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La route comme interprétation
Secret, rupture, discontinuité, ignorance, clôture... tout ce qui ne passe pas et qui est
arrêté en chemin fait donc aussi partie du fonctionnement d’une route. Nulle loi
unique d’accélération de la circulation, nulle réciprocité obligatoire dans le
mouvement des choses et des connaissances, nulle relation simple entre la “montée”
d’une civilisation et son ouverture, nul miracle du contact. Ni fatalité, ni uniformité
dans la transmission sur les routes de la soie que ne règle aucune norme durable. Et
s’il est des périodes, débuts des T’ang, califat abbasside, domination mongole, où
une autorité contrôle une très longue séquence de la chaîne, s’il est des groupes,
marchands sogdiens, perses ou arabes qui prolifèrent sur une part immense du
marché, trop rares sont ceux qui ont parcouru le chemin de bout en bout, trop peu
fiable leur mémoire ou trop faible leur crédit pour que la circulation des choses
s’accompagne d’une égale connaissance de leurs contrées d’origine. Nos conceptions
modernes d’un circuit commercial comme flux régulé de choses équivalentes,
approvisionnement, calcul, compensation, crédit, marché, temps escompté... nous
aident donc mal à nous représenter la part de hasard, de pertes, d’aventures, de
retards et délais, de passages et de relais que supposait la transmission de la soie ou
autres marchandises. Il faudrait plutôt se figurer les routes de la soie comme une
suite de segments ici sûrs, là menacés, parfois rompus, se reformant ailleurs et où
vont de façon aléatoire des marchandises échangées et revendues, toujours
converties et réévaluées, allant de point de contrôle en point de contrôle et de main
en main sans continuité ni prévisibilité.
Mais la “perte” d’information en chemin représente plus que le jeu du secret ou celui
d’une dégradation entropique des connaissances et il vaudrait mieux évoquer la
métaphore du parasitage chère à Michel Serres : “ Hermès est bien le dieu des
carrefours, il est bien le dieu dont Maxwell a fait un démon. Le message, donc,
transitant par ses mains, au lieu de l’échangeur, se change. Il n’arrive pas pur ni
invariant ni stable. Je veux bien qu’il s’améliore mais cela reste un jugement. Et s’il
s’y dégradait ? Je ne sais, je n’en décide pas. Ce qui est sûr c’est que le message se
charge et qu’il arrive ainsi chargé. En termes propres, il est parasité. Le parasite s’est
branché aux lieux les plus profitables, à l’intersection des relations.”1
1 Michel Serres Le Parasite Grasset 1980 p.61
Désinformation et silences
Premières formes du parasitage, de la perte ou de la dégradation, celles qui résultent
d’une action délibérée. Pour esquisser une typologie simple, on pourrait opposer la
censure à la désinformation, le monopole de fabrication ou de savoir-faire protégé
par la force à l’accaparement astucieux d’un carrefour ou d’un chemin par un
intermédiaire soucieux de préserver son exclusivité sur une fraction du parcours.
Le premier cas, tel celui du “secret de la soie” se comprend sans peine : une armée
de gardes, contrôleurs et douaniers garantit alors que la chose ou la connaissance
convoitées ne soient pas accessibles aux concurrents étrangers. L’exportation d’un
cocon hors de Chine est réprimée comme plus tard transporter illégalement une noix
de muscade ou un plant de girofle des Mascareignes était puni de mort par la
Compagnie des Indes Orientales hollandaise (la V.O.C.)2.
La désinformation est plus difficile à prouver car il est malaisé de faire la part entre
rumeurs ou crédulité spontanées et mensonge délibéré. Il est pourtant des cas où le
doute semble difficile. Un des plus célèbres est la mission de l‘ambassadeur Gan
Ying en 97 de notre ère et dont nous avons le récit. D’après la chronique chinoise des
Han postérieurs, le Hou Hanchou3, aux alentours de la fin du premier siècle de notre
ère, période où l’empire parthe contrôle les relations commerciales avec l’Occident et
plusieurs tentatives sont faites pour remplacer ce coûteux intermédiaire : l’empire
Kouchan qui est en relation avec le “Tâ-T’sin” (expression géographique qui
désignerait l’Empire romain) qui tenterait de remplacer les Parthes dans leur rôle
commercial envoie des ambassadeurs, plus tard ce serait le “souverain de Tâ-T’sin”
lui-même qui tenterait d’établir le contact mais dont les envoyés seraient arrêtés par
les “gens du Ansi” (les Parthes). Et, côté chinois, on ne songe pas moins à entrer en
relation avec les acheteurs de l’ouest. Lors d’une importante poussée militaire qui
permet à la Chine de contrôler le bassin du Tarim, le chef de l’expédition, le général
Pan-Tch’ao profite de cette conjecture favorable pour mander Gan Ying à Rome. Il
voyage en Perse, parvient jusqu’à la “Grande Mer”4 et là, rapporte le Hou Hanshu, :
"Les capitaines des navires, à la frontière occidentale du Ngan-si (la Perse) lui dirent
que la mer était extrêmement étendue, et que pour effectuer le voyage aller et retour,
il fallait trois mois avec vent favorable, et, si le vent était faible, deux ans environ. Ce
pourquoi ceux qui s'embarquaient sur la mer prenaient des provisions de grain pour
trois ans. Au long de la navigation, on est pris d'une nostalgie de plus en plus
2 Daniel Vaxelaire Les chasseurs d’épices J.C. Lattès 1990
3 Nouveaux commentaires sur le chapitre CXVIII du Héou-Han-Chou, traduction E. Chavannes, T’oung Pao
1907 T VIII
4 On ignore s’il s’agit de la Caspienne, de la Méditerranée ou même le golfe Persique (l’ambassadeur serait
parvenu à l'actuelle Bassorah et les marins lui auraient fait croire que l’on pouvait atteindre directement Rome
cette voie).
violente, et il n'est pas rare que l'on en meure. Entendant cela Gan Ying renonça à sa
résolution."5 L’interprétation généralement donnée de cet épisode est que
l’ambassadeur chinois aurait été volontairement découragé et que le résultat le plus
clair aurait été de fermer pour quelques siècles une possible voie vers l’Occident.
Vers la même période, il court sur les zones désertiques du Taklamakan des histoires
de villes englouties, de mirages, d’esprits qui appellent les voyageurs pour les
égarer6, tout à fait semblables à celles que rapporteront onze siècles plus tard Marco
Polo ou son presque contemporain Odoric de Pordenone7. Visiblement la
désinformation est un phénomène constant des routes de la soie8 .
Il n’est pas trop difficile d’imaginer comment, d’un bout à l’autre du continent le fil
pouvait rompre en de multiples endroits. Prenons pour dernier exemple la mission
“d’exploration” lancée, également vers la fin du premier siècle par Maès Titanos,
marchand de Macédoine qui envoya ses agents sur le trajet Méditerranée- pays des
Sères (la Chine). Par un texte du géographe Marynos de Tyr, repris et commenté par
Ptolémée nous apprenons que les envoyés “n’ont pas ramené une seule information
qui vaille d’être retenue”, ce qu’ils rapportent étant “de la pure extravagance”.
Quant à Ptolémée9, non moins sceptique sur ce marchand sans culture qui n’a pas
fait le voyage lui-même et sur les “fables” des voyageurs, il évoque la Tour de
Pierre10 et précise que la soie s’y achète sans contacts directs avec les vendeurs. Aux
facteurs multiples qui pourraient expliquer la pauvreté des renseignements
conservés il faudrait ajouter qu’au moins en un point capital du trajet, véritable
borne frontière de l’Empire des Sères11, le commerce se pratique “à la muette” :
vendeurs et acheteurs déposent en un lieu convenu, qui la marchandise, qui le prix
proposé et lorsque l’on est parvenu à un accord sans se parler (parfois sans se voir)
chacun remporte sa part de l’échange, toujours sans un mot. Cette technique n’est
pas rare et, dans sa Chorographie, Pomponius Mela parle des Sères “nation pleine de
justice et bien connue pour la manière dont il font le commerce, laquelle consiste à
laisser les marchandises dans un lieu solitaire où l’acheteur en prend livraison hors
5Ibid.; ce texte est notamment reproduit par A. Mazahéri Les routes de la soie Papyrus 1983
6 Luce Boulnois La route de la soie Arthaud 1963. p 78
7 Marco Polo Milione Mondadori 1982 chap. LVII (“ci devise de la cité de Lop”) Odoric de Pordenone in Henri
Cordier Les Voyages en Asie Centrale au XIV° siècle du bienheureux frère Odoric de Pordenone Leroux 1891
(cité in Michel Jan Le voyage en Asie Centrale Bouquins 1992 p 88)
8 Sans compter le phénomène dont il sera question plus loin des faux ambassadeurs, voyageurs imaginaires,
affabulateurs, etc..
9 Ptolémée Géographie Livre I, chap. 2 et livre VI, chap. 13
10 Cf. Chapitre 2
11 La “Tour de Pierre”, (Lythinos Pyrgos) limite du monde indo-iranien (des Perses, des Parthes, des Kouchans)
et du monde chinois serait située après les monts Pamir, à sept mois de marche de Sera la capitale des Sères,
donc à peu près à mi-chemin. Sa localisation exacte a donné lieu à plusieurs hypothèses dont celle d’Al Birouni
au XIe siècle(ce serait Tachkent qui signifie “château de pierre) et celle du grand archéologue Aurel Stein,
(l’actuel Tash-Kourgan près de Yarkand).
de leur présence.”12 tandis que Pline13 affirme qu’ils ne “parlent pas aux
étrangers”14. et qu’Amien Marcelin est persuadé que “La tranquillité leur est si
chère qu’ils évitent tout contact avec les autres peuples... pas un mot ne s’échange,
ils font le prix à première vue.”15. Peu importe que ces marchands muets aient eu
peu de chances d’être de véritables Chinois, ce procédé d’évitement réduisant le
commerce au seul échange des valeurs (et pratiqué en d’autres lieux et à d’autres
époques) suffirait à expliquer bien des ignorances.
Fermetures
C’est un lieu commun que de dire que, tout au long de son histoire la Chine a connu
des périodes cycliques d’ouverture et de fermeture, mais il reste pourtant difficile de
trouver plus étonnante capacité d’isolement brusque que celle de l’Empire du
Milieu. Parmi de multiples occasions où la Chine manifesta cette faculté, la plus
célèbre et la plus commentée est la grande fermeture des débuts de la dynastie des
Ming : l’interdiction du commerce maritime après 1433. Pour donner la dimension
de ce phénomène, rappelons qu’il fait suite aux fameuses expéditions de Cheng Huo
(Zheng He), l’eunuque musulman qui, de 1403 à 1433, commanda sept expéditions
maritimes jusqu'à Ormuz et au Bengale, et même dans les eaux du cap de Bonne
Espérance avec peut-être, pour la plus importante, vingt-huit mille hommes et une
armada de soixante-trois navires. A la même période, le commerce terrestre entre
principautés timourides et Chine des Ming semble parfaitement organisé, géré par
une horde de fonctionnaires, et bénéficie de ce que nous appellerions d’importantes
infrastructures, même si ce négoce se déroule sous la fiction traditionnelle en Chine
d’un échange d’ambassadeurs16. Or, brusquement, la Chine se ferme, restreint tout
les contacts maritimes au strict minimum (en les faisant transiter par trois ports
seulement), interdit la construction de navires de plus de deux mats, détruit les
jonques qui ont servi pour les grandes expéditions et en brûle les archives, verrouille
les frontières terrestres et réussit à s’isoler si complètement qu’on peut parler d’un
véritable oubli de l’Empire du Milieu jusqu’au XVIe siècle. En effet,
symboliquement, on fait débuter la véritable redécouverte intellectuelle de la Chine
du constat fait en 1607 par le jésuite Matteo Ricci “que le Catai ne fut différent du
royaume de la Chine que de nom seulement”17 , et donc qu’il y avait une Chine et
12 Cité in J.P. Drège La route de la soie Paysages et légendes Bibliothèque des Arts 1986 p 19
13 Pline Histoire Naturelle VI, 54, Le Belles Lettres 1976
14 Dans le même texte célèbre, Pline prêtant aux Sères des cheveux rouges et des yeux bleus, on est parfaitement
autorisé à penser que les récits sur lesquels il s’appuie confondent vrais Chinois et représentants de quelque tribu
nomade d’Asie centrale d’origine indo-européenne, bref de ces intermédiaires inévitables sur les routes de la
soie. Autre beau cas de parasitage.
15 Cité in G. Cœdés Textes d’auteurs grecs et latins relatifs à l’Extrême-Orient Paris 1910
non deux (celle qui était accessible par voie de terre et celle où l’on allait par mer).
Cela clarifiait un doute ou une erreur remontant à Ptolémée mais démontrait a
contrario l’ignorance qui régnait sur tout ce qui se rapportait à ce pays mythique.
Que la Chine (mais ce n’est pas la seule) ait de si étonnantes capacité d’isolement
nous rappelle que si une route s’ouvre, elle peut aussi se fermer délibérément ;
nombre des ruptures d’information que nous évoquions n’ont pas d’autre cause.
À l’histoire des oublis, censures et autres ruptures s'en ajoute une autre, celle des
projections, des pseudo reconnaissances et de faux sens, des identifications
hasardeuses et des confirmations douteuses, une interminable histoire de mots mal
compris et de rapprochements hâtifs, les conséquences d’un besoin universel et
permanent de reconnaître au lieu de découvrir, d’interpréter le nouveau à l’aide du
prévisible. Le matériau que nous utiliserons le plus, à savoir les récits de voyageurs,
ne révèle aucune naïveté, mais au contraire, le poids énorme d’une culture, une
manie de traduire, une obsession de reconnaître.
Découvrir et reconnaître
Pour simplifier, nous classerons ces phénomènes de “réduction au connu” selon
deux catégories principales : la confusion verbale et la confusion mythique, la
reconnaissance d’un mot pour un autre et l’identification ou la confirmation
imaginaire de grands thèmes ressortant aux sources profondes d’une culture. Ces
catégories sont plutôt deux pôles entre lesquels se classent tous les cas de figure de
la simple rumeur transmise et déformée par bouche-à-oreille jusqu’à des attitudes
impliquant un acte de foi et mettant en œuvre les croyances les plus fondamentales
du témoin.
La confusion des Tartares avec le fleuve Tatare ou des Mongols avec Magog ne sont
pas des cas isolés. Voici un échantillon chez Marco Polo18 parlant du prêtre Jean :
“Le lieu où il règne, nous l’appelons en notre pays Gog et Magog, mais ceux de làbas l’appellent en leur langue Ung et Mongul19. En chacune de ces provinces était
une différente espèce de gens, car en Ung étaient les Gog et en Mongul les Tartares.
A raison de quoi les Tartares sont parfois appelés Monguls.” Ou encore chez Vincent
16 Le récit de voyage de Ghiyath Ed-Din en Chine en 1420, rapporté par Aly Mazahéri précité en porte
témoignage
17 Histoire de l’expédition chrétienne au royaume de la Chine mémoires de Matteo Ricci recueillis par le père
Trigault texte reproduit in Le Voyage en Chine (Anthologie des voyageurs occidentaux du Moyen Age à la chute
de l'Empire Chinois, Édition établie par Ninette Boothroyd et Muriel Détrie, Bouquins Robert Laffont 1993).
18Traduction L. Hambis, La Découverte TI p.181
19 Explication donnée par Stéphane Yerasimos dans cette version du livre de Marco Polo : il aurait identifié les
Gog aux Oengut, pluriel de Oeng, Wang = roi en chinois, ce qui signifierait "les gens du roi".
de Beauvais, auteur d'un Miroir de l'Histoire20, et conseiller de Saint Louis parlant de
Gengis Khan : " Son nom Cuyné et Gog est la même chose en leur langue. Gog est
son nom propre et Magog celui de son frère. Car le seigneur par son prophète
Ezéchiel prédit la venue de Gog et Magog et nous menace de la ruine et désolation
par eux. Aussi leurs Tartares s'appellent-ils d'un nom propre de Mongoles ou
Mongols. L'esprit de ce Gog Cham est tout enflammé pour la ruine des hommes, il
est comme un four ardent, propre à consumer."
Une autre théorie veut que le nom des Khans mongols vienne du Cham de la bible.
Quand le voyageur est habité par la hantise de découvrir des indices bien précis, ce
phénomène de fausse reconnaissance peut aller fort loin. Le cas le plus célèbre de
novateur malgré lui est, bien sûr, celui de Christophe Colomb qui confond les noms
comme il confond les longitudes et les continents. Grand lecteur de Marco Polo (à tel
point que les Vénitiens disent que grâce à lui “Marco Polo a découvert la Chine de
son vivant, et l’Amérique après sa mort”), chercheur de Cathay et Cipango,
admirateur de Pierre d’Ailly et d’Aenas Silvius, respectueux de Ptolémée, surtout
dans ses erreurs, et ne le critiquant que pour choisir des hypothèses plus fausses
encore, Colomb, collectionneur de cartes (dont son frère fait commerce) et grand
dévoreur de livres est une des plus typiques des “victimes de la littérature” sur les
routes de la soie, d'autant plus qu’il n’y est qu’en imagination. Ainsi, sur le point de
toucher terre, il est bien certains d’être devant Zaiton et Qinsai (“et cela est bien
démontré par la mer qui se meut d’une autre façon qu’elle ne s’est mue jusqu’ici”)21
; il prend Cuba pour Cipango (le Japon) etc.. A peine parvenu au but, le Génois ne
cesse de faire des confusions linguistiques. Ainsi, il est persuadé, lorsqu’il entend
parler de Cubanacan par des Indiens, qu’il est bien proche du pays du grand Khan ”Il
grande Can” de Marco Polo. De même, lorsqu’il entend des Indiens Taïnos parler de
leurs ennemis cariba ou caniba (d’où vient notre mot cannibale)22. Ailleurs, il se croit
près de rencontrer des cynocéphales23 (can en espagnol signifie chien), ces monstres
à corps d’hommes et à tête de chien qui font partie du patrimoine mythique des
routes de la soie depuis Pline. Bien d’autres s’imagineront avoir presque croisé ces
monstres, Mégasthène, ambassadeur de Séleucos auprès de Chandragupta, l'auteur
de La relation de l’Inde et de la Chine, à Bagdad au IXe siècle, Plan Carpin, envoyé du
pape, Ibn Battûta, qui voyage peu après Marco Polo, les esclaves africains ramenés à
20 Vincent de Beauvais Speculum historiae
21 Journal du Premier voyage du 1er Novembre 1492
22 Journal du Premier voyage du 11 Décembre 1492
23 Exemple emprunté à Thomas Gomez L’invention de l’Amérique Aubier 1992, qui cite toute une série d’autres
“reconnaissances imaginaires” du pays des Amazones, de l’Eldorado, de la Floride et autres sites inspirés des
romans de chevalerie type Amadis des Gaules et Les exploits d’Esplandiàn. La découverte des Amériques qui ne
touche à notre sujet qu’indirectement fournit en effet mille exemples de la foi dans les mirabilia et de son
pouvoir presque hallucinatoire.
Henri le Navigateur au XVe siècle, etc...24 Bien entendu, de telles histoires de
voyageurs qui prennent le Pirée pour un homme ou plutôt un autre site pour le
Pirée se produisent partout, y compris en Chine. Est-ce par exemple l’explication de
ces habitants du Tâ-T’sin (théoriquement des Romains) qui sont ainsi décrits par
L’histoire des Han Postérieurs de manière symétrique aux “Sères aux cheveux rouges”
de Pline : “Ils sont analogues aux habitants du Royaume du Milieu et c’est pourquoi
on appelle ce pays Grand Qin.” ? C’est en tout cas la preuve que l’Autre peut être
imaginé comme semblable ou comparable.
Peut-on attribuer à une confusion similaire l’aventure traduite par Maspero25 de ce
commerçant chinois, vivant sous les Han, dont le navire est détourné par les vents
après une expédition au Cambodge et qui croit se retrouver au Tâ-T’sin ? Les
soieries qu’il propose au “roi” de ce pays sont considérées comme de qualité très
inférieures à la production locale ; du coup, le marchand (qui a tenté de se faire
passer pour ambassadeur) repart bredouille, met quatre ans à s’en retourner en
Chine où, conclut la chronique “depuis ce temps plus personne n’osa retourner au
Tâ-T’sin”. Quant à l’endroit où il avait réellement pu aborder, il pourrait s’agir de la
Perse, de la Syrie ou de l’Éthiopie26. Et une telle imprécision n’a rien d’exceptionnel.
Indices
Parfois le processus de la “reconnaissance” ne s’appuie pas seulement sur des noms
et des bruits, mais sur des indices matériels. Soit par exemple le fameux “oiseau
rokh”, assez grand pour enlever dans ses serres un homme, voire un éléphant, qui
peuple les Mille et une nuits et qui est cousin du griffon grec, du simorgh perse ou du
Garuda hindou ou indonésien. Comment des récits similaires sur des oiseaux
transportant des hommes et les sauvant sans le savoir ou les abandonnant en
quelque lieu inaccessible se retrouvent-ils aussi bien chez Pline27, dans le Roman
d’Alexandre28, dans Sindbad le Marin29 et de multiples contes arabes30, dans les
légendes juives qui nourrissent les voyages imaginaires du rabbin Benjamin de
Tudèle au XIIe siècle31, dans les aventures d’Ernest de Souabe, etc32.. ? La réponse
24 Ces cas sont cités dans nos Empires du mirage et Coureurs d’épices, mais on trouve une anthologie du
bestiaire fantastique médiéval et des “preuves” de son existence dans C. Kappler - Monstres et Merveilles à la fin
du Moyen Age, Payot 1980
25 Voir Pao-Pou-T’seu in Henri Maspero Le Royaume de Ta-Ts’in, Études historiques III, Paris 1950
26 Luce Boulnois précité. p 153
27 Pline livre VII/25 de l'Histoire Naturelle
28 Pseudo-Callisthène Le Roman d’Alexandre Les Belles Lettres 1992
29 Les aventures de Sindbad le marin, (trad. R. Khawam), Phébus 1990, notamment le deuxième voyage.
30 Bencheikh J..E., Bremond C., Miquel A. Mille et uns contes de la nuit, Gallimard 1991
31 Voyage de Benjamin in Voyages extraordinaires Ateliers Nationaux 1830
32 Cité in Claude Kappler p 131
ressort à la mythologie comparée et à l’histoire littéraire (la circulation de la légende
d’Alexandre sur toutes les routes de la soie, notamment via le Coran y est pour
beaucoup). Mais ce qui nous intéresse davantage ici est la façon dont le mythe est
confirmé par des témoignages. Quand le missionnaire Jourdain de Séverac qui
voyage aux Indes en 1320 dit avoir rencontré quelqu’un “qui disait avoir vu un de
ces oiseaux dont une seule aile atteignait une longueur de 80 palmes.”33, nous
restons en présence d’un mécanisme assez classique de la rumeur. Il y a des indices
plus précis : Marco Polo rapporte comment le .Grand Khan se fait ramener une
plume de "ruc" de Madagascar34 La plume de rokh (qui selon les versions du
manuscrit mesure douze, seize pas ou 90 "travers de main" mais qu’il aurait mesurée
lui-même) pourrait être une feuille géante de palmier raphia desséchée35. Marco
Polo est sceptique et préfère une version plus "rationnelle" : ce serait tout
simplement une plume de griffon, animal dont l’existence attestée par tant de bons
auteurs ne saurait être mise en doute36. Voir aussi le témoignage d’ibn Battûta qui,
quelque part dans les eaux de “Thaouâlicy” (Champa, le sud du Vietnam ?) aperçoit
une ombre redoutable à moins de dix milles de sa jonque ; il interroge les marins qui
lui répondent “Certes, ce que nous avions pris pour une montagne, c’est le Rokh ;
s’il nous voit, il nous fera périr”. Finalement, le vent les éloigne si bien que, dit-il,
“nous ne le vîmes donc pas, et nous ne connûmes point sa véritable forme.”37
L’oiseau mythique n’est qu’entrevu et l’affaire reste à la frontière de l’hallucination
collective.
Prenons un autre exemple, celui du mythe de Gog et Magog38 (Djûdj et Madjûdj
pour le monde islamique) : non seulement fleurissent sur d’innombrables cartes le
pays d’où viendront les peuples maudits dont l'invasion qui préludera au jugement
dernier, mais la prophétie “contamine” d’autres mythes ou faits réels. Les Portes
Caucasiennes de Pline verrouillées de poutres de fer39, encore le Roman d’Alexandre
qui attribue au Macédonien l'érection d'une d’une barrière de fer 40 pour isoler Gog
et Magog, la construction effective par le roi sassanide Chosroés I de défenses au col
de Derbend dans le Caucase, Flavius Josèphe qui attribue à Alexandre la
construction de portes de fer et identifie les Scythes au peuple de Magog41, le
33 Jourdain de Séverac CH 5 in Recueil de Voyages et mémoires publiés par la société de géographie Paris 1839
34 Ou de Mogadiscio car il peut y avoir confusion entre les deux noms.
35 Et la légende du rokh pourrait être inspirée par l’existence d’un oiseau réel mais disparu, pas assez grand pour
soulever un homme, mais néanmoins haut de trois mètres : l’Aepyornis qui vécut effectivement à Madagascar
36 P 483, tome II dans la traduction de La Découverte 1991
37 Ibn Battûta -Voyages, La Découverte 1990, t II, page 346
38 Ezéchiel XXXVIII-XXXIX
39 Pline Histoire Naturelle VI, 11
40 Annexe III du Roman d’Alexandre dans la version des Belles Lettres précitée.
41 Flavius Josèphe, La guerre des Juifs VII 244-245 voir le Roman d’Alexandre précité p. 268 sq.
Coran42 qui décrit comment Dhou al Qarnaïn (Alexandre) fit fondre la fameuse
barrière, toutes sortes de légendes et des témoignages médiévaux sur des défilés
fortifiés, des confusions multiples avec la Muraille de Chine, une situation présumée
par Joinville à l’orient du pays des Tartares, et toutes sortes de localisations
fantaisistes, de la "carte du psautier" du XIIIe siècle à la British Library, à une carte
indienne du XVIIIe siècle43 Au total le pays de Gog et Magog peut aussi bien être un
désert habité de cannibales au-delà de la grande Muraille, comme le croit Ibn
Battûta, être en Géorgie ou dans l’Hindou Kouch, voire se situer sur une île au-delà
de la Chine (c’est ce que disait le pilote arabe de Magellan)...
Dans ces conditions, comment s’étonner de l’aventure d’ibn Fâdlan, membre d’une
ambassade partie de Bagdad en 921 pour rencontrer les chefs de tribus turcomongoles du nord de la Volga ? Le chef de l’une d’elles, le roi des Saqaliba raconte
comment on a capturé il y quelques années un géant échappé du pays de Gog et
Magog44 qu’ils ont du finir par tuer et dont il subsiste les ossements. De fait, il
présente des restes de dimension impressionnante (un squelette de mammouth ?) à
Ibn Fâdlan qui ne peut qu’acquiescer : il a vu les preuves de l'existence du monstre
et les portes d’Airain (pour d’autres de fer ou de bronze) ne sauraient donc être loin.
Le constat que les routes de la soie font circuler les mythes et les religions, ou même
l’idée évidente que les noms et les idées se déforment en chemin ne nous apprend
rien si nous n’ajoutons qu’il s’établit un jeu très complexe où se mêlent actes de foi et
simples rumeurs, mensonges délibérés et honnêtes tentatives de vérification,
interprétations délirantes et faits avérés, inventions et répétitions. Tout cela se fait,
non suivant une loi de dégradation constante (l’information vraie serait alors
déformée par l’exagération et l’affabulation), mais par alternance et mélange, avec
de grands épisodes et des périodes dominantes dans la transformation du contenu
rapporté et retenu. Entre la combinaison et la contamination des thèmes mythiques
issus de quelques répertoires bien connus et les réelles nouveautés, la frontière se
distingue malaisément.
Le royaume de Prêtre Jean
Pour comprendre ce phénomène, aucun exemple ne saurait être plus probant que
celui du Prêtre Jean, un mythe qui se distingue par sa longévité, son succès y
compris auprès des chancelleries les mieux renseignées, et surtout sa prodigieuse
capacité de se nourrir de faits vrais confirmant la légende comme de se mélanger à
42 Sourate 18- 94 sq.
43 Pour tous ces exemples voir nos Empires du mirage.
44 Une des multiples localisations du pays mythique le situe au pays des Bulgares, mais dans la tradition
islamique ce pourrait aussi être très au Nord, en Scandinavie
d’autres grands mythes. La preuve en est que la localisation imaginaire du royaume
du Prêtre Jean lui fait subir des déplacements de l’Asie à l’Afrique sans que cela
entame la foi en son existence, ni ne décourage l’attente suscitée par ce prince
chrétien des “Indes” (la notion d’Inde pouvant parfaitement à certaines périodes
englober l’Éthiopie) qui viendra un jour secourir la Chrétienté menacée. Contrepoids
du monde musulman (qui pour notre Moyen Age est le seul autre monde connu),
Prêtre Jean du bout du monde est à la fois le sauveur futur d’une chrétienté effrayée
de se sentir si restreinte et un principe d’espérance : un au-delà géographique dont
nous séparent les terres sans loi.
Sans même parler du succès littéraire du mythe45, il est difficile d’en faire la
stratigraphie. Première “couche” de vérité : l’existence de chrétiens non-romains
quasiment oubliés mais dont quelques bruit parviennent au début du XIIe siècle. Il y
a d’abord les chrétiens d’Éthiopie, de rite copte : certains pèlerins iraient au Saint
Sépulcre et parleraient de leur Empereur, “Zan” ou roi, majesté en amharique (d’où
Jean). Puis il y a des chrétiens des Indes, nestoriens ou jacobites notamment : Calixte
II reçoit un archevêque Jean venu des Indes et mal identifié. Enfin une peuplade de
nomades sinisés (bouddhistes mais tolérants à l’égard des minorités nestoriennes,
nombreuses en Asie centrale) est chassée de Chine du Nord par les Kin. Ce sont les
Kara-Kitai. Ils s‘emparent de Kashgar et, conduits par leur roi qui prend le titre de
Gour Khan, souverain de l’Univers, remportent une victoire sur les Seldjoukides en
1141. L’évêque syrien Hugues de Gabala qui porte la nouvelle à Rome trois ans plus
tard donne une version déjà déformée : un souverain nestorien du nom de Prêtre
Jean habitant en Extrême-Orient aurait fait la guerre au roi des Perses et des Mèdes.
Et tout de suite la légende s’en mêle et magnifie tout ce qui touche à ces trois
origines. L’Éthiopie, pays supposé de la reine de Saba est réputée, notamment à
travers l’inévitable Roman d’Alexandre abriter des richesses fabuleuses, et avoisiner le
Paradis46. Les chrétiens de l’Inde sont, eux liés, à toutes les légendes sur l’action et la
mort de Saint Thomas en Inde. Quant au khan Kara Kitai, Otton de Freising,
conseiller de Frédéric Barberousse, commence déjà à raconter qu’il descend des rois
mages, qu’il possède un sceptre d’émeraude, etc..
Second grand événement, un faux avéré : la lettre du Prêtre Jean, roi des “trois
Indes”, envoyée en 1165 au pape, à l’Empereur et au basileus, mais surtout traduite,
lue et commentée en chaire dans nombre d’églises d’Europe. Il s’agit cette fois d’un
mauvais amalgame littéraire des légendes les plus populaires issues de l’Antiquité,
45 Il va du Parsifal de von Eschenbach ou de Rabelais (qui fait épouser à Pantagruel la fille du Prêtre Jean)
jusqu’à Pierre Benoît.
46 Que l’on situe “aux Indes”, la notion d’un continent africain à l’ouest de l’Europe et séparé du sous-continent
indien à l’est n’ayant, rappelons-le, aucun sens pour la géographie de l’époque. Le Paradis est vers l’Orient. Quid
est paradisum ? Locus amoenisimus in Oriente dit Vincent de Beauvais. Sur la localisation du Paradis (qui , bien
évidemment se retrouve souvent placé sur nos routes) voir J. Delumeau. -Une histoire du Paradis Fayard 1992
de la Bible, du Roman d’Alexandre, des histoires sur l’apôtre Thomas, du bestiaire
fantastique médiéval, avec la Fontaine de Jouvence, les Amazones, Gog et Magog,
les cynocéphales, les fourmis géantes, les Cyclopes, et tout ce qui peut se retrouver
dans les mirabilia. Et ce souverain de conte de fées réclame une nouvelle croisade à
laquelle il contribuera par ses troupes innombrables et ses richesses sans limite,
prenant à revers les sarrasins. D’où succès immédiat, nouvelles confusions et
nouvelles fusions légendaires avec le roi David du livre d’Ézéchiel, un certain roi
David nestorien mal identifié voire avec le roi David de Géorgie...
Troisième grand moment : la rencontre du mythe avec la réalité des invasions
mongoles au XIIIe siècle. D’abominablement confuse, la légende devient totalement
folle, en dépit, ou à cause des contacts directs ou indirects qui s’établissent avec le
monde mongol. Selon que l’on se réfère à Joinville, à Vincent de Beauvais, à Jacques
de Vitry, évêque d’Acre ou tel ou tel autre, Prêtre Jean est soit Gengis Khan, soit son
ennemi qui le fait tuer pendant qu’il assiège les chrétiens, soit est vaincu par lui,
etc... Jean de Plan Carpin envoyé par Innocent IV pour sonder les intentions des
Mongols et qui rencontre le vrai khan en 1246 est pourtant le plus délirant : selon lui,
un fils de Gengis Khan s’empare de “la petite Inde où sont les Sarrasins noirs que
l’on appelle les Éthiopiens” avant d’attaquer la “Grande Inde où est Prêtre Jean”. Ce
dernier utilise en guise de machine des hommes de bronze contenant un foyer
brûlant et montés sur des chevaux47. Pour André de Longjumeau qui accomplit une
mission similaire, Gengis Khan s’est converti au christianisme... afin de vaincre
Prêtre Jean. Louis IX n’est pas mieux renseigné que le pape : à Chypre en cette même
année 1246, il reçoit la visite de deux “ambassadeurs” mongols (qui se révéleront
plus tard être des affabulateurs), ils lui racontent que Gengis Khan a effectivement
vaincu Prêtre Jean puis s’est converti et a épousé sa fille !
Tous les ambassadeurs occidentaux ne sont pas des naïfs et Guillaume de Rubrouck,
qui voyage jusqu’à Karakorum en 1253 fournit une explication rationnelle : il y
aurait bien un petit souverain nestorien qui serait entré en conflit avec Gengis Khan,
mais toute cette histoire de Prêtre Jean serait très exagérée, en grande partie par des
nestoriens hâbleurs. Même version démystificatrice ou presque chez les
missionnaires en Chine de la fin du XIIIe, ou du début du XIIIe siècle, Odoric de
Pordenone et Jean de Montecorvino.
Entre les versions délirantes et les démystificatrices, il existe celle de Marco Polo à la
fois promise à une belle prospérité littéraire, passablement romanesque dans le goût
47 Chaque élément mythique renvoyant à un autre, on ne s’étonnera pas que ces statues brûlantes se retrouvent
dans des versions de la légende alexandrine ou dans l’iconographie persane.
de récits de chevalerie48 et bourrée de références à des faits réels (ou du moins
nourrie d’une lecture de l’Histoire secrète la chronique des Mongols) : dans un
passage du Divisament du monde, le Vénitien fait de prêtre Jean Togrul, chef de la
tribu des Kerait, ancien suzerain de Témoudjin (quand il n’était pas encore Gengis
Khan) et finalement vaincu par ce dernier. Dans un second passage il oppose Prêtre
Jean au “Roi d’Or”, un Kin, chef d’une authentique tribu djurchet battue par Gengis
Khan en 1215.
Toutes ces versions diffèrent, la part du fantastique, du lyrique ou du scepticisme
varie d’un auteur à l’autre et tout le monde se perd un peu dans les personnages
historiques et les noms de tribus, mais il y a beaucoup d’éléments communs : la zone
géographique, une tribu nestorienne, un conflit avec Gengis Khan, etc.. Et tout ceci
pourrait à nouveau reposer sur des éléments réels : l’authentique Togrul, chef des
Keraits effectivement vaincu en 1203 par son féal Temoudjin comme le rapporte
l’Histoire secrète portait simultanément le titre chinois de Wang et celui de Khan, ce
qui serait devenu “Ong-khan” et, encore déformé aurait été identifié à “Prêtre Jean”.
À ce stade circulent en même temps plusieurs versions d’auteurs qui rivalisent, tout
en étant concurrencées par de nouvelles moutures de la “lettre”
Quatrième grand épisode, le mythe qui est maintenant devenu quasi vérifiable
“migre” littéralement. Le pays de Prêtre Jean se déplace en Afrique, et ceci de façon
mal connue au cours du XIVe siècle : en 1320 Jourdain de Séverac évêque de Qilon
en Inde le situe en Éthiopie et le voyageur Jacoppo da Verona en 1335 le croit en
Nubie. Bientôt un consensus se dessine pour identifier finalement au Négus Prêtre
Jean dont le mythe aura fait le lien entre route de la soie et routes des épices .
Confirmations et désillusions
La force de ce mythe “africanisé” se manifeste sous trois formes principales : les
cartes, les mirabilia et les diverses missions envoyées par des souverains européens
pour le rencontrer.
Les cartes qui inspirent les grandes découvertes et notamment les chefs d’œuvres de
l’école vénitienne ou de celle de Catalogne ne manquent pas, en effet de figurer le
royaume de Jean. Elles le montrent généralement en Afrique, tantôt aux sources du
Nil, tantôt occupant presque tout l’intérieur du continent mais il existe des cartes qui
le représentent au Tibet, voire aux Amériques49. Souvent il conserve les caractères
48 La rédaction des passages consacrés au Prêtre Jean, très construits et très littéraires, nous semble porter la
marque du “coauteur” de Marco Polo, Rustichiello de Pise, écrivain professionnel spécialisé dans le récit de
chevalerie avec beaux combats, preux exprimant leurs nobles sentiments etc..
49 En 1489 la carte de Martellus qui reflète fidèlement certaines expéditions portugaises place le royaume du
Prêtre Jean, énorme au demeurant non en Afrique, mais aux confins de la Chine
merveilleux que lui attribuait la Lettre : il a un nombre infini de peuples sous ses
ordres, son royaume est proche du Paradis, il a de l’or en surabondance, etc. Cette
tradition cartographique dure fort longtemps et n’est nullement freinée par la
révolution que représentent l’impression de cartes “d’après Ptolémée”. Il en va ainsi
jusqu’à une carte hollandaise de 1573.
Côté lettres, la postérité littéraire de Prêtre Jean ne diminue pas avec l’imprimerie.
Le plus grand succès dans le genre, avec 240 versions manuscrites et 120 éditions
imprimées, le Voyage autour de la Terre de Jean de Mandeville, traduit dès 1350, lui
fait une large place. Les récits de Nicolo Conti authentique voyageur vénitien de la
première moitié du XVe siècle, imprimés et diffusés sur ordre du pape Eugène IV,
sont enjolivés du récit d’un séjour imaginaire à la cour du roi-prêtre Et à la fin du
siècle, quand, non sans arrière-pensées politiques, Ramusio secrétaire du Conseil des
Dix fait imprimer à Venise une anthologie de voyages, le titre complet de cet
ouvrage promis à un grand succès est : “Des navigations et des Voyages, contenant la
description de l’Afrique et du pays du prêtre Jean, avec divers voyages de la ville de Lisbonne
et de la mer Rouge jusqu’à Calicut et aux îles Moluques où croissent les épices et de la
navigation autour du monde”. Les livres des merveilles mêlent les mêmes éléments qui
reviennent toujours en combinaisons différentes et exagérations successives et
incorporent parfois des personnages historiques comme Don Pedro de Portugal50.
Quant à la traduction politique et diplomatique de la force du mythe, elle n’est pas
moins spectaculaire. Certains historiens font même de la quête du Prêtre Jean un des
motifs des expéditions portugaises51. Or, même s’il ne s’agit pas d’une exclusivité
lusitanienne52, ces explorations sont accompagnées d’effort spectaculaires pour
entrer en contact avec Prêtre Jean, et entreprendre avec son aide la grande croisade
finale qui écraserait l’Islam. On sait Henri le Navigateur obsédé par Prêtre Jean et lui
écrivant, Alphonse l’Africain partageant la même passion, Jean II lui envoyant,
parallèlement à l’expédition de Diaz qui franchira le cap de Bonne Espérance, une
mission terrestre menée par Alphonse de Païva et Covilha53, Manuel le Fortuné
confiant à Vasco de Gama des lettres pour le roi prêtre (et la rumeur qui se répand à
Lisbonne qu’il l’a effectivement rencontré), etc... Finalement, une expédition
portugaise de 1520, menée par Rodrigo de Lima, identifie définitivement le Prêtre
Jean au souverain d’Éthiopie, qui, loin de pouvoir secourir la chrétienté a bien
besoin de quelques mousquets européens pour le protéger de ses voisins.
50 C’est ce que fait le Portugais Gomes de Santisteban dans un ouvrage qui connaît une centaine d’éditions.
51 Notamment C.R. Boxer The Portugese seaborne empire Carcanet et Fondation Calouste Gulbenkian 1991
52 Henri III le Dolent, roi de Castille envoie une ambassade à Prêtre Jean en même temps qu’à Tamerlan,
Christian II de Danemark monte un expédition pour atteindre son pays, etc..
53 Covilha parviendra effectivement en Éthiopie et y demeurera jusqu’à sa mort.
On peut dater la “mort” du mythe de 1540, année de la publication par un membre
de l’expédition des Renseignements véridiques sur le pays du Prêtre Jean en Inde. : nul ne
doutera plus désormais de l’identité du souverain légendaire et du Négus.
Le mythe n’est pas seulement un récit qui se propage, une croyance que l’on adopte
in extenso et qui déforme la perception : il a une histoire faite d’aller et retours entre
le réel et l’imaginaire et d’adaptations (un “bricolage” au sens de Lévi-Strauss).
Mensonges délibérés ou déformations linguistiques, contamination par d’autres
mythes, ou honnêtes tentatives de vérification, desseins politiques, religieux ou
simplement littéraires, hasards, énorme pouvoir de l’écrit (chaque voyageur est un
lecteur), tout se combine, sur fond d’espérance messianique et de croisades pour
produire de perpétuelles réinterprétations. C’est le cas le plus spectaculaire mais
surtout le plus caractéristique du mécanisme affabulation /confirmation/
transformation qui régit la circulation des thèmes mythiques sur la route.