointées sur nous et
est prêt à les déclencher, ou une simple rodomontade verbale
serait-elle suffisante pour détruire les centres de pouvoir d’un état
« perturbateur » ?
Le discours du président de la République s’inscrit dans cette
évolution et a été porteur de dangereuses ambiguïtés, qui méritent
pour le moins de sa part des clarifications. En voulant définir une
doctrine nucléaire plus « versatile », permettant d’envisager des
scénarios plus divers que par le passé de façon à dissuader tous
les États qui se doteraient d’armes de destruction massive – et non
plus seulement d’armes nucléaires –, J. Chirac a bel et bien
franchi une étape importante dans l’évolution de la pensée
stratégique française.
Tout d’abord, il envisage d’étendre la dissuasion nucléaire à
« la garantie de nos approvisionnements stratégiques ». Lors de
l’été 1987, en pleine guerre Irak-Iran, des tankers ont été attaqués
dans le golfe Persique. Plusieurs ont été gravement endommagés
par des mines. La situation aurait-elle alors justifié le
déclenchement d’une guerre nucléaire ? Si la réponse est « oui »,
heureusement que M. Chirac n’était alors que Premier ministre et
ne pouvait pas décider de l’emploi du feu nucléaire. De même, si un
pays producteur décidait de diminuer sa production ou d’augmenter
ses prix, mériterait-il d’être atomisé ? L’utilisation de la menace
nucléaire est certainement le pire et le plus inefficace des moyens
pour garantir des approvisionnements stratégiques et énergétiques.
En second lieu, J. Chirac a envisagé d’étendre la protection
de la dissuasion à la défense de pays alliés. Il s’agit là de revenir
purement et simplement à la doctrine de « dissuasion élargie »
élaborée sans succès sous V. Giscard d’Estaing par le général
Méry, alors chef d’état-major des armées. Elle n’enchanta pas à
l’époque les Allemands, qui préféraient le « parapluie » américain.
Les offres de J. Chirac ne les ont pas davantage satisfaits, puisque,
même dans les milieux conservateurs, les réactions ont été fort
mitigées. La dissuasion, par essence même, ne se partage pas, car
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deux pays ne partagent pas les mêmes intérêts vitaux lorsqu’il y va
de leur possible anéantissement. En outre, il n’existe aucune
concertation entre les Européens sur la manière dont la dissuasion
française pourrait contribuer à leur sécurité. Aujourd’hui comme
par le passé, nos partenaires européens ne comptent que sur la
dissuasion nucléaire américaine, et ce n’est pas l’arrivée des dix
nouveaux États qui diminuera l’atlantisme européen en matière
de défense.
En troisième lieu, J. Chirac a mentionné l’utilisation de
frappes nucléaires contre les « centres de pouvoir » de l’ennemi,
comme les milieux militaires français l’y incitaient ouvertement
depuis déjà un certain temps. Il s’agit là de la dérive la plus
importante, car l’on passe de la dissuasion, qui repose sur le
postulat que les armes nucléaires n’auront pas à être utilisées, à
une stratégie d’emploi dans le cadre de la bataille. Dans ce
domaine, la nouvelle doctrine française se rapproche fortement de
la doctrine américaine. Dans les années qui ont suivi l’opération
« Tempête du désert », les stratèges américains sont parvenus à la
conclusion que les attaques sur des cibles « durcies » et
profondément enterrées telles que des bunkers de commandement
ou des stocks d’armement se heurtaient à peu de chances de
succès. D’où l’idée d’utiliser contre ces cibles des bombes dites
bunker buster, c’est-à-dire des armes nucléaires à tête pénétrante
et à puissance explosive réduite. Cette munition spécialisée se
fraierait son chemin à l’intérieur du sol avant sa détonation, ce qui
accroîtrait sa capacité destructrice tout en réduisant les retombées
radioactives – c’est du moins ce que l’on prétend. C’est dans cet
esprit que J. Chirac a annoncé la réduction du nombre de têtes
nucléaires sur les missiles de certains de nos sous-marins, mais
l’augmentation de leur précision. La mise en service en 2010 du
nouveau missile M-51.1 doté de l’ogive TN75 sur le sous-marin Le
Terrible correspond tout à fait à cet objectif. Mais d’ici 2010, la
nouvelle version de la TN75 peut très bien être adaptée au missile
M45 sur les 4 sous-marins qui peuvent en être équipés.
Avec cette conception des choses, on ressuscite le vieux débat
de l’ère de la guerre froide sur la possibilité d’utiliser « proprement »
l’arme nucléaire de manière limitée. Mais avec ses 100 kilotonnes,
la TN75 reste quand même sept fois plus puissante que la bombe
d’Hiroshima. La possibilité d’en limiter les effets à de simples
bunkers et d’épargner la population reste donc un leurre.
Une américanisation de la doctrine française ?
En outre, l’attaque des bunkers de commandement ne fait
sens que dans le cadre d’une attaque préventive. Elle serait sinon
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inopérante. On entre donc bel et bien dans une stratégie d’emploi,
et non plus dans une stratégie de dissuasion. Dans un discours
prononcé le 1er juin 2002 devant l’Académie militaire de West
Point, le président Bush avait défini comme « États voyous » ceux
qui tolèrent, abritent ou soutiennent des groupes terroristes, mais
aussi ceux qui détiennent des armes de destruction massive, sont
en train de s’en doter ou se préparent à en construire. Contre ces
États de l’ « Axe du Mal », ou comme on dit maintenant « postes
avancés de la tyrannie » (l’Irak, l’Iran, et la Corée du Nord, car il ne
fallait pas seulement faire apparaître des États musulmans), il n’y
a qu’un seul moyen d’empêcher que la menace se matérialise, c’est
de déclencher contre ces ennemis potentiels des « actions
préventives ».
Cette doctrine a encore été répétée récemment dans un
document de 49 pages intitulé National Security Strategy. On peut y
lire cette formule : « Si nécessaire, et selon les principes intangibles
de l’autodéfense, nous n’excluons pas l’utilisation de la force avant
qu’une attaque ne survienne, même si l’incertitude demeure quant
au moment et au lieu où l’attaque ennemie prendra place » 5. A la
triste lumière de l’expérience irakienne, on pourrait ajouter que les
États-Unis n’hésitent pas non plus à utiliser la force même quand la
menace invoquée n’existe tout simplement pas.
Cette politique américaine porte une lourde responsabilité
dans les risques actuels de prolifération. Lors de la conférence de
révision du TNP de mai 2005, les États-Unis ont refusé de renouveler
leur engagement à œuvrer pour le désarmement. Les néoconservateurs au pouvoir refusent que leur pays soit lié par
quelque obligation internationale que ce soit. Pour eux, la
prolifération n’est pas dangereuse en soi si elle est le fait de pays
alliés aux États-Unis. Ainsi, le Pakistan, l’un des pires
proliférateurs, a-t-il été récompensé en 2005 par la livraison
d’avions de combat ultramodernes. L’Inde s’est vue récemment
offrir une coopération nucléaire encore bien plus généreuse, bien
qu’elle refuse toujours d’adhérer au TNP et rejette toutes les
procédures de contrôle et de sécurité de l’AIEA. Enfin, la réponse
à la prolifération réside essentiellement pour les néo-conservateurs
dans l’édification de défenses anti-missiles que les pays amis
devraient évidemment acheter aux États-Unis 6. On observe une
5
Peter Baker, « Bush to restate terror strategy », Washington Post, 16/03/
2006.
6
Voir Georges Le Guelte, « Soixante ans de (non-)prolifération nucléaire,
Le Monde Diplomatique, novembre 2005.
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tendance, aux États-Unis, mais aussi en Russie et en France, à
étendre le rôle des armes nucléaires dans les stratégies militaires
de l’après guerre froide.
Certes J. Chirac ne reprend pas à son compte la terminologie
américaine des « États voyous » et ne parle pas ouvertement de
guerre préventive. Il ne parle même pas ouvertement d’« États
terroristes » en se contentant d’user d’une périphrase : « Les
dirigeants d’États qui auraient recours à des moyens terroristes
contre nous, tout comme ceux qui envisageraient d’utiliser, d’une
manière ou d’une autre, des armes de destruction massive, doivent
comprendre qu’ils s’exposeraient à une réponse ferme et adaptée
de notre part. »
Or, dans la réalité des faits, il est impossible de déterminer si
un État se trouve vraiment impliqué dans une action terroriste.
Les groupes actuellement actifs bénéficient de soutiens matériels
et financiers provenant de sources variées : l’Arabie saoudite, le
Pakistan, les Émirats, la Jordanie, l’Afghanistan, les Frères
musulmans d’Égypte, l’Irak, etc. Qui peut croire qu’on atomiserait
toute l’Asie occidentale en représailles à l’explosion d’une pizzeria
à Paris ou à Rome ? Lorsque la menace est dépourvue de toute
crédibilité, l’effet dissuasif s’évanouit.
Au lieu d’agiter des menaces, les dirigeants français feraient
mieux d’agir pour que les obligations du TNP soient tenues. Un
nombre croissant d’États dans le monde ne croient plus que le
« club des Cinq » ait l’intention de les remplir. Cette conviction qui
gagne sans cesse du terrain émousse la volonté chez les États non
nucléaires (la grande majorité) de remplir eux-mêmes leurs
obligations. Ils sont scandalisés de voir certains États qui n’ont
jamais signé le TNP et n’ont jamais respecté aucune retenue en
être récompensés. Ils sont encore moins portés à « durcir » le
régime du TNP 7.
Abaissement du seuil nucléaire, retour à des concepts d’emploi
et de guerre nucléaire limitée, orientation vers une stratégie de
guerre préventive fondée sur de simples soupçons (« ceux qui
envisageraient » ou qui « menaceraient », selon le général Bentégeat),
sur tous ces points J. Chirac doit lever les équivoques s’il veut
maintenir le consensus national sur la dissuasion. D’autant plus
que dans le contexte actuel, marqué par un risque réel de
prolifération nucléaire, menacer des États non nucléaires de les
7
Voir Daryl Kimball, « Addressing the nuclear proliferation challenge »,
Foreign Policy in Focus, janvier 2006.
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frapper avec des armes nucléaires est le meilleur moyen de les
convaincre qu’ils ont vraiment besoin de s’en doter. En ce sens, on
peut considérer le discours de l’Île Longue comme un discours
« proliférateur ». Il est en effet peu probable que les États aspirant
à la bombe soient convaincus par J. Chirac d’y renoncer, bien au
contraire.
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